Ovide, Métamorphoses, V, 341-532, Cérès et Proserpine en Sicile, Cyané et Aréthuse, v. 20 av. n-è

Cérès inventa le soc qui déchire et féconde la terre. L’homme lui doit ses premiers fruits, des aliments plus doux, et ses premières lois. Nous devons tout aux bienfaits de Cérès. C’est elle que je vais chanter. Puissent mes vers être dignes de la déesse ! certes, la déesse est digne de mes vers.

L’île de Trinacrie couvre le vaste corps d’un Géant foudroyé par Jupiter. L’orgueilleux Typhée, qui dans son audace osa lui disputer l’Olympe, gémit et souvent s’agite en vain sous cette énorme masse. Sur sa main droite est le cap de Péloros; sur sa gauche, le promontoire de Pachynos; sur ses pieds, l’immense Lilybée. L’Etna charge sa tête. C’est par le sommet de ce mont que sa bouche ardente lance vers les cieux des flammes et des sables hurlants. Il lutte pour briser ses fers. Il veut secouer les cités, les montagnes qui l’écrasent; et la terre tremble jusqu’en ses fondements. Pluton lui-même craint qu’elle ne s’entrouvre, et que le jour pénétrant dans son empire n’épouvante les ombres dans l’éternelle nuit.

Il descend de son trône ténébreux. Il parcourt la Sicile, guidant les noirs coursiers qui sont attelés à son char; il examine avec soin les fondements de l’île. Tout lui paraît solide. Aucun danger ne le menace, et sa terreur s’évanouit. Du haut du mont Éryx, Vénus aperçoit le monarque errant dans la plaine; elle embrasse son fils, et lui dit : “Ô toi, mon appui, ma puissance, et ma gloire, Cupidon, prends ces traits qui soumettent tout à ton empire; lance les plus rapides sur ce dieu, à qui, dans le triple partage du monde, échurent les Enfers. Tu as triomphé de tous les dieux de l’Olympe, de Jupiter lui-même; des divinités de la mer, et de celui qui leur donne des lois. Pourquoi laisserais-tu tranquille l’empire des morts ? pourquoi n’y pas étendre ton pouvoir et celui de ta mère ? Il s’agit de la troisième partie de l’univers. Déjà dans le ciel on méconnaît notre puissance; ton autorité et la mienne s’y affaiblissent tous les jours. Ne vois-tu pas la guerrière Pallas et la déesse des forêts échapper à mon pouvoir ? La fille de Cérès, si nous le souffrons, nous prépare la même injure. Elle ambitionne aussi la gloire de garder sa virginité. Ah ! si je te suis chère, fais que Pluton épouse sa nièce, et partage avec elle le trône des Enfers” ! Vénus dit, et l’Amour a détaché son carquois. Il y prend, sous les yeux de sa mère, un trait qu’il choisit entre mille. Il n’en est point de plus aigu, de plus certain, de plus rapide. Il courbe l’arc sur son genou : le trait acéré part, vole, et perce le cœur du farouche Pluton.

Non loin des murs d’Henna est un lac profond qu’on appelle Pergus. Jamais le Caÿstre ne vit autant de cygnes sur ses bords. Des arbres à l’épais feuillage couronnent le lac d’un berceau de verdure impénétrable aux rayons du soleil. La terre que baigne cette onde paisible est émaillée de fleurs. Là règnent, avec les Zéphyrs, l’ombre, la fraîcheur, un printemps éternel; là, dans un bocage, jouait Proserpine. Elle allait, dans la joie ingénue de son sexe et de son âge, cueillant la violette ou le lis, en parant son sein, en remplissant dés corbeilles, en disputant à ses compagnes à qui rassemblerait les fleurs les plus belles.

Pluton l’aperçoit et s’enflamme. La voir, l’aimer, et l’enlever, n’est pour lui qu’un moment. La jeune déesse, dans son trouble et dans son effroi, appelle en gémissant sa mère, ses compagnes, et sa mère surtout. Sa moisson de lis s’échappe de sa robe déchirée. Ô candeur de son âge ! dans ce moment terrible la perte de ses fleurs excite encore ses regrets.

Cependant le ravisseur hâte ses coursiers; il les excite et les nomme tour à tour. Il agite sur leur cou, sur leur longue crinière les rênes et le frein que rouille et noircit leur écume. Il traverse les lacs profonds, les étangs des Palices, dont les eaux bouillantes s’imprègnent du soufre qui sort de la terre ardente; et les champs où les Bacchiades, qui de l’île de Corinthe abordèrent en Sicile, bâtirent Syracuse entre deux ports d’inégale grandeur.

Cyané

Entre Aréthuse et Cyané, deux écueils forment une étroite mer. C’est là qu’habite Cyané, la plus belle des Nymphes de Sicile, et le lac porte son nom. Elle s’élève, de la moitié du corps, au-dessus des eaux profondes; elle aperçoit le ravisseur, et s’écrie : “Vous n’irez pas plus loin. Vous ne pouvez, en dépit de Cérès, être l’époux de sa fille. Il fallait la demander, et non la ravir. Moi-même (si pourtant il m’est permis de faire cette comparaison) je fus aimée d’Anapis, et je l’épousai, vaincue par ses prières, et non par cet effroi dont la jeune déesse est saisie.”

Elle dit, et étendant ses bras, elle s’oppose à son passage. Le fils de Saturne ne peut plus retenir sa colère, Il lance d’un bras nerveux son sceptre dans le fond du lac; la terre frappée reçoit le char dans ses flancs, et lui ouvre le chemin des Enfers.

La Nymphe gémit et se plaint de l’enlèvement de Proserpine, et des droits violés de son onde. Elle conserve en secret dans son cœur une douleur que le temps ne peut guérir. Elle se fond en pleurs et se dissout dans les mêmes eaux dont elle fut la divinité. Alors on eût vu tous ses membres s’amollir, ses os devenir flexibles, ses ongles perdre leur dureté; ses blonds cheveux, ses doigts légers, ses jambes et ses pieds délicats, se changer en limpides canaux; ses épaules, son dos, ses flancs, et son sein, s’écouler en ruisseaux. Ce n’est plus du sang, c’est de l’eau qui court dans ses veines; et de la Nymphe de l’onde il ne reste plus rien que la main puisse presser.

[438] Cependant, alarmée du sort de sa fille, Cérès la cherche en vain. Elle erre par toute la terre et sur toutes les mers, soit que l’Aurore, aux cheveux brillants de rosée, paraisse à l’orient, soit que Vesper ramène de l’occident le silence et les ombres. Elle allume aux feux de l’Etna deux flambeaux de sapin dont la lumière guide ses pas empressés dans les froides ténèbres de la nuit : et dès que le soleil a fait pâlir les étoiles, elle demande sa fille, et jusqu’au retour du soir la redemande encore.

Un jour qu’épuisée de fatigue et dévorée par une soif ardente, elle ne trouvait aucune onde propice à ses vœux, le hasard découvre à ses yeux le chaume d’une cabane. Elle frappe à son humble entrée; une vieille paraît, et voit la déesse qui lui demande une eau pure pour se désaltérer. Aussitôt elle lui présente un breuvage d’orge et de lait qu’elle avait préparé. Tandis que Cérès boit à longs traits, un enfant au cœur dur la regarde avec audace, s’arrête devant elle, et rit de son avidité.

Cérès ne peut souffrir cette insulte et jette sur l’enfant, qui parle encore, le reste de son breuvage. Au même instant, son visage se couvre de taches légères. Ses bras amincis descendent vers la terre. Une queue termine son corps, qui se rétrécit, pour qu’il ne puisse nuire. Il est changé en lézard. La vieille en pleurs s’étonne de ce prodige; elle veut le toucher; mais il rampe, il fuit, il se cache dans des trous obscurs; et les taches sur sa peau, semées comme autant d’étoiles, lui ont fait donner le nom de Stellion.

Je ne dirai point quelles terres, quelles mers, parcourut la déesse. L’univers manqua bientôt à ses recherches vaines. Elle revient enfin dans la Sicile; et tandis qu’elle s’informe toujours du destin de sa fille, elle arrive au lac de Cyané. Si cette Nymphe eût conservé sa première forme, elle aurait tout raconté; mais elle n’a plus ni langue, ni voix. Elle donne cependant des indices certains. Elle montre à la déesse la ceinture de sa fille qui, tombée par hasard dans ces ondes sacrées, paraît encore à leur surface, et flotte à replis sinueux.

Cérès la reconnaît; et comme si alors elle recevait la première nouvelle de la perte de sa fille, elle arrache ses cheveux épars; elle frappe et meurtrit son sein. Ignorant en quel lieu de la terre est Proserpine, elle maudit la terre entière, accuse son ingratitude, et la déclare indigne de ses bienfaits. Elle accable surtout de sa haine la Sicile, où elle a trouvé les premières traces de son malheur. De sa main irritée elle brise le soc et les instruments du laboureur. Elle frappe de mort le bœuf agricole, le colon innocent; et, corrompant les germes, elle ordonne aux champs d’étouffer ceux qui leur sont confiés. Ainsi la Sicile perd sa fertilité, si célèbre dans le monde. Les semences périssent en naissant, brûlées par les feux du soleil, ou inondées par des torrents de pluie. Les astres et les vents exercent de funestes influences. D’avides oiseaux dévorent les grains que l’on confie à la terre; et l’ivraie, le chardon, et l’herbe parasite, détruisent les moissons.

Cependant Aréthuse élève sa tête au-dessus de ses ondes. Elle écarte de la main les cheveux humides qui couvraient, son visage, et s’écrie :

“Mère des fruits de la terre, mère de Proserpine, que vous avez cherchée dans tout l’univers, suspendez vos vengeances cruelles : cessez de ravager une contrée qui n’a point mérité votre courroux. Elle est toujours fidèle à vos lois, et c’est en dépit d’elle que son sein s’est ouvert au ravisseur. Ce n’est point ici pour ma patrie que j’implore votre pitié. Étrangère dans cette île, Pise m’a vu naître, et je tire mon origine de l’Élide. Je voyage dans la Sicile ; mais cette terre m’est plus chère qu’aucune autre ; j’y ai transporté mes pénates ; j’y ai fixé ma demeure. Ô déesse! daignez l’épargner, et calmez votre courroux. Lorsque vous serez libre d’inquiétudes, et que votre front sera moins chargé de soucis, je vous raconterai comment, du sein de la Grèce, mon onde se fraie sous les mers, vers l’Ortygie, une route nouvelle. La terre m’ouvre son sein, je coule à travers ses cavernes profondes, et je reparais enfin dans ce lieu, où je revois le ciel si longtemps caché à mes regards. En traversant ces routes obscures et voisines, des gouffres du Styx, j’ai vu Proserpine. La tristesse et l’effroi sont encore empreints sur son visage; mais elle règne dans l’empire des ombres, mais elle est la puissante épouse du roi des Enfers.”

À ce discours, la déesse étonnée, pareille au marbre que travailla le ciseau, reste sans mouvement. Le dépit et la colère succèdent enfin à son égarement. Elle monte sur son char, qui l’emporte au céleste séjour, et s’arrêtant devant Jupiter, le visage baigné de larmes, les cheveux épars : “Souverain des dieux, dit-elle, je viens t’implorer pour mon sang et pour le tien. Si tu n’as point pitié d’une mère, que du moins ma fille puisse toucher le cœur de son père. Ne la punis point de me devoir le jour. Je la retrouve enfin cette fille que j’ai si longtemps cherchée, si pourtant c’est la retrouver que d’être plus certaine de l’avoir perdue ! si c’est la retrouver que de savoir où elle est ! Je puis pardonner à Pluton, pourvu qu’il me la rende. Ta fille, car, hélas ! elle n’est plus à moi; ta fille ne peut être la proie d’un ravisseur”.

Jupiter lui répond :” Proserpine est le gage de notre amour, et l’objet commun de nos soins les plus chers. Mais, s’il faut donner aux choses leur véritable nom, l’action de Pluton est, non pas un outrage, mais un excès d’amour. Si vous consentez à son hymen, un gendre tel que lui ne saurait nous faire rougir. Sans parler de ses autres avantages, n’est-ce pas assez pour lui d’être frère de Jupiter ? Mais que lui manque-t-il ? il ne le cède qu’à moi; et ma puissance absolue, je ne la dois qu’au sort. Si cependant vous persistez à vouloir arracher votre fille de ses bras, elle peut encore vous être rendue, pourvu qu’elle n’ait goûté à aucun fruit dans les Enfers. Tel est l’arrêt des Parques inflexibles.”