Mas’ûdî, Kurdes, Berbères, Arabes et la Vie Nomade, v. 940 n-è

Arrivons maintenant à l’objet principal de ce chapitre, conformément au titre que nous lui avons donné, à savoir : la vie nomade chez les Arabes et les autres nations étrangères à la civilisation, telles que les Turcs, les Kurdes, les Bedjah, les Berbères, en un mot, toutes les peuplades qui habitent les déserts et les montagnes, et recherchons pourquoi elles ont adopté ce séjour.

On explique de différentes manières les causes qui les déterminèrent à choisir ce genre de vie. D’après plusieurs auteurs, les premiers habitants de la terre vécurent un long espace de temps sans construire de maisons, ni se fortifier dans des villes ; des huttes grossières et des cavernes étaient leur seul abri. Plus tard, quelques individus commencèrent à bâtir des maisons, et leurs descendants imitèrent ce genre de construction. D’autres peuplades, au contraire, fidèles aux usages primitifs, se contentèrent de leurs tentes et de leurs toits rustiques, recherchant les terres fertiles et les pâturages abondants, et s’en éloignant dès qu’ils devenaient arides.

C’est ainsi que la vie primitive se transmit parmi ces derniers.

D’autres auteurs remontent à une antiquité plus reculée et prétendent qu’à la suite du déluge dans lequel Dieu fit périr les hommes, du temps de Noé, ceux qui échappèrent à la mort se mirent à la recherche de contrées fertiles et en rapport avec leurs besoins. Les uns s’isolèrent en poursuivant ce but et s’établirent au désert, les autres se fixèrent dans les pays qu’ils trouvèrent à leur convenance.

Ainsi le pays de Babel fut occupé par les Nabatéens et par une immigration de la race de Cham, fils de Noé, conduite par Nimrud, fils de Kanaân, fils de Senjarib, fils de Nimrud l’Ancien, fils de Kush, fils de Cham, fils de Noé. Ce fut alors que Nimrud établit son autorité sur la Babylonie, avant Dahhak ou Biourasf. D’autres descendants de Cham vinrent habiter l’Egypte, comme nous l’avons dit dans le chapitre consacré à ce pays. La Syrie fut peuplée par les Cananéens. Dans les déserts s’établirent plusieurs tribus berbères : les Huwâra, les Zenâta, les Darîsa, les Maghîla, les Ur-Fajûma, les Nefza, les Kutâma, les Luwâta, les Mzâta, les Nafûsa, les Leftah (Nefta), les Cadîna, les Maçmûda, les Znara, les Ghumâra, les Gâlma, les Wârga, les Utîta, les Bâta, les Bni Sabkhûn, les Arkana, tribu zénatienne, les Bni-Kilân, les Bni Masdûriyân , les Beni-Afbas, les Wanjen, les Bni-Mathûsa et les Canhâja.

Des tribus Habasha ou d’autre origine vinrent habiter les Contrées marécageuses et boisées connues sous le nom de Ghabat-al-‘Afirim, Sûn, Ra‘win, al-‘Ûrufa et Yaksûm. D’autres tribus enfin s’établirent hors des contrées boisées et se répandirent dans les régions du Maghreb.

Ainsi que nous l’avons dit déjà, le pays natal de la race berbère était la Palestine, province qui dépend de la Syrie. Leur roi se nommait Jâlût, titre commun à toute sa dynastie, jusqu’au dernier Jâlût, qui fut tué par David. Depuis cette époque, les Berbères ne furent, plus gouvernés par un roi indigène ; ils se dirigèrent alors vers le Maghreb, du côté de Lûbiya et de Maraqiya/Mazaqiya, et s’y disséminèrent.
Les Znâta, les Maghîla et les Darîsa fixèrent leur résidence dans les montagnes de ce pays, et en occupèrent les vallées, ainsi que la province de Barqa. Les Huwara séjournèrent dans le pays de Yias, autrement nommé Atrâblus du Maghreb, ou les trois villes.

Les Francs et les Romains qui en étaient possesseurs s’éloignèrent devant l’immigration berbère, et cherchèrent un refuge dans les îles de la Méditerranée. Le plus grand nombre d’entre eux s’établit en Sicile.

Les Berbères se répandirent sur l’Afrique et jusqu’aux extrémités du dar al-Maghrib, sur une étendue de 2000 milles. La limite de leur établissement, de ce côté, fut Qabûsa, qui est éloignée de plus de 2000 milles de Qayrawân. Les Romains et les Francs revinrent alors dans leur pays et dans leurs anciennes possessions, en vertu des immunités et des trêves que les Berbères leur accordèrent. Ceux-ci adoptèrent pour leur résidence les montagnes, les vallées, les plaines sablonneuses, la limite des solitudes et des vastes déserts.

C’est de la mer qui baigne la Sicile et l’Afrique du nord qu’on extrait le corail. Cette mer communique avec la mer des Ténèbres, ou Océan. Telles furent les migrations et les colonisations, à l’est et à l’ouest, de ces peuples et d’autres tribus que nous avons énumérées déjà.

Les Arabes virent dans la vie nomade et dans le choix continuel d’un nouveau campement la condition la plus digne d’une race noble et la plus conforme à son orgueilleuse indépendance. A leurs yeux, être maîtres chez eux et habiter où bon leur semble, vaut mieux que tout autre genre de vie, et c’est pourquoi ils ont adopté le séjour du désert.

Selon une autre opinion, doués par Dieu d’aspirations sublimes, de vues et de desseins généreux, d’un orgueil énergique, cherchant toujours à se soustraire à l’infamie et à se préserver de toute honte, les anciens Arabes étudièrent sérieusement les contrées habitables, et pesèrent le fort et le faible de chacune. Convaincus, après un examen attentif, que les villes et les demeures bâties par l’homme ne recelaient que des hontes et des vices de toutes sortes, ceux d’entre eux qui se distinguaient par leur expérience et leur discernement déclarèrent
« que les pays sont, comme le corps humain, exposés à une infinité de maladies et de calamités, et qu’il fallait, par conséquent, opter pour telle ou telle contrée, en raison des conditions de salubrité qu’elle présentait, puisque bien souvent l’influence du climat est telle qu’il appauvrit la race qui l’habite et altère la santé publique. »
Les sages, parmi les Arabes, dirent aussi :
« Le séjour des maisons, la vie sédentaire sont autant d’entraves à la libre possession de ce monde, qui arrêtent l’homme dans sa course indépendante, enchaînent ses plus nobles instincts, captivent les plus beaux sentiments de son cœur et son élan vers la gloire. Il n’y a donc que des dangers à demeurer dans cette situation. Les centres de population, disaient-ils encore, et les maisons ralentissent la digestion, entravent le passage de l’air, gênent sa marche et l’empêchent de circuler librement.»

En conséquence, ils s’établirent dans les vastes plaines, là où ils n’avaient à redouter ni agglomération, ni fléau d’aucune sorte. Ce séjour présentait toute sécurité; l’air y était vivifiant et exempt de toute influence pestilentielle; leurs pensées y puisaient un aliment meilleur; le passage continuel d’un campement à un autre purifiait leurs inclinations, fortifiait leur santé et donnait plus de vigueur à leur esprit, comme la pureté de l’air rendait leur corps plus robuste. Puisque l’intelligence et l’imagination participent de la nature de l’air et des conditions du sol, le désert était à leurs yeux un abri contre les fléaux, les maladies, les accidents et les dangers de toute espèce. Grâce à cette préférence pour le désert et la vie nomade, les Arabes l’emportent sur les autres peuples, par la vigueur de leur caractère, la force de leur imagination et leur tempérament robuste; nul peuple ne pratique mieux les devoirs de l’hospitalité et la protection due aux faibles; ils puisent dans l’air limpide et pur de leur pays une plus grande générosité et des pensées plus nobles. Les différentes parties du corps humain s’enflamment par l’agglomération des humeurs provenant du milieu dans lequel il vit, des exhalaisons et de la corruption des eaux; tout ce qui l’entoure exerce sur sa santé une influence directe, et c’est là qu’il faut chercher les causes des accidents, des maux et des contagions qui déciment les habitants des villes. Ces influences délétères se mêlent à l’organisme, font tomber les cheveux et affaiblissent la vue. Parmi tous les peuples qui vivent à l’état nomade, les Arabes occupent le premier rang, grâce aux avantages particuliers que leur offrent les contrées de leur choix et le soin qu’ils ont mis à les rechercher.

C’est pour le même motif que les fragments de la race kurde et les tribus montagnardes se sont éloignés des peuplades sauvages et autres qui ont établi leur demeure dans les pays plats et unis. En effet, les mœurs des races établies dans les montagnes et les vallées varient en raison du plus ou moins d’élévation de leur pays, et de même que ces contrées n’ont aucune homogénéité dans leur configuration topographique, de même les hommes qui les habitent participent de la nature agreste et sauvage du sol.

Voici une anecdote rapportée par Al-Haytam b. ‘Adi, par Sharqi b. Kutami, et par d’autres historiens. Un des Arabes célèbres par leur éloquence fut chargé d’une mission à la cour de Kisra-Anushirwân. Ce roi l’interrogea sur les Arabes, leur séjour dans le désert et leur goût pour la vie nomade.
« Sire, répondit l’envoyé, ils sont maîtres de leur pays, au lieu de dépendre de lui; ils n’ont pas besoin de se fortifier dans les murs d’une ville, car le tranchant de leurs sabres et la pointe de leurs lances les protègent aussi bien que des remparts et des citadelles. Posséder un coin de la terre en toute propriété, n’est-ce pas l’avoir tout entière ? Ils recueillent donc les avantages qu’elle leur offre et jouissent de tous ses agréments. »
« Quelle est, reprit le roi, votre position relativement à la sphère ? » L’Arabe ajouta :
« Nous sommes sous les Gémeaux, la tête de la voie lactée et l’interstice du Chevreau, par conséquent dans la région orientale de la terre. »
« Quels vents soufflent chez vous? » demanda encore le roi.
« Ce sont ordinairement les vents intermédiaires pendant la nuit, et le vent d’est quand le soleil est à son déclin. »
« Combien y a-t-il de vents ? demanda Anushirwân.
« Quatre. Quand l’un de ces vents intermédiaires tombe, le vent qui se lève entre les Pléiades et le point du ciel où paraît la première lueur de l’aube est le vent du sud. Du côté du ciel opposé à ce point, vers l’ouest, part le vent du nord. Le vent qui souffle derrière la Ka’aba est le vent d’ouest, et le vent qui souffle en face de la Ka’aba, le vent d’est. »
« De quoi se nourrissent habituellement les Arabes? »
« De viande, de lait aigre, de nabid (vin de dattes) et de dattes. »
« Quelles sont leurs qualités naturelles ?»
« La grandeur, la noblesse, la générosité, le culte de l’hospitalité, le respect du client, la protection accordée aux faibles, la rétribution pour les belles actions et l’exercice de la bienfaisance, même au prix de la vie. Les Arabes sont les voyageurs de la nuit, les lions de l’attaque, les génies du désert et les hôtes de la solitude. Ils sont accoutumés à la frugalité, ont horreur de l’asservissement, et se vengent par la peine du talion. Ils se préservent de la honte et savent défendre leur honneur. »
Anushirwân lui dit alors :
« La noblesse et la grandeur avec lesquelles tu m’as dépeint tes compatriotes me prescrivent de faire réussir la mission qu’ils t’ont confiée. »

Les Arabes, en faisant choix de leurs campements, distinguent les campements d’hiver de ceux d’été. Parmi eux, il y a les Munjid et les Mulhim; les premiers sont ceux qui habitent les plaines du Nejd; les seconds, ceux qui habitent les Tihâma.
D’autres résident dans les Ghûr ou vallées déprimées, comme le Ghûr-Baysàn, le Ghûr-Marra, en Syrie, dans la Palestine et la contrée du Jourdain, pays habité par les tribus de Lakhm et de Judam. En outre, toutes les tribus ont des réservoirs autour desquels elles se réunissent, et des fiefs territoriaux où seules elles pénètrent; tels sont les déserts de Dahna’ et de Samawa, les Tihama, les Nejd, les Biqa‘a, les plaines [qa‘a) et les ra
vins (wahad). Il est rare devoir une tribu arabe s’écarter de ses campements ordinaires et des citernes qu’on sait leur appartenir, comme la citerne de Darij, celle d’al-‘Aqîq, d’al-Habâda et d’autres réservoirs analogues.

Parlons maintenant de la race des Kurdes et de ses branches. On n’est pas d’accord sur leur origine : suivant les uns, ils descendent de Rabi‘a b. Nizâr […]. Dès une haute antiquité, ils se séparèrent des Arabes, à la suite d’événements particuliers, et s’établirent dans les montagnes et les vallées, à côté des villes de la Perse et d’autres nations ‘Ajâm. Là ils oublièrent leur langue primitive et adoptèrent un idiome ‘ajâmî. Depuis lors, chaque tribu parle un dialecte kurde particulier. D’autres prétendent que les Kurdes descendent de Mudar b. Nizar ; qu’ils sont la postérité de
Kurd, fils de Mard, fils de Sâssâ, fils de Hawazin, et qu’ils émigrèrent de leur pays à une époque reculée, par suite de leurs querelles avec les Ghassanides. D’autres pensent que ce sont des descendants de Rabi‘a et de Mudar, qui, s’étant retranchés dans les montagnes pour y chercher de l’eau et des pâturages, abandonnèrent leur langue natale par leur contact avec les ‘Ajâm. D’autres les font descendre des filles esclaves de Salomon, fils de David. Lorsque ce roi fut privé de sa couronne, le démon nommé Jasad assaillit celles de ces esclaves qui étaient infidèles et les rendit mères, les esclaves croyantes ayant invoqué l’aide de Dieu contre ses atteintes. Salomon, quand Dieu lui rendit la couronne, apprit que ses esclaves avaient mis au monde des enfants provenant de cet accouplement avec le démon ; il les fit expulser (akrada) dans les montagnes et les vallées, et permit aux enfants de s’y fixer avec leurs mères. Leur famille s’accrut avec le temps et devint la souche de la race kurde. Voici encore une autre version. Nous avons parlé précédemment de Dahhak dhû al-Afwâ’ et des discussions soulevées entre les Persans et les Arabes, pour savoir s’il appartenait à l’une ou à l’autre race.
Sur les épaules de ce tyran s’étaient formés deux serpents qui se nourrissaient de cervelles humaines. Les Perses, indignés des massacres accomplis parmi eux par Dahhak, se soulevèrent en nombre considérable, mirent à leur tête Afridûn, et arborèrent un étendard de cuir qu’ils nommaient, dans leur langue, Derfash-Kawân. Comme on l’a vu déjà, Afridûn s’empara de Dahhak et l’enchaina dans le mont Damawand.
Or, le ministre du tyran égorgeait chaque jour un bélier et un homme, et mélangeait leurs cervelles pour nourrir les deux serpents nés sur les épaules de Dahhak. Les Perses qui échappèrent au supplice furent chassés dans les montagnes et y vécurent à l’état sauvage. Plus tard, ils s’allièrent dans ces parages et donnèrent naissance à la famille kurde.
Les Kurdes actuels seraient donc leurs descendants répartis en plusieurs fractions de tribus. L’histoire de Dahhak n’est révoquée en doute ni par les Persans, ni par les chroniqueurs anciens et modernes, et, dans les livres de la Perse, se trouvent d’étranges détails sur les aventures de ce roi avec le diable. Les Persans prétendent que Ta-Hurmûth, le premier roi de la première dynastie, dont nous avons parlé précédemment, n’est autre que le prophète Noé. Quant au mot derfash, en Pahlvi, c’est à-dire dans la langue primitive de la Perse, il signifie drapeau, pique et étendard.

Nous nous sommes étendus ailleurs sur l’histoire des différentes tribus turques. C’est par erreur qu’on les fait descendre de Tûh/Tûj, fils d’Afridûn. Ce qui prouve cette erreur, c’est qu’Afridûn donna à Tûh le gouvernement des Turcs, comme il donna à Selm celui des peuples de Romains. Comment aurait-il pu faire des Turcs les sujets de Tûh s’ils étaient ses propres enfants ? Il faut en conclure que les Turcs ne sont pas la postérité de Tûh, fils d’Afridûn. Cependant on doit reconnaître qu’il y a parmi eux des descendants parfaitement authentiques de Tûh. De toutes les tribus turques la plus noble est celle qui habite le Tibet, puisqu’elle descend de Himyar, comme nous l’avons dit plus haut en parlant des Tubbâ, qui l’établirent dans ce pays.

Pour en revenir aux Kurdes, l’opinion la plus répandue et la plus certaine est qu’ils descendent de Rabi‘a b. Nizar. Une de leurs tribus, les Shuhajân, qui habitent le mah de Kûfa et de Baçra, c’est-à-dire le territoire de Dînawar et de Hamadân, se reconnaissent unanimement pour les descendants de Rabi‘a.

Quant aux Mâjirdân, qui habitent Kankûr, dans l’Azerbaïjân, de même que les Hulbanya, les Sarat et ceux qui habitent le Jibal, comme les Shadenjân, les Lezba, les Madenjân, les Mazdenkân, les Barisân, les Khalya les Jabarqiya, les Jawaniya , les Mestekân , et ceux qui résident en Syrie, tels que les Debabila , etc. il est constant chez eux qu’ils tirent leur origine de Mudar. Parmi les Kurdes, on compte aussi des Jacobites et des Jûrqân, chrétiens qui demeurent sur le territoire de Mawçil et aux alentours du mont Jûdi (Ararat). Enfin on trouve parmi eux des Kharijites et des sectes qui rejettent l’autorité d’Otmân et d’Ali.

Telle est, en résumé, l’histoire des peuples nomades.
Nous ne dirons rien ici des Ghuzz, ni des Khuzluj, fractions de la race turque qui habitent aux environs du Ghursh, de Bust, de Bustâm et du Sijistàn. Nous ne parlerons pas non plus des Qufç, des Baluch et des Jut, qui vivent dans le Kermân.
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