Diodore de Sicile, V, 1-4, Déméter et Perséphone, v. 20 av. n-è

I. AVANT-PROPOS.

UN HISTORIEN doit travailler sérieusement à acquérir toutes les qualités nécessaires à un bon écrivain. La principale est un grand ordre. Cette qualité n’est pas seulement avantageuse dans la conduite des affaires domestiques.  Elle est encore très importante pour bien écrire l’Histoire. Nous avons néanmoins quelques auteurs qui sans se mettre beaucoup en peine de l’arrangement des faits qu’ils racontent, ne se sont étudiés qu’à faire briller un beau style et de vastes connaissances. Mais le public qui leur a su gré de leur attention et de leurs recherches, leur a reproché d’avoir mal disposé leurs matériaux. On ne peut pas nier que Timée ne suive exactement l’ordre des temps, et qu’il ne se trouve beaucoup d’érudition dans ses écrits, mais ses critiques, toujours trop longues et mal placées, lui ont fait donner avec justice le surnom d’Épitimée, c’est‑à‑dire correcteur. Éphore, au contraire, a réussi dans son Histoire non seulement par la beauté du style,  mais encore par la manière dont il a arrangé ses faits. Sa méthode est de rapporter dans chaque livre ce qui concerne une nation. Comme nous l’estimons la meilleure nous tâcherons de la suivre autant qu’il nous sera possible.

Ayant donc destiné ce cinquième livre à l’histoire des îles en général, nous commencerons par celle de la Sicile, qui certainement est une des plus grandes et des plus renommées dans l’ancienne mythologie.

II. Description de la Sicile.

La Sicile s’appelait autrefois Trinacrie, parce qu’elle a la figure d’un triangle.

Elle fut ensuite nommée Sicanie par les Sicaniens qui l’habitèrent.

Mais enfin, les Siciliens ayant passé de l’Italie dans cette île lui donnèrent le nom de Sicile.

Elle a environ 4360 stades de circonférence. Car de ses trois côtés celui qui va du cap Pélore au promontoire Lilybée en a 1700. Celui qui s’étend du promontoire Lilybée jusqu’au promontoire Pachin dans le pays de Syracuse en a 1500. Enfin le troisième en a 1140.

Les Siciliens tiennent par tradition de leurs ancêtres que leur île est consacrée à Cérès et à sa fille Proserpine. Quelques poètes ont écrit qu’au mariage de Pluton et de Proserpine, Jupiter leur donna la Sicile pour présent de noces. Les historiens qui passent pour les plus fidèles disent que les Sicaniens qui habitaient cette île étaient originaires du pays, que c’est dans la Sicile que Cérès et Proserpine se firent voir aux hommes pour la première fois, et que cette île est le premier endroit du monde où il ait crû du blé […]

En effet, on voit encore dans le Léontin et dans plusieurs autres lieux de la Sicile, du froment sauvage qui pousse de lui‑même. Il était naturel d’attribuer à une terre si excellente l’origine des blés, et l’on voit d’ailleurs que les déesses qui nous en ont montré l’usage y sont dans une vénération particulière. C’est là même qu’on a placé l’enlèvement de Proserpine, parce que ces déesses, qui aimaient uniquement ce séjour, y avaient établi leur résidence.

Prairie d’Enna

Ce fut dans les prairies d’Enna que Pluton ravit Proserpine. Ces prairies qui sont auprès de la ville de ce nom sont dignes de curiosité, par les violettes et par les fleurs de toute espèce qui y croissent et qui répandent une telle odeur dans l’air, qu’elle fait perdre aux chiens de chasse la piste des animaux qu’ils poursuivent. La superficie du terrain, qui est plane dans le milieu et traversée de plusieurs ruisseaux, s’élève du côté des bords qui sont entourés de précipices. On prétend que cette plaine fait précisément le milieu de l’île et c’est pour cette raison que quelques‑uns l’appellent l’ombilic de la Sicile. Non loin de là,on voit des bois, des prés, des jardins, des marais et l’on trouve enfin une grande caverne dans laquelle il y a une ouverture souterraine tournée du côté du nord. On dit que ce fut par cette ouverture que Pluton monté sur son char retourna aux Enfers avec Proserpine qu’il enlevait. Les violiers et les autres plantes dont cette campagne est couverte, portent des fleurs pendant toute l’année et la rendent aussi charmante à la vue qu’à l’odorat.

III. Traditions mythologiques sur les déesses qui ont habité la Sicile.

LES MYTHOLOGISTES racontent que Minerve, Diane et Proserpine, ayant  résolu d’un commun accord de garder leur virginité, furent élevées dans ces prairies où elles s’entretenaient ensemble. Ils ajoutent qu’elles travaillèrent de leurs mains un voile de fleurs dont elles firent présent à Jupiter, que l’amitié qu’elles se portaient leur fit trouver le séjour de cette île si agréable, qu’elles choisirent chacune un endroit pour y habiter, que Minerve établit sa demeure près d’Hymère, et que les Nymphes voulant gratifier cette déesse, firent sortir de terre des sources d’eaux chaudes dans le temps de l’arrivée d’Hercule en Sicile. Les Siciliens ont depuis bâti en cet endroit une ville qu’ils ont consacrée à cette déesse et qui est même située dans un champ que l’on appelle le champ de Minerve.

Ces auteurs disent encore que Minerve et Proserpine donnèrent à Diane en particulier l‘île de Syracuse que les oracles et les hommes ont nommée Ortygie du nom de cette déesse et que les Nymphes firent aussitôt paraître dans cette île en faveur de Diane une fontaine appelée Aréthuse. Depuis un temps immémorial, cette fontaine est fournie d’un nombre infini de poissons auxquels aujourd’hui encore personne n’oserait toucher, parce qu’ils sont consacrés à cette déesse. Il est même arrivé que quelques‑uns en ayant mangé pendant les désordres de la guerre, la déesse les a visiblement punis par des calamités extraordinaires. Mais nous en parlerons ailleurs plus amplement.

Les mythologistes ajoutent que Proserpine partagea les prairies d’Enna avec les deux autres déesses. On lui a consacré près de Syracuse une grande fontaine que l’on appelle Cyané, parce qu’on prétend que Pluton, ayant enlevé Proserpine, la conduisit jusqu’auprès de Syracuse, que là ayant entrouvert la terre, il prit avec elle le chemin des Enfers, et que de cette ouverture sortit cette fontaine appelée Cyané. Les Syracusains ont coutume tous les ans d’y offrir chacun en particulier des hosties proportionnées à leurs facultés. Après quoi, ils immolent tous ensemble des taureaux qu’ils égorgent sur la fontaine même.

Hercule fut le premier auteur de ce sacrifice, lorsque emmenant avec lui les bœufs  de Géryon, il traversa toute la Sicile.

On raconte qu’après l’enlèvement de Proserpine, Cérès qui ne savait où trouver sa fille, ayant allumé des flambeaux aux flammes du mont Etna, parcourut une grande partie de la terre. Elle répandit ses bienfaits sur tous les hommes, mais principalement sur ceux qui lui accordèrent l’hospitalité et elle leur fit part de l’invention du blé.

Les Athéniens, l’ayant reçue avec beaucoup plus d’affection que les autres peuples, furent aussi les premiers après les Siciliens auxquels elle découvrit le même secret. En reconnaissance de ce bienfait , ces peuples ont institué en son honneur, non seulement des sacrifices, mais encore les Mystères d’Éleusine que leur sainteté et leur antiquité ont rendu recommandables. Les Athéniens communiquèrent ensuite à divers peuples une nourriture si favorable à l’homme, et, leur ayant envoyé du froment pour le semer, ils en remplirent par ce moyen toute la terre.

IV. Fêtes établies dans la Sicile en l’honneur de Cérès et de Proserpine.

AU RESTE, les habitants de la Sicile, en mémoire du séjour que Cérès et Proserpine avaient fait chez eux, instituèrent des fêtes en leur honneur. Ils les célèbrent d’une manière convenable à un peuple auquel ces déesses ont donné tant de marques de préférence et ils les placent en différents temps de l’année par rapport aux différentes façons qu’on donne aux blés, pour marquer que c’est à ces déesses que l’on en doit la culture. On célèbre par exemple l’enlèvement de Proserpine vers le temps de la récolte et la recherche de Cérès dans le temps des semailles. Celle‑ci dure dix jours entiers. L’appareil en est éclatant et magnifique, mais dans tout le reste, le peuple assemblé affecte de se conformer à la simplicité du premier âge. Il est aussi d’usage, tant que dure cette fête, de mêler dans les conversations quelques paroles libres et déshonnêtes parce que ce fut avec de tels propos que l’on fit rire Cérès, affligée de la perte de sa fille. Plusieurs poètes rapportent comme nous l’histoire de l’enlèvement de Proserpine. Voici  ce qu’en dit Carcinus, poète tragique, qui allait souvent à Syracuse et qui a été témoin de la dévotion avec laquelle les Siciliens célébraient les fêtes dont nous venons de parler :

Quand du souverain des ombres 

Malgré soi blessant le cœur, 

Proserpine aux fleuves sombres

Suivit le char du vainqueur,  

Cérès cherchant la déesse,

Remplit les villes de Grèce

Du récit de son malheur, 

Et tous les ans la Sicile

Depuis ce jour, moins fertile,

En célèbre la douleur.
Mais il ne serait pas juste de passer sous silence les autres bienfaits de Cérès, car outre l’invention du blé, les Siciliens lui doivent encore les lois qui les ont formés à la pratique de la justice. C’est même pour cette raison qu’on lui a donné le nom de Thesmophore. Il n’était pas possible qu’elle fît aux hommes deux plus beaux présents que de leur fournir de quoi vivre et de leur apprendre à bien vivre. Nous avons raconté assez au long ce que les mythologistes siciliens disent de Cérès et de Proserpine. Il est à propos de rapporter encore les différents sentiments qu’ont eus quelques auteurs touchant les Sicaniens, anciens habitants de la Sicile.