Diodore de Sicile, XI, 72-3 ; 76 ; 78 ; 86-90 et XII, 8, Royaume de Douketios le Sicule (v. 465-50), v. 20 av. n-è

72. Toute la Sicile augmenta en prospérité, depuis que Syracuse et toutes les autres villes de l’île avaient secoué le joug de la tyrannie. Les Siciliens jouissant d’une paix profonde, et cultivant un sol fertile, virent leurs richesses s’accroître par l’agriculture. Le pays se remplissait d’esclaves, de troupeaux et de toute sorte de bien-être, les revenus augmentaient, car il n’y avait plus de guerre à soutenir. Mais les habitants retombèrent bientôt dans les guerres et les révoltes, par les raisons que nous ferons connaître. Après le renversement de la tyrannie de Thrasybule, ils convoquèrent une assemblée générale, et, ayant adopté le gouvernement démocratique, ils décrétèrent unanimement d’élever une statue colossale à Jupiter Libérateur, et de célébrer tous les ans les Éleuthéries et des jeux solennels le même jour où ils avaient délivré leur patrie du joug des tyrans. Pendant ces jeux, on devait sacrifier aux dieux quatre cent cinquante taureaux, et les faire servir au repas des citoyens. On donna toutes les magistratures aux plus anciens citoyens. Quant aux étrangers naturalisés sous le règne de Gélon, ils furent exclus de ces honneurs, soit qu’on ne les en jugeât pas dignes, soit qu’on ne se fiât pas à des hommes qui, nourris au sein de la tyrannie, et habitués au service du monarque, pourraient être tentés de renverser l’ordre établi. C’est ce qui fut en effet tenté vers cette époque par plus de 7000 étrangers, restant des 10 000 auxquels Gélon avait conféré le droit de cité.

73. Ces étrangers, mécontents d’être exclus des honneurs de la magistrature, se révoltèrent contre les Syracusains,  et s’emparèrent de l’Achradine et de l’lle, deux quartiers bien fortifiés par des enceintes particulières. Les Syracusains, retombant dans le désordre, occupèrent le reste de la ville, et retranchèrent pour leur sûreté le côté situé en face des Epipoles; ils fermèrent ainsi du côté de la campagne toute issue aux rebelles, et leur coupèrent facilement les vivres. Si les étrangers étaient inférieurs en nombre aux Syracusains, ils avaient, en revanche, bien plus d’expérience militaire. Aussi, dans les combats isolés et les mêlées qui eurent lieu entre les deux partis dans l’intérieur de la ville, les étrangers avaient l’avantage. Mais privés de toute communication avec la campagne, ils manquaient de provisions et souffraient de la disette. Tel était l’état où se trouvaient alors les affaires de la Sicile.

[…]
76. […] En Sicile, les Syracusains, faisant la guerre aux étrangers rebelles, continuaient à bloquer l’Achradine et l’Ile. Ils vainquirent les rebelles dans un combat naval; mais ils ne parvinrent pas à les chasser de leurs positions fortes. Enfin les deux partis se livrèrent bataille en rase campagne, et, après une résistance courageuse de part et d’autre et après des pertes réciproques, la victoire demeura aux Syracusains. Après la bataille, les Syracusains couronnèrent 600 des plus braves qui avaient décidé la victoire, et distribuèrent à chacun, pour prix d’honneur, une mine d’argent.

Sur ces entrefaites, Ducétius, chef des Sicules, irrité contre les Cataniens, qui s’étaient emparés du territoire de ses compatriotes, leur déclara la guerre. Les Syracusains marchèrent aussi contre Catane : ils s’en étaient partagé le territoire et allaient défendre la colonie fondée par Hiéron, le tyran. Les Cataniens opposèrent de la résistance ; mais, battus en plusieurs rencontres, ils furent chassés de Catane et se mirent en possession d’une ville nommée autrefois Ennésia, et qui s’appelle aujourd’hui Etna.

C’est ainsi que les habitants primitifs de Catane retrouvèrent, après un, long intervalle, leur patrie. A leur exemple, tous ceux qui avaient été exilés de leurs villes sous le règne d’Hiéron, et qui trouvaient partout des auxiliaires, rentrèrent dans leurs villes natales, après en avoir expulsé les intrus.

De ce nombre furent les Géléens, les Agrigentins et les Himériens. Pareillement les Rhégiens, les Zancliens chassèrent les enfants d’Anaxilas et délivrèrent leur patrie du pouvoir souverain.

Peu de temps après, les Géléens, rentrés dans Camarine, s’en partagèrent le territoire. Enfin, presque toutes les villes, résolues de détruire leurs ennemis, déclarèrent la guerre aux habitants étrangers, arrêtèrent d’un commun accord de rappeler les exilés et de restituer les villes à leurs anciens habitants, et ordonnèrent aux étrangers qui avaient servi sous des dynasties ennemies de se retirer tous à Messine. C’est ainsi que les séditions et les troubles furent apaisés en Sicile. Presque toutes les villes, délivrées d’une domination étrangère, distribuèrent les terres à leurs véritables propriétaires.

[…]

78. Pendant que ces événements avaient lieu, Ducétius, chef des Sicules, d’une origine illustre, et alors très puissant, fonda la ville de Ménène, et partagea entre ses habitants le territoire environnant. Il marcha ensuite contre Morgantine, ville importante, s’en empara et acquit ainsi une grande gloire auprès de ses compatriotes.

[…]

86. […]En Sicile, une guerre éclata entre les Egestéens et les Lilybéens, au sujet du territoire qui avoisine le fleuve Mazare ; ils se battirent avec acharnement et essuyèrent réciproquement des pertes considérables, sans cesser leur animosité.

Cette guerre fut bientôt suivie d’autres troubles. D’après un nouveau registre d’état arrêté par les villes, les terres furent mal partagées, et en quelque sorte au hasard, parmi un grand nombre de citoyens nouvellement inscrits.

De là arrivèrent beaucoup de désordres, surtout à Syracuse ; car un certain Tyndaride, homme entreprenant et audacieux, accueillit d’abord chez lui une multitude de pauvres, et se les attacha comme la garde d’un tyran. Convaincu d’avoir aspiré à la tyrannie, il fut mis en accusation et condamné à mort; mais pendant qu’on le conduisait dans le cachot, ses partisans rassemblés attaquèrent les hommes qui l’emmenaient. Les citoyens notables, accourus à ce tumulte, se saisirent des insurgés et les firent mourir avec Tyndaride. Comme ces troubles se renouvelaient souvent à l’occasion des prétendants à la tyrannie, le peuple de Syracuse fut porté à imiter les Athéniens en établissant une loi semblable à celle de l’ostracisme.

87. A Athènes, chaque citoyen devait écrire sur un tesson le nom de celui qui lui paraissait le plus capable d’aspirer à la tyrannie. Chez les Syracusains, c’était sur une feuille d’olivier qu’on écrivait le nom de celui qui passait pour trop puissant. Celui dont le nom se trouvait inscrit sur le plus grand nombre de feuilles, devait s’exiler pendant cinq ans. Par ce moyen, ils croyaient affaiblir les prétentions des hommes trop influents dans leur patrie. Ceci n’était point considéré comme la punition d’un crime avoué, ce n’était qu’un moyen d’abaisser la puissance trop grande de quelques particuliers. Ainsi, ce que les Athéniens appelaient “ostracisme”, les Syracusains le nommèrent pétalisme. Cette loi se conserva longtemps chez les Athéniens, tandis que les Syracusains l’abolirent bientôt par les motifs suivants. La crainte de l’exil faisait que les citoyens les plus considérés, qui, par leur pouvoir et leur vertu, auraient pu rendre de grands services à la patrie, s’éloignaient des affaires publiques pour se livrer à la vie privée : uniquement occupés de l’administration de leurs propres biens, ils s’abandonnaient aux jouissances du repos. Au contraire, les citoyens les plus pervers et les plus audacieux se mêlaient des affaires de l’État et fomentaient dans les masses le désordre et la révolte. C’est pourquoi des factions nombreuses et sans cesse renaissantes plongèrent la cité dans des désordres perpétuels. De tout côté on voyait surgir une foule de démagogues et de sycophantes. De jeunes gens s’exerçaient à l’éloquence, la plupart changeaient les coutumes et les lois antiques en des institutions pernicieuses. La paix dont on jouissait entretenait la prospérité, mais on ne songeait guère ni à conserver l’union ni à pratiquer la justice. Voilà pourquoi les Syracusains, mieux avisés, abrogèrent la loi du pétalisme après s’en être servis pendant un court espace de temps. Tel était alors l’état des affaires en Sicile.

88. […]

En Sicile, les Syracusains envoyèrent une flotte, commandée par Phayllus, contre les pirates tyrrhéniens. Phayllus commença son expédition par une descente dans l’île d’Aethalie qu’il ravagea. Mais ayant accepté en secret l’argent que lui avaient offert les Tyrrhéniens, il revint en Sicile sans avoir rien fait de mémorable. Les Syracusains l’accusèrent de trahison et le condamnèrent à l’exil. Ils élurent alors pour général Apellès, et l’envoyèrent contre les Tyrrhéniens avec une flotte de soixante trirèmes. Celui-ci ravagea les côtes de la Tyrrhénie, et aborda dans l’île de Corse, alors occupée par les Tyrrhéniens. Il dévasta une très grande partie de cette île, soumit l’Aethalie et retourna à Syracuse avec une multitude de captifs, et beaucoup d’autre butin.

Quelque temps après, Ducétius, chef des Sicules, réunit en un seul Etat toutes les villes de même origine, excepté Hybla. Doué d’un esprit actif, il entreprit de nouveaux travaux : il tira de la république des Siciliens un corps d’armée considérable ; il transplanta Nées, sa ville natale, dans la plaine, et fonda, dans le voisinage du temple des dieux appelés Paliques, une ville importante qu’il appela Palica, du nom de ces dieux.

89. Puisque nous venons de mentionner ces dieux, il est convenable de dire un mot de l’antiquité de leur temple et des merveilles qu’on raconte des cratères particuliers qui s’y trouvent. Suivant la tradition, le temple des dieux Paliques se distingue des autres par son antiquité, sa sainteté et les choses curieuses qu’on y observe. D’abord on y voit des cratères d’une largeur, il est vrai, peu considérable, mais qui lancent, d’une immense profondeur, d’énormes étincelles; on dirait des chaudières posées sur un grand feu et pleines d’eau bouillante. L’eau qui jaillit de ces cratères a l’apparence de l’eau bouillante; mais on n’en a pas la certitude, car personne n’a encore osé y toucher, et la terreur qu’inspire cette éructation aqueuse semble y attacher quelque chose de surnaturel et de divin. Cette eau répand une forte odeur de soufre, et l’abîme d’où elle s’échappe fait entendre un bruit effroyable. Ce qu’il y a de plus surprenant, c’est que cette eau ne déborde jamais, ne cesse jamais de couler, et est lancée avec force à une hauteur prodigieuse. Le temple est si vénéré qu’on y prononce les serments les plus sacrés, et les parjures reçoivent aussitôt le châtiment divin : quelques-uns sont sortis aveugles de ce temple. Enfin, la crainte superstitieuse attachée à ce lieu est telle que l’on termine des procès difficiles par les serments que l’on y fait prononcer. Le temple des Paliques est devenu depuis quelque temps un asile inviolable, surtout pour les malheureux esclaves qui sont tombés au pouvoir de maîtres impitoyables; car les maîtres n’ont pas le pouvoir d’arracher de cet asile les esclaves qui s’y sont réfugiés; ceux-ci y demeurent inviolables, jusqu’à ce que les maîtres, s’en rapportant à des arbitres généreux, se soient engagés, sous la foi du serment, de les laisser sortir réconciliés. Jamais, que l’on sache, ces serments n’ont été violés, tant la crainte des dieux fait respecter même les esclaves! Ce temple est situé dans une plaine digne de la majesté des dieux; il est entouré de portiques et d’autres ornements convenables. Mais ces détails doivent suffire. Reprenons maintenant le fil de notrehistoire.

90. Ducétius, après avoir fondé la ville de Palica, et l’avoir entourée d’un mur considérable, partagea entre les habitants le territoire environnant. Cette ville, grâce à la fertilité du terrain et au nombre de ses colons, prit un rapide accroissement. Mais elle ne demeura pas longtemps dans cette voie de prospérité; car elle fut détruite et resta déserte jusqu’à nos jours.

Nous parlerons de ces détails en temps convenable. Tel était l’état des choses en Sicile.

[…]

XII, 8 :

En Sicile, la guerre s’alluma entre les Syracusains et les Agrigentins. En voici les motifs. Les Syracusains avaient dompté par les armes Ducétius, souverain des Sicules; ils lui avaient accordé le pardon que lui-même était venu implorer, et lui avaient assigné pour demeure la ville de Corinthe. Après un court séjour à Corinthe, Ducétius rompit le traité, et sous prétexte d’obéir à un oracle, qui lui aurait ordonné de fonder Caléacté en Sicile, il revint dans l’île accompagné de nombreux colons; il se joignit à sa troupe quelques Sicules, parmi lesquels se trouvait Archonide, chef des Erbitéens (15). Ducétius était occupé de la fondation de Caléacté, lorsque les Agrigentins, jaloux des Syracusains, et leur faisant un crime d’avoir sauvé, sans leur agrément, Ducétius, leur ennemi commun, déclarèrent la guerre aux Syracusains. Les villes de la Sicile se partagèrent : les unes embrassèrent le parti des Agrigentins, les autres celui des Syracusains; de part et d’autre des armées considérables furent mises sur pied. Une grande rivalité ayant ainsi éclaté parmi les villes siciliennes, les deux partis adverses se trouvèrent en présence sur les bords du fleuve Himère. Une bataille s’engagea; les Syracusains furent victorieux et tuèrent plus de mille Agrigentins. Après cette bataille, les Agrigentins envoyèrent des députés pour négocier la paix, que les Syracusains leur accordèrent.