Ciceron, Contre Verrès, II, Sa Préture en Sicile, v. 70 av. n-è

I. Juges, il me faudra passer bien des faits sous silence, si je veux enfin remplir la tâche qui m’a été confiée. Car je me suis chargé de la cause de la Sicile, qui m’a engagé à prendre sa défense. Toutefois en m’imposant ce fardeau, en acceptant cette cause, j’ai embrassé un plus grand objet c’est la cause d’un ordre tout entier, celle du peuple romain que j’ai entrepris de défendre, persuadé qu’on pourrait enfin obtenir des juges un arrêt équitable le jour où on leur dénoncerait un vrai coupable, et où la voix d’un accusateur ferme et zélé se ferait entendre devant eux. Je me hâterai donc d’en venir à la cause de la Sicile, sans parler de tous les vols et de toutes les infamies commis ailleurs par cet homme; de cette manière j’y appliquerai toutes mes forces, et j’aurai plus de temps pour la mieux exposer.

 

Mais, avant de vous faire connaître les malheurs de la Sicile, je crois devoir dire quelques mots sur l’illustration, l’antiquité, l’utilité de cette province.

Car si vous devez à tous les alliés, à toutes les provinces et vos soins et votre intérêt, il n’en est pas qui y aient plus de droits que la Sicile. De toutes les nations étrangères, c’est la première qui se soit réfugiée dans l’amitié et dans la foi du peuple romain; la première qui ait porté le nom de province, ce titre si honorable pour nous; la première qui ait fait connaître à nos ancêtres la gloire de commander aux peuples étrangers. Elle est la seule qui ait gardé une fidélité à toute épreuve au peuple romain : de toutes les cités qui la composaient, les premières qui soient entrées dans notre alliance ne s’en sont jamais détachées depuis; les autres, les plus nombreuses et les plus illustres, nous ont toujours montré la même amitié. Aussi est-ce de la Sicile que nos ancêtres se sont élancés en Afrique. Certes nous ne l’aurions pas détruite si aisément, cette Carthage, si puissante et si redoutable, sans ce grenier ouvert à nos approvisionnements, sans cet asile ouvert à nos flottes.

 

II. Dans sa reconnaissance, P. Scipion l’Africain, après la ruine de Carthage, décora les villes siciliennes de statues et de monuments magnifiques; voyant que c’était la Sicile qui se réjouissait le plus de la victoire du peuple romain, c’est en Sicile qu’il voulut multiplier les trophées de notre victoire. Enfin ce M. Marcellus lui-même, qui dans cette province fit connaître aux ennemis sa valeur, aux vaincus sa clémence, sa loyauté à tous les Siciliens, ne se contenta pas, pendant cette guerre, de ménager les alliés, il épargna même les ennemis dont il avait triomphé. Il venait de réduire par la force de ses armes et la sagesse de ses mesures cette ville si bien fermée du côté de la terre et de la mer, cette ville que l’art et la nature ont fortifiée, la superbe Syracuse ; loin de la dépouiller, il la laissa si magnifiquement ornée, qu’elle devint à la fois un monument de sa victoire et de sa modération, et qu’on put y voir en même temps ce qu’il avait emporté par la force, ce qu’il avait épargné, et ce qu’il avait laissé aux habitants. Il crut devoir rendre cet hommage â la Sicile, de ne pas faire disparaître, même une ville ennemie d’une île alliée. Qu’en est-il arrivé? la Sicile a toujours été notre domaine : tout ce qu’elle pouvait produire paraissait moins croître sur son territoire, qu’être déjà remis entre nos mains. Quand n’a-t-elle pas fourni au jour marqué le blé qu’elle nous devait? Quand ne s’est-elle pas empressée de nous en offrir, suivant nos besoins? Quand a-t-elle refusé celui que nous exigions? M. Caton, cet illustre citoyen, surnommé le Sage, appelait la Sicile le grenier de la république, la nourrice du peuple romain. Quant à nous, la guerre d’Italie, une des plus grandes et des plus difficiles, nous a appris que la Sicile était pour nous, non pas un grenier, mais cet antique et riche trésor de nos aïeux : car en nous fournissant ses cuirs, ses tuniques, ses blés, sans que nous eussions à faire aucune dépense, elle a vêtu, nourri, équipé nos plus grandes armées.

III. Que dirai-je des services continuels qu’elle nous a rendus, et dont nous ne sentons peut-être pas toute l’importance? Elle enrichit un grand nombre de nos citoyens, qui trouvent en elle une province voisine, fidèle, productive; où ils peuvent se rendre facilement, ou ils font volontiers des affaires : elle renvoie les uns chargés de marchandises dont ils tirent des profits immenses; elle retient les autres chez elle pour qu’ils s’y enrichissent par l’agriculture, les troupeaux ou le commerce; et ils trouvent une seconde patrie :avantage inappréciable pour nous, qu’un si grand nombre de citoyens soient retenus près de Rome par des occupations si fructueuses. Les provinces et les contrées soumises au tribut sont pour ainsi dire les terres du peuple romain; et comme vous aimez surtout les terres les plus voisines, la proximité d’une province, qui est pour ainsi dire à nos portes, doit nous la rendre plus chère encore. Telle est d’ailleurs la vie laborieuse, simple et frugale des habitants, qu’elle semble se rapprocher beaucoup de nos mœurs, mais de nos mœurs antiques, et non de celles d’aujourd’hui. Ils ne ressemblent en rien aux Grecs; ils n’en ont ni le luxe ni l’indolence; ils se distinguent au contraire par une application infatigable dans les affaires publiques et particulières, par beaucoup d’économie et d’activité. Ils ont tant d’affection pour nos compatriotes, que ce sont les seuls qui ne haïssent ni nos fermiers publics, ni nos commerçants. Quoiqu’ils eussent déjà souffert des injustices de plusieurs de vos magistrats, c’est pour la première fois aujourd’hui qu’ils invoquent nos tribunaux, qu’ils se réfugient à l’autel sacré des lois. Cependant ils avaient déjà subi cette année désastreuse, qui les aurait anéantis, si quelque destin propice ne leur eût envoyé C. Marcellus, afin que la Sicile fût deux fois rétablie par la même famille; ils avaient ensuite gémi sous le pouvoir sans bornes de Marcus Antonius. Mais le peuple romain, comme ils le savaient par leurs ancêtres, leur avait rendu de si grands services, qu’ils croyaient devoir supporter même les injustices de nos magistrats. Aucun préteur, avant Verrès, n’a été poursuivi par un témoignage public de leurs cités. Ils l’auraient enfin supporté lui-même, si ses excès n’avaient été que ceux d’un homme, si ses forfaits ne dépassaient pas toute imagination; mais ne pouvant plus tolérer ses débauches, sa cruauté, son avarice, son insolence; tous les avantages, tous les droits, tous les bienfaits qu’ils tenaient du peuple romain leur étant ravis par les crimes et le caprice d’un seul, ils ont résolu, ou de poursuivre et de venger par vos arrêts les injustices qu’ils ont essuyées, ou, s’ils vous paraissaient indignes de votre protection, d’abandonner leurs villes et leurs demeures, puisque aussi bien les persécutions de Verrès leur ont déjà fait déserter leurs campagnes.

IV. C’est dans ce dessein que toutes leurs députations ont supplié L. Métellus de venir au plus tôt remplacer Verrès; c’est dans cet esprit qu’ils ont tant de fois déploré leurs infortunes auprès de leurs protecteurs ; c’est pénétrés de cette douleur qu’ils ont présenté aux consuls une requête, ou plutôt une accusation contre Verrès. Moi-même, dont ils avaient éprouvé la fidélité et la modération, ils ont trouvé moyen, à force de larmes et de gémissements, de me faire manquer, pour ainsi dire, aux règles que je m’étais toujours imposées en me contraignant d’accuser Verrès, malgré mes principes et mes répugnances, et, quoique mon rôle dans cette cause soit, après tout, celui d’un défenseur plutôt que d’un accusateur. Enfin, les personnages les plus distingués, les premiers de toute la province sont venus en leur nom et au nom de leurs villes; les cités les plus importantes et les plus honorables ont poursuivi leurs injures avec le plus d’ardeur. Mais comment, juges, sont-ils venus? Ici, je crois déjà devoir vous parler pour les Siciliens plus librement qu’ils ne désireraient peut-être; je consulterai plutôt leur intérêt que leur volonté. Croyez-vous que jamais dans aucune province on ait employé tant de moyens, et montré tant de passion pour soustraire un accusé absent aux recherches d’un accusateur? Les questeurs de l’un et l’autre département sous sa préture, m’ont sans cesse opposé leurs faisceaux. Leurs successeurs eux-mêmes, jaloux de prouver leur reconnaissance à Verrès, qui leur avait fait généreusement part des provisions de sa table, n’ont pas été moins acharnés contre moi. Voyez quel était son pouvoir, puisqu’il a trouvé dans les quatre questeurs d’une province des défenseurs, des champions aussi ardents; un préteur et toute sa cohorte, si pleins de zèle pour lui, qu’on eût cru qu’ils regardaient comme leur province, non la Sicile qu’ils avaient trouvée dévastée, mais Verrès lui-même, qui en était sorti chargé de dépouilles. Ils menaçaient ceux des Siciliens qui voulaient envoyer des députations pour déposer contre lui, ceux des députés qui voulaient partir. Ils faisaient aux autres de grandes promesses pour les engager à témoigner en sa faveur: enfin ils arrêtaient et tenaient enfermés ceux qui avaient été témoins de délits particuliers et auxquels j’avais fait personnellement des sommations.

V. Malgré toutes ces violences, la cité des Mamertins est la seule, sachez-le bien, qui ait envoyé en son nom des députés pour faire l’éloge de Verrès. Eh bien ! le chef de cette députation, le plus distingué de ses citoyens, C. Héïus, a déposé devant vous, sous la foi du serment, qu’un immense vaisseau de transport avait été construit pour Verrès à Messine, par les ouvriers de la ville. Et ce même député des Mamertins, cet apologiste officiel de Verrès, a dit encore que celui-ci, non content de lui ravir ses biens, avait enlevé de sa maison tous les objets sacrés, et les dieux pénates qu’il tenait de ses ancêtres. Belle apologie, que celle où les députés chargés d’une seule fonction en remplissent deux, celle de louer le préteur et celle de l’accuser de concussion! Quant à l’amitié de cette ville pour Verrès, j’en expliquerai la nature dans un autre moment, et je vous ferai voir que les motifs de l’affection des Mamertins pour lui ne sont que des motifs de condamnation. Juges, aucune autre cité n’est venue ici le défendre en vertu d’une délibération publique. Ces violences de l’autorité n’ont pu ébranler qu’un petit nombre d’hommes sans effrayer les villes; tout ce qu’elles ont produit, c’est que dans les lieux les plus misérables et les plus abandonnés, quelques individus de réputation assez équivoque sont partis sans l’ordre du sénat et du peuple; ou encore que des députés envoyés par leurs cités pour témoigner contre Verrès, ont été retenus par la force et par la crainte. Qu’il en ait été ainsi chez quelques-uns de ces peuples, je n’en suis nullement fâché; le témoignage des autres cités, si nombreuses, si considérables, si imposantes, de toute la Sicile en un mot, n’en aura que plus d’autorité auprès de vous, quand vous verrez qu’aucune puissance n’a pu les retenir, qu’aucun péril n’a pu les empêcher d’éprouver ce que peuvent sur vous les plaintes de vos plus anciens et de vos plus fidèles alliés. Quant à cet éloge de Verrès, dont vous avez tous entendu parler, et qui a été fait au nom de leur ville par les Syracusains, vous avez su dans la première action, par le témoignage du Syracusain Héraclius quel en était le caractère; toutefois je dirai ailleurs ce qu’on doit penser de tout ce qui regarde cette ville. Vous verrez que jamais homme n’a excité autant de haine chez aucun peuple que Verrès chez les Syracusains. 

VI. Mais, dira-t-on, les Siciliens seuls le poursuivent; les citoyens romains qui commercent dans la Sicile, le défendent, le chérissent, le veulent voir absous. Et quand cela serait, dans une affaire de concussion, devant un tribunal établi en faveur des alliés, ce sont les plaintes des alliés qu’on doit écouter. Mais vous avez pu voir, dans la première action, qu’un grand nombre de citoyens, établis en Sicile, et des plus honorables, déposaient des injustices les plus graves qu’ils avaient éprouvées eux-mêmes ou qu’ils savaient avoir été faites à d’autres. Pour moi, je le pense et je l’affirme, si je crois avoir bien mérité des Siciliens en poursuivant leurs injures à mes risques et périls, sans craindre ni la fatigue ni les inimitiés; je ne crois pas moins fortement que mes concitoyens me sauront gré de ma conduite, persuadés, comme ils le sont, que la conservation de leurs droits, de leur liberté, de leurs intérêts et de leur fortune dépend de la condamnation de cet homme. En conséquence, et je consens que vous vous décidiez sur cette épreuve, si Verrès dans sa préture de Sicile a eu pour lui quelque espèce d’hommes que ce soit, Siciliens, citoyens romains, pacagers ou commerçants; s’il n’a pas été pour eux tous un déprédateur, un ennemi; enfin, si jamais il en a épargné aucun dans quelque affaire, je ne m’y oppose plus, qu’on l’épargne lui-même. A peine eut-il obtenu du sort la province de Sicile, qu’à Rome et aux portes de Rome il se mit à chercher en lui-même, et à examiner avec ses amis par quels moyens il pourrait, en une seule année, tirer de cette province le plus d’argent. Ce n’était pas par la pratique qu’il voulait s’instruire, quoiqu’il ne fût pas novice dans l’art d’exploiter une province; mais il désirait arriver en Sicile avec des plans arrêtés de déprédation. O l’admirable présage tiré par le peuple contre cette administration, et répété par le bruit public, lorsque, par manière de raillerie, on tira de son nom un sûr présage de sa conduite en Sicile! Pouvait-on, en effet, en se rappelant sa fuite et ses vols lors de sa questure, en songeant au pillage des villes et des temples pendant sa lieutenance, en voyant dans le forum la trace des brigandages de sa préture; pouvait-on douter des malversations qui devaient signaler le quatrième acte de ce drame?

Succession de Venus Erycine

VII. Et, pour que vous compreniez qu’il s’est inquiété à Rome même, non seulement des espèces de vols, mais des noms propres, voici qui vous prouvera sans réplique sa rare impudence. Le jour qu’il mit le pied en Sicile (voyez s’il était assez préparé, selon le présage qu’on en avait tiré à Rome, à balayer la Sicile), il écrit de Messine à Halèse; il avait fait, je pense, la lettre en Italie; car à peine débarqué, il eut soin que Dion d’Halèse comparût au plus tôt devant lui :il voulait connaître, disait-il, d’une succession laissée au fils de cet homme par un parent, Apollodore Laphiron. Il y avait là, juges, des sommes immenses. C’est ce même Dion, qui est devenu citoyen romain par le bienfait de Q. Métellus. C’est celui dont il s’agissait dans l’action précédente, où les nombreux témoignages de personnes du premier rang, et quantité de registres, vous ont pleinement démontré qu’il a compté onze cent mille sesterces pour obtenir de Verrès le gain d’une cause qui n’offrait pas le moindre doute, mais que Verrès instruisait; qu’ainsi, outre des troupes de ses plus belles cavales, outre tout ce qu’il avait chez lui d’argenterie, et de tapis, ce Q. Dion, par la seule raison qu’une succession lui était échue, a perdu onze cent mille sesterces. Quoi donc! sous quel préteur le fils de Dion aurait-il hérité? la même année que la fille du sénateur P. Annius, la même année que le sénateur M. Ligur, c’est-à-dire, sous le préteur C. Sacerdos. Eh bien! quelqu’un alors avait-il inquiété Dion? pas plus que Ligur, sous le préteur Sacerdos. Comment donc? Qui l’a dénoncé à Verrès? personne, à moins que vous ne pensiez qu’il se soit trouvé des délateurs tout prêts à son entrée dans le détroit.

VIII. Il était encore aux portes de Rome, lorsqu’il apprit qu’un certain Dion de Sicile venait de faire un riche héritage; et que le testateur lui avait ordonné de placer des statues dans la place publique, sous peine, s’il y manquait, de payer une amende à Vénus Erycine. Bien que les statues eussent été posées en vertu du testament, Verrès crut que le nom seul de Vénus lui fournirait moyen de tirer quelque profit de cette affaire. Il aposte donc un homme qui réclame cette succession au nom de Vénus Érycine; car elle fut réclamée, non, comme le voulait l’usage, par le questeur du mont Éryx, mais par un Névius Turpion, un éclaireur, un émissaire de Verrès, le plus pervers de tous les délateurs de sa troupe, condamné, sous le préteur C. Sacerdos, pour violences et voies de fait. Telle était, en effet, la nature de la cause, que le préteur lui-même, cherchant un calomniateur, n’en pouvait trouver de mieux famé que celui-là. Verrès acquitte Dion de sa dette envers Vénus, mais le condamne à la lui payer à lui-même. Il pensait que s’il devait y avoir un coupable dans cette affaire, il valait mieux que ce fût un homme qu’un dieu; et plutôt que de voir Vénus s’emparer de ce qui ne lui était pas dû, il préférait enlever à Dion ce qu’il n’avait pas le droit de lui prendre. Qu’est-il besoin de faire lire la déposition de Sextus Pompéius Chlorus, qui a assisté à tous ces débats, et qui même a plaidé la cause de Dion? Pompéius Chlorus est, comme vous le savez, un des hommes les plus honorables; et quoique citoyen romain depuis longtemps, il est toujours regardé par les Siciliens comme le plus illustre et le premier d’entre eux. Qu’est-il besoin aussi de rappeler la déposition de Dion lui-même, ce citoyen si estimé; celle de L. Vétécillius Ligur, de C. Manlius, de L. Calénus, qui tous ont rendu témoignage de cette spoliation? M. Lucullus s’accorde également à dire que les malheurs de Dion, son hôte, lui sont depuis longtemps connus. Eh quoi ! Lucullus, qui était alors en Macédoine, a-t-il été mieux instruit de ces faits que vous, Hortensius qui étiez à Rome? vous à qui Dion a eu recours? vous qui, dans une lettre â Verrès, vous plaigniez si vivement de l’injustice faite à Dion? Ne le saviez-vous pas? le grief est-il nouveau pour vous? est-ce la première fois que vous en entendez parler? n’en avez-vous rien appris de Dion, rien de votre belle-mère, Servilia, cette femme du premier rang, unie anciennement à Dion par l’hospitalité? N’est-il pas dans cette affaire bien des choses que vous savez, et que mes témoins ignorent? Et vous-même ne seriez-vous pas un de mes témoins pour ce chef d’accusation, si vous ne m’étiez enlevé non par l’innocence de l’accusé, mais par l’exception de la loi? Dépositions de M. Lucullus, de Chlorus, de Dion.

IX. La somme que ce champion de Vénus a gagnée au nom de Vénus, en sortant des bras de sa Chélidon pour se rendre dans sa province, vous paraît être assez forte, Romains. Voici, à propos d’une succession moins importante, un trait de cupidité non moins odieux : Sosippe et Épicrate sont deux frères de la ville d’Argyra. Leur père est mort il y a vingt ans; il avait déclaré dans son testament que si ses fils manquaient à certaines conditions qu’il leur imposait, ils devraient payer une amende à Vénus. C’est la vingtième année même, lorsque, dans l’intervalle, la province avait vu tant de préteurs, tant de questeurs, tant de délateurs, qu’on réclame cette succession au nom de Vénus. Verrès prend connaissance de cette affaire : il reçoit des deux frères, par l’entremise de Volcatius, une somme d’environ quatre cent mille sesterces. Vous avez entendu un grand nombre de témoins. Les frères d’Argyra ont gagné leur cause, mais ils sont ruinés.

X. Verrès, dit-on, n’a pas touché la somme. Quelle défense? Est-ce sérieusement qu’on l’emploie ou pour en essayer? Je la trouve nouvelle ! Verrès apostait des délateurs, Verrès faisait comparaître, Verrès connaissait de l’affaire, Verrès siégeait comme juge; on donnait de grandes sommes; ceux qui les donnaient gagnaient leur cause; et vous me dites que Verrès n’a pas touché l’argent ! Je me joins à vous : mes témoins aussi disent la même chose : ils sont bien d’accord que c’est à Volcatius qu’on a remis la somme. Et quelle autorité avait Volcatius pour enlever à deux hommes quatre cent mille sesterces? Volcatius! mais s’il fut venu en son propre nom, qui lui aurait donné seulement un as? Qu’il vienne maintenant; qu’il essaye : personne ne le recevra chez soi. Mais je dis de plus: Je vous accuse, Verrès, d’avoir reçu contre les lois quarante millions de sesterces. Je conviens en même temps qu’on ne vous a pas compté une seule pièce d’argent; mais lorsque, pour prix de vos décisions, de vos ordonnances, de vos arrêts, on donnait des sommes, il n’était pas question de savoir dans les mains de qui on les comptait, mais par qui elles étaient extorquées. Vos mains, c’étaient ces compagnons de votre choix; vos mains, c’étaient vos préfets, vos scribes, vos médecins, vos huissiers, vos aruspices, vos crieurs: plus on vous touchait de près par le sang, par alliance ou par quelque liaison, plus on passait pour être la main de Verrès; toute cette bande de vos gens qui a fait à la Sicile plus de mal que cent cohortes d’esclaves fugitifs, c’étaient vos mains. Tout ce qui a été pris par chacun d’eux, non seulement vous a été donné, mais a été compté entre vos mains; il est impossible de ne pas le penser. En effet, juges, si vous approuvez cette défense : «Verrès n’a rien reçu», supprimez alors tous les procès de concussion. On ne vous amènera jamais d’accusé, de coupable, qui ne puisse se servir de ce moyen. Et puisqu’il y a recours, on ne trouvera pas un accusé, si abandonné qu’on se l’imagine, qui ne puisse rappeler l’intégrité de Q. Mucius, si on le compare à Verrès. Je le répète, on me semble bien moins défendre Verrès, qu’essayer, à l’occasion de Verrès, un moyen de défense. Prenez-y bien garde, juges; cette question intéresse la prospérité de la république, l’honneur de votre ordre, le salut des alliés. Voulons-nous passer pour intègres, non seulement nous devons montrer notre probité, mais en exiger dans ceux qui nous entourent.

XI. Songeons surtout à n’emmener avec nous que des hommes qui veillent à notre réputation et à notre gloire : ensuite, si, dans nos choix, les illusions de l’amitié nous ont déçus, punissons, éloignons les coupables; conduisons-nous sans cesse en hommes persuadés que nous aurons à rendre compte de notre conduite. Voici un trait de Scipion l’Africain, le plus généreux des hommes; mais de cette générosité qui n’est digne de louanges que lorsqu’elle ne met point notre honneur en péril. Un de ses anciens amis, attaché depuis longtemps à sa personne, ne pouvait obtenir de lui qu’il l’emmenât comme officier en Afrique, et supportait ce refus avec peine : «Ne soyez pas étonné, lui dit Scipion, si vous n’obtenez pas de moi ce que vous me demandez. Je prie longtemps un homme à qui ma réputation, je crois, sera chère, de m’accompagner comme officier, et jusqu’à ce moment, je n’ai pu vaincre sa résistance.» En effet, si nous tenons à notre sûreté et à notre honneur, nous devons bien plutôt demander qu’on nous suive dans notre province, que d’accorder cette permission comme une faveur. Mais vous, Verrès, quand vous invitiez vos amis à vous suivre dans votre province pour en partager les dépouilles; quand vous exerciez vos rapines et avec eux et par eux; quand, en pleine assemblée, vous les honoriez d’anneaux d’or; ne songiez-vous pas qu’il vous faudrait rendre compte et de votre conduite et de leurs actions?

Tels étaient les gains énormes que lui offraient les affaires dont il avait résolu de connaître avec son conseil, c’est-à-dire, avec sa cohorte; mais il avait en outre imaginé une infinité d’autres manières d’extorquer des sommes immenses.

Justice Dévoyée

XII. Personne ne doute que toutes les fortunes des particuliers ne soient au pouvoir de ceux qui règlent les jugements et de ceux qui les rendent; que nul d’entre nous ne saurait conserver ses maisons, ses terres, son patrimoine, si, lorsqu’ils lui sont contestés, un préteur injuste nomme le juge qu’il veut; et si ce juge, corrompu et indifférent, prononce au gré du préteur. Que sera-ce si le préteur emploie une formule telle, que même un L. Octavius Balbus, notre juge, qui connaît si bien et le droit et son devoir, ne puisse la modifier? par exemple : L. Octavius sera notre juge; s’il apparaît que la terre de Capène dont il s’agit appartient par le droit Quiritaire à P. Servilius, et que cette terre ne soit pas restituée à Q. Catulus : n’y aura-t-il pas nécessité pour le juge L. Octavius de forcer P. Servilius à restituer la terre à Q. Catulus, ou de condamner celui qu’il ne devrait pas condamner? Telle a été toute la jurisprudence prétorienne, telle a été toute l’administration de la justice en Sicile pendant trois ans, sous la préture de Verrès. Voici ses décrets : Si le créancier n’accepte pas la somme que vous déclarez lui devoir, accusez-le; s’il demande davantage, faites-le conduire en prison. Et il y a fait conduire C. Fuficius, demandeur; L. Suétius, L. Bacilius. Voici comment il composait ses tribunaux : de citoyens romains, quand les parties étaient des Siciliens, auxquels, d’après leurs lois, on devait donner des juges siciliens; de Siciliens, quand c’étaient des citoyens romains. Mais pour connaître de quelle manière il rendait la justice, voyez d’abord les droits des Siciliens, et ensuite ses ordonnances.

XIII. Voici le droit qui régit les Siciliens : Si deux citoyens de la même ville sont en procès, ils seront jugés suivant leurs lois; si un Sicilien plaide contre un Sicilien qui ne soit pas de la même ville, le préteur, en vertu du décret de P. Rupilius, porté sur l’avis de dix députés, et appelé en Sicile loi Rupilia,tirera des juges au sort. Si un particulier fait une demande contre un peuple, ou un peuple contre un particulier, on choisira pour juge le sénat d’une autre cité, quand les sénats des deux villes intéressées auront été récusés. Si la demande est faite par un citoyen romain contre un Sicilien, on choisira pour juge un Sicilien; et un Romain, si c’est un Sicilien qui attaque un citoyen romain : dans les autres affaires, on prend pour juges des citoyens romains établis dans le lieu même. Entre les laboureurs et les fermiers du dixième, c’est la loi Frumentaria, appelée loi d’Hiéron, qui règle les jugements. Tous ces droits ont été non seulement bouleversés sous la préture de Verrès, mais entièrement ravis aux Siciliens et aux citoyens romains. D’abord, quant à leurs lois : dans les procès de citoyen à citoyen, il nommait pour juge à son gré, son aruspice, son crieur, son médecin ; ou, si le jugement était réglé par les lois, si les parties avaient un de leurs concitoyens pour juge, ce juge n’était pas libre. Écoutez en effet l’édit de cet homme, édit par lequel il disposait de tous les jugements : Si quelqu’un juge mal, j’en prendrai connaissance, et je sévirai. Ce langage ne permettait à personne de douter qu’un juge, averti que sa décision serait soumise à un autre juge, et qu’il courrait lui-même les risques d’une accusation capitale, ne se conformât à la volonté de celui qui bientôt prononcerait sur son sort. Aussi ne choisissait-on aucun juge parmi les chevaliers ou les citoyens romains. Cette troupe de juges dont je parle se composait d’hommes, non pas de la cohorte d’un Q. Scévola, qui lui-même n’aurait jamais choisi parmi ceux de sa suite, mais des compagnons d’un C. Verrès! Et quelle était, croyez-vous, cette cohorte sous un pareil chef? Elle était comme son édit : Si un sénat juge mal, je Car je vais faire voir que lorsqu’on choisissait un sénat pour juge, ses jugements n’étaient pas plus libres. Point de tirage au sort, selon la loi Rupilia, si ce n’est quand l’affaire n’intéressait pas ce préteur. Les jugements rendus d’après la loi d’Hiéron dans un grand nombre de contestations furent tous supprimés par son édit; les citoyens, les chevaliers romains ne fournissaient plus de juges. Vous voyez quelle était sa puissance; apprenez l’usage qu’il en a fait.

Succession d’Heraclius de Syracuse

XIV. Héraclius est fils d’Hiéron et l’un des plus illustres citoyens de Syracuse. Il était le plus riche de ses compatriotes avant la préture de Verrès; il en est maintenant le plus pauvre par la cupidité et les injustices de Verrès. Une succession d’au moins 3M de sesterces lui échut par le testament d’Héraclius, son proche parent; Héraclius lui léguait encore une maison garnie d’une riche argenterie, de tapisseries précieuses, d’esclaves du plus haut prix; et qui ne sait jusqu’où va pour ces sortes de choses la fureur de sa convoitise? On ne parlait que de l’immense fortune léguée par Héraclius; de ces meubles, de cette argenterie, de ces esclaves qui allaient lui appartenir. Verrès en est informé; et, d’abord, il a recours à sa ruse favorite : il fait demander à Héraclius, pour les voir, des objets qu’il ne lui rendra pas. Deux Syracusains l’avertissent ensuite, Cléomène et Eschrion, ses amis ou plutôt ses alliés, car il a toujours traité leurs femmes comme la sienne. Vous verrez par la suite quel était leur crédit auprès du préteur, et le motif honteux de ce crédit. Tous deux, dis-je, l’avertissent; c’était une excellente affaire; tous les biens y abondaient :quant à Héraclius, il était déjà âgé, peu actif, n’ayant, à l’exception des Marcellus, aucun protecteur sur lequel il pût compter. Il lui était ordonné par le testament de placer des statues dans le Gymnase. Nous ferons en sorte, ajoutaient-ils, que les gymnasiarques se plaignent que les statues n’ont pas été placées et qu’ils réclament la succession, soutenant qu’elle doit leur être adjugée. L’expédient plut à Verrès : il prévoyait qu’une si riche succession étant contestée et revendiquée en justice, il était impossible qu’il n’en tirât pas quelque butin. Il approuve donc le conseil : il est d’avis qu’on agisse, ou plutôt qu’on surprenne, par une attaque soudaine, cet homme âgé qui n’entendait rien aux procès.

XV. On assigne Héraclius. Tout le monde est surpris d’une accusation aussi odieuse. De tous ceux qui connaissaient Verrès, les uns soupçonnaient qu’il avait jeté les yeux sur la succession; les autres en étaient persuadés. Cependant vient le jour où, d’après le règlement et la loi Rupilia, il devait tirer au sort les causes qu’on avait à juger; il était venu tout préparé: Héraclius lui représente qu’il n’est pas encore temps de lui donner des juges; qu’aux termes de la loi Rupilia on ne peut lui en donner que trente jours après la sommation: or, les trente jours n’étaient pas écoulés. On attendait vers le même temps Q. Arrius, désigné pour successeur à Verrès. Héraclius espérait, s’il pouvait échapper ce jour-là, voir arriver le nouveau préteur avant l’époque d’un second tirage. Verrès ajourna toutes les causes jusqu’au jour où il pourrait choisir des juges pour celle d’Héraclius. Le jour venu, il annonce qu’il va tirer au sort, comme s’il en avait réellement l’intention. Héraclius, accompagné de ses avocats, vient le trouver; il demande à soutenir sa cause contre les gymnasiarques, c’est-à-dire, contre le peuple de Syracuse, suivant les lois de sa patrie. Ses adversaires, de leur côté, demandent qu’on leur donne des juges pris dans les villes qui ressortissaient au tribunal de Syracuse; ceux que Verrès voudra nommer. Héraclius persiste à demander qu’on lui donne des juges d’après la loi Rupilia; qu’on respecte les règlements antérieurs, l’autorité du sénat, le droit de tous les Siciliens.

XVI. Qu’est-il besoin de vous prouver la partialité de cet homme dans l’administration de la justice? Qui de vous n’a pas su de quelle manière il la rendait à Rome? Qui donc sous sa préture a pu se faire rendre justice sans l’agrément de Chélidon? Ce n’est pas la province qui l’a gâté, comme tant d’autres; il s’y est montré tel qu’il était à Rome. Héraclius représentait, chose connue de tout le monde, que les Siciliens avaient une jurisprudence consacrée, d’après laquelle ils devaient vider entre eux leurs différends; qu’il existait une loi Rupilia, donnée par P. Rupilius, en vertu d’un sénatus-consulte, sur l’avis de dix députés; jurisprudence observée en Sicile par tous les consuls et les préteurs : Verrès déclara qu’il ne tirerait point les juges au sort, comme le voulait la loi Rupilia; il en donna cinq, choisis à sa commodité. Et maintenant que ferez-vous de cet homme? Comment trouver un supplice égal à ses forfaits? Quoi! lorsque l’on avait prescrit (ô le plus pervers et le plus audacieux des hommes!) les règles que vous deviez suivre dans le choix des juges; lorsqu’on invoquait l’autorité d’un général du peuple romain, la dignité de dix députés illustres, un décret du sénat, d’après lequel P. Rupilius avait établi des lois en Sicile, de l’avis des dix députés; lorsque vos prédécesseurs avaient observé en toutes circonstances les lois de Rupilius, et principalement en ce qui touche les tribunaux : vous avez osé, dans votre cupidité, compter pour rien tant de choses si saintes ! Rien ne vous a retenu, nulle religion, nul respect de l’opinion, nulle crainte d’un jugement, nulle autorité imposante, nui exemple à suivre. Oui, Verrès a nommé cinq juges sans avoir égard aux lois et aux règlements, sans les avoir tirés au sort, sans permettre qu’on les récusât, uniquement dans l’intérêt de sa passion; il a nommé cinq juges non pour examiner la cause, mais pour la juger comme il leur serait ordonné. Il ne fut rien fait ce jour-là; mais on leur commanda de s’assembler le lendemain.

XVII. Cependant Héraclius, voyant tous les piéges que le préteur lui tendait, prend, de l’avis de ses parents et de ses amis, la résolution de ne pas comparaître devant le tribunal : il s’enfuit pendant la nuit de Syracuse. Le lendemain matin, Verrès s’étant levé beaucoup plus tôt qu’il ne l’avait jamais fait, donne l’ordre de convoquer les juges; et voyant qu’Héraclius ne se présentait pas, il veut les contraindre à le condamner. Ceux-ci l’avertissent alors de se conformer, s’il le trouve bon, à son propre édit, et de ne pas les forcer de prononcer contre l’absent en faveur du présent avant la dixième heure. Verrès se rend; mais il était tout déconcerté, ainsi que ses amis et ses conseillers; la fuite d’Héraclius les tourmentait. Il leur paraissait plus odieux de condamner un homme pendant son absence, surtout pour des sommes aussi considérables, que s’il eût été présent. Comme les juges n’avaient pas été choisis d’après les dispositions de la loi Eupilia, ils sentaient que le jugement paraîtrait bien plus inique; et en voulant dissimuler cette violation de la loi, Verrès ne fit que rendre son avarice et sa perversité plus évidentes. En effet, il déclare qu’il ne veut point se servir des cinq juges, et ordonne, ce qu’il aurait dû faire dès le commencement, d’après la loi Rupilia, de citer Héraclius et ceux qui l’avaient assigné: il veut, dit-il, tirer les juges au sort, conformément à la loi Rupilia. Ce qu’Héraclius n’avait pu obtenir la veille, malgré ses larmes, ses prières, ses supplications, lui vient à l’esprit le lendemain; et il décide lui-même qu’il fallait tirer des juges au sort, d’après la loi Rupilia. Il prend dans l’urne les noms de trois juges ; leur commande de condamner Héraclius absent : ils le condamnent. Misérable! quel était donc votre égarement? Ne songiez-vous pas que vous deviez un jour rendre compte de votre administration, et qu’il vous faudrait répondre de pareils actes devant un tribunal composé de juges intègres? Ainsi donc, on réclamera comme la proie du préteur une succession sur laquelle on n’aura aucun droit! On fera intervenir le nom d’une cité! On imposera à cette cité honorable le rôle le plus honteux, le rôle de calomniateur! Et ce n’est pas tout encore. on ne cherchera pas même à se donner les apparences de l’équité ! Par les dieux immortels qu’importe à l’opprimé que par l’autorité de sa place un préteur le contraigne à abandonner tous ses biens, ou rende un jugement qui lui fera perdre sa fortune sans être entendu? et quelle différence y a t-il, je le demande?

XVIII. Vous ne pouvez pas nier, Verrès, que vous n’ayez dû tirer des juges au sort, ainsi que l’ordonnait la loi Rupilia, surtout lorsque Héraclius le demandait. Direz-vous que si vous vous êtes écarté de la loi, c’est du consentement d’Héraclius? Mais alors vous vous embarrassez vous-même et vous vous prenez dans vos piéges. Pourquoi donc Héraclius n’a-t-il pas voulu se présenter, lorsqu’on avait choisi les juges comme il le demandait? Pourquoi, après sa fuite, avez-vous tiré au sort d’autres juges, si les premiers avaient été choisis du consentement des deux parties? J’ajouterai que, dans les autres affaires, c’était le questeur M. Postumius qui tirait les juges au sort dans ce département; celle d’Héraclius est la seule où vous l’ayez fait vous-même. On dira peut-être qu’il a abandonné cette succession au peuple de Syracuse. En fussé-je d’accord, vous devriez n’en pas moins le condamner car il n’est pas permis d’enlever à quelqu’un ce qui lui appartient pour le donner à un autre. Mais vous verrez qu’il s’est approprié la plus grande partie de la succession, sans daigner même cacher son vol; qu’il en a recueilli le fruit tandis que le peuple de Syracuse en portait la honte ; enfin que ces Syracusains, qui se disent aujourd’hui envoyés par leurs citoyens pour faire son apologie, ont partagé sa proie, et que s’ils sont venus, c’est bien moins pour le défendre que pour faire estimer les pertes de leur ville.

Héraclius ayant donc été condamné, on remit au gymnase de Syracuse, c’est-à-dire, aux Syracusains, non seulement la succession qu’on lui avait contestée, et qui se montait à trois millions de sesterces, mais encore tout son patrimoine, qui ne s’élevait pas à une moindre somme. Quelle préture que la vôtre, Verrès ! Vous enlevez à un héritier une succession qu’il tenait d’un proche parent, qu’il tenait d’un testament, qu’il tenait des lois; des biens dont le testateur lui avait donné, avant de mourir, la jouissance et la possession; la succession d’un homme mort avant votre préture, succession jusque-là incontestable, et que personne n’avait songé à réclamer!

XIX. Mais soit; arrachez une succession aux proches parents, donnez-la aux gymnasiarques; faites votre proie du bien d’autrui, au nom d’une ville; renversez les lois, les volontés des morts, les droits des vivants : fallait-il encore chasser Héraclius de son patrimoine? Avec quelle impudence, quelle publicité, quelle cruauté, ô dieux immortels! ne pilla-t-on pas ses biens dès qu’il eut pris la fuite? Quel désastre pour lui! quel gain pour Verrès ! quelle honte pour les Syracusains ! quel malheur pour toute la Sicile! On a soin de faire porter aussitôt chez Verrès tout ce qu’il y avait dans la succession de vases d’argent ciselé; nul ne doutait qu’il ne fallût aussi lui abandonner tout ce qu’il y avait de vases de Corinthe et de tapis magnifiques, non seulement dans la maison d’Héraclius, cette maison emportée d’assaut, mais dans toute la province. Quant aux esclaves, il emmène ceux qui lui plaisent, et distribue les autres. On fit une vente; la cohorte du préteur, cette troupe invincible, y eut toujours la victoire. Mais voici le plus admirable : les Syracusains, chargés en apparence de recueillir la succession, mais en effet de la distribuer, rendaient compte de cette opération dans leur sénat : ils lui apprenaient combien de coupes, d’aiguières d’argent, de tapis précieux, d’esclaves de prix avaient été donnés à Verrès; combien d’argent on avait compté à chacun par son ordre. Les sénateurs gémissaient, et toutefois ils le souffraient. On lit tout à coup pour un seul article, une somme de deux cent cinquante mille sesterces donnée par ordre du préteur. Un cri s’élève de toutes parts : non seulement les plus vertueux, ceux qui avaient toujours regardé comme une chose infâme qu’on dépouillât un particulier au nom du peuple; mais les auteurs même de cette infamie qui en partageaient le fruit, se mirent à crier qu’il gardât pour lui la succession : il se fit un si grand tumulte dans le sénat, que le peuple accourut.

XX. Le bruit du scandale, répandu au dehors, parvint bientôt jusqu’au palais du préteur. Irrité à la fois et contre ceux qui avaient fait cette lecture, et contre ceux qui s’étaient récriés, il s’abandonne à sa colère. Toutefois, son caractère se démentit; et malgré son impudence, malgré l’audace que vous lui connaissez, les clameurs du peuple, et l’évidence d’un vol si considérable, le troublèrent. Dès qu’il se fut remis, il fit venir devant lui les Syracusains qui avaient fait le rapport au sénat : et, ne pouvant nier qu’il en eût reçu de l’argent, il ne chercha pas bien loin, car il n’aurait pu se faire croire; il prit un de ses proches, l’homme qu’il devait regarder comme un autre fils; et l’accusant d’avoir pris cet argent, il déclara qu’il le forcerait de le rendre. Se voyant accusé, le gendre de Verrès n’oublia pas ce qu’il devait à sa jeunesse, à son rang, à sa naissance. Il se défendit devant le sénat, et montra qu’il n’avait eu aucune part dans cette affaire. Quant à la conduite de Verrès, il s’en expliqua sans aucun détour, disant ce que tout le monde savait. Aussi, par la suite, les Syracusains lui érigèrent-ils une statue; : et lui-même, dès qu’il le put, il quitta la province et abandonna le préteur. On dit cependant que Verrès se plaint d’être accusé non pour ses fautes, mais pour les fautes des siens. Vous avez administré la province pendant trois ans, Verrès; le jeune homme que vous aviez choisi pour gendre n’a été qu’un an avec vous; ceux de vos amis et de vos lieutenants qui avaient de la droiture se sont aussi séparés de vous dès la première année; P. Tadius, le seul qui fût demeuré, n’est pas resté longtemps : s’il eût toujours été auprès de vous, il aurait du moins ménagé soigneusement votre réputation, et surtout la sienne. Pourquoi donc accuser les autres? Pensez-vous pouvoir rejeter vos fautes sur quelqu’un, et même les partager avec un autre? On rendit donc aux Syracusains ces deux cent-cinquante mille sesterces; mais des témoins et des pièces vous prouveront, juges, comment ils sont revenus à Verrès par une voie secrète.

XXI. C’est cette iniquité, juges, c’est ce partage de la succession d’Héraclius, malgré le sénat et le peuple de Syracuse, qui ont produit tous les crimes commis au nom de Verrès par Théomnaste, Eschrion, Dionysodore et Cléomènes, et que la ville a vus avec tant d’indignation : la ville entière fut spoliée, comme je vous le prouverai tout à l’heure. Verrès enleva toutes les statues, tout l’ivoire des édifices sacrés, tous les tableaux; et cela par les mains des mêmes agents que je viens de signaler, et qui, pour comble d’impudence, dans le sénat de Syracuse, près de la statue d’airain de M. Marcellus, dans ce lieu si célèbre et si respecté qu’il rendit aux Syracusains, quand il eut pu le leur enlever par le droit de la victoire, osèrent ériger deux statues dorées à Verrès et à son fils, comme s’ils avaient voulu que les sénateurs de Syracuse ne pussent pas se rassembler sans gémir et sans verser des pleurs tant qu’ils verraient au milieu d’eux l’image de cet homme. C’est encore par ces misérables complices de ses crimes, de ses rapines et de ses débauches, qu’il fit abolir la fête de Marcellus, malgré les plaintes de la cité, qui célébrait cette fête avec joie autant pour reconnaître les services récents de Caïus Marcellus, que pour honorer le nom même des Marcellus et de toute cette illustre famille. Mithridate, devenu maître de l’Asie, n’abolit pas la fête de Mucius. Un ennemi, quel ennemi! respecta le culte rendu à un mortel, culte consacré par la religion même des dieux; et vous, Verrès, vous n’avez pas voulu que les Syracusains donnassent un seul jour à la fête de ces Marcellus auxquels ils devaient de pouvoir célébrer d’autres fêtes. Il est vrai que vous les avez dédommagés en leur fixant un jour pour célébrer la fête de Verrès, jour glorieux pour lequel vous avez fait assigner les fonds nécessaires, pendant de longues années, pour les festins et les sacrifices. N’est-il pas permis de rire de cette incroyable impudence? faut-il toujours nous indigner, toujours gémir? Le jour, la voix, les forces me manqueraient, si je voulais faire comprendre, comme je le voudrais, combien il est déplorable, combien il est indigne qu’il y ait une fête de Verrès chez des peuples qui ne voient en lui que l’auteur de leurs désastres. Quelle fête admirable! dans quel pays avez-vous été où vous n’ayez pu l’établir? quelle maison, quelle ville, quel temple avez-vous visités, sans que les richesses qui s’y trouvaient n’aient disparu tout à coup? Que ces fêtes soient donc appelées “Verrea”, j’y consens, puisqu’elles rappellent, avec votre nom, votre caractère et vos rapines.

XXII. Voyez, juges, avec quelle facilité se propage l’injustice, quelle force peut prendre l’habitude du mal et combien il est difficile de les réprimer! Il existe une petite ville près de Syracuse, une ville peu considérable, nommée Bidis. Épicrate est sans contredit le premier de ses habitants. Une succession de cinq cent mille sesterces, lui avait été laissée par une parente, si proche que, fût-elle morte sans testament, Épicrate, d’après les lois de Bidis, devait être son héritier. L’affaire dont je viens de parler était toute récente. On savait qu’Héraclius n’aurait pas perdu son patrimoine, s’il n’eût fait un héritage. Épicrate venait aussi d’hériter. L’idée vint à ses ennemis que, sous la préture de Verrès, on pourrait le dépouiller de sa fortune, tout aussi bien qu’Héraclius. Ils commencent leurs intrigues, et avertissent Verrès par l’entremise de ses agents : on convient que les gymnasiarques de Bidis revendiqueront la succession contre Épicrate, comme les gymnasiarques de Syracuse contre Héraclius. Jamais vous n’avez vu de préteur si favorable aux gymnasiarques; mais en soutenant leurs intérêts, il n’oubliait pas les siens. Il commence par lui-même, et fait compter à un de ses amis quatre-vingt mille sesterces. Le secret ne put être gardé. Épicrate est informé par un de ceux qui étaient présents. Il négligea d’abord cet avis : il n’y avait rien dans sa cause qui pût faire douter de son droit. Ensuite, réfléchissant au sort d’Héraclius, et connaissant la perversité de Verrès, il pensa que le mieux à faire était de quitter secrètement la province, et c’est ce qu’il fit. Il partit pour Rhégium.

XXIII. A cette nouvelle, l’agitation de ceux qui avaient donné l’argent fut grande. Que pouvait-on faire en l’absence d’Épicrate? Héraclius était présent la première fois qu’on lui donna des juges; mais comment agir contre un homme qui s’était enfui avant qu’on eût paru en justice, avant qu’il eût été question de procès? Ils partent pour Rhégium; ils vont trouver Épicrate; ils lui représentent, ce qu’il savait déjà, qu’ils avaient donné quatre-vingt mille sesterces, et le prient de leur rendre cette somme, qu’ils ont perdue à cause de lui; qu’il prenne contre eux les sûretés qu’il voudra, nul d’entre eux ne lui contestera la succession. Épicrate les renvoie sans vouloir les entendre. Ils se rendent à Syracuse, et se plaignent à beaucoup de monde, comme c’est l’usage, d’avoir donné inutilement quatre-vingt mille sesterces. La chose se répand, elle court de bouche en bouche, et devient le sujet de tous les entretiens. Verrès joue le même rôle qu’à Syracuse; il veut, dit-il, connaître de ces quatre-vingt mille sesterces : il cite un grand nombre de personnes. Les Bidiens disent qu’ils ont donné la somme à Volcatius, sans ajouter que c’est par l’ordre de Verrès. Celui-ci fait venir Volcatius, lui ordonne de rapporter l’argent; Volcatius l’apporte sans hésiter, lui qui n’y perdait rien; il le rend à la vue de nombreux témoins. Les Bidiens emportent la somme.

Quoi donc ! dira-t-on, blâmez-vous ici Verrès, lui qui, loin d’être un voleur, n’a pas même souffert qu’un autre le fût? Écoutez, et vous comprendrez bientôt que cet argent, qui avait paru s’éloigner de Verrès par la grande route, lui est revenu par un chemin détourné. En effet, que devait faire le préteur, lorsque, après avoir examiné l’affaire dans son conseil, il eut reconnu que, soit en recevant cette somme, soit en la donnant pour corrompre les juges, vendre ou acheter la justice, un officier de sa suite et des citoyens de Bidis avaient compromis son honneur et son rang? Ne devait-il pas sévir et contre celui qui avait reçu et contre ceux qui avaient donné? Vous, Verrès, qui aviez résolu de punir ceux qui auraient mal jugé, ce qui souvent arrive sans qu’on le veuille, vous laissez impunis ceux qui, pour vendre ou acheter vos décrets et vos jugements, ont cru de-voir donner ou recevoir de l’argent! Et depuis, Volcatius a toujours eu la même influence auprès de vous, Volcatius, un chevalier romain flétri d’une telle ignominie !

XXIV. Eh ! quoi de plus honteux pour un homme bien né, quoi de plus indigne d’un homme libre que d’être forcé par un magistrat, devant une assemblée nombreuse, de restituer le fruit d’un vol? Si Volcatius avait eu l’âme, je ne dis pas d’un chevalier romain, mais de tout homme libre, aurait-il pu seulement vous regarder? il eût été votre ennemi, et un ennemi déclaré, après avoir reçu de vous un si cruel affront, à moins qu’il ne se fût entendu avec vous, qu’il n’eût servi votre réputation de préférence à la sienne. Au contraire, il a été votre ami pendant tout le temps qu’il est resté avec vous dans la province ; il l’est encore aujourd’hui que vos autres amis vous ont délaissé, vous le savez, et nous pouvons en juger par nous-même. Mais de ce que Volcatius n’a pas eu de haine contre lui, ou de ce que Verrès n’a sévi ni contre Volcatius ni contre les Bidiens, est-ce la seule preuve que rien ne s’est fait à son insu? C’est une grande preuve ; mais voici la plus forte de toutes. Verrès devait être irrité contre les Bidiens; il avait découvert que, ne pouvant poursuivre Epicrate en justice, eût-il été présent, ils avaient essayé d’obtenir un décret à prix d’or;cependant il ne se contenta pas n’adjuger aux Bidiens la succession échue à Épicrate; mais, ainsi qu’il avait fait pour Héraclius, et plus injustement encore, puisqu’il n’y eut pas de sommation, il leur livra la fortune et le patrimoine d’un absent. Il déclara, ce qui était sans exemple, que si l’on faisait des réclamations contre un absent, il les accueillerait. Les Bidiens se présentent, ils réclament la succession. Les chargés d’affaires d’Épicrate demandent à Verrès de les renvoyer à leurs lois, ou d’instruire la cause d’après la loi Rupilia. Les adversaires n’osaient rien opposer; on ne trouvait aucun expédient. Ils accusent Épicrate d’être parti pour frustrer ses créanciers; ils demandent à être envoyés en possession de ses biens. Épicrate n’avait aucune dette; ses amis s’engageaient, si on réclamait quelque somme, à subir un jugement, et à fournir caution suffisante.

XXV. Comme l’affaire languissait, les adversaires, d’après le conseil de Verrès, accusent Épicrate d’avoir falsifié des actes publics : un pareil soupçon ne pouvait atteindre Épicrate. Ils demandent à le traduire en justice pour ce crime. Ses amis ne veulent pas qu’on lui fasse subir un nouveau jugement, qu’on prononce en son absence, sur ce qui touche son honneur; ils continuent à demander qu’on les renvoie à leurs lois. Verrès, ravi de voir qu’il se trouvait un point sur lequel les amis d’Épicrate refusent de le défendre en son absence, déclare aussitôt qu’il autorise l’accusation, et principalement sur ce chef. Il était évident pour tout le monde que la somme qu’il avait eu l’air de laisser sortir de ses mains y était revenue, et qu’il en avait même extorqué depuis une beaucoup plus forte : aussi les amis d’Épicrate cessèrent-ils de le défendre; Verrès adjugea aux Bidiens la possession et la propriété de toute la fortune. Ainsi, aux cinq cent mille sesterces de la succession, se joignirent les quinze cent mille autres,, qu’Epicrate possédait de son chef. L’affaire a-t-elle été conduite de telle manière, la somme est-elle si faible, et Verrès est-il d’un caractère si honorable qu’on puisse supposer qu’il a agi sans intérêt dans cette circonstance? Apprenez maintenant, juges, l’infortune des Siciliens. Héraclius de Syracuse, Épicrate de Bidis, dépouillés de tous leurs biens, vinrent à Rome : revêtus d’habits de deuil, la barbe longue, et les cheveux incultes, ils y restèrent environ deux ans. Lorsque Métellus partit pour la province, ils partirent avec lui munis des meilleures recommandations. A peine arrivé à Syracuse, Métellus cassa les deux décrets rendus contre Épicrate et contre Héraclius: mais il ne restait des biens de l’un et de l’autre que ce qui n’avait pu être déplacé.

XXVI. C’était agir noblement, que de réparer autant qu’il était possible, dès son arrivée, toutes les injustices de Verrès. Métellus avait ordonné de réintégrer Héraclius dans ses biens : mais la réintégration n’ayant pas lieu, tous les sénateurs de Syracuse que faisait assigner Héraclius étaient conduits en prison ; un grand nombre y furent conduits. Pour Épicrate, il fut aussitôt réintégré. On cassa d’autres jugements soit à Lilybée, soit à Agrigente, soit à Palerme. Métellus avait déclaré qu’il ne maintiendrait pas le cens au taux fixé sous la préture de Verrès; quant aux dîmes, quecelui-ci avait affermées contrairement à la loi d’Hiéron, il avait annoncé qu’il les affermerait d’après cette loi. Tels étaient tous les actes de Métellus, qu’il semblait réformer toute la préture de Verrès. Aussitôt que j’eus mis le pied en Sicile, Métellus changea entièrement. Il lui était venu depuis deux jours un certain Létilius, homme dont l’esprit ne manquait pas de culture; aussi Verrès en fit-il toujours son messager. Il avait apporté plusieurs lettres: entre autres, une de Rome, qui avait entièrement changé Métellus. Soudain, celui-ci se prit à dire, qu’il voulait tout ce qui était dans l’intérêt de Verrès ; qu’il était son ami, et même son parent. On s’étonnait que cette idée ne lui fût venue qu’après lui avoir, partant d’actes et de décrets, mis le couteau sous la gorge. Quelques-uns pensaient que Létilius lui avait été député par Verrès pour lui rappeler leurs relations, leur amitié, leur parenté. Depuis ce moment, il demandait aux villes des apologies ; non content d’effrayer les témoins par des paroles, il les retenait de force. Et si, à mon arrivée, je n’eusse un peu arrêté ses entreprises; si je n’eusse fait valoir auprès des Siciliens, non pas des lettres de Métellus, mais des lettres de Glabrion, mais la loi elle-même, je n’aurais pu appeler ici tant de témoins.

XXVII. Mais, pour revenir à ce que je disais tout à l’heure, apprenez l’infortune des Siciliens. Héraclius et Épicrate vinrent bien loin à ma rencontre avec tous leurs amis; à mon entrée à Syracuse, ils me remercièrent les yeux pleins de larmes; ils voulurent m’accompagner à Rome. Comme il me restait encore beaucoup de villes à visiter, j’arrêtai avec eux le jour où ils me retrouveraient à Messine. Là ils me firent savoir qu’ils étaient retenus par le préteur; alors je les assignai comme témoins, et je fis donner leurs noms à Métellus : eh bien ! malgré leur désir de se rendre à Rome, et les injustices dont ils ont à se plaindre, ils ne sont pas encore venus. Tels sont les droits de nos alliés, qu’il ne leur est même pas permis de déplorer leurs malheurs!Vous avez déjà entendu la déposition d’un autre Héraclius de Centorbe, jeune homme distingué par son mérite et sa naissance. Au moyen de fausses et malveillantes imputations, on lui avait réclamé cent mille sesterces. Verrès, à l’aide d’un compromis où les deux parties consignèrent une amende, vint à bout de lui en extorquer trois cent mille. Un jugement favorable à Héraclius ayant été rendu sur le compromis par un citoyen de Centorbe, juge entre deux de ses concitoyens, il le déclara nul; il décida que le juge avait mal jugé; il lui défendit de siéger au sénat, de paraître dans les lieux publics; il déclara qu’il ne l’autoriserait pas à poursuivre pour injures quiconque l’aurait frappé; que, s’il était lui-même poursuivi, il lui nommerait un juge parmi les officiers de sa suite; qu’enfin il ne lui donnerait action pour aucune affaire. Telle fut l’autorité de Verrès, que personne ne frappa ce citoyen, quoiqu’un préteur le permît en termes exprès, et y engageât réellement; personne ne le poursuivit, quoique Verrès eût autorisé par son édit la licence de la calomnie. Mais cette dégradation ignominieuse pesa sur la victime tant que Verrès resta en Sicile. Une fois les juges effrayés par ces rigueurs nouvelles et sans exemple, croyez-vous qu’il y ait eu en Sicile un seul jugement qu’il n’ait dicté? Vous semble-t-il qu’il n’ait eu que le dessein d’enlever, comme il l’a fait, une somme à Héraclius? ou ne voulait-il pas, ce qui lui offrait un butin immense, devenir, sous prétexte de rendre la justice, seul maître des biens et de la fortune de tous?

Crime Capital de Sopater

XXVIII. Quant aux jugements pour crime capital, qu’est-il besoin de recueillir chaque fait et chaque cause? Dans une foule de traits de même nature, je choisirai ceux qui m’offriront la perversité la plus signalée. Un certain Sopater d’Halicye, un des citoyens les plus riches et les plus distingués de cette ville, est accusé d’un crime capital par ses ennemis devant le préteur C. Sacerdos; il parvient sans peine à se justifier, et il est absous. Les mêmes ennemis dénoncèrent à C. Verrès, qui avait succédé à Sacerdos, le même Sopater, et pour la même cause.. Celui-ci croyait l’affaire peu embarrassante, et parce qu’il était innocent, et parce qu’il ne pensait pas que Verrès osât infirmer un jugement de Sacerdos. L’accusé est cité : la cause se plaide à Syracuse : l’accusateur reproduit les griefs, déjà détruits par la défense et par un jugement. Sopater avait pour défenseur Q. Minucius, chevalier romain, fort distingué et fort honorable, et qui ne vous est pas inconnu. Rien, dans la cause, ne semblait devoir inspirer des craintes, ou même le moindre doute. Cependant l’affranchi de Verrès, ce même Timarchide, son agent, et, comme vous l’avez appris de beaucoup de témoins dans la première action, son entremetteur, son ministre pour toutes ces sortes d’affaires, va trouver Sopater; il l’avertit de ne pas trop compter sur le jugement de Sacerdos, ni sur la bonté de sa cause; il ajoute que ses accusateurs et ses ennemis ont dessein de donner de l’argent au préteur; mais que celui-ci préfère en recevoir pour le sauver, et qu’il tient également, si cela est possible, à ne pas annuler le jugement. Sopater, à ce coup imprévu, laisse voir du trouble; il ne peut rien répondre sur le moment à Timarchide, sinon qu’il va réfléchir à ce qu’il doit faire; en même temps il lui déclare que sa situation pécuniaire est fort gênée. Ensuite, il rend compte du fait à ses amis. Sur leur conseil qu’il devait se racheter, il vient trouver Timarchide, lui expose les difficultés de sa situation, l’amène à se contenter de 80 000 sesterces, et lui compte cette somme.

XXIX. Lorsqu’on vint à plaider la cause, oh !alors plus de crainte, plus d’inquiétude pour les défenseurs de Sopater : l’accusation était sans fondement; l’affaire, jugée; Verrès avait reçu l’argent. Qui pouvait douter du succès? On ne termine pas les plaidoiries ce jour-là; on ajourne le tribunal. Timarchide vient de nouveau trouver Sopater : les accusateurs, lui dit-il, offrent au préteur une somme beaucoup plus forte; qu’il avise donc, s’il est sage, à ce qui lui reste à faire. Sopater; quoique Sicilien et accusé, c’est-à-dire, avec des droits méconnus et une situation mauvaise, ne put ni supporter, ni écouter plus longtemps Timarchide. Faites, lui dit-il, ce qu’il vous plaira, je ne donnerai pas davantage. C’était l’avis de ses amis et de ses défenseurs; et ils y tenaient d’autant plus que Verrès, quelles que fussent ses dispositions dans cette cause, avait dans son conseil d’honorables citoyens romains établis à Syracuse, lesquels avaient fait partie du conseil de Sacedors lors que Sopater fut absous. Il leur paraissait impossible que, sur la même accusation, avec les mêmes témoins, on fit condamner Sopater par les mêmes hommes qui auparavant l’avaient absous. Dans cette confiance, on se présente au tribunal. Ceux qui formaient ordinairement le conseil, y étaient venus en grand nombre; et toute la défense de Sopater reposait sur cette même espérance, sur ce grand nombre, sur la considération des membres du conseil, et, je le répète, sur la présence de ces mêmes juges qui avaient déjà renvoyé Sopater de la même accusation. Mais voyez, juges, l’iniquité et l’audace de Verrès :il ne les couvre ni d’une apparence de raison ni du moindre voile qui en dissimule l’effronterie. Il ordonne à M. Pétillas, chevalier romain, membre du conseil, d’aller s’occuper d’une cause particulière dont il était le principal juge. Pétilius refuse, disant qu’il veut avoir pour assesseurs ses amis que retenait Verrès. Celui-ci, en homme généreux, dit qu’il ne retient aucun de ceux qui voudraient assister Pétilius. Ainsi les juges se retirent tous : car les autres obtiennent aussi de n’être pas retenus; ils voulaient, disaient-ils, se trouver à cette cause, dans l’intérêt de l’une ou de l’autre partie. Verrès est laissé seul avec sa bande. Minucius, qui défendait Sopater, ne doutait point que Verrès, ayant congédié son conseil, ne jugerait pas l’affaire ce jour-là : tout à coup il reçoit l’ordre de parler. Devant qui? répondit-il. Devant moi, dit Verrès, si je vous semble capable de juger un Sicilien, un misérable Grec. Vous en êtes capable, reprend Minucius ; mais je voudrais voir ici ceux qui se sont déjà trouvés à la cause et qui l’ont examinée. Parlez, dit le préteur; ils ne peuvent s’y trouver. Eh bien! dit alors Q. Minucius, moi aussi, j’ai été prié par Pétilius d’être son assesseur. Et il se prépare à quitter l’audience. Verrès irrité lui adresse des paroles violentes, et même des menaces, disant qu’il expose le préteur à la haine et à une grave accusation.

XXX. Minucius qui, tout en faisant la banque à Syracuse, n’avait oublié ni ses droits, ni sa dignité, et qui sentait que le soin d’augmenter sa fortune dans la province ne devait lui rien faire perdre de sa liberté, répondit au préteur ce qu’il crut de son honneur, et ce que demandaient sa cause et la circonstance : il persiste à dire que, puisque le conseil a été congédié, il ne plaidera pas. Il quitta donc le siège des avocats; tous les autres amis et défenseurs de Sopater, à l’exception des Siciliens, en firent autant. Verrès, malgré son incroyable audace, se voyant seul, se troubla et sentit quelque crainte. Que faire? de quel côté se tourner? il l’ignorait. Si, en ce moment, il remettait la cause, Sopater, jugé par ceux qui venaient d’être éloignés, ne manquerait pas d’être absous; s’il condamnait un homme malheureux et innocent, s’il osait, lui préteur, en l’absence de son conseil, du patron et des défenseurs de l’accusé, annuler un jugement de C. Sacerdos, il ne pourrait tenir contre l’odieux d’une pareille conduite. En proie à toutes les angoisses de l’incertitude, les agitations de son esprit se trahissaient jusque dans les mouvements de son corps, au point que tous ceux qui étaient présents purent voir quel combat la crainte et la cupidité se livraient dans son âme. L’assemblée était fort nombreuse; le silence profond :on était impatient de savoir comment éclaterait sa cupidité: de temps à autre, son officier Timarchide se penchait à son oreille. Enfin Verrès : Allons, parle; dit-il à Sopater. Celui-ci le supplie, au nom des dieux et des hommes, de juger avec l’assistance de son conseil. Verrès ordonne de citer les témoins. Un ou deux déposent en peu de mots : on ne les interroge pas : l’huissier annonce que la cause est entendue. Verrès, comme s’il eût craint que Pétilius, après avoir jugé ou remis la cause qui l’avait appelé au dehors, ne revînt avec quelques autres au conseil, s’élance de son siège, : un homme innocent, absous par C. Sacerdos, sans avoir été défendu, sans autres juges que le greffier, le médecin et l’aruspice de Verrès, est ainsi condamné.

XXXI. Gardez, juges, gardez un tel homme parmi vos concitoyens; épargnez-le, conservez-le, afin que nous ayons un collègue qui juge avec nous; qui, dans le sénat, donne sans passion son avis sur la guerre et sur la paix. Toutefois, nous devons peu nous mettre en peine, nous et le peuple romain, de l’avis qu’il donnera dans le sénat. Quelle sera en effet son autorité? Quand osera-t-il, quand pourra-t-il opiner?A quelle époque, si ce n’est au mois de février, un homme aussi dissolu, aussi lâche, paraîtra-t-il au sénat? Mais soit: qu’il y paraisse; qu’il décide la guerre contre les Crétois; qu’il affranchisse les Byzantins; qu’il proclame roi Ptolémée ; que la volonté d’Hortensius lui dicte ses paroles et ses pensées cela nous touche peu, et ne met en péril ni nos personnes ni nos fortunes.

Voici, Romains, le danger capital, le danger vraiment à craindre et qui doit épouvanter tout homme de bien; c’est que si Verrès échappe, par je ne sais quelle puissance, à ce tribunal, il sera nécessairement an nombre des juges; il prononcera sur la vie des citoyens romains; il sera le porte-étendard dans l’armée de celui qui veut exercer l’empire des tribunaux. C’est là ce que repousse le peuple romain, ce qu’il ne peut souffrir : Si vous aimez, vous crie-t-il, de tels hommes, si vous choisissez des gens de cette espèce pour donner du lustre à votre ordre, et faire l’ornement de vos assemblées, permis à vous; oui, ayez-le pour sénateur; ayez-le, si vous le voulez ainsi, pour vous juger vous-mêmes; mais tous ceux qui ne sont pas de votre ordre, tous ceux à qui les admirables lois Cornélia ne permettent pas de récuser plus de trois juges, ne veulent pas qu’un homme si cruel, si odieux, si infâme ait le droit de les juger.

XXXII. En effet, s’il est honteux (et pour moi c’est le comble de la bassesse et de l’infamie) de recevoir de l’argent pour juger, de mettre à l’enchère sa conscience et sa religion, combien n’est-il pas plus honteux, plus pervers, plus indigne, quand on a reçu d’un homme de l’argent pour l’absoudre, de le condamner, en sorte qu’un préteur n’ait pas même dans ses engagements la bonne foi des pirates! C’est un crime de recevoir de l’argent de l’accusé : combien n’en est-ce pas un plus grand d’en recevoir de l’accusateur? Mais quel crime plus énorme d’en recevoir de tous les deux? Vous avez affiché, Verrès, dans votre province, que vous étiez à vendre, et celui-là l’a emporté auprès de vous, qui vous a donné le plus d’argent! Eh bien! je vous le passe; peut-être quelque autre a-t-il fait comme vous. Mais après avoir engagé à l’un votre parole et votre religion pour une somme d’argent, vous les prostituerez à l’autre pour une somme plus considérable! vous les tromperez tous les deux! Vous donnerez gain de cause à qui vous voudrez; et à celui que vous aurez trompé, vous ne lui rendrez même pas son argent! Que me parle-t-on d’un Bulbus, d’un Stalénus? Avons-nous jamais entendu citer, avons-nous jamais vu un monstre, un prodige de cette espèce, qui s’arrange avec l’accusé, et qui ensuite compose avec l’accusateur? qui, entouré d’hommes honorables et déjà instruits de la cause, les éloigne et les renvoie de son conseil? qui, resté seul juge d’un accusé précédemment absous, d’un accusé dont il a reçu de l’argent, le condamne et ne lui rend pas son argent? Et nous aurions un pareil homme au nombre des juges! Il siégera comme juge dans l’une des deux commissions sénatoriales! Il prononcera sur la vie d’un homme libre! C’est à lui que l’on confiera la tablette judiciaire, pour qu’il la marque non seulement avec de la cire, mais, s’il lui en prend envie, avec du sang!

XXXIII. Lequel de ces crimes en effet niera-t-il avoir commis? un seul sans doute, et il n’y manquera pas, celui d’avoir reçu de l’argent. Pourquoi ne le nierait-il pas? Mais un chevalier romain qui a défendu Sopater, qui l’a secondé dans toutes ses résolutions et dans toutes ses démarches, Q. Miuucius, nous dit, sous la foi du serment, qu’on a donné de l’argent; sous la foi du serment, il affirme avoir entendu dire à Timarchide que les accusateurs en offraient davantage :c’est ce que vous diront tous les Siciliens, ce que diront les habitants d’Halicye, ce que dira le jeune fils de Sopater, celui qui a été privé par cet homme sans pitié d’un père innocent et de la fortune paternelle. Mais, quand je n’aurais pu prouver par des témoins que vous avez reçu de l’argent, auriez-vous pu nier, nieriez-vous aujourd’hui, qu’après avoir congédié votre conseil, après avoir éloigné des hommes du premier rang, qui avaient été du conseil de C. Sacerdos, et qui étaient ordinairement du vôtre, vous avez jugé une affaire déjà jugée? Nierez-vous que le même homme que C. Sacerdos avait absous dans son conseil, après l’avoir entendu, vous, sans votre conseil, vous l’avez condamné sans l’entendre? Quand vous aurez avoué ces faits, qui se sont passés en plein forum, publiquement, à Syracuse, à la face et sous les yeux de toute la province, niez alors, si vous le voulez, que vous ayez reçu de l’argent, et trouvez quelque homme qui, voyant ce qui s’est passé en public, doute encore de ce que vous aurez fait en secret, et hésite s’il doit plutôt croire mes témoins que vos défenseurs. J’ai déjà déclaré, juges, que je ne détaillerais pas toutes les actions de Verrès en ce genre, mais que je choisirais les plus remarquables.

Sthenius et et ses statues

XXXIV. Apprenez maintenant un autre exploit de Verrès, exploit célèbre en Sicile et ailleurs, et qui me semble renfermer à lui seul tous les crimes. Écoutez avec une attention soutenue :vous trouverez que ce forfait est né de la cupidité, s’est accru par l’adultère, a été achevé et consommé par la cruauté. Sthénius, assis près de nous, citoyen de Thermes, connu auparavant de beaucoup de personnes pour sa rare vertu et sa haute noblesse, doit aujourd’hui à son infortune et aux insignes injustices de Verrès d’être connu de tout le monde. Verrès, quoique lié avec lui par les droits de l’hospitalité, quoique souvent reçu dans sa maison de Thermes, qu’il avait même habitée, en enleva tout ce qui pouvait exciter l’attention ou attirer les regards. En effet, Sthénius, dès sa jeunesse, avait rassemblé avec beaucoup de soin et de goût divers objets d’art, en airain de Délos et de Corinthe, des tableaux, et même assez de belle argenterie pour la fortune d’un habitant de Thermes. Voyageant en Asie dans sa jeunesse, il avait, comme je viens de le dire, mis tous ses soins à rassembler ces objets précieux, moins pour son plaisir, que pour celui de nos concitoyens, ses amis et ses hôtes, qu’il invitait à sa table, ou dont il voulait fêter l’arrivée. Lorsque Verrès lui eut tout enlevé, soit en demandant, soit en exigeant, soit en prenant, Sthénius supporta ces pertes le mieux qu’il put. Il ne laissait pas de ressentir une vive peine : sa maison, si bien décorée, si bien fournie de tout, Verrès venait de la laisser nue et vide. Toutefois il ne faisait part de son chagrin à personne: il croyait devoir tout souffrir d’un préteur sans se plaindre, et d’un hôte avec patience. Cependant Verrès, avec cette passion si connue, et dont on parle chez tous les peuples, ayant vu de fort belles statues antiques placées dans les lieux publics de Thermes, en fut épris : il demanda à Sthénius de lui promettre ses services pour les enlever, et lui prêter son secours. Sthénius non seulement refusa, mais il lui déclara qu’il était impossible que des statues de cette antiquité, des monuments de Scipion l’Africain, fussent enlevés de Thermes, tant que Rome serait debout et qu’il y aurait un empire romain.

XXXV. Je veux opposer ici à Verrès la douceur et l’équité de Scipion. Les Carthaginois avaient pris autrefois Himère, une des villes de la Sicile les plus célèbres et les mieux décorées. Scipion, qui croyait digne du peuple romain qu’aussitôt la guerre finie, notre victoire rendît à nos alliés ce qui leur appartenait, fit restituer ce qu’il put à tous les Siciliens, après la prise de Carthage. Himère détruite, ceux des citoyens que les malheurs de la guerre avaient épargnés, s’étaient établis à Thermes sur les confins du même territoire, non loin de leur ancienne ville. Ils croyaient recouvrer la fortune et la gloire de leurs pères, en plaçant dans leur nouvelle demeure les monuments de leurs ancêtres. Il y avait plusieurs statues en airain, une entre autres, d’une grande beauté; c’était Himère elle-même, représentée sous la figure et l’extérieur d’une femme portant le nom de la ville et du fleuve. On y voyait aussi un vieillard courbé, un livre à la main, représentant Stésichore; statue qui passe pour un chef-d’œuvre. Stésichore était d’Himère; mais toute la Grèce a rendu et n’a pas cessé de rendre les mêmes honneurs à son génie. Verrès désirait avec fureur ces deux statues. Il s’y trouvait encore, je l’avais presque oublié, une certaine chèvre, ouvrage merveilleux, dont la grâce et la finesse pourraient faire impression même sur nous qui connaissons peu les chefs-d’œuvre. Ces ouvrages, et d’autres semblables, Scipion ne les avait pas négligés et dédaignés pour que Verrès, profond connaisseur, pût les enlever; et s’il les rendit aux habitants de Thermes, ce n’est pas qu’il n’eût aussi des jardins, ou une demeure dans le voisinage de la ville, quelque endroit enfin où il pût les placer; mais s’il les eût transportés chez lui, on ne les aurait pas longtemps appelés de son nom, mais du nom de ceux à qui sa mort les aurait transmis : tandis que dans la place où ils sont encore; ils appartiendront toujours à Scipion, et qu’on les appelle même les monuments de Scipion.

XXXVI. Verrès les demandait, et la chose était agitée dans le sénat; Sthénius s’y opposa très fortement; et comme il est un des Siciliens les plus éloquents, il donna de nombreuses raisons. Il est plus honorable, disait-il, pour les Thermitains d’abandonner leur ville, que d’en laisser enlever les monuments de leurs ancêtres, les dépouilles des ennemis, les bienfaits d’un grand homme, les témoignages de leur alliance et de leur amitié avec le peuple romain. Toutes les âmes furent émues; il ne se trouva personne qui ne déclarât qu’il valait mieux mourir. Aussi, est-ce presque la seule ville de l’univers d’où Verrès n’ait pu rien enlever en ce genre dans les places et édifices publics, ni par violence, ni par ruse, ni par autorité, ni par crédit, ni par corruption. Mais je parlerai ailleurs de sa passion pour tous ces objets; maintenant, je reviens à Sthénius. Le préteur, irrité contre Sthénius, déclare tout lien d’hospitalité rompu entre eux; il déménage, ou plutôt il déloge, car il avait déjà enlevé les meubles. Les ennemis de Sthénius invitent Verrès à venir demeurer chez eux, afin d’être plus à portée de l’aigrir par leurs calomnies et leurs accusations. Ces ennemis étaient Agathinus, noble Sicilien, et Dorothéus, mari de Callidama, fille d’Agathinus, dont Verrès avait entendu parler. Aussi aima-t-il mieux loger chez le gendre d’Agathinus. Il ne s’était écoulé qu’une seule nuit, et déjà il chérissait Dorothéus, au point que tout semblait commun entre eux : il avait des égards pour Agathinus comme pour un allié et un parent : déjà même il paraissait dédaigner cette statue d’Himère; la figure et les traits de la femme de son hôte le charmaient bien davantage.

XXXVII. Il exhorte donc ces deux hommes à susciter à Sthénius quelque procès, à forger quelque chef d’accusation. Ceux-ci répondent qu’ils ne savent de quoi l’accuser. Il leur déclare que tout ce qu’ils voudront imputer à Sthénius trouvera créance à son tribunal. Ils n’attendent pas même au lendemain : dès le jour même, ils font assigner Sthénius, et l’accusent d’avoir falsifié les registres publics. Sthénius objecte que cette accusation de faux lui est intentée par deux de ses concitoyens, et que l’affairé doit être jugée par la loi du pays; que le sénat et le peuple romain, pour prix de l’amitié et de la fidélité constante des Thermitains, leur ont rendu leur ville, leurs campagnes et leurs lois; que, depuis, Publius Rupilius, d’après un sénatus-consulte et de l’avis de dix députés, a donné aux Siciliens des lois en vertu desquelles ils se jugeraient entre eux ; que Verrès lui-même dans son édit a confirmé ces décisions. Il demande, en conséquence, à être jugé d’après les lois siciliennes. Verrès, cet homme rempli d’équité, si étranger à toute passion, déclare qu’il connaîtra de l’affaire : il ordonne à Sthénius d’être prêt à plaider sa cause à la huitième heure. Il n’y avait point d’obscurité sur le dessein de ce misérable : lui-même ne l’avait pas tenu secret, et la femme de Dorothéus n’avait pu se taire. On comprit qu’après avoir condamné Sthénius sans aucune preuve et sans témoin, l’infâme préteur voulait faire subir à un homme noble, à un homme de cet âge, à son hôte, le supplice atroce des verges. Ce projet étant manifeste, Sthénius, de l’avis de ses amis et de ses hôtes, quitte Thermes et se réfugie à Rome. Il aimait mieux se confier à l’hiver et aux vagues, que de ne pas éviter ce fléau, cette tempête si funeste à tous les Siciliens.

XXXVIII. Verrès, homme ponctuel et vigilant, entre en séance à la huitième heure. Il ordonne d’appeler Sthénius : mais voyant qu’il ne se présente pas, enflammé de dépit, égaré par la colère, il envoie des esclaves de Vénus à la maison de l’accusé ; il dépêche des cavaliers dans les environs de ses terres et de ses maisons de campagne, et, pour attendre des nouvelles, il ne quitte pas le forum avant la troisième heure de la nuit. Le lendemain, dès le matin, il y descend; il mande Agathinus, lui ordonne de prendre la parole sur la falsification des registres contre Sthénius absent. Telle était la cause, que celui-ci, même sans adversaire, et devant un juge ennemi de l’accusé, ne trouvait rien à dire. Aussi, se borne-t-il à établir en un mot que, sous la préture de Sacerdos, Sthénius a falsifié les registres publics. A peine a-t-il dit ces paroles, Verrès prononce : Sthénius nous semble avoir falsifié les registres publics. Et il ajoute, cet homme tout à Vénus, chose nouvelle et sans exemple : Pour ce crime, 500 000 sesterces, destinés à Vénus Érycine seront pris sur les biens de Sthénius! et il commence aussitôt la vente de ses biens. Il les aurait vendus, pour peu qu’on eût tardé à lui compter cette somme. Lorsqu’elle lui fut comptée, il ne s’en tint pas à cette iniquité; il annonce publiquement, du haut de son tribunal, que si l’on voulait accuser Sthénius, absent, de crime capital, il recevrait la dénonciation. En même temps il presse Agathinus, son nouvel hôte, son nouvel allié, de se présenter et de faire la dénonciation. Celui-ci répond à haute voix, devant tout le monde, qu il n’en fera rien, qu’il n’est pas ennemi de Sthénius au point de l’accuser d’un crime capital. En ce moment, un certain Pacilius, homme pauvre et sans consistance, s’approche tout à coup ; il veut, dit-il, si on le lui permet, dénoncer Sthénius absent. Verrès répond que cela est permis, que c’est l’usage, et qu’il recevra la dénonciation. Sthénius est donc dénoncé. Aussitôt le préteur décrète qu’aux calendes de décembre Sthénius ait à se trouver à Syracuse. Celui-ci, qui était arrivé à Rome, après une navigation assez heureuse dans une saison contraire; après avoir trouvé les éléments plus propices et plus doux que l’âme du prêteur, son hôte, apprend son malheur à ses amis. On trouve ce malheur atroce, immérité, comme il l’était en effet.

XXXIX. Les consuls Cn. Lentulus et L. Gellius en parlent aussitôt dans le sénat; ils proposent de décréter, si les sénateurs le trouvent bon, que, DANS LES PROVINCES, NUL NE PUISSE ÊTRE, EN SON ABSENCE, ACCUSÉ DE CRIME CAPITAL. Quant à la cause entière de Sthénius, à la cruauté et à l’iniquité de Verrès, ils en instruisent l’assemblée. Parmi les sénateurs siégeait Verrès, le père du préteur; les larmes aux yeux, il priait chacun de ses collègues d’épargner son fils. Cependant ses prières ne faisaient pas grande impression : la volonté du sénat était arrêtée. Les avis étaient que STHÉNIUS AYANT ÉTÉ ACCUSÉ EN SON ABSENCE, ON N’AVAIT DU RENDRE CONTRE LUI AUCUN JUGEMENT; QUE S’IL EN AVAIT ÉTÉ RENDU, IL NE DEVAIT PAS ÊTRE RATIFIÉ. Ce jour-là on ne put rien terminer, à cause de l’heure avancée ; le père de Verrès, ayant trouvé des sénateurs pour consumer le temps en discours. Ensuite ce vieillard va trouver tous les défenseurs et tous les hôtes de Sthénius; il les assure qu’il aura soin que son fils ne lui fasse aucun mal ; dans ce but, il enverra des hommes sûrs en Sicile par terre et par mer. Un intervalle de trente jours séparait encore des calendes de décembre, jour que Verrès avait fixé pour que Sthénius eût à se trouver à Syracuse. Les amis de Sthénius se laissent émouvoir; ils espèrent que les lettres et les représentations d’un père détourneront son fils du parti insensé où il s’est engagé. Au sénat, on ne parle plus de cette affaire. Des courriers envoyés à Verrès lui apportent une lettre de son père avant les calendes de décembre, lorsque l’affaire de Sthénius n’était pas encore entamée; en même temps, et pour le même objet, il reçoit une multitude de lettres d’un grand nombre de ses amis et de ses parents.

XL. Verrès, qui ne sacrifia jamais sa passion à son devoir, ni à son péril, ni à la tendresse filiale, ni à l’amitié, pensa que, dans cette circonstance, l’autorité des avis d’un père, le vœu témoigné par ses prières, devaient céder à la fureur qui le possédait. Le matin des calendes de décembre, comme il l’avait déclaré, il fait appeler Sthénius. Si votre père, Verrès, à la prière d’un ami, par bonté ou par complaisance, vous eût demandé cette grâce, eh bien! la recommandation paternelle aurait dû être sur vous d’un grand poids; et quand il vous sollicitait pour votre propre sûreté, quand il vous envoyait de Rome des courriers, lesquels étaient arrivés l’affaire étant encore intacte, vous n’avez pu, même alors, être ramené au devoir, sinon par la tendresse filiale, du moins par le sentiment de votre sûreté. Il appelle l’accusé; celui-ci ne répond pas. Il appelle l’accusateur : considérez, Romains, comme la fortune elle-même semblait s’opposer à la folie de Verrès, et favoriser la cause de Sthénius. L’accusateur appelé, Pacilius, je ne sais pourquoi, ne répondit point, ne se présenta point. Sthénius eût-il été présent à l’accusation portée contre lui; eût-il été manifestement convaincu de crime, l’accusateur ne paraissant point, Sthénius ne devait pas être condamné. Eu effet, si un accusé pouvait être condamné en l’absence de l’accusateur, je n’aurais pas traversé de Vibone à Vélie, sur une frêle barque, au milieu des esclaves fugitifs et des pirates en armes, au milieu de vos poignards, faisant hâte au péril de ma vie, dans la seule crainte que vous ne fussiez plus au nombre des accusés, si je n’arrivais pas à temps! Le plus ardent de vos vœux était que je ne comparusse pas au moment où je serais appelé; pourquoi donc n’avez-vous pas voulu que la même circonstance profitât à Sthénius, dont l’accusateur ne se présentait pas? Verrès a tout fait pour que l’affaire se terminât comme elle avait commencé; celui qu’il avait fait accuser, quoique absent, il le condamne en l’absence de l’accusateur.

XLI. On lui annonçait, au moment même, ce que son père lui avait déjà écrit avec d’amples détails, que l’affaire avait été agitée dans le sénat; que, dans une assemblée du peuple, le tribun M. Palicanus s’était plaint du procès intenté à Sthénius; que moi-même, dans le collège des tribuns, dont un édit unanime défendait à toute personne condamnée pour crime capital de rester à Rome, j’avais plaidé la cause de Sthénius, et qu’après m’avoir entendu exposer l’affaire comme je le fais aujourd’hui, et montrer que cette condamnation était nulle, ils avaient unanimement décidé que : L’ÉDIT N’EMPÊCHAIT PAS STHÉNIUS DE RESTER À ROME. A ces nouvelles, il craignit enfin, et se troubla; il fait un faux sur ses registres, et, par là, il s’est perdu, en s’ôtant tout moyen de défense. En effet, s’il disait, pour sa défense : On peut recevoir une dénonciation contre un absent; aucune loi dans les provinces ne s’y oppose : la défense serait mauvaise, mais du moins aurait l’air d’une défense. Enfin, en désespoir de cause, il pouvait recourir à ce dernier refuge : Qu’il a péché par ignorance; qu’il croyait être dans son droit. Quelque misérable que soit cette défense, ce serait toujours dire quelque chose. Il efface la vérité de ses registres, et y inscrit faussement que Sthénius était présent lorsqu’on l’a dénoncé.

XLII. Ici, voyez dans combien de filets il s’est enlacé, et comme il lui est impossible de se tirer d’aucun. Lui-même, en Sicile; avait dit souvent du haut de son tribunal, et déclaré dans la conversation, qu’il est permis de recevoir une dénonciation contre un absent; qu’il avait décidé d’après des exemples : il l’a répété plus d’une fois comme vous l’ont dit, dans la première action, et Sex. Pompéius Chlorus, dont j’ai déjà signalé le mérite ; et Cnéus Pompéius Théodorus, homme fort distingué, honoré, dans un grand nombre d’affaires importantes, du glorieux témoignage du grand Pompée, et jouissant de l’estime universelle; et Posidès Matro, de Solence, que mettent si haut sa naissance, sa réputation et sa vertu. Dans cette seconde action, le fait vous sera confirmé par autant de témoins que vous voudrez; et ceux qui l’ont entendu de la bouche de Verrès, les premiers personnages de notre ordre; et ceux qui étaient présents quand on recevait la dénonciation contre Sthénius absent. Ensuite, à Rome, quand l’affaire était agitée dans le sénat, tous ses amis, son père lui-même, soutenaient que la chose était licite; qu’elle avait souvent eu lieu; qu’il avait agi d’après plus d’un exemple et d’un précédent. En outre, la Sicile tout entière en rend témoignage, elle qui, dans les requêtes présentées par toutes les villes aux consuls, prie et supplie les sénateurs de statuer qu’on ne pourra recevoir de dénonciation contre les absents. A ce sujet, vous avez entendu dire à Cnéus Lentulus, ce jeune et illustre protecteur de la Sicile, que les Siciliens, en l’instruisant de ce qu’il devait dire pour eux dans le sénat, s’étaient plaints du malheur de Sthénius, déclarant que l’injustice faite à cet homme les avait décidés à former la requête dont je viens de parler. Après cela, Verres, pourrez vous être assez insensé, assez audacieux, pour oser, à l’occasion d’un fait si clair, si attesté, si divulgué par vous-même, falsifier les registres publics? Mais comment les avez-vous falsifiés? n’est-ce pas de telle sorte que, dussions-nous nous taire, vos registres seuls vous condamneraient? Greffier, faites circuler ce registre, et montrez-le aux juges. Voyez-vous que tout cet article, où il suppose que Sthénius a été dénoncé étant présent, est tracé en surcharge? Qu’y avait-il là d’écrit auparavant? Quelle faute cette rature a-t-elle corrigée? Pourquoi, juges, attendre d’autres preuves ? sans que nous parlions, ces registres, placés sous vos yeux, crient qu’ils ont été raturés et falsifiés. Espérez-vous, Verrès, pouvoir échapper, lorsque nous vous poursuivons, non sur des conjectures douteuses, mais d’après vos propres vestiges, d’après ces traces récentes que vous avez laissées sur les registres publics? Et voilà l’homme qui, sans l’entendre, a condamné Sthénius pour falsification de registres publics, lui qui n’a pu se défendre d’avoir falsifié des registres publics dans l’affaire de ce même Sthénius !

XLIII. Mais voyez un autre acte de démence; voyez comme il s’embarrasse de plus en plus en voulant s’échapper! Il inscrit en qualité de représentant de Sthénius… Qui? Un de ses parents ou de ses proches ? non. Quelque Thermitain, quelque homme honorable et de famille? nullement. Un Sicilien qui ait un rang, qui jouisse de quelque considération? pas davantage. Qui donc? Un citoyen romain. A qui le fera-t-on croire ? Quoi! Sthénius, le plus noble de sa ville, qui a des parents illustres et de nombreux amis; un homme de tant d’autorité et de crédit dans toute la Sicile, n’a pu trouver un seul Sicilien qui se portât son représentant? Comment nous le persuader? Est-ce lui qui a préféré un citoyen romain? Montrez-moi un Sicilien accusé qui ait jamais pris un citoyen romain pour le représenter. Produisez, ouvrez les registres de tous vos prédécesseurs; si vous en trouvez un seul exemple, je consens que la chose se soit passée comme vous l’avez écrit sur vos registres. Mais peut-être Sthénius a-t-il cru se faire un honneur de choisir quelqu’un dans le nombre des citoyens romains, dans la foule de ses amis et de ses hôtes, pour le constituer son représentant. Qui a-t-il choisi? Quel est le nom inscrit sur les registres? C. Claudius, fils de Caïus, de la tribu Palatine. Je ne demande pas quel est ce Claudius, quel éclat, quelle renommée, quel talent le recommandent, pour que son rang et son crédit aient décidé Sthénius à s’écarter de l’usage de tous les Siciliens, en se donnant pour représentant un citoyen romain: je ne demande rien de tout cela; peut-être en effet Sthénius a-t-il moins recherché un homme distingué qu’un ami. Mais si, parmi tous les hommes, Sthénius n’a pas eu de plus mortel ennemi que ce C. Claudius, dans tous les temps et surtout dans ce temps et dans cette affaire; si, dans le procès en falsification des registres, il s’est porté son adversaire; s’il l’a combattu par tous les moyens possibles; lequel devons-nous croire, ou que Sthénius, afin de se défendre, a choisi un ennemi pour représentant ; ou plutôt, que vous-même vous avez, pour perdre Sthénius, abusé du nom de son ennemi?

XLIV. Mais pour prévenir tout doute sur la nature de cette intrigue, et quoique la perversité de Verrès soit depuis longtemps évidente pour tout le monde, accordez-moi encore quelque attention. Voyez-vous cet homme basané, dont les cheveux sont un peu crépus; qui nous regarde de l’air d’un homme qui se croit beaucoup d’esprit; qui tient des tablettes, qui écrit, qui avertit, qui est tout près de l’accusé? C’est Caïus Claudius, celui qu’en Sicile on regardait comme le ministre, l’entremetteur, l’agent de Verrès, presque le collègue de Timarchide: maintenant il occupe un rang si élevé, qu’il semble le céder à peine pour la familiarité à ce fameux Apronius qui se disait le collègue et le compagnon, non de Timarchide, mais de Verrès lui-même. Doutez-vous encore, s’il est possible, que Verrès ne l’ait choisi de préférence entre tous, pour lui faire jouer ce rôle perfide de représentant supposé, parce qu’il le croyait son ami et l’ennemi juré de Sthénius? Et vous, juges, hésiterez-vous à punir tant d’audace, tant de cruauté, une iniquité si révoltante? hésiterez-vous à suivre l’exemple de ces juges qui, en condamnant Cn. Dolabella, ont annulé la condamnation de Philodamus d’Oponte, parce qu’il avait été accusé, non pas en son absence, ce qui est la chose la plus inique et la plus barbare, mais, étant député à Rome par ses concitoyens? Ce que ces juges, dans une cause beaucoup plus légère, ont décidé par des principes d’équité, balancerez-vous à le décider dans une cause des plus graves, autorisés surtout, comme vous l’êtes, par l’autorité de cet exemple?

XLV. Mais à quel homme, Verrès, avez-vous fait une injure si grande, si éclatante? Contre quel homme avez-vous reçu une dénonciation en son absence? Quel est cet absent que vous condamnez non seulement sans accusation et sans témoin, mais sans accusateur? Quel homme? dieux immortels! je ne dirai pas votre ami, ce titre si cher parmi les hommes; ni votre hôte, ce titre si sacré; car il n’est rien de Sthénius que je rappelle moins volontiers, il n’est rien que je trouve à reprendre en lui, si ce n’est qu’étant le plus sage et le plus intègre de tous les hommes, il vous a invité à demeurer dans sa maison, vous qui respirez la débauche, le crime et l’infamie; si ce n’est qu’ayant été, et étant encore l’hôte de C. Marius, de Cn. Pompée, de C. Marcellus, de L. Sisenna, un de vos défenseurs, et d’autres personnages si considérables, il a écrit votre nom à côté de celui de ces hommes illustres. Ainsi, je ne me plains pas de l’hospitalité violée par un crime affreux; je parle, non pour ceux qui connaissent Sthénius, c’est-à-dire, pour tous ceux qui ont été en Sicile, et dont aucun n’ignore combien il est honoré dans sa patrie, de quelle estime, de quelle considération il jouit auprès de tous les Siciliens; mais je veux faire comprendre même à ceux qui n’ont jamais été en Sicile, de quel homme vous avez résolu de faire un exemple, qui, par l’iniquité de la persécution, autant que par la condition de la victime, devait paraître à tout le monde révoltant et intolérable.

XLVI. Sthénius n’est-il pas l’homme qui, après avoir obtenu sans effort dans sa patrie toutes les magistratures, les a gérées de la manière la plus noble et la plus magnifique? Qui a relevé la petitesse de sa ville par la beauté des édifices publics et des monuments dont il l’a décorée à ses frais? N’est-ce pas lui dont les services envers larépublique des Thermitains et la Sicile tout entière, sont attestés par une table d’airain placée dans la salle du sénat de Thermes, et sur laquelle est gravée une mention publique de ses bienfaits? Cette table fut alors enlevée par votre ordre; mais je l’ai retrouvée et rapportée à Rome, afin que tout le monde pût connaître les honneurs et la considération dont Sthénius jouit parmi les siens. N’est-ce pas lui qui, accusé par ses ennemis devant l’illustre Pompée, d’avoir été jeté, par ses liaisons d’hospitalité avec C. Marius, dans des opinions contraires aux intérêts de la république, accusation fausse et propre à le rendre odieux; n’est-ce pas lui, dis-je, qui fut si complètement absous par Pompée, que celui-ci, pendant le procès même, le jugea digne de devenir son hôte? N’est-ce pas lui qui fut si vivement recommandé et défendu par tous les Siciliens, que ce même Pompée, en le renvoyant absous, crut s’être attiré la reconnaissance non d’un seul homme, mais de toute la province? Enfin, n’est-ce pas lui qui a eu de tels sentiments envers la république et tant d’autorité auprès de ses concitoyens, que seul, en Sicile, il est venu à bout, ce qu’aucun Sicilien, ce que même la Sicile tout entière n’avait pu faire, de vous empêcher de porter la main sur aucune statue, sur aucun ornement, sur aucun objet, soit sacré, soit public, appartenant à la ville de Thermes, quoiqu’il s’y trouvât un grand nombre de fort beaux ouvrages, et que vous y eussiez tout convoité? Voyez aujourd’hui quelle différence entre vous, Verrès, qui avez donné votre nom à des fêtes que célèbre la Sicile ; entre vous, à qui sont élevées, dans Rome, des statues dorées, que vous a votées, si l’on en croit l’inscription, la Sicile entière; entre vous, dis-je, et un Sicilien condamné par vous, protecteur de la Sicile! A lui, de nombreuses cités de Sicile, soit par leurs témoignages, soit par des députations expresses, décernent des éloges au nom de tous; à vous, le protecteur prétendu de tous les Siciliens, une seule ville, Messine, qui s’est associée à vos rapines et à vos infamies, vous rend le même hommage, et toutefois d’une façon si nouvelle que les députés vous accusent, pendant que la députation vous loue :toutes les autres villes, par des lettres, des députations, des témoignages revêtus d’un caractère public, vous accusent, se plaignent, vous confondent, persuadés que, si vous êtes absous, leur ruine est consommée.

XLVII. Et c’est aux dépens d’un tel homme, c’est avec ses biens, que vous avez érigé sur le mont Éryx un monument de vos turpitudes et de vos cruautés, où vous avez fait graver le nom de Sthénius de Thermes ! J‘ai vu ce Cupidon d’argent avec la lampe. Pour quel motif employer à cet usage l’amende payée par Sthénius? Vouliez-vous donc avoir un monument de votre cupidité, un trophée de votre victoire sur l’amitié et l’hospitalité, ou un témoignage de votre coupable amour? Ainsi font les hommes profondément corrompus, que charment non seulement leurs passions et leurs voluptés, mais la renommée de leur corruption même, et qui s’étudient à laisser en plusieurs endroits des traces et des vestiges de leurs crimes. Verrès était consumé d’amour pour la femme de son hôte; pour elle il avait violé les droits de l’hospitalité : on le savait à cette époque, c’était trop peu; il voulait en perpétuer à jamais la mémoire. Aussi, du produit même de cette victoire que, sur l’accusation d’Agathinus, il avait remportée, il crut devoir surtout une offrande à Vénus, cause première de toute l’accusation et du jugement. Je pourrais croire, Verrès, à votre reconnaissance envers les dieux, si vous aviez fait ce don à Vénus, non sur les biens de Sthénius, mais sur les vôtres : vous le deviez d’autant plus que, cette année-là même, vous aviez recueilli la succession de Chélidon. Quand je n’aurais pas accepté cette cause à la prière de tous les Siciliens; quand toute la province ne m’aurait pas demandé ce service; quand mon zèle et mon amour pour la république, l’offense faite à la réputation de notre ordre et de nos tribunaux ne me l’eussent pas imposé; quand je n’aurais eu d’autre motif que d’avoir vu Sthénius, mon ami et mon hôte, Sthénius qui m’avait été si cher dans ma questure; pour qui j’avais conçu une si vive estime; que j’avais trouvé si zélé et si empressé pour ma réputation; de l’avoir vu, dis-je, outragé par vous avec tant de cruauté, de scélératesse et d’infamie : n’était-ce pas assez de ce motif pour me charger de la haine du plus pervers des hommes, en défendant la vie et la fortune de mon hâte? Ainsi en ont agi beaucoup d’autres du temps de nos ancêtres; ainsi, dernièrement encore, un citoyen des plus illustres, Cn. Domitius, s’est porté accusateur de M. Silanus, personnage consulaire, pour venger les injures d’un habitant de la Gaule Transalpine, Égritomare, son hôte. Oui, je me croirais digne de suivre cet exemple d’amitié et de dévouement au devoir, et de donner à mes amis et à mes hôtes l’espérance et la conviction qu’avec mon secours ils vivront à l’abri de toute atteinte. Mais puisque dans les injustices faites à toute la province, se trouve comprise la cause de Sthénius; puisque je défends en même temps un grand nombre d’hôtes et d’amis ou seuls ou avec leur ville, puis-je craindre qu’il vienne dans la pensée à personne que ma conduite n’est pas déterminée et comme forcée par le sentiment du devoir le plus sacré?

 

Actes

XLVIII. Mais cessons enfin d’exposer la manière dont Verrès connaissait des affaires, les jugeait ou les faisait juger; et, puisque ses actes en ce genre sont innombrables, mettons une mesure et une fin à notre discours et à nos accusations, et prenons quelques traits dans les autres genres.

Vous avez entendu Quintus Varius vous dire que pour lui obtenir le droit de défendre ses droits, ses intendants avaient donné à Verrès cent trente mille sesterces; vous vous rappelez la déposition de Quintus Varius, et que le fait a été prouvé par la déposition d’un Romain illustre, C. Sacerdos; vous savez que Cn. Sertius, M. Modius, chevaliers romains, et une foule de citoyens romains et siciliens ont dit avoir acheté de Verrès le droit de plaider. A quoi bon discuter sur ce chef d’accusation qui résulte tout entier de témoignages? A quoi bon argumenter sur un fait dont il est impossible de douter? Personne doutera-t-il que Verrès ait rendu en Sicile une justice vénale, lui qui, à Rome, a vendu tout son édit et tous ses décrets? qu’il ait reçu de l’argent des Siciliens pour les juger, lui qui en a demandé à M. Octavius Ligur pour lui permettre de plaider? Est-il, en effet, un moyen d’extorquer de l’argent que Verrès ait négligé? En est-il quelqu’un, inconnu de tous les autres préteurs, qu’il n’ait pas imaginé? Est-il dans les villes de Sicile une position recherchée, une commission, un office, auxquels soit attaché de l’honneur ou du pouvoir, dont vous n’ayiez fait pour vous un objet de lucre, et de négoce pour les autres?

XLIX. On a entendu dans la première action les témoignages des particuliers et des villes: les députés de Centorbe, d’Halèse, de Catane, de Palerme, ont déposé devant vous, ainsi que ceux de beaucoup d’autres villes, et même un grand nombre de particuliers: et vous avez pu connaître par leurs témoignages que, dans toute la Sicile, durant trois années, pas un seul sénateur, dans aucune ville, n’a été élu gratuitement; pas un ne l’a été par les suffrages, comme le portent leurs lois; pas un, sinon en vertu d’un ordre ou d’une lettre de Verrès; et que, dans le choix de tous ces sénateurs, loin de prendre les suffrages, on n’a pas même examiné les classes où doit se recruter cet ordre: ni le cens, ni l’âge, ni les autres droits des Siciliens n’ont été respectés. Quiconque voulait devenir sénateur, fût-ce un enfant, une personne indigne, fût-il d’une famille exceptée par la loi, si son or l’en rendait digne aux yeux de Verrès, il l’est toujours devenu; en cela, Verrès n’a obtempéré ni aux lois des Siciliens, ni aux lois du sénat et du peuple romain. Car les lois que prescrit à nos alliés et à nos amis celui qui tient du peuple romain le commandement, et du sénat le pouvoir de donner des lois, doivent être regardées comme les lois du peuple et du sénat.

Les habitants d’Halèse, pour prix de nombreux et importants services rendus à la république par eux et par leurs ancêtres, ont naguère, sous le consulat de L. Licinius et de Q. Mucius, à l’occasion de différends qui les divisaient pour l’élection de leurs sénateurs, demandé librement des lois à notre sénat. Le sénat décréta, par un sénatus-consulte, rédigé en termes honorables, que le préteur C. Claudius Pulcher, fils d’Appius, leur donnerait des lois sur l’élection des sénateurs. C. Claudius, après avoir consulté tous les Marcellus alors présents, donna, d’après leurs avis, des lois aux Halésiens. Il y régla un grand nombre de points : sur l’âge des personnes, qu’il ne fallait pas avoir moins de trente ans; sur le négoce, que celui qui s’y serait livré ne pourrait être élu; sur le cens, et sur d’autres objets. Toutes ces dispositions, avant la préture de Verrès, ont été maintenues par l’autorité de nos magistrats, d’accord avec la libre volonté des Halésiens. Sous sa préture, tout crieur public a, s’il l’a voulu, acquis à prix d’argent son entrée dans cet ordre; des jeunes gens de seize ou dix-sept ans ont acheté le titre de sénateur; et, ce que les Halésiens, nos anciens et fidèles alliés et amis, avaient obtenu à Rome qu’on interdit même à leurs suffrages, est devenu possible à l’argent sous Verrès.

 

Sacrilège d’Agrigente

L. Les Agrigentins ont, pour l’élection de leurs sénateurs, d’anciennes lois de Scipion qui prescrivent les mêmes dispositions ; et de plus, comme il y a deux classes d’Agrigentins, l’une des anciens colons, l’autre de ceux qu’en vertu d’un sénatus-consulte, le préteur C. Manlius transporta des villes de Sicile dans Agrigente, les lois de Scipion ont réglé qu’il n’y aurait pas dans le sénat plus de nouveaux colons que d’anciens Agrigentins. Verrès qui, en les mettant à prix, avait nivelé tous les droits, qui, au moyen de l’argent, avait fait disparaître toutes les distinctions d’état et toutes les différences, ne confondit pas seulement ce qui concernait l’âge, la naissance, le négoce; mais encore, pour ces deux espèces de citoyens, il bouleversa l’ordre et le choix des anciens et des nouveaux. Il était mort un sénateur parmi les anciens, et il restait de part et d’autre un nombre égal; il fallait nécessairement choisir un des anciens en vertu des lois, pour que ceux-ci fussent en majorité. Dans cet état de choses, il se présente à Verrès, pour acheter cette place vacante, des citoyens anciens et nouveaux. A force d’argent, un nouveau l’emporte et obtient une lettre du préteur. Les Agrigentins lui envoient des députés pour l’instruire des lois et lui rappeler l’usage constamment suivi jusque-là : ils voulaient lui faire comprendre qu’il vendait la place à un homme n’ayant pas même qualité pour l’acheter. Verrès, qui avait déjà reçu le prix, ne fut pas le moins du monde ému de leurs discours. Il tint la même conduite à Héraclée : en effet, là aussi Rupilius a conduit une colonie, et porté des lois semblables sur l’élection des sénateurs, et le nombre des anciens et des nouveaux. Verrès ne se contenta pas, comme chez les autres peuples, de recevoir de l’argent; il confondit encore les classes et le nombre des anciens et des nouveaux.

LI. N’attendez pas que je parcoure toutes les villes : je comprends tout dans ces seuls mots :Personne, sous la préture de Verrès, n’a pu devenir sénateur sans lui avoir compté de l’argent.

J’en dis autant des magistratures, des emplois, des sacerdoces dans lesquels il a méprisé les droits des hommes et le culte des dieux immortels. Il existe à Syracuse une loi religieuse qui ordonne d’élire chaque année par la voie du sort un prêtre de Jupiter : ce sacerdoce est regardé chez eux comme le plus auguste. Lorsqu’il est résulté des suffrages trois compétiteurs dans les trois ordres de la ville, on a recours à la voie du sort. Verrès avait obtenu d’autorité qu’au moment des suffrages Théomnaste, son intime ami, fût proclamé parmi les trois : quant au sort, auquel il ne pouvait commander, on attendait ce qu’il allait faire. Il commence, ce qui était le plus facile, par défendre de tirer au sort : il ordonne qu’on passe outre, et que Théomnaste soit proclamé. Les Syracusains lui représentent que les rites sacrés s’y opposent; que cette innovation est impossible; que ce serait un sacrilège. Verrès ordonne qu’on lise la loi; on la lit; elle portait que AUTANT ON AURAIT PROCLAMÉ DE CANDIDATS, AUTANT ON JETTERAIT DE BOULES DANS L’URNE; QUE CELUI DONT LE NOM SORTIRAIT, SERAIT POURVU DU SACERDOCE. Verrès, homme ingénieux et subtil: Fort bien, dit-il; la loi porte :Autant on aura proclamé de candidats; combien donc, dit-il, en a-t-on proclamé? Trois, lui répond-on. Qu’y a-t-il donc à faire que de jeter trois boules et d’en tirer une seule? rien autre chose. Il en fait jeter trois : sur toutes était écrit le nom de Théomnaste. Tout le monde se récrie et trouve cette ruse indigne et révoltante. C’est par de tels moyens que le sacerdoce de Jupiter est conféré à Théomnaste.

 

LII. A Céphalède, on a fixé un mois dans lequel le premier pontife doit être élu. Cet honneur était recherché par un certain Artémon, surnommé Climachias, homme riche, il est vrai, et d’une naissance distinguée dans sa patrie, mais qui ne pouvait être nommé s’il se présentait un certain Hérodote à qui étaient dus, cette année-là, cette place et cet honneur, de l’aveu même de Climachias. La chose est rapportée à Verrès, qui la décide selon sa coutume. Il emporte de chez Artémon des vases ciselés, renommés et précieux. Hérodote était à Rome, persuadé qu’il viendrait bien assez à temps pour les comices, dût-il n’arriver que la veille. Pour que les comices ne se tinssent pas dans un autre mois que le mois prescrit par les lois, et qu’Hérodote ne fût point frustré, quoique présent, de cette dignité, irrégularité dont Verrès s’embarrassait fort peu, mais dont Climachias ne voulait aucunement, Verrès imagine (je l’ai dit depuis longtemps, il n’y a point, il n’y a jamais eu d’homme plus subtil), il imagine un moyen de faire tenir les comices dans le mois légal, et toutefois en l’absence d’Hérodote. C’est un usage chez les Siciliens et les autres Grecs, qui veulent que leurs jours et leurs mois s’accordent avec le cours du soleil et de la lune, soit de retrancher d’un mois un jour ou deux, qu’ils appellent jours supprimés, soit de le rendre plus long d’un jour ou deux. Informé de cet usage, Verrès, ce nouvel astronome qui tenait moins de compte du cours des astres que de la ciselure des vases d’argent, ordonne de retrancher non pas un jour du mois, mais un mois et demi de l’année; de cette façon, le jour, par exemple, qui devait être les ides de janvier, devint celui des calendes de mars. Cela s’exécute malgré les oppositions et la douleur de toute la ville. Tel fut le jour légal pour la tenue des comices. De cette manière, Climachias fut proclamé pontife. Hérodote, revenu de Rome, quinze jours, à ce qu’il croyait, avant les comices, se voit au mois qui suit celui des comices, et l’élection déjà faite depuis trente jours. Il fallut bien que les Céphalédiens décrétassent un mois intercalaire de quarante-cinq jours pour faire revenir les autres à leur rang accoutumé. Si la chose eût été possible à Rome, Verrès n’eût pas manqué de chercher quelque moyen de supprimer les quarante-cinq jours entre les jeux du cirque et ceux de la Victoire, seul intervalle où il pût être jugé.

Censeurs

LIII. Et les censeurs, comment furent-ils nommés en Sicile, durant sa préture? il n’est pas inutile de vous l’apprendre. C’est une magistrature qui, chez les Siciliens, est conférée par le peuple avec une extrême attention, parce que tous les Siciliens payent chaque année le tribut d’après le cens; or, dans l’établissement du cens, soit pour estimer les biens, soit pour fixer la somme à fournir par chacun, tout pouvoir est laissé aux censeurs. Aussi le peuple met-il le plus grand soin à choisir un homme qui doit être l’arbitre de sa fortune; et cette magistrature est briguée avec beaucoup de vivacité à cause du grand pouvoir qui l’accompagne. Ici Verrès ne voulut pas suivre une marche obscure, ni tromper dans le tirage au sort, ni retrancher des jours du calendrier; il n’eut recours à aucune machination, à aucune méchanceté; mais, afin d’éteindre dans toutes les villes la passion des emplois et des brigues, causes ordinaires de la ruine des États, il annonça que dans toutes les villes il nommerait lui-même les censeurs. A la nouvelle de ce marché ouvert chez le préteur, de tous les côtés on accourt chez lui à Syracuse. Tout son palais est agité par les rivalités et l’ambition des prétendants : et faut-il s’en étonner? tous les comices de tant de villes se trouvaient réunis dans une seule maison, et toutes les ambitions d’une province étaient renfermées dans une seule chambre ! Les enchères étaient flagrantes; les prix, débattus; Timarchide portait sur ses livres deux censeurs pour chaque ville. C’est lui dont les peines, les démarches, la sollicitude dans une opération si épineuse et si désagréable, faisaient parvenir à Verrès, sans qu’il se donnât la moindre inquiétude, des sommes immenses. Jusqu’où s’élèvent les sommes réalisées par ce Timarchide, vous n’avez pu encore le savoir parfaitement ; toutefois, dans la première action, une foule de témoignages vous ont appris par quels moyens divers et odieux il a exercé ses rapines.

LIV. Mais, pour que vous ne soyez pas surpris de voir cet affranchi si puissant auprès de Verrès, je vais vous exposer en peu de mots quel homme c’est que ce Timarchide; vous en connaîtrez mieux et la perversité de Verrès qui l’avait auprès de lui, dans ce rang et dans ce degré de confiance, et l’infortune de la province. Dans l’art de corrompre les femmes, dans tous les excès, dans tous les déportements de ce genre, ce Timarchide me paraît né avec une aptitude merveilleuse pour seconder les passions honteuses et les dissolutions de Verrès; aller à la découverte, rendre visite, nouer des conversations, séduire, mettre en oeuvre dans ces sortes de poursuites toute la finesse, toute l’audace, toute l’effronterie imaginables; voilà où il excellait, outre une merveilleuse invention dans les moyens de friponnerie; car Verrès, quoique d’une avidité insatiable et toujours menaçante, était sans génie et sans imagination, et vous avez pu voir à Rome, qu’abandonné à lui-même il semblait bien plutôt ravir par violence que dérober par adresse. Mais tel était le talent et la prodigieuse sagacité de Timarchide, que, dans toute la province, quels que fussent les besoins et les affaires de chacun, il savait les découvrir, les suivre à la piste; il connaissait les adversaires, les ennemis de tout le monde; il leur parlait, les sondait; il pénétrait les motifs, les sentiments, les ressources des uns et des autres; aux uns, selon leur caractère, il inspirait de la crainte; aux autres, selon le besoin, il offrait des espérances. Tout ce qu’il y avait d’accusateurs et de délateurs était à ses ordres. Voulait-il susciter une affaire à quelqu’un, il en venait aisément à bout; décrets, ordonnances, lettres de Verrès, il vendait tout avec une habileté et une adresse singulières. Mais il ne se contentait pas d’être le ministre des passions de son maître; il songeait à lui-même. Non-seulement il ramassait d’ordinaire les petites sommes négligées par Verrès, et dont il s’est fait un revenu énorme, mais encore il recueillait les restes de ses plaisirs et de ses infamies. Aussi, en Sicile, n’est-ce pas un Athénion, car il n’a pris aucune place, mais le fugitif Timarchide, qui, pendant trois années, a régné, sachez-le bien, sur toutes les villes de la Sicile;c’est au pouvoir d’un Timarchide que les alliés les plus anciens et les plus fidèles du peuple romain ont vu leurs enfants, leurs femmes, leurs biens, leurs fortunes. Voilà l’homme, qui, en cette occasion, envoyait après en avoir été payé, des censeurs à toutes les villes : sous la préture de Verrès, il n’y eut pas de comices, même simulés, pour l’élection des censeurs.

LV. Mais voici le comble de l’impudence : on ordonna ouvertement, et sans doute conformément aux lois, à chaque censeur de payer trois cents deniers pour la statue du préteur. Cent trente censeurs furent nommés: ils donnèrent cette somme comme prix de leur charge, secrètement et contre les lois; de plus, ils contribuèrent ouvertement et conformément aux lois pour une autre somme de trente-neuf mille deniers pour la statue de Verrès. D’abord pourquoi une aussi forte somme? Ensuite, pourquoi des censeurs contribuaient-ils pour votre statue? Le collège des censeurs forme-t-il un ordre, une classe particulière de citoyens? Ce sont ou les villes au nom de l’État qui rendent de tels honneurs, ou certaines classes de citoyens, comme les laboureurs, les commerçants, les armateurs. Mais pourquoi les censeurs plutôt que les édiles? En reconnaissance de quelque bienfait? Vous avouerez donc qu’ils vous ont demandé leurs charges (qu’ils vous les ont achetées, vous n’oseriez le dire) ; que vous leur avez conféré cette magistrature, à titre de bienfait, non dans l’intérêt de la république? Mais, quand vous ferez cet aveu, doutera-t-on que vous n’ayez bravé la haine et la vengeance des peuples de cette province, non par une ambition de popularité ou pour répandre des bienfaits, mais pour amasser de l’argent? Aussi, vos censeurs ont-ils agi comme font chez nous ceux qui obtiennent des magistratures à force de largesses : ils ont géré la censure de manière à réparer la brèche faite à leur fortune. Le cens, sous votre préture, a été établi de telle sorte, que les affaires d’aucun État ne pourraient être administrées avec ce taux : on avait réduit le cens des plus riches, et enflé celui des pauvres. Dès lors, en exigeant le tribut, on imposait au petit peuple un tel fardeau que, dussent les hommes se taire, la chose même eût parlé : ce qu’il est très facile de voir par les faits.

LVI. Lorsque je vins en Sicile pour faire des informations, Métellus était devenu tout à coup, à l’arrivée de Létilius, l’ami et même le parent de Verrès. Toutefois, voyant que le cens imposé par Verrès ne pouvait subsister, il donna ordre de rétablir celui que la Sicile devait au plus ferme, au plus intègre des hommes, au préteur Sextus Péducéus. Alors, en effet, il y avait des censeurs nommés suivant les lois, choisis par leurs villes et soumis, en cas de délit, à des peines fixées par les lois. Mais sous votre préture, Verrès, quel censeur craignait ou la loi, à laquelle il n’était pas assujetti, n’ayant pas été nommé suivant la loi; ou votre animadversion, puisqu’il n’avait fait que vendre ce qu’il avait acheté de vous? Eh bien, que Métellus retienne mes témoins; qu’il en force d’autres à faire l’éloge de Verrès, comme il l’a tenté sur beaucoup de personnes, j’y consens, pourvu qu’il suive la conduite qu’il a tenue. Jamais, en effet, magistrat reçut-il d’un autre un tel affront, un tel outrage? Tous les cinq ans, la Sicile entière est soumise au recensement; elle avait été recensée sous la préture de Sextus Péducéus. La cinquième année étant tombée sous votre préture, Verrès, elle le fut de nouveau. L’année suivante, L. Métellus défend de s’en tenir au cens établi par vous; il juge à propos, dit-il, de créer de nouveaux censeurs ; en attendant, il ordonne de suivre le cens fixé par Péducéus. Si votre ennemi se fût ainsi conduit avec vous, bien que la province l’eût supporté sans peine, ce jugement d’un ennemi paraîtrait bien dur : eh bien! c’est le jugement d’un ami récent, d’un parent d’adoption. Il ne pouvait après tout agir autrement, s’il voulait garder sa province et y rester sans se compromettre.

LVII. Attendez-vous encore, Verrès, ce que vont prononcer vos juges? L. Métellus vous destituant de vos fonctions vous eût moins déshonoré qu’il ne l’a fait, lorsqu’il a révoqué, annulé les actes de votre préture. Et ce n’est pas seulement sur ce point qu’il a tenu cette conduite: avant mon arrivée en Sicile, il l’avait déjà suivie dans des occasions nombreuses et importantes. Il avait déjà ordonné à vos chefs de palestre de restituer les biens d’Héraclius de Syracuse; aux habitants de Bidis, ceux d’Épicrate; à Aulus Claudius, ceux du pupille de Drépane : et, si Létilius ne fût pas arrivé si promptement en Sicile avec des lettres, en moins de trente jours Métellus eût annulé les trois années de votre préture.

Et puisque j’ai parlé des sommes que les censeurs ont fournies pour votre statue, je ne crois pas devoir omettre cette manière d’attirer à soi de l’argent, de rançonner les villes sous le prétexte de statues. Je vois, en effet, que la somme est immense, qu’elle s’élève à cent vingt mille sesterces. J’en ai la preuve dans les dépositions et les registres des villes. Verrès nous l’accorde, et ne peut dire le contraire. Eh! ne devons-nous donc pas croire des actes qu’il nie, puisque ceux qu’il avoue sont si coupables? Car enfin, Verrès, que voulez-vous qu’on pense? Que tout cet argent a été employé en statues : soit ; mais souffrirons-nous alors que des sommes aussi énormes soient extorquées à nos alliés, pour que les statues du plus infâme brigand soient placées dans tous les coins des rues, et qu’à peine on y puisse passer en sûreté?

LVIII. Mais à quel usage enfin, à quelles statues a-t-on employé tant d’argent ? on l’emploiera, direz-vrous. C’est-à-dire, qu’il faut attendre les cinq ans marqués par les lois : si, dans cet intervalle, Verrès n’emploie pas l’argent, alors seulement nous l’accuserons de concussion pour l’article des statues. L’accusé est cité en justice pour une foule de délits graves. Nous voyons que, pour un seul objet, il a pris cent vingt mille sesterces. Si vous êtes condamné, Verrès, vous ne songerez guère à employer dans les cinq années cet argent en statues; absous, qui aura la folie, quand vous aurez échappé à tant et de si graves accusations, de vous poursuivre, cinq ans après, pour l’article des statues? Si donc cet argent n’est pas encore employé, et s’il est clair qu’il ne le sera pas, qui ne comprend, dès à présent, qu’on n’a voulu que procurer à Verrès le moyen d’attirer à soi et de s’approprier une somme de cent vingt mille sesterces pour un seul objet, et aux autres concussionnaires, si vous approuvez ce précédent, la facilité de prendre, sous le même prétexte, tout l’argent qu’ils voudront? Par là nous paraîtrions, non pas détourner nos magistrats de la concussion, mais, en approuvant certains moyens de prendre de l’argent, donner des noms honnêtes aux plus honteuses rapines. En effet, si Verrès eût demandé cent vingt mille sesterces aux Centorbiens, par exemple, et leur eût enlevé cette somme, nul doute, je pense, qu’il ne fallût le condamner le fait étant prouvé. Que sera-ce, s’il a demandé au même peuple trois cent mille sesterces, et les a exigés et extorqués ? Sera-t-il absous parce qu’on aura inscrit sur les registres que l’argent a été donné pour des statues? non, je pense; à moins peut-être que nous ne songions, non pas à inspirer à nos magistrats la crainte de recevoir, mais à fournir à nos alliés des prétextes pour donner. Que si quelqu’un d’entre eux est si épris de statues, s’il est sensible à cet honneur, à cette gloire, il faut qu’il se persuade, d’abord, qu’on n’aime pas qu’il en fasse porter l’argent chez lui; ensuite, qu’on doit mettre des bornes à cette manie des statues enfin, qu’on ne doit pas en exiger malgré les peuples.

LIX. Et pour ce qui est du premier article, je vous le demande, les villes étaient-elles en usage de passer un marché pour vos statues aux conditions les plus avantageuses, ou de charger un commissaire du soin de présider à leur confection, ou de vous compter l’argent à vous-même ou à quelqu’un commis par vous? Car si les statues étaient faites par les soins de ceux qui vous rendaient cet honneur, je n’ai rien à dire; mais si l’on comptait l’argent à Timarchide, cessez, je vous prie, quand vous êtes convaincu d’un vol si manifeste, de vous donner pour un homme épris de l’amour de la gloire et des monuments.

Mais ne convient-il pas de mettre des bornes à cet usage des statues? Il le faut, c’est une mesure de nécessité. Voyez ce qui se passe à Syracuse, que je veux nommer de préférence. Elle a érigé une statue à Verrès, c’est un honneur; et à son père, c’est feindre agréablement et avec profit la tendresse filiale; et à son fils, cela est encore supportable, Syracuse ne haïssait pas cet enfant. Mais combien de fois et à combien de titres extorquerez-vous des statues aux Syracusains? Vous en avez exigé pour le forum; vous en avez commandé pour le sénat; vous les avez contraints de payer pour les statues qui devaient être placées à Rome; vous leur avez ordonné de contribuer, comme agriculteurs, à l’offrande commune de la Sicile; ils l’ont fait. Lorsqu’une seule ville a contribué à tant de titres, que les autres villes ont agi de même, ce fait tout seul ne doit-il pas vous avertir qu’il faut mettre quelque borne à une telle passion? Mais, s’il n’est aucune ville qui ait agi volontairement; si toutes ont été contraintes par l’autorité, la crainte, la violence et les mauvais traitements, au nom des dieux immortels, est-il douteux que, dût-on décider qu’il est permis de recevoir de l’argent pour des statues, on ne décide en même temps qu’il n’est pas permis d’en prendre de force? Ici j’appellerai en témoignage la Sicile entière, qui, d’une voix unanime, déclare que, sous le prétexte des statues, on a levé par force des sommes considérables. En effet, les députations des villes, parmi les requêtes communes, nées presque toutes de vos vexations, ont présenté celle-ci : qu’il ne leur fût pas permis de promettre des statues à aucun magistrat, avant qu’il fût sorti de la province.

LX. Quoiqu’il y ait eu tant de préteurs en Sicile; que les Siciliens se soient adressés au sénat, tant de fois du temps de nos ancêtres, tant de fois de nos jours; toutefois cette requête d’un nouveau genre, et sans exemple, a été provoquée par votre préture. Qu’y a-t-il en effet de plus nouveau et pour le fond et pour la forme? Les autres points des mêmes requêtes concernant vos injustices sont nouveaux aussi; néanmoins on ne les a pas présentés dans une forme nouvelle. Les Siciliens demandent avec instance aux sénateurs, qu’à l’avenir nos magistrats afferment les dîmes d’après la loi d’Hiéron. Le premier, vous les aviez affermées contrairement à cette loi; mais du moins je comprends cette requête. Que les préteurs n’évaluent pas en argent le blé exigé pour leur maison : celle-ci qui a pour cause votre estimation de trois deniers -, c’est aussi la première fois qu’on la présente : mais la forme n’en est pas nouvelle. Qu’on n’admette pas d’accusation contre un absent : cette dernière est née du malheur de Sthénius et de votre tyrannie. Je ne recueillerai pas les autres : telles sont toutes les requêtes des Siciliens, qu’elles paraissent des chefs d’accusations rassemblés contre vous seul; mais quoiqu’elles renferment toutes des injustices d’un genre nouveau, elles n’ont pourtant rien d’inusité dans la forme. La requête relative aux statues doit paraître ridicule à quiconque n’en pénètre ni le fond ni l’esprit. Les Siciliens demandent, non qu’ils ne soient pas forcés d’accorder… Qu’est-ce à dire? vous me demandez qu’il ne vous soit pas permis de faire ce qui dépend de vous. Demandez plutôt qu’on ne vous force pas de promettre ou d’exécuter malgré vous. Nous n’y gagnerions rien, disent-ils, parce que tous les préteurs nieront toujours qu’ils nous aient forcés. Voulez-vous nous protéger? faites-nous cette violence. Défendez-nous absolument de promettre. De votre préture, Verrès, est né ce genre de requête. En y recourant, les Siciliens donnent à comprendre, ou plutôt ils déclarent ouvertement, que, s’ils ont contribué pour vos statues, c’est contraints par l’oppression, et tout à fait malgré eux. Mais, dussent-ils ne pas le dire, n’êtes-vous point forcé de le confesser? Voyez et cherchez comment vous défendre. Vous ne pourrez pas échapper à cet aveu au sujet des statues.

LXI. On m’annonce que telle est la manière dont vos défenseurs, hommes d’esprit, ont conçu votre cause; que telle est la manière dont vous les dressez et les instruisez : alors qu’un homme de cette province, digne de foi et honorable, rend contre vous un témoignage un peu pressant, comme l’ont fait sur beaucoup de points beaucoup de Siciliens de la première distinction; vous dites aussitôt à vos habiles défenseurs : «Il est mon ennemi, parce qu’il est agriculteur.» L’intention de nos adversaires est sans doute de comprendre tous les agriculteurs dans cette catégorie, sous prétexte qu’ils sont venus avec des sentiments de haine contre l’accusé, lequel se serait montré un peu trop sévère au sujet des dîmes. Ainsi, Verrès, tous les agriculteurs sont vos ennemis, tous sont vos adversaires : il n’en est aucun qui ne désire votre perte. C’est assurément pour vous un présage très favorable qu’une classe si honnête et si probe, le principal soutien de la république, et surtout de cette province, se déclare contre vous. Mais soit : nous nous occuperons ailleurs des sentiments des agriculteurs et de vos injustices; je m’en tiens à ce moment à ce que vous m’accordez vous-même, qu’ils sont vos ennemis déclarés, et, selon vous, à cause des dîmes. Je t’accorde, je n’examine pas si c’est à tort ou à raison. Que veulent dire alors, près du temple de Vulcain, ces statues équestres dorées, qui blessent les yeux et la raison du peuple romain ? Car j’y vois cette inscription : UNE DE CES STATUES A ÉTÉ DONNÉE PAR LES AGRICULTEURS. S’ils vous l’ont érigée par honneur, ils ne sont pas vos ennemis : croyons-en leurs témoins : alors ils consultaient votre gloire; à présent, ils écoutent leur religion. Si, au contraire, ils vous l’ont donnée par crainte, force vous est de convenir que, dans votre province, sous prétexte de statues, vous avez extorqué de l’argent par terreur et par violence :lequel vous est le plus favorable, choisissez.

LXII. Pour moi, j’abandonnerai volontiers dès à présent cette accusation des statues, pourvu que vous m’accordiez ce qu’il y a pour vous de plus honorable, que les agriculteurs ont, de leur plein gré, contribué par honneur à votre statue. Accordez-moi ce point, et vous vous ôterez une grande partie de votre défense; car vous ne pourrez plus dire que les agriculteurs sont animés contre vous, qu’ils sont vos ennemis. Quelle étrange cause! Quelle défense pitoyable et désespérée! un accusé, et un accusé qui a été préteur en Sicile, refuser de son accusateur cette concession que les agriculteurs lui ont, de leur plein gré, érigé une statue ! que les agriculteurs ont de lui une opinion avantageuse, qu’ils sont ses amis, qu’ils ont à cœur ses intérêts! Il craint que vous ne le pensiez, parce que leurs dépositions l’accablent. Je me sers de ce qu’il m’abandonne : vous devez, certes, juger que ceux qui sont ses ennemis déclarés, comme il veut le faire croire, n’ont pas volontairement contribué à ses honneurs ou à ses statues. Et pour qu’on entre plus aisément dans mes raisons, choisissez, Verrès, qui vous voudrez parmi les témoins de Sicile que je produirai, soit un Sicilien, soit un citoyen romain, et demandez-lui, vous parût-il le plus animé de vos ennemis, dût-il vous accuser de l’avoir dépouillé, s’il a contribué en son nom pour votre statue; vous ne trouverez personne qui le nie, puisque tous ont donné. Pensez-vous donc qu’il soit douteux pour personne que celui qui doit être votre ennemi mortel, qui a éprouvé de vous les plus graves injustices, ne vous ait donné de l’argent pour votre statue que forcé par la violence et par une autorité supérieure, non par affection ni bonne volonté? Et ces sommes énormes, extorquées aux habitants avec tant d’effronterie, je n’en ai pas fait, juges, je n’en ai pu faire le calcul; je n’ai pu savoir combien ont fourni à ces exactions les laboureurs, les commerçants de Syracuse, ceux d’Agrigente, ceux de Palerme, ceux de Lilybée : vous pouvez seulement comprendre, de l’aveu même de Verrès, qu’ils ont donné de l’argent malgré eux.

 

LXIII. Je passe maintenant aux peuples de Sicile dont on peut connaître sans peine les sentiments pour Verrès. Les Siciliens ont-ils aussi contribué malgré eux? cela n’est pas probable. Il est certain que C. Verrès s’est conduit, dans sa préture de Sicile, de telle sorte que, ne pouvant satisfaire tout à la fois et les Siciliens et les Romains, il a préféré ses devoirs envers nos alliés au désir de plaire à ses compatriotes. Aussi ai-je vu à Syracuse une inscription où il est appelé non seulement le protecteur, mais le sauveur de cette île. Ce titre de Soter est si beau, que la langue latine ne peut l’exprimer par un seul mot. Soter désigne celui qui nous a sauvé la vie. C’est encore à sa gloire que l’on célèbre ces belles fêtes appelées “Verrea”, non sur le modèle, mais à la place des fêtes de Marcellus, que les habitants ont supprimées par son ordre. On lui a érigé dans la place publique de Syracuse un arc de triomphe sur lequel son fils est représenté nu :lui-même à cheval considère la province qu’il a laissée nue et dépouillée. On rencontre partout des statues : elles semblent annoncer qu’il a fait poser à Syracuse presque autant de statues qu’il en a enlevé. C’est pour lui encore que nous voyons à Rome des statues dont le piédestal porte en gros caractères : DONNÉES PAR LE CORPS ENTIER DE LA SICILE. Comment donc? A qui persuadera-t-on que des peuples aient rendu malgré eux tant d’honneurs?

LXIV. Vous devez encore ici, Verrès, bien plus qu’auparavant, pour ce qui regardait les agriculteurs, peser attentivement votre réponse :le cas est embarrassant. Voulez-vous que les Siciliens, villes et particuliers, soient jugés vos amis ou vos ennemis? S’ils doivent être jugés vos ennemis, que deviendrez-vous? où vous réfugier? sur qui vous appuyer? Vous venez de nous présenter comme vous étant contraire, tout un corps composé d’hommes très riches et de personnages distingués, Siciliens et citoyens romains : que diriez-vous maintenant des villes de la Sicile? Direz-vous que les Siciliens sont vos amis? le pourrez-vous dire? Jusqu’à ce jour, les Siciliens ne s’étaient jamais permis de témoigner au nom des villes contre aucun de nos magistrats, quoique tous les préteurs de Sicile mis en jugement eussent été condamnés, excepté deux et ces mêmes Siciliens accourent tous aujourd’hui avec des lettres, avec des instructions, avec des témoignages de leurs villes. S’ils faisaient publiquement votre éloge, ce serait plutôt par habitude que parce que vous le méritez; mais, en se plaignant de vous au nom des villes, ne montrent-ils pas que vos vexations ont été si criantes qu’ils se sont écartés de leurs principes de modération, plutôt que de ne pas s’élever contre vos odieuses pratiques? Il vous faut donc nécessairement en convenir : les Siciliens sont vos ennemis, eux qui ont présenté contre vous aux consuls les requêtes les plus sévères, qui m’ont supplié de me charger de leur cause, et de plaider pour le salut de la Sicile; eux qui, malgré les défenses du préteur, les oppositions de quatre questeurs, ont bravé toutes les menaces et tous les périls pour venger et sauver la province; eux qui, dans la première plaidoirie, ont déposé contre Verrès avec tant de force et de chaleur, qu’Hortensius se plaignait qu’Artémon, député de Centorbe, déposant au nom de sa ville, était accusateur plutôt que témoin. Les concitoyens d’Artémon l’avaient nommé député avec Andron, personnage distingué et digne de foi; ils l’avaient choisi pour son éloquence, non moins que pour sa vertu et son intégrité, le croyant capable d’exposer devant vous, de la façon la plus complète et la plus claire, les mille vexations du préteur.

 

LXV. Les députés d’Halèse, de Catane, de Tyndare, d’Enna, d’Herbite, d’Agyrone, de Nétum, de Ségeste, ont déposé contre lui. Il n’est pas nécessaire de nommer toutes les villes : vous savez quelle foule de témoins ont déposé dans la première plaidoirie, et sur combien d’articles; les mêmes et d’autres encore déposeront bientôt. Tout le monde enfin verra, dans cette cause, que les Siciliens sont disposés, si on ne sévit pas contre Verrès, à abandonner leurs maisons et leurs demeures, à quitter la Sicile, à fuir dans un autre pays. Et vous nous persuaderez, Verrès, que de tels hommes ont fourni volontairement des sommes immenses pour ajouter à vos honneurs et grossir vos distinctions! Oui, sans doute, ces peuples, qui ne supporteraient pas de vous voir en vie dans votre propre ville, désiraient de perpétuer dans les leurs vos traits et votre nom. L’événement a montré combien ce désir était vif : car je vois que, depuis longtemps, pour établir si les Siciliens vous ont érigé des statues librement ou par force, je recueille trop minutieusement les preuves de leurs dispositions à votre égard. De quel homme a-t-on entendu raconter ce qui vous est arrivé à vous, que dans une province, des statues qui lui avaient été élevées dans les places publiques, et jusque dans les temples, aient été renversées avec violence par toute une multitude? Combien n’y a-t-il pas eu de magistrats coupables en Asie! combien dans l’Afrique ! combien dans l’Espagne, dans la Gaule, dans la Sardaigne! combien dans la Sicile même ! duquel avons-nous appris qu’on eût tiré une telle vengeance? C’est une chose nouvelle, Romains, c’est une chose prodigieuse parmi les Siciliens surtout et parmi les Grecs; et je n’y croirais pas moi-même, si je n’avais vu ces statues arrachées de leur base et couchées sur la terre :car, chez tous les Grecs, l’honneur rendu aux hommes dans de tels monuments a toujours eu le caractère d’une consécration religieuse. Dans la première de nos guerres contre Mithridate, les Rhodiens lui avaient résisté presque seuls; ils avaient repoussé ses troupes, soutenu ses plus rudes attaques sur leurs côtes, dans leurs murs et avec leurs flottes; ils étaient, plus que d’autres, ennemis de ce prince : toutefois, même dans des périls extrêmes, ils n’ont pas touché à sa statue qui s’élevait dans l’endroit le plus fréquenté de leur ville. On peut croire qu’il y avait de l’inconséquence à épargner l’image dans le temps qu’ils voulaient détruire la personne; mais je voyais par moi-même, quand j’étais à Rhodes, que leurs ancêtres leur avaient transmis pour ces monuments une sorte de vénération religieuse; je les entendais dire que la statue leur avait rappelé le temps où ils l’avaient élevée, et la personne, le temps où Mithridate leur faisait la guerre et était leur ennemi.

LXVI. Vous voyez donc que ces principes religieux des Grecs qui, dans la guerre même, conservent les images d’un ennemi, n’ont pu, même au sein de la paix, protéger les statues d’un préteur du peuple romain. Les Taurominitains, dont la ville nous est unie par un traité d’alliance ; gens fort tranquilles, que leur traité avait toujours mis à couvert des vexations de nos magistrats, n’ont pas hésité à renverser la statue du préteur. Ils en ont toutefois laissé subsister la base dans leur forum, persuadés que ce serait un plus grand affront pour Verrès, qu’on sût qu’ils avaient renversé sa statue, que si l’on croyait qu’ils ne lui en eussent jamais érigé. Les Tyndaritains en ont aussi renversé une dans leur place publique; et, pour la même raison, ils ont laissé le cheval seulement. Les habitants de Léontini, cette ville maintenant si pauvre et si misérable, ont fait disparaître sa statue de leur gymnase. Pourquoi parler des Syracusains, puisque cette vengeance leur fut commune avec tous les citoyens romains établis dans leur ville, avec presque toute la province? Quel concours de monde, me disait-on, quelle affluence de peuple lorsqu’on abattit et qu’on coucha par terre les statues de Verrès! Où donc s’élevaient-elles? Dans le lieu le plus fréquenté et le plus auguste, à l’entrée et dans le vestibule du temple même de Sérapis. Et si Métellus n’eût pas montré autant de rigueur, s’il n’eût pas réprimé par un édit sévère ce déchaînement des peuples, il ne resterait pas trace dans la Sicile des statues de Verrès.

Je n’ai pas peur qu’on s’imagine qu’aucun de ces mouvements ait eu lieu, je ne dis pas à mon instigation, mais même à mon arrivée. Tout était fini avant que j’arrivasse en Sicile, avant même que Verrès eût mis le pied en Italie aucune statue n’est tombée pendant mon séjour. Apprenez ce qui s’est fait après mon départ.

LXVII. Il a été décrété par le sénat de Centorbe, et ordonné par le peuple, que les questeurs feraient abattre les statues de Verrès, celles de son père et de son fils, et qu’au moins trente sénateurs assisteraient à l’exécution du décret. Voyez la sagesse et la dignité de cette ville : elle n’a pas voulu laisser subsister dans son enceinte des statues qu’on l’avait forcée d’élever par autorité; les statues d’un homme contre lequel elle avait envoyé à Rome, chose inusitée jusque-là! des députés avec des instructions et les plus graves témoignages : elle a pensé que l’exemple serait plus grand, si Verrès était puni par une délibération du sénat et du peuple, et non par la violence de la multitude assemblée. A peine le décret de la ville de Centorbe est-il exécuté, que Métellus en est instruit; il en témoigne du mécontentement; il mande le magistrat de Centorbe et les dix premiers citoyens; il menace de sévir contre eux; s’ils ne remettent en place les statues. Ceux-ci font leur rapport au sénat. Les statues, qui ne rendaient pas meilleure la cause de Verrès, sont remises sur leurs bases; les décrets au sujet des statues sont laissés dans les registres publics. Je suis d’humeur à passer bien des choses, mais je ne puis absolument pardonner à Métellus, cet homme si sage, une conduite si légère. Croyait-il donc que les statues de Verrès renversées, quand elles pouvaient l’être par un coup de vent, ou par quelque accident semblable, prouveraient quelque chose contre lui? Il n’y avait pas lieu d’accuser ni de blâmer la ville de Centorbe. Qui accuse, qui charge un prévenu? les jugements et les dispositions des autres hommes.

LXVIII. Si Métellus n’eût par forcé les habitants de Centorbe de rétablir les statues, je dirais : Voyez, Romains, de quelle vive et amère douleur les vexations de C. Verrès ont pénétré les cœurs de nos alliés et de nos amis; Centorbe, cette ville qui nous est si dévouée, cette ville fidèle, unie au peuple romain par de si grands services, qui a toujours chéri notre empire, et jusqu’au nom des Romains dans chaque particulier; oui, la ville de Centorbe, d’après une délibération publique et authentique, a décidé de ne laisser dans son enceinte aucune statue de Verrès. Je ferais lire les décrets de la ville, je louerais les citoyens, et je le pourrais faire avec vérité; je compterais dix mille de ces citoyens, de ces fidèles et courageux alliés, qui tous ont décrété QU’IL FALLAIT NE LAISSER DANS LEUR VILLE AUCUN MONUMENT DE VERRÈS. Voilà ce que je dirais, si Métellus n’eût pas fait replacer les statues. A présent, je veux demander à Métellus lui-même quelle force son coup d’autorité a ôtée à mon discours : il m’est permis encore, je pense, de tenir le même langage. En effet, les statues fussent-elles demeurées debout, ne pouvant vous les montrer étendues sur la terre, je dirais seulement: Une ville respectable a décidé qu’on abattrait les statues de Verrès. Métellus ne m’a pas ôté l’avantage de le dire; il m’a même donné le droit de me plaindre, si je le juge à propos, de ce gouvernement inique qui ne laisse pas nos alliés et nos amis libres dans la distribution de leurs bienfaits; bien plus, il m’a donné le moyen de vous faire juger quel il a pu être dans les occasions où il pouvait me nuire, puisqu’il a manifesté sa passion si visiblement dans une circonstance où il ne me nuisait pas. Mais je ne m’emporte point contre Métellus : il voudrait faire croire, et il répète sans cesse, qu’il n’a rien fait à dessein, rien de pur mauvais vouloir; je ne veux pas lui ôter son excuse.

LXIX Il est donc clair, Verrès, et il vous est impossible de le nier, qu’aucune statue ne vous a été érigée volontairement; que tout l’argent qui vous a été donné pour des statues a été arraché de force. Dans ce chef d’accusation, je n’ai pas voulu seulement montrer que vous avez extorqué pour des statues une somme de 120 000 sesterces; mais j’ai voulu faire voir, et j’ai prouvé en même temps, quelle est et quelle a été contre vous la haine des agriculteurs, la haine de tous les Siciliens. Ici, je ne puis deviner quelle sera votre défense. Les Siciliens me haïssent, direz-vous, parce que j’ai beaucoup fait pour les citoyens romains. Mais ceux-ci sont vos ennemis les plus déclarés et les plus ardents. J’ai pour ennemis les citoyens romains, parce que j’ai défendu les intérêts et les privilèges des alliés. Mais les alliés se plaignent que vous les avez traités en ennemis. Je suis haï des agriculteurs, à cause des dîmes. Pourquoi donc l’êtes-vous de ceux dont les terres sont franches? pourquoi l’êtes-vous des habitants d’Halèse, de Centorbe, de Ségeste, d’Halicye? Pouvez-vous citer ou des citoyens romains ou des Siciliens, de quelque état, de quelque rang, de quelque ordre qu’ils soient, qui ne vous haïssent? Ainsi, quand je ne pourrais donner la raison de cette haine, il n’en faudrait pas moins conclure, je crois, que celui qui est odieux à tous les hommes, doit l’être aussi à ses juges. Oserez-vous dire qu’il est indifférent que les agriculteurs, que tous les Siciliens, en un mot, pensent bien ou mal de vous? Vous n’oseriez le dire, et, le voulussiez-vous, vous ne le pourriez. Les statues équestres que vous ont élevées ces agriculteurs, ces Siciliens méprisables, vous empêchent de tenir ce langage; ces statues qu’un peu avant votre retour vous avez fait placer dans Rome avec des inscriptions, pour ralentir ces poursuites et ces accusations universelles. Qui oserait, en effet, vous inquiéter, ou vous offenser seulement de paroles, en voyant les statues érigées au nom des agriculteurs, au nom des négociants, au nom de toutes les villes siciliennes? Est-il, dans cette province quelque autre population? Aucune. Verrès est donc non seulement chéri, mais encore honoré par chaque partie de la province, par la province tout entière : qui oserait l’attaquer? Comment dire alors qu’il vous importe peu que les dépositions des agriculteurs, des négociants, de tous les Siciliens, vous soient contraires, vous qui, en inscrivant leurs noms sur la base des statues, avez espéré pouvoir arrêter la haine qui vous poursuit, effacer le déshonneur dont vous êtes couvert? Et si vous avez employé leur nom pour donner du prix et du lustre à vos statues, ne pourrai-je me servir de leur autorité pour fortifier mon accusation?

Mais peut-être vous rassurez-vous, parce que vous vous êtes rendu favorable les fermiers publics. J’ai mis tous mes soins à empêcher que leur crédit ne pût vous être utile; et vous, par un effort de génie, vous avez même travaillé à vous le rendre nuisible. Écoutez, Romains : j’exposerai cette partie de la cause en peu de mots.

 

LXX. Il est un certain Carpinatius, vice-administrateur en Sicile de la ferme des pâturages publics : cet homme, pour son propre avantage, et peut-être croyant que c’était l’intérêt de la ferme, était entré fort avant dans l’amitié de Verrès. Comme il suivait le préteur dans toutes les villes de sa juridiction, et qu’il ne le quittait jamais, il en était venu à un tel point d’intimité, par l’habitude de vendre ses décrets et ses sentences, et de transiger pour lui, qu’on le regardait presque comme un autre Timarchide. Il était même plus fatal à la Sicile par ce trait qu’il prêtait à intérêt l’argent dont on achetait les faveurs de Verrès. Or, tel était, Romains, le produit de cette usure, que ce dernier bénéfice surpassait l’autre. L’argent qu’il écrivait avoir donné aux emprunteurs, il marquait l’avoir reçu de Timarchide, ou du secrétaire de Verrès ou de Verrès lui-même. De plus, il plaçait à intérêt, en son propre nom, de grandes sommes de Verrès non portées sur les registres.

Avant de devenir le familier du préteur, Carpinatius avait écrit quelquefois aux fermiers au sujet de ses injustices. Canuléius, chargé de la perception des droits de douane au port de Syracuse, avait aussi écrit et marqué une infinité de vols de Verrès, qu’on avait transportés de Syracuse sans payer les droits : car la même compagnie avait les droits de douane et de pacage. Nous pourrions donc tirer plusieurs charges contre Verrès de ces lettres mêmes, écrites à la ferme de Sicile. Bientôt Carpinatius, qui s’était lié avec Verrès, non seulement d’amitié, mais d’intérêt et d’intrigue, écrivit aux fermiers publics de fréquentes lettres où il leur vantait l’empressement de celui-ci à obliger la compagnie, son zèle et les bons offices pour l’intérêt commun. Tandis que Verrès faisait et décrétait tout ce que demandait Carpinatius, celui-ci multipliait les lettres aux associés de la ferme, afin de détruire, s’il le pouvait, le souvenir et l’effet de sa première correspondance. Enfin, lorsque Verrès quitta sa province, il leur manda de venir en grand nombre au-devant de leur protecteur, de lui faire des remerciements, de lui promettre qu’ils s’emploieraient pour lui sans réserve. Ils se prêtèrent aux désirs de leur associé; et suivant l’usage de ces compagnies, persuadés, non que Verrès fût digne de quelque marque d’estime, mais qu’il était de leur intérêt de montrer de la reconnaissance, ils le remercièrent, lui disant que Carpinatius leur avait souvent parlé dans ses lettres des services qu’il s’était empressé de leur rendre.

LXXI. Verrès leur répondit qu’il l’avait fait volontiers; et ayant donné de grands éloges au zèle de Carpinatius, il charge un de ses amis, qui était alors administrateur de la ferme de Sicile, de bien examiner toutes les lettres de la société, et de prendre garde qu’il n’y eût rien qui pût nuire à sa réputation et le mettre en danger. Cet ami, sans s’adresser à la foule des associés, convoque les fermiers des dîmes, et leur expose la demande de Verrès. Ils arrêtent qu’on supprimera les lettres qui pourraient nuire à la réputation du préteur, et qu’on fera en sorte que cette suppression ne lui cause aucun préjudice. Si je montre que les fermiers ont décidé ce que je viens de dire, si je prouve que les lettres ont été supprimées d’après leur résolution, que voulez-vous de plus? puis-je apporter au tribunal un procès plus jugé, citer en justice un accusé plus condamné ! Mais par le jugement de qui est-il condamné? par le jugement de ceux que les partisans d’une justice plus sévère voudraient voir investis du droit de la rendre; par le jugement des chevaliers romains que le peuple demande aujourd’hui pour juges, et qui ont reçu cette mission d’une loi promulguée, non par un homme de notre origine, issu d’une famille équestre, mais par un citoyen de naissance patricienne. Les décimateurs, c’est-à-dire, les chefs et comme les sénateurs des fermiers publics, ont arrêté de supprimer les lettres. Parmi ceux d’entre eux qui étaient présents à ce conseil, je puis produire les plus distingués et les plus riches, ceux même qui sont les premiers de l’ordre équestre, et dont la grande considération a déterminé l’opinion et fourni les principales raisons de l’auteur de la loi. Ils paraîtront devant les juges, et diront ce qu’ils ont arrêté. Si je les connais bien, certes, ils ne mentiront pas. S’ils ont pu détourner des lettres adressées au corps, ils ne pourront manquer à leur propre gloire et à la sainteté du serment. Les chevaliers romains, qui vous ont condamné réellement par leur arrêté, ont donc désiré que vous ne fussiez point condamné par la sentence des juges. Que le tribunal voie si l’on doit s’en rapportera leur arrêté ou à leurs désirs.

LXXII. Mais examinez à quoi vous sert le zèle de vos amis, la bonne volonté des associés de la ferme, les mesures que vous avez prises. Je m’expliquerai librement sur cet objet; car je ne crains plus qu’on me reproche de parler avec l’animosité d’un accusateur, plutôt qu’avec l’indépendance d’un citoyen. Si les chefs de la compagnie n’avaient pas supprimé les lettres d’après un arrêté des décimateurs, je ne pourrais faire valoir contre vous ce que j’y aurais trouvé. Mais depuis cet arrêté, et la suppression des lettres, il m’est permis à moi de dire tout ce que je pourrai, et à un juge de soupçonner tout ce qu’il voudra. Or je dis que vous avez transporté de Syracuse une grande quantité d’or, d’argent, d’ivoire, de pourpre, beaucoup d’étoffes de Malte, beaucoup de tapis, un grand nombre de vases de Délos, de Corinthe, d’énormes provisions de blé et de miel; je dis que Canuléius, chargé de la perception, a écrit à la ferme, parce qu’on n’avait point payé pour tous ces articles les droits de sortie.

L’accusation vous paraît-elle assez grave? Je n’en sache pas qui le soit plus. Comment se défendra Hortensius? demandera-t-il que je produise les lettres de Canuléius? dira-t-il qu’une accusation de cette espèce est nulle, si elle n’est prouvée par les lettres? Mais je m’écrierai que les lettres ont été supprimées; je dirai que l’arrêté des associés de la ferme m’a ôté les indices et les preuves par écrit des vols de Verrès. Ou bien Hortensius soutiendra qu’il n’y a pas eu d’arrêté, ou il lui faudra recevoir tous les coups que je lui porte. Niez-vous l’arrêté, Hortensius? Cette défense me plaît, je descends dans l’arène, le combat qu’on me propose est juste, la partie est égale. Je produirai des témoins, et j’en produirai plusieurs à la fois. Ils étaient ensemble lorsqu’on a décidé la suppression des lettres; il faut donc qu’on les interroge ensemble; il faut qu’ils soient liés, non seulement par la religion du serment et par l’intérêt de leur réputation, mais encore par la complicité qui les enchaîne les uns aux autres. S’il est prouvé que la chose s’est faite comme je le dis, pourrez-vous avancer, Hortensius, qu’il n’y avait rien dans les lettres de contraire à Verrès? Non seulement vous ne le direz pas, mais il ne vous sera pas même permis de prétendre qu’il ne s’y trouvait pas tout ce qu’il me plaira d’y lire. Ainsi, Verrès, avec toute votre adresse, avec tout votre crédit, vous n’avez fait, comme je le disais tout à l’heure, que me permettre toutes les accusations et aux juges tous les soupçons.

LXXIII. Cependant je n’inventerai rien; je me souviendrai que c’est moins un particulier que j’ai voulu accuser, qu’un peuple que je me suis chargé de défendre; que les juges doivent m’entendre comme dans une cause qui m’a été déférée, et non comme dans un procès que j’ai suscité; que je satisferai les Siciliens, si j’expose avec exactitude ce que j’ai découvert en Sicile, ce qu’ils m’ont appris eux-mêmes; le peuple romain, si je parle sans redouter le crédit ni le pouvoir de personne; les juges, si par mes soins et par mon zèle je leur donne le moyen de prononcer selon l’honneur et la justice; moi-même, si je ne m’écarte en rien d’un plan de conduite que je me suis toujours proposé de suivre. Verrès, ne craignez donc pas que j’invente rien contre vous; réjouissez-vous plutôt de ce que sachant beaucoup de vos actions, j’ai résolu de les taire, comme trop honteuses, ou peu croyables. Je n’examinerai, juges, que les faits qui regardent les associés de la ferme. Pour que vous puissiez enfin savoir la vérité, je chercherai s’il a été pris un arrêté. Quand je m’en serai convaincu, je chercherai si les lettres ont été supprimées. Ce point constaté, je vous laisserai tirer vous-mêmes les conséquences : vous verrez que, si ces chevaliers romains qui ont pris cet arrêté en faveur de Verrès étaient maintenant ses juges, ils le condamneraient sans aucun doute, puisqu’ils sauraient que des lettres leur ayant été envoyées qui déposaient de ses vols, un arrêté les a supprimées. Eh bien ! cet homme, que condamneraient ceux-là mêmes qui lui voulaient toute sorte de bien, et qui ont été si obligeamment traités par lui, quelle puissance, quelle manœuvre, juges, le pourrait faire absoudre par vous?

Et qu’on ne s’imagine pas que les pièces supprimées et soustraites aux juges aient toutes été si bien enfermées, si bien cachées, qu’avec cette exactitude que je pense qu’on attend de moi, je n’aie pu rien éventer, rien découvrir! Tout ce qui pouvait être trouvé par quelque moyen, par quelque expédient, je l’ai trouvé : vous allez voir Verrès convaincu par l’évidence même. Comme j’ai consacré beaucoup de temps aux causes des fermiers publics, et que je m’honore de mes liaisons avec cet ordre de citoyens, je crois que l’expérience et l’habitude m’ont assez bien instruit de leurs usages.

LXXIV. Ainsi, dès que j’eus découvert que les lettres adressées aux administrateurs de la ferme étaient supprimées, je fis attention aux années pendant lesquelles Verrès avait été préteur en Sicile. Je cherchai ensuite, ce qui était fort facile à trouver, quels avaient été, pendant ces mêmes années, les chefs de la compagnie. C’est un usage, je le savais, parmi les chefs qui tiennent les registres, que, lorsqu’ils les remettent à un nouveau chef, ils ne sont pas fâchés de garder eux-mêmes copie des lettres. J’allai donc chez L. Vibius, un des premiers de l’ordre équestre, qui se trouvait avoir été chef l’année même où je voulais faire des recherches. Je le surpris sans qu’il m’attendît. Je fouillai, je cherchai partout où je pus. Je ne trouvai que deux mémoires envoyés à la ferme par Canuléius du port de Syracuse : on y voyait un compte de plusieurs mois, d’effets transportés au nom de Verrès, sans acquit de droits. J’y mis le scellé à l’instant. Ces pièces étaient du genre de celles que je désirais surtout retrouver dans les papiers de la compagnie; il suffit de deux, juges, pour servir d’exemple. Le peu qu’il y aura dans ces mémoires sera du moins évident : vous pourrez par là conjecturer du reste. Greffier, lisez le premier mémoire ; vous lirez ensuite le second. MÉMOIRES DE CANULÉIUS. Je ne vous demande pas encore, Verrès, d’où vous avez eu quatre cents amphores de miel, une si grande quantité d’étoffes de Malte, cinquante lits de salle à manger, un si grand nombre de candélabres; je ne vous demande pas, dis je, d’où vous avez eu tout cela :je vous demande ce que vous en vouliez faire. Passe encore pour le miel ; mais pourquoi une si grande quantité d’étoffes de Malte? était-ce pour en parer les femmes de vos amis? Pourquoi tant de lits? était-ce pour en orner leurs maisons de plaisance?

LXXV. Vous voyez, Romains, dans ces mémoires, le compte de quelques mois; imaginez, si vous pouvez, quels étaient ceux de trois années entières. Je soutiens que, d’après ces courts mémoires trouvés chez un seul chef de la compagnie, vous pouvez conjecturer quel brigand Verrès était dans sa province, combien sa cupidité était infinie, sur combien et quelle diversité d’objets elle s’étendait; quelle fortune il s’est acquise, non seulement en argent monnayé, mais en mille effets de différente nature. Je vous l’expliquerai plus clairement ailleurs; maintenant, remarquez ceci : Canuléius évalue à soixante mille sesterces les droits de vingtième que Verrès n’a point payés à la douane de Syracuse pour les effets exportés dont on vient de lire le compte. Ainsi, en très peu de mois, comme l’annoncent ces feuilles de si peu d’importance, les vols du préteur, exportés d’une seule ville, montaient à un million deux cent mille sesterces. La Sicile ayant de tous les côtés des sorties par la mer, calculez les exportations qu’il aura faites, d’Agrigente, de Lilybée, de Palerme, de Thermes, d’Halèse, de Catane, de tant d’autres villes, et surtout de Messine; Messine, qu’il regardait comme son lieu de sùreté; Messine, où il vivait si tranquille et si libre de soucis, et qu’il avait choisie pour y transporter tout ce qui méritait d’être gardé avec le plus de soin, ou qu’il fallait faire passer ailleurs avec le plus de secret. Lorsque j’eus trouvé ces mémoires, on écarta et on cacha plus soigneusement les autres; mais afin de montrer que ce n’était point la passion qui me faisait agir, je me suis contenté de ceux que j’avais.

LXXVI. Nous allons maintenant revenir aux registres de dépense et de recette de la compagnie, qui ne pouvaient être supprimés honnêtement; nous allons revenir à votre ami Carpinatius. Nous examinions à Syracuse les registres de la compagnie, dressés par Carpinatius, registres où l’on reconnaissait ceux qui, ayant remis de l’argent à Verrès, s’étaient constitués à plusieurs reprises débiteurs de Carpinatius. La chose sera pour vous, juges, plus claire que le jour, lorsque je produirai ceux qui ont remis l’argent :vous verrez que les époques où ils se sont rachetés, à prix d’or, des persécutions qu’on leur suscitait, s’accordent avec les registres de la compagnie non seulement pour les années, mais encore pour les mois. Au moment que nous faisions nos recherches, et que nous étions saisis des registres, nous y apercevons tout à coup des ratures toutes fraîches, et comme des cicatrices encore récentes. Frappés soudain d’un soupçon, nous jetons de préférence les yeux sur les noms qu’on avait altérés. Il se trouvait, parmi les recettes, plusieurs sommes au nom d’un C. VERRUTIUS, fils de Caïus, de façon cependant que, jusqu’au second R du nom, les lettres étaient bien formées, et que toutes les autres paraissaient brouillées et confuses. Un second article, un troisième, un quatrième, et beaucoup d’autres, présentaient la même altération. La fraude était manifeste; rien n’était plus clair que cette honteuse et criminelle falsification des registres. Nous demandons à Carpinatius quel était ce Verrutius avec lequel il avait fait des affaires aussi considérables. Interdit, agité, il ne sait que dire, il rougit. La loi ne permet pas de transporter à Rome les registres des fermiers publics; voulant vérifier et certifier la chose, je cite Carpinatius devant Métellus, et je porte au tribunal les registres de la compagnie. Ce procès attire une foule immense : l’association de Carpinatius avec Verrès et leur complicité usuraire étant connues, tout le monde avait la plus vive impatience de savoir ce que pouvaient contenir les registres.

LXXVII. Je dénonce la chose à Métellus; je lui dis que j’ai examiné les registres de la ferme; qu’il s’y trouve un compte très détaillé au nom de Caïus Verrutius; qu’il résulte de l’examen des mois et des années, que ce Verrutius n’a fait aucune affaire avec Carpinatius, ni avant l’arrivée, ni après le départ de Caïus Verrès. Je demande à Carpinatius de me dire quel est ce Verrutius :est-il commerçant, négociant, agriculteur ou pacager? est-il encore en Sicile, ou est-il déjà parti? Tous les citoyens romains de Syracuse s’écrient qu’il n’y a jamais eu de Verrutius dans la Sicile. Je le presse de me répondre, de me dire où il est, quel il est, d’où il est; pourquoi le commis de la ferme, chargé d’en dresser les registres, s’est toujours trompé d’une lettre en écrivant le nom de Verrutius? Je lui faisais ces questions, non que je crusse pouvoir obtenir une réponse, malgré lui, mais pour mettre en évidence les vols de Verrès, l’infamie de Carpinatius, l’audace de tous deux. Je laisse Carpinatius devant le tribunal, muet de crainte, accablé de remords, à peine vivant; dans la place même, devant une foule de témoins, je fais transcrire les registres; j’emploie, pour cette opération, les principaux citoyens romains de la ville de Syracuse; toutes les lettres et ratures sont transcrites et copiées avec la plus grande exactitude. La copie est vérifiée, collationnée avec un soin extrême, et scellée par des hommes irréprochables. Si Carpinatius n’a pas voulu me répondre, vous, Verrès, répondez-moi; dites-moi quel est ce Verrutius ; il a tout l’air de vos parents. Un homme que je trouve avoir séjourné en Sicile sous votre préture; un homme que je vois, par les affaires mêmes qu’il a faites, avoir été fort riche, il est impossible que vous ne l’ayez pas connu dans votre province. Mais, pour ne pas laisser plus longtemps la chose dans le doute, paraissez, témoins, développez cette copie, cette image fidèle des registres; que tout le monde aperçoive, non de légers indices, mais le nid même où Verrès couvait ses rapines.

LXXVIII. Voyez-vous, Romains, ce nom de Verrutius? voyez-vous les premières lettres entières? voyez-vous la dernière partie, la queue même du porc ensevelie sous la rature, comme sous la fange? Les originaux sont tels que vous voyez la copie. Qu’attendez-vous? que demandez-vous de plus? Et vous, Verrès, pourquoi rester assis? pourquoi tarder à nous répondre ? Ou produisez-nous ce Verrutius, ou convenez que c’est vous-même. On loue les anciens orateurs, les Crassus et les Antonius, d’avoir su détruire d’une manière lumineuse les accusations, d’avoir su défendre les accusés avec éloquence. Mais, sans doute, ils l’emportaient sur les orateurs de nos jours par le bonheur des conjonctures autant que par le génie. Personne alors ne prévariquait au point de ne laisser aucun moyen de le défendre ; personne ne vivait de telle sorte qu’aucun moment de sa vie ne fût exempt d’infamie; personne n’était si manifestement convaincu, qu’ayant été assez impudent pour commettre le crime, il dût le paraître plus encore s’il osait le nier. Mais ici, que fera Hortensius? Couvrira-t-il la tache de cupidité par le mérite d’une sage tempérance? mais il défend dans Verrès le plus dépravé, le plus déréglé, le plus infâme des hommes. Détournera-t-il votre attention de son infamie et de sa méchanceté en citant des traits de son courage? mais il est impossible de nommer homme plus lâche, plus dépourvu de cœur, plus homme parmi les femmes, plus femme dissolue parmi les hommes. Dira-t-on qu’il a des mœurs douces? mais est-il quelqu’un plus insolent, plus grossier, plus superbe? Que ses vices ne font de mal à qui que ce soit? qui jamais fut plus dur, plus perfide, plus cruel? Qu’auraient pu faire tous les Crassus et tous les Antonius pour un tel homme et dans une cause pareille? Tout ce qu’ils auraient fait, Hortensius, ç’aurait été de ne pas s’en charger, dans la crainte que l’impudence d’autrui ne leur fit perdre leur réputation de pudeur. Ils se présentaient au barreau avec un esprit libre et désintéressé : ils ne se réduisaient point à l’alternative de passer, ou pour effrontés s’ils plaidaient de telles causes, ou pour ingrats s’ils abandonnaient leurs clients.