Az-Zayyani, Chronique, Règne de My Slimane (fin de l’ouvrage), v.1810

En 1197 (1783), la pluie tomba au Maghreb; les terres furent labourées, le grain semé arriva à maturité et les denrées furent abondantes. Alors, pour la seconde fois, le sultan s’occupa de pacifier le pays. Une expédition fut dirigée contre les Oulad bu As-Sb῾a qui saccageaient la province du Sous. On les expulsa du pays et on les dispersa dans le désert. Leurs notables furent arrêtés et jetés en prison, où ils restèrent jusqu’à leur mort. Ce fut ensuite le tour de la tribu de Zemrân, qui fut razziée à cause de ses nombreux méfaits portée à Sidi Elmokhtâr sur le territoire des Bn Esseba.
Le sultan fit également transporter du Hawz dans le Gharb les tribus des Takna, Mejâṭ et Ida u Blâl. Ces tribus furent installées à Fâs et dans la banlieue de cette ville, et leurs hommes inscrits sur les contrôles de l’armée. Les Geṭâya, les Seinket, les Mjâṭ, les Tâdla furent transportés dans le Hawz de Miknâs ; les Aït Yemmour furent établis à Tâdla, et les Garwân quittèrent leurs montagnes pour aller à Azghâr.
Cette même année, le sultan envoya son fils Abdesselâm faire le pèlerinage de la Mecque ; car ce prince, lorsqu’il avait accompagné son frère Ali, n’avait pas l’âge voulu pour l’accomplissement de ce devoir religieux. Ce fut aussi à cette époque qu’eut lieu l’affaire de l’imposteur Al-Hajj Elyemmouri. Ce personnage assurait être l’incarnation du Maître de l’heure ; il prédisait l’avenir et prétendait posséder le pouvoir de faire naître les événements qu’il annoncerait.
Il acquit une grande renommée parmi les Berbères ignorants et aussi parmi les autres tribus. Il occasionna de grands troubles, ainsi que les gens de sa tribu, les Aït Yemmour, qui pillèrent toutes les tribus arabes qui les avoisinaient. Pour mettre un terme à leurs brigandages, le Qâ’id Sofiân Elhâchemi Essofiâni, sans attendre l’ordre du sultan, réunit les tribus du Gharb et alla attaquer les rebelles à la tête d’environ vingt mille cavaliers. Quand le Qâ’id arriva à l’Wad Sebou, l’ennemi qui était campé à Selfân voulut lui offrir l’hospitalité, mais le Qâ’id refusa. Le lendemain le combat s’engagea. Les ennemis, qui n’avaient que 600 cavaliers, furent défaits ; leur Qâ’id Elhâchemi ainsi qu’un grand nombre de notables périrent dans la mêlée et leur camp fut pillé. Le sultan, qui arriva ensuite, s’empara de l’imposteur et le fit mettre à mort.
En 1198 (1784), le sultan dirigea une expédition contre les Zammûr, mais il dut revenir sur ses pas, ses adversaires ayant pénétré dans les défilés de Tafrayt. Il chargea alors les Aït Idrâsen et les Garwân de les razzier aussitôt qu’ils sortiraient de leur retraite. Dès que le sultan fut reparti pour Murrâkush, les Zammûr, qui avaient quitté leurs défilés, furent attaqués et razziés. Ayant perdu tout ce qu’ils possédaient, ils furent réduits à aller mendier dans les tribus.
Cette année, le sultan envoya son fils Al-Yazîd au pèlerinage de là Mecque; il ne lui donna aucun cortège et le fit seulement accompagner d’un émir et d’un cheikh qui servait d’intendant. Par ce moyen, il déjoua les intrigues de ce fils et se mit en garde contre ses trahisons. Au moment de se rendre à Sijilmasa, le sultan ne voulait point laisser derrière lui Al-Yazîd, dont il connaissait la perfidie. Quand il arriva à Sijilmasa, Sidi Muhammad renvoya de cette ville à Miknâs son oncle paternel, Maulay Elhasen, qui était en lutte avec les chérifs et qui soutenait les Aït ῾Aṭṭa. Il expulsa ensuite les Aït ῾Aṭṭa des qṣūr de la ville, et il distribua aux chérifs de l’argent et des vêtements. En outre, il leur assigna sur sa cassette une pension annuelle de cent mille miṯqâl. Le sultan fixa Sijilmasa comme résidence à ses enfants, Maulay Sliman, Etthaïeb, Mousa, Elhasen et Elhosaïn, ainsi qu’à ‘Amr, le fils de son frère Sidi Muhammad bn Ahmad. Il leur assura la quantité nécessaire de provisions, de vêtements et de subsides pécuniaires.
Maulay Abdesselâm, fils du sultan, revint du pèlerinage de la Mecque en 1199 (1785); il reçut alors de son père le gouvernement du Sous et fixa sa résidence à Taroudant.
Cette même année, le sultan envoya son neveu Abdelmalek bn Idris, accompagné de ses deux secrétaires Muhammad bn Otsman et ‘Umar Elouzir, ainsi que de Y émir du cortège 1
Ibn Yahia, porter un présent considérable aux habitants des deux villes saintes et nobles du Hedjaz et de l’Yémen. Cette députation voyagea par mer sur une corvette espagnole.
Sidi Muhammad écrivit au sultan ‘Abdelhamid, pour lui demander de faire partir cette députation en compagnie de l’Amin As-Surra que ce dernier envoyait aux deux villes saintes. Toutes ces précautions furent prises à cause d’Al-Yazîd, qui aurait certainement dépouillé la députation de ses présents si elle eût pris la voie de terre. Comme Al-Yazîd n’avait pas vu arriver de caravane du Maghreb par terre, il demeura au Caire jusqu’à l’année suivante. Il partit alors et rejoignit la caravane Maghrebine à la Mecque. Quand il y arriva, la députation avait déjà distribué les présents destinés à Médine, au Hedjaz et à la Mecque; il ne lui restait plus que ceux destinés au Yemen, ainsi que des cassettes d’or qui devaient être distribuées en Syrie, en Egypte et dans l’Iraq. Profitant de l’heure de la sieste, Al-Yazîd s’introduisit dans la maison dTbn Yahia, que ses compagnons avaient chargé de la garde des présents; il prit tout ce qu’il put emporter et partit. Abdelmalek alla avec ses compagnons trouver le ouaiix de la Mecque et lui fit part de ce qui s’était passé. Le Wali envoya aussitôt ses gardes chercher le coupable et l’engagea à rendre ce qu’il avait pris. Al-Yazîd en rendit une partie; mais, comme il avait caché les cassettes remplies d’or, il nia qu’il s’en fût emparé.
Instruit de ces événements, Sidi Muhammad entra dans une violente colère; il renia Al-Yazîd et fit rédiger contre lui des formules de malédiction qui furent suspendues aux sept tombeaux. Il écrivit ensuite au sultan de la Mecque, Serour, lui reprochant sa mansuétude à l’égard d’Al-Yazîd et le blâmant de ne point avoir arrêté ni puni ce fils incorrigible. Sidi Muhammad écrivit aussi au sultan Abdelhamid pour lui faire part de l’inconduite d’Al-Yazîd et de sa désobéissance, le priant de ne point le recevoir s’il venait dans ses États. Al-Yazîd resta trois ans en Orient; à son retour, il n’osa se présenter devant son père et alla demeurer dans le mausolée de Maulay Abdesselâm.
En 1200 (1786), le sultan m’envoya à Constantinople porter un présent au sultan ottoman Abdelhamid ; je demeurai cent jours à Constantinople pour y accomplir ma mission, et, quand je revins, le sultan Abdelhamid envoya en même temps que moi un de ses serviteurs offrir un présent à mon souverain. Au moment de partir, Son Altesse me dit :
« C’est uniquement pour la forme que j’envoie un de mes serviteurs avec Vous, car c’est sur vous seul que je compte pour l’accomplissement de mon dessein ! »
II écrivit à mon maître une lettre à mon sujet, et, parmi les choses flatteuses et les éloges qu’elle contenait, se trouvaient ces mots :
« Nous avons déjà reçu de Votre Auguste Seigneurie 20 ambassadeurs, mais le plus intelligent, le plus habile, le plus expérimenté et le plus courtois de tous a été un tel. Il nous a remis votre dépêche et votre présent de la façon la plus digne ; il a pris congé de Nous dans les meilleurs termes, comme il convient aux ambassa- deurs des souverains. S’il paraissait utile à Votre Seigneurie de m’envoyer un nouvel ambassadeur, je désirerais que vous le choisissiez encore, car il est aussi distingué par ses manières que par son esprit ! »
Le wazîr Yûsuf bâcha écrivit dans le même sens et ajouta ces mots :
« Vous nous avez causé un vif plaisir en nous envoyant un tel ; ce choix ne peut que raffermir les rapports d’amitié entre nos deux gouvernements, et l’on est heureux de rencontrer des hommes d’une telle valeur. »
Lorsque j’eus lu ces lettres au sultan, il manifesta une joie très vive; il appela sur moi les bénédictions du ciel et me combla d’éloges. Il se rendit ensuite au conseil, où il ordonna de lire à haute voix les lettres dont il vient d’être parlé. Cette lecture terminée, le sultan s’écria :
« C’est ainsi que j’aime mon entourage; je te suis reconnaissant de ce que tu as fait et jamais je n’enverrai par d’autre que par toi des présents au sultan ottoman, pas plus que je n’enverrai mes navires sous la direction d’un autre que Ettàhar Fennich »
Par ces derniers mots, le sultan voulut donner une marque de satisfaction à ce personnage qui assistait au conseil. Dieu fasse miséricorde à ces deux sultans glorieux et sanctifie leurs âmes dans le paradis!
En l’année 1201 (1787), le sultan dirigea une expédition contre Murrâkush; après avoir pillé et ravagé le pays, il pardonna aux habitants, qui avaient cherché un asile dans le mausolée de Abou Echcheta Elkhemniâr. Il alla ensuite camper sur le territoire des Hayayina, dont les habitants s’enfuirent dans les montagnes. Le pays fut saccagé par l’armée, qui, ayant détruit les récoltes et pillé les villages, se mit à la poursuite de l’ennemi et l’atteignit clans les montagnes de Senhâdja et de Tasoul. Le sultan, ayant alors donné l’ordre du retour, les Hayayina vinrent le trouver et faire leur soumission, qui fut agréée. C’est à ce moment que Sidi Muhammad me confia le gouvernement de Taza, où je me rendis et demeurai pendant un an. Au bout de ce temps, le sultan me rappela de Taza, à cause de l’arrivée de 1000 hommes des Aït Atta et de nègres du Tafilalt qui venaient d’être inscrits sur les rôles de l’armée. Je fus chargé de conduire ces hommes à Tétouan, d’où je les menai ensuite à Tanger, après leur avoir fourni des vêtements et des armes.
Dans cette ville, je les fis monter sur des chaloupes pour les exercer à la navigation et les accoutumer à la mer; au commencement de l’hiver, je les ramenai à Miknâs auprès du sultan, qui me nomma gouverneur du Tafilalt.
On était alors en 1202 (1788) ; je me rendis à mon nouveau poste, où je restai trois ans jusqu’à la mort de Sidi Muhammad, qui eut lieu en rajab 1203 (avril 1791).
Al-Yazîd — Dieu lui pardonne ainsi qu’à nous! — succéda à son père.
RÈGNE DU SULTAN AL-YAZÎD BN MUHAMMAD BN ABDALLAH BN ISMAÏL BN ECUCIIEBIF BN ALI.
Au moment de la mort de Sidi Muhammad, son fils Al-Yazîd, ainsi que nous l’avons dit plus haut, habitait le mausolée de Maulay Abdesselâm. Dès qu’ils apprirent la nouvelle de la mort du sultan, les.chérifs descendants de Maulay Abdesselâm prêtèrent bay’aà Al-Yazîd; cet exemple fut suivi d’abord par les Abids qui étaient attachés à sa personne dans le sanctuaire, puis par les habitants des deux villes fortes de Tétouan et de Tanger. Acclamé à Tétouan, où il s’était rendu, Al-Yazîd autorisa ses soldats à piller les juifs de cette ville; les soldats envahirent les maisons et les boutiques et s’emparèrent de tout ce qu’ils purent trouver. A Tanger, où il alla ensuite, le sultan reçut des Ahl Fâs une députation composée d’ulémas, de chérifs et de notables; il accueillit avec bienveillance ces députés, les traita généreusement et désigna comme gouverneur de leur pays Eddhibi. Poursuivant sa route, le sultan arriva à Larache; là, il trouva les troupes de son père, ainsi que les serviteurs et les compagnons du sultan défunt, qui avaient avec eux les bagages, chevaux, sabres, lances et autres objets ayant appartenu à son père et qui les lui remirent. De Larache, Al-Yazîd se transporta à la zaouïa de Zerhoun, où il rencontra son frère Seliman, qui venait de Tafilalt. J’avais envoyé avec ce prince une députation d’Arabes et de Berbères du Sahara qui venaient prêter bay’aau nouveau souverain. Quand le sultan arriva à Alil, Muhammad Ou Aziz vint implorer son appui; Al-Yazîd lui enjoignit de venir avec lui et d’amener les tribus qui étaient sous ses ordres; ces tribus étant venues le rejoindre au tombeau de Maulay Idris, le sultan accorda le pardon à Muhammad Ou Aziz et lui confirma son commandement. A son arrivée à Miknâs, le sultan y trouva les députations envoyées par les Arabes, les Berbères, les habitants des villes et des campagnes, les tribus du Hawz et celles du Sous.
Personne ne s’abstint de venir lui prêter le bay’a; les Ait Mâlou eux-mêmes, qui étaient révoltés contre son père, vinrent conduits par leur Dajjâl 1 Mehâouech, qui se regardait comme étant du clan d’Al-Yazîd. Les Abids des ports qui se présentèrent aussi reçurent l’ordre de s’établir à Miknâs; comme ils demandaient ce qu’on devait faire de l’argent qui était dans les caisses publiques des grandes villes et que l’ancien sultan destinait à payer leur solde, Al-Yazîd, sans s’informer de la somme que renfermaient ces caisses, leur répondit de partager cet argent entre eux. 2 Millions environ avaient été répartis à titre d’appointements pendant les quatre années qui avaient précédé la mort du sultan. Le nombre des soldats en garnison dans les villes était de 16 000, en y comprenant les marins et les artilleurs, mais les Qâ’ids et les notables seuls se partagèrent cet argent. Le sultan fit ouvrir la caisse publique de Dar al-Bayda ; elle contenait ? millions 3, régulièrement inscrits sur les registres. Les chérifs de la montagne reçurent pour eux et leurs tribus 100,000 douros, la tribu des Ait Mâlou et leur Dajjâl eurent également pareille somme. Le sultan donna encore 5o mithqâls à chacun des Udaya pour leur permettre de conduire leurs enfants à Fâs al-Jadîd; quelques-uns d’entre eux en obtinrent jusqu’à 1,000 et 2,000. Enfin de grandes largesses furent faites aux députations et aux tribus qui vinrent voir le sultan. Comme je lui avais écrit au sujet des pensions et des vivres à distribuer à ses frères et soeurs, le sultan me répondit d’en dresser un état et de lui apporter les sommes qui resteraient en excédent en même temps que la contribution des juifs. Aussitôt que j’eus exécuté les ordres du sultan, je me rendis auprès de lui à Fâs; son fils m’accompagnait. Lorsque j’arrivai à Dâr Dbibagh, où je passai la nuit, j’appris que mes maisons de Miknâs avaient été données aux Abids et qu’il ne me restait plus dans cette ville qu’une petite maison dans laquelle logeait ma famille.
1 : titre de fonction ??
3 quelle unité ?.
Je m’armai de patience et, le lendemain, je me présentai au sultan que je rencontrai au jardin de Bn Tbâa. J’allai ensuite me loger dans la maison que j’avais à Fâs et j’envoyai des mulets pour transporter ma famille, que je fis venir de Miknâs. Lorsqu’elle fut arrivée, je l’installai dans la maison du Qâ’id Ayyâd; quant à moi, je demeurai un certain temps accablé par la fièvre et par l’inquiétude.
Le sultan se rendit ensuite à Miknâs; il donna l’ordre aux tribus et aux troupes régulières de partir en expédition contre Sabta et de bloquer la place. De son côté, il alla à Larache, puis de là à Tanger, d’où il envoya des canons et des mortiers à Tétouan, et enfin il arriva à Sabta. Des batteries furent dressées contre la ville, mais elles ne produisirent pas plus d’effet que des coups frappés sur du fer à froid 1. Aussitôt que je fus guéri, je rejoignis le sultan devant Sabta. Après être resté là un certain temps, pendant lequel les opérations du siège n’avaient donné aucun résultat, le sultan m’envoya à Miknâs et à Fâs avec mission de régler diverses affaires. A peine étais-je arrivé à Fâs al-Jadîd que je fus arrêté par El-Ghnimi, le Qâ’id de cette ville, qui arrêta également El-Hakmaouï, que le sultan avait envoyé aussi sous prétexte d’affaires. Nous fûmes jetés en prison, nos maisons furent pillées et nous demeurâmes ainsi jusqu’au moment du retour du sultan à Miknâs. Il nous fit alors chercher, et, quand nous fûmes en sa présence, il ordonna de nous enfermer dans la qasba de Miknâs; ‘Umar Al-ouzir Al-Merrâkochi était avec nous. Lorsqu’il se rendit à Fâs, le sultan nous remit à Muhammad Ou Aziz, wazîr de Miknâs, et on nous enferma dans la prison de la ville, où nous restâmes 40 jours; puis, lorsqu’il envoya en compagnie des gens du Hawz, son fils Ibrahim comme gouverneur de Murrâkush, il nous fit mettre en liberté et m’écrivit une lettre dans laquelle il disait:
« Je connais la fermeté et le courage que vous avez montrés à l’époque où vous étiez gouverneur de Larache; c’est pour celle qu’aujourd’hui je vous confie le gouvernement de la ville d’Agadir. Partez avec mon fils Ibrahim et allez ensemble jusqu’à As-Swîra ; arrivés là, vous vous dirigerez sur Agadir, tandis que mon fils ira à Murrâkush. Al-Hakmaouï sera le secrétaire de mon fils conjointement avec Al-ouerdi. »
Nous partîmes donc pour aller rejoindre Ibrahim à Tanger; mais, lorsque ce prince dut quitter cette ville, je pris les devants pour éviter de voyager avec l’armée qui l’accompagnait. Je me rendis à Larache, où je restai un jour; je quittai cette ville, aussitôt l’arrivée d’Ibrahim, pour m’acheminer sur Rabat; après une halte d’un jour dans cette localité, je repris les devants pour gagner Dar al-Bayda. Pendant qu’il était à Rabat, Ibrahim reçut de son père une lettre conçue en ces termes :
« Comme tu n’es pas encore instruit dans l’art de juger et d’adwazîrr, notre secrétaire Aboulqâsem Az-Zayyânî t’accompagnera à Murrâkush. Tu ne prendras aucune décision sans son conseil ou son avis. En conséquence, Az-Zayyânî n’ira pas à Agadir. »
Une lettre dans le même sens me fut adressée. En recevant la lettre de son père, Ibrahim demanda où j’étais, et, sur la réponse qu’on lui fit que j’étais parti en avant, il m’envoya un émissaire, qui me rejoignit à Dar al-Bayda. J’attendis donc dans cette ville l’arrivée du prince, et, quand il fut là, je me présentai devant lui. Il me montra la dépêche qu’il avait reçue. En la lisant, je fus saisi d’étonnement et me dis :
« Comment vais-je faire avec ce jeune enfant que rien ne pourra détourner des plaisirs et des jeux ? Comment me tirerai-je de cette périlleuse situation qui, inévitablement, m’expose à un double danger ? »
Je m’en remis entièrement à Dieu du soin de mes affaires et me rendis à mon poste. Ibrabim restait clans sa tente avec des jeunes gens de son âge, et je n’allais le voir que lorsqu’il me mandait. Dans le Dukkâla, nous allâmes camper auprès de la résidence du gouverneur de cette province, Qâsem bou Hallouma; nous y restâmes quelque temps sur la recommandation du Sultan, attendant que ce gouverneur eût remis son service. Ibrahim ne prenait aucune décision sans me consulter, et, bien qu’il eût auprès de lui Al-abbâs bn Amrân, le Qâ’id de son méchouar, d’autres Qâ’ids et des gens du Hawz qui lui donnaient des conseils, c’est toujours mon avis qui était adopté. Je trouvai ce jeune prince plus intelligent que son père. Nous étions arrivés à Murrâkush depuis un mois, lorsque Ibrahim reçut l’ordre de nous envoyer, Al-hakmaouï et moi, auprès du sultan. Nous partîmes aussitôt pour Rabat; là, le sultan m’ordonna d’aller à Sabta porter des dépêches au Qâ’id commandant les troupes qui opéraient contre cette place, puis de me rendre à Fâs pour y régler certaines affaires et de le rejoindre ensuite à Murrâkush. Quant à lui, il se dirigea vers Murrâkush ; mais, arrivée Dar al-Bayda, l’idée lui vint de retourner sur ses pas, et il me fit dire de l’accompagner à Sabta.
Nous nous mîmes en route, et, arrivés à Tétouan, il me donna mission d’aller chez les Abids, chez les gens du Dukkâla, chez ceux de Murrâkush et du Hawz, pour les presser de prendre part à la guerre sainte, car, bien qu’il leur eût envoyé des messagers dans ce but, les populations ne venaient point se joindre à lui. Elles allaient jusqu’à tuer les messagers qui venaient chez eux et se débandaient comme une troupe d’ânes. On en était arrivé à ce point d’exaspération qu’on était décidé à reconnaître Hichâm comme souverain.
Lorsque j’arrivai dans le Dukkâla, je trouvai la population si hostile au sultan qu’elle ne voulait même plus prendre connaissance des lettres qu’il lui adressait. A Asfi, où je me rendis ensuite, je me présentai chez le gouverneur Abderrahman bn Nâcer, qui était dans sa qasba, entouré de nombreux personnages. Je le saluai et lui remis mes lettres :
« De qui viennent ces dépêches, me dit-il ?
-Du sultan Al-Yazîd ! » lui répondis-je.
A peine avais-je prononcé ces mots qu’il s’éleva un concert d’injures contre le sultan et contre moi. L’entourage du gouverneur voulait se ruer sur moi, mais celui-ci vint à mon secours et leur dit :
« Cet homme est le principal secrétaire de notre maître, c’est un de nos frères et il ne doit rien éprouver de fâcheux de notre part ! »
Je passai la nuit chez le gouverneur, et, le lendemain, il me donna une escorte pour me protéger jusqu’à Murrâkush. Dans cette ville, le gouverneur Sidi Abbâs bn Ahmad ne demeurait dans son palais que pendant la journée ; dès que le soleil se couchait, comme il craignait qu’on n’attentât à sa vie, il se réfugiait dans le mausolée d’Abu-al-‘abbâs. Je convoquai les habitants de Murrâkush et leur donnai lecture de la lettre du sultan.
« Nous sommes disposés à obéir, dirent-ils, mais laissez-nous le temps de voir comment les choses tourneront ! »
J’appris alors que Hichâm devait le lendemain faire son entrée à Murrâkush ; je m’enfuis aussitôt, marchant nuit et jour au milieu du pays désert, jusqu’à ce que j’eusse traversé l’Wad Umm-Ar-Rabi῾a. Alors seulement je me sentis en sûreté ; je descendis de cheval, je mangeai et bus et continuai ma route jusqu’à Al-Manṣûriya. Là, j’appris que Rabat avait fermé ses portes, que personne ne pouvait entrer dans cette ville ni en sortir, et que les Za’îr avaient razzié les troupeaux et les bêtes de somme des habitants.
Je restai à Mansouria jusqu’à la nuit; je partis alors et, m’exposant aux plus grands dangers, j’arrivai le matin devant la porte de Rabat. Je me fis connaître des sentinelles, qui m’avaient aperçu et qui allèrent aussitôt informer le gouverneur de ma présence. Celui-ci donna l’ordre de m’ouvrir la porte, que l’on referma dès que je fus entré. Le gouverneur et les habitants de Rabat que je vis furent tout émerveillés de me voir sain et sauf au milieu d’eux et me dirent que depuis 7 jours personne n’était entré clans la ville. Je séjournai à Rabat, pour me reposer de mes fatigues, et partis ensuite rejoindre le sultan. Dès mon arrivée à Al-Qṣar, on m’apprit que le souverain avait quitté Sabta et qu’il coucherait ce soir-là à Larache. Je passai la nuit à Al-Qṣar, et, le lendemain, je me rendis à Larache ; là, on me dit que le sultan était à As-Sqâlla; je poursuivis donc ma route jusqu’à cette dernière localité. Comme j’étais campé près de la porte d’As-Sqâlla, les gens de l’entourage du sultan vinrent me saluer; mais lui, lorsqu’il sortit monté sur son cheval et qu’il m’aperçut debout, il s’écria :
« D’où vient cet intrigant ?
lbn Az-Znâq ayant répondu que je venais du Hawz :
« Qu’on s’empare de lui, s’écria le sultan, car c’est lui qui a troublé le Hawz ! »
Immédiatement appréhendé, je fus entouré par les gardes, qui me donnèrent une cinquantaine de coups de bâton. Comme j’avais complètement perdu connaissance, le sultan ordonna de cesser de me frapper, mais il prit un pistolet et tira sur moi ; l’arme ayant raté, il devint furieux et s’écria :
« Qu’on l’emporte dans la prison ! »
Ce fut au bout de 3 jours seulement que je revins à moi ; je m’aperçus alors qu’on m’avait mis des fers aux pieds et une chaîne au cou ; j’avais les doigts de la main brisés et la tête fracassée. Chaque nuit, un de mes amis m’avait amené un médecin, qui avait soigné mes blessures à la main et à la tête.
Le sultan quitta Rabat, et, lorsqu’il arriva à Al-Mahdia, il demanda si j’étais mort. On lui répondit que non. Il m’envoya aussitôt chercher par 10 cavaliers, qui me chargèrent sur une mule et me conduisirent auprès de lui dans le Mishwar. Quand je fus en sa présence, il s’écria :
« Cet homme est un sorcier et un intrigant ! »
Aucun des assistants n’osa répondre à ces paroles, quoique tous blâmassent la conduite du prince à mon égard. Seul un chérif de Médine, homme instruit, qui se trouvait là, s’avança vers le sultan et lui dit :
« O maître, je vous en conjure au nom de Dieu, pardonnez à cet homme, car c’est un homme de science. »
– Fuis vers ton pays, exclama le sultan, si tu ne veux pas qu’on t’applique ces paroles du prophète : Médine chassera ses impuretés ! »
Puis, éloignant le chérif et toute l’assistance, le sultan ordonna que l’on me reconduisît en prison. Le lendemain matin, quand il sortit de sa demeure, il plaça deux fusils à côté de lui dans la salle du premier étage qui donne sur le Mishwar, puis il ordonna aux sbires de m’amener en sa présence et leur dit :
« Dépouillez-le de ses vêtements, revêtez-le d’une Jllaba et amenez-le moi ! »
On me ramena en prison, et, après m’avoir enlevé mes vêtements, on me couvrit d’une Jllaba qu’on avait apportée.Nous étions alors au mois de décembre : le froid était rigoureux et la pluie tombait. On était allé au marché chercher une mule pour me la faire monter; mais on n’en avait pas trouvé. On se rendit alors chez le gouverneur, qui en fit chercher une chez les chameliers; enfin, après deux heures d’attente, la mule fut amenée, et on me hissa dessus. Les enfants sortirent des écoles avec leurs planchettes 3 et implorèrent Dieu en ma faveur, car les habitants de Rabat éprouvaient un vif chagrin de ma disgrâce. Quand nous arrivâmes au Mishwar, le sultan, qui trouvait que nous tardions à venir, avait quitté la place à laquelle il s’était installé pour nous attendre. Cette circonstance fut la cause de mon salut, car le sultan ne revint point pendant le temps que je demeurai au milieu du Mishwar. Tandis que j’étais ainsi exposé au froid et à la pluie, les Tulba priaient et faisaient des voeux pour moi sur le tombeau du sultan. Tous les fonctionnaires, hommes libres ou esclaves, pleuraient sur mon sort; ils décidèrent les Abids du palais à informer le sultan de ma situation, et celui-ci me fit reconduire en prison. Quelques-uns de mes amis parmi les hauts fonctionnaires vinrent alors me trouver dans mon cachot et m’apportèrent des vêtements ainsi qu’un réchaud à charbon; j’avais tant souffert du froid que je ne pouvais plus parler.
Trois jours après ces événements, le sultan se rendit à Murrâkush, où son arrivée provoqua de grands désordres. Il tua Al-abbâs bn Amrân, après lui avoir fait crever les yeux, et fit ensuite brûler son cadavre, qui fut retiré de la tombe où il avait été placé dans le mausolée du cheikh Al-ghezouâni.
Le cadi de Murrâkush, le gouverneur de cette ville, Hachem bn Amrân, ainsi qu’un grand nombre de notables, furent mis à mort. Ce fut un terrible événement. Quelques jours plus tard, Hichâm, à la tête des Abda et des gens du Dukkâla, vint camper sur les bords de l’Wad Tansift. Le sultan se porta à sa rencontre avec ses troupes et son artillerie. Le combat s’engagea; l’artillerie, placée en batterie, dispersa l’armée d’Hichâm, qui fut mise en complète déroule. Pendant la poursuite des fuyards, deux tirailleurs d’Ahmad tirèrent deux balles sur le sultan ; l’une de ces balles l’ayant atteint à la cuisse, il fit cesser la poursuite et revint piller le camp des Abda et des Dukkâla. Il rentra ensuite dans son palais pour soigner sa blessure; mais les suites en furent la mort car il succomba au mois de djoumada II de l’année 1206
(février 1792)
Aussitôt que la nouvelle de la mort d’Al-Yazid arriva à Rabat, les hauts fonctionnaires qui s’y trouvaient me firent sortir de prison, malgré l’opposition de Bargâch le gouverneur de cette ville ; ils se cotisèrent pour m’offrir des effetset une mule. J’attendis trois jours, au bout desquels il arriva des fuyards de Bni-Methir qui revenaient de Fdâla et qui confirmèrent la mort du sultan. Les gens de Rabat reçurent une lettre de Hichâm, qui réclamait leur appui ; de son côté, Moslema écrivit de l’Wad Ezzân pour demander qu’on lui prêtât serment de fidélité. Comme on n’était pas d’accord sur le choix du souverain, je me rendis à Miknâs avec les Berbères. Le pays était désert, et tout le monde fuyait les routes depuis qu’on avait appris la mort d’Al-Yazid. Après bien des épreuves et des dangers (Dieu nous en tienne compte!), nous atteignîmes Miknâs. Dès que je me présentai à Muhammad Ou Aziz, il se leva et me prit dans ses bras en pleurant. Je lui confirmai la nouvelle de là mort d’Al-yezid. Je fus bientôt mandé chez Abd Al-malek bn Idris, à qui je fis part de la mort du sultan et de la proclamation de Hichâm. Abd Al-malek connaissait déjà la mort d’Al-yezid, mais il croyait à la proclamation cle Moslema, dont il avait reçu la lettre écrite de l’Wad Ez-zân. Sur ces entrefaites, nous vîmes arriver le Qâ’id Saïd avec un groupe d’Abids. Ceux-ci s’étant reconciliés avec Muhammad Ou Aziz, on parla de désigner Moslema comme souverain ; mais Muhammad Ou Aziz s’y opposa en disant :
« Jamais je ne prêterai bay’ani à Hichâm, ni à Moslema. »
Après discussion, on convint de reconnaître pour sultan l’orthodoxe Maulay Sliman. On se renditdonc ensemble au mausolée de Maulay Idris, et là on proclama Sliman. Celui-ci, après avoir rédigé la formule du serment de fidélité, se rendit au palais cle Fâs al-Jadîd, au mois de rajab de cette année (mars 1792).
REGNE DU SULTAN SLIMAN BN MUHAMMAD BN ABDALLAH.
Aussitôt que la mort d’Al-Yazid fut connue, les personnages influents, émirs des Abids et notables Berbères, qui sont les arbitres des destinées du Maghrib, s’assemblèrent et se rendirent à Fâs. Là, ils se joignirent aux ulémas, aux chérifs et aux notables de cette ville, ainsi qu’aux principaux chefs des Udaya, et l’on décida de prêter bay’a au sultan Sliman. On le préféra à ses frères aînés à cause de sa piété, de sa réserve 1 et de son intelligence.La cérémonie de la proclamation eut lieu au mausolée de Maulay Idris. La formule du serment fut rédigée par le cheikh Etlaoudi bn Souda, et, selon les prescriptions de la loi. Elle fut signée par lui et par tous les ulémas, puis des copies en furent expédiées dans toutes les provinces du Maghreb, « Louange à Dieu », m’écriai-je à ce moment ; « ce nom prophétique n’a été encore porté par aucun des souverains de l’Islam »
Les habitants des villes maritimes près desquelles se trouvait le sultan Moslema, alors au mausolée du cheikh Sidi Maulay Abd-as-slâm, avaient pensé que Moslema serait le souverain choisi; aussi l’avaient-ils fait proclamer chez eux et dans les montagnes; mais, dès qu’ils apprirent que le sultan Slimân avait été reconnu à Fâs et que les ulémas, les troupes et les Berbères lui avaient prêté serment, ils comprirent la faute qu’ils avaient commise; ils abandonnèrent donc Moslema, qui, semblable à une mouche perdue dans les montagnes, erra dans le pays des Hayâyna jusqu’au moment où le sultan Slimân expédia une armée contre lui. Moslema fut mis en déroute et le camp des Ait Yemmour, qui étaient ses partisans, ainsi que les richesses des Hayâyna furent pillés. Ces tribus ayant été dispersées, Moslema s’enfuit clans le Rif avec ses deux fils et Al-Hasan, le fils de son frère. Ce dernier l’ayant abandonné, Moslema se rendit en Orient.
Quant aux gens du Hawz, à peine eurent-ils appris la mort d’Al-Yazid, qu’ils proclamèrent Hichâm, qu’ils avaient déjà autrefois préféré à Al-Yazîd et en faveur duquel ils avaient pris les armes. Mais, lorsqu’ils connurent le choix fait par l’armée, les ulémas de Fâs, les habitants de cette ville et les masses berbères, ils furent tout surpris et s’aperçurent qu’ils avaient suivi une fausse voie. Cependant, comme ils ne pouvaient revenir sur ce qu’ils avaient fait, parce qu’ils étaient les serviteurs fidèles de la dynastie et qu’ils en étaient les personnages les plus influents, ils persistèrent dans leur égarement, en refusant de reconnaître le sultan Slimân. Celui-ci envoya son frère Etthaïeb avec les Bni Hasan à Rabat. Moslema avait déjà envoyé dans cette ville le Qâ’id Muhammad Az-za῾am à la tête d’un parti de cavalerie; mais les habitants de Rabat, d’abord irrésolus, avaient ensuite, pour la plupart, proclamé Slimân. Entré à Rabat, Etthaïeb eut à lutter contre le Qâ’id cle Moslema; il le vainquit et le fit prisonnier, puis il fit mettre à mort Al-‘Abbâs et ses partisans, dont il pilla les maisons. Tous les habitants de Rabat ayant alors prêté bay’aau sultan Slimân, Etthaïeb leur donna pour Qâ’id Bargâch et quitta la ville. Slimân s’occupa ensuite d’organiser son gouvernement; il surveilla les affaires de l’Etat en même temps que celles de ses sujets; il fortifia les villes et nomma des gouverneurs dans les provinces.
Au commencement de l’année 1207 (août 1792), le sultan envoya, sous les ordres de son frère Etthaïeb et d’un certain nombre de Qâ’ids, une expédition contre Tâmesna, dont les habitants n’avaient pris parti ni pour l’un ni pour l’autre des prétendants. Quant à lui, il resta à Rabat pour surveiller les opérations. Des rivalités de pouvoir se produisirent parmi les Qâ’ids : Al-Ghnimi, le principal d’entre eux, avait été, sous le règne d’Al-Yazîd, gouverneur des tribus des montagnes et il était actuellement placé sur le même rang qu’Etthaïeb, le lieutenant du sultan. Les autres qâ’id étaient froissés cle la morgue d’Al-Ghnimi ; aussi, quand la lutte s’engagea, ils le laissèrent vaincre par l’ennemi et s’enfuirent jusqu’à Rabat. Force fut au sultan de retourner à Fâs pour reconstituer son armée et remplacer les armes et le matériel qui avaient été perdus. Il se rendit donc dans celle ville et s’occupait d’y organiser une nouvelle expédition, lorsqu’il apprit la révolte de Zithân Al-Khamsi dans la montagne de Ghumâra et dans le Jbal/Habat ??
Entouré de tous les fauteurs de désordres des diverses tribus, Zithân se transportait avec ses montagnards tantôt d’un côté, tantôt de l’autre. Sa renommée avait bientôt grandi et le nombre cle ses partisans élait devenu si considérable crue le sultan ne pouvait tarder plus longtemps à sévir contre lui. Slimân donna l’ordre à ses troupes de marcher contre le rebelle. L’expédition, commandée par le sinitre Al-Ghnimi se mit aussitôt en marche et prit contact avec Zithân dans la tribu des ‘Aṭâwa. Au moment où l’on allait s’engager clans les montagnes, les Qâ’id-s qui accompagnaient Al-Ghnimi lui demandèrent de laisser les bagages cle l’armée au pied de la montagne, tandis que la cavalerie et l’infanterie poursuivraient leur marche en avant; Al-Ghnimi s’y opposa en disant :
« Je veux emmener tout mon monde avec moi et suivrai le rebelle partout où il ira. »
Les troupes s’engagèrent alors dans la montagne; mais, quand elles furent arrivées dans les passages difficiles, Elles furent attaquées par l’ennemi, qui surgit de tous les ravins. Embarrassés par leurs impediment, les soldats du sultan prirent la fuite au milieu de ce pays accidenté. Les bagages furent pillés et un grand nombre d’hommes périrent. Vainement le sinistre essaya un retour offensif, il dut de nouveau prendre la fuite. Quand il apprit ces événements, le sultan entra dans une violente colère contre Al-ghenimi; il le livra aux enfants d’Essoueïdi, qui le tuèrent pour venger la mort cle leur père, qu’Al-ghenimi avait fait périr après un cruel supplice. Le sultan confia à son frère Etthaïeb le commandement des tribus montagnardes, ainsi que celui de toutes les villes du littoral, et lui assigna Tanger pour résidence.
En 1209 (1794-1795), le sultan envoya à son frère Etthaïeb une armée destinée à opérer contre Zithân et ses partisans. Dès que ces troupes furent arrivées à Tanger, Etthaïeb quitta cette ville, emmenant avec lui, outre ces troupes, l’armée des villes maritimes et les dirigea contre les Bni Jerfedh, où se trouvaille foyer de l’insurrection.
Il razzia les troupeaux de cette tribu, incendia ses villages et lui tua beaucoup cle monde. Poursuivi par Etthaïeb, Zithân, d’abord réfugié chez les Boni Merchen, fraction des Bni Yddir. Etthaïeb l’y poursuivit avec son armée; il campa chez les Bni Merchen, leur livra bataille, brûla leurs villages et coupa leurs arbres. Zithân s’enfuit dans la tribu des Aqlimâ, l’année impériale le suivit dans ce pays, dont Elle détruisit les villages, ravagea le territoire et fit périr une partie de la population. Les Akhmâs furent ainsi contraints de faire leur soumission. Zithân quitta cette tribu pour aller chez les Ghumâra. La colonne d’Etthaïeb revint alors sur ses pas, et l’on écrivit à Zithân pour lui offrir Yaman. Zithân se rendit auprès d’Etthaïeb et, de là, fut envoyé vers le sultan, auquel il exprima son repentir. Le sultan lui fit grâce et lui confia le commandement cle la tribu d’Al-Akhmâs. Zithân resta un des agents du gouvernement jusqu’au jour où, ayant affermi son pouvoir, le sultan le remplaça dans ses fonctions, lui assigna Tétouan pour résidence et lui fit une pension. L’ancien agitateur est encore aujourd’hui dans cette ville, à ce que je crois. La situation des tribus fut améliorée par suite de l’habileté et de l’autorité dont fit preuve leur nouveau chef Etthaïeb.
Quant à Hichâm, il allait d’Al-arousi à Abderrahman bn Nâcer et se portait tantôt sur Murrâkush, tantôt sur Asfi. Partout où il allait, il opprimait les gens pauvres et malheureux, et ceux qui lui avaient prêté bay’afinirent eux-mêmes par l’abandonner. Les Rhâmna, dont il s’était fait des ennemis parce qu’il avait fait périr traîtreusement Abd-allah Ar-Rahmâni, son principal lieutenant, se décidèrentà reconnaître Al-Husayn comme souverain et conduisirent ce prince à Murrâkush. Hichâm ne fut informé de rien jusqu’au moment où les tambours d’Al-Husayn battirent devant sa porte.Il n’eut même pas le temps de monter à cheval, tant le danger fut pressant; il partit à pied et quitta son palais en emmenant par la main une esclave chrétienne dont il était vivement épris. Il réussit cependant à atteindre le mausolée du cheikh Abu-al-῾Abbâs, où il trouva asile. Al-Husayn s’empara du palais et de tout ce qu’il renfermait; il reçut les serments de fidélité des habitants de Murrâkush, qui firent en son nom la prière publique, et il fit frapper son nom sur les monnaies. Hichâm s’enfuit à Asfi auprès d’Abd-Ar-Rahman bn Nâcer, qui l’avait reconnu comme souverain et chez lequel il demeura.
De grands troubles eurent lieu dans le Hawz ; toutes les tribus se soulevèrent et luttèrent entre elles, et l’on estime à 26,000 le nombre des combattants qui périrent dans les combats qu’elles se livrèrent. Le sultan Slimân ne prit aucune part à cette guerre; il se contenta d’observer les combattants et d’attendre le moment où ils seraient lassés de leur lutte.
Les Châouïa, après s’être conduits ainsi qu’il a été dit vis-à-vis des troupes du sultan, voyant que celui-ci ne les inquiétait pas et qu’il s’occupait uniquement d’agir contre Zithân, se décidèrent, aussitôt crue l’affaire de l’agitateur fut terminée, à venir exprimer leur repentir au sultan et le prièrent de confier à l’un de ses agents le commandement de leurs tribus. Slimân leur désigna son oncle paternel Abd Al-Malik bn Idris, auquel il enjoignit de résider à Dâr Al-Bayda ; il lui ordonna en outre d’ouvrir ce port au commerce étranger, de s’entourer des cheikhs et des notables Châouïa et, pour se concilier leur affection, de leur attribuer une part des revenus de la douane.
Abd Al-Malik se mit en route ; arrivé à Dar al-Bayda, il s’entoura des notables Châouïa; ceux-ci prirent une part active et zélée au service de l’administration, et leurs chefs fixèrent leur demeure clans la ville. La situation de la population s’était ainsi améliorée. Mais, quand les notables Châouïa eurent reçu la part qui leur avait été assignée sur les revenus du port, ils exigèrent qu’elle fût accrue, et Abd AlMalik en arriva à partager cet argent en deux parts : l’une qu’il s’attribuait, l’autre qu’il distribuait aux notables Châouïa. Aussi, l’année écoulée, Abd Al-Malik n’eut-il rien à envoyer au sultan, tandis que les gouverneurs des autres ports expédiaient au souverain une portion de leurs revenus. Le sultan écrivit à ce sujet à Abd Al-Malik, qui répondit en racontant ce qui s’était passé avec les chefs Châouïa. Une seconde lettre, contenant un blâme, ayant suivi la première, de mauvais desseins germèrent dans l’esprit d’Abd Al-Malik, qui entra en fureur contre le sultan et informa les notables des reproches qui lui avaient été adressés à cause des concessions qu’il leur avait faites. Il leur demanda alors conseil et obtint une réponse conforme à ses désirs.
Au commencement du printemps, le sultan, ayant terminé les préparatifs de son expédition contre les Châouïa, se mit en marche et quitta Miknâs. Dès qu’il fut arrivé à Rabat et que la nouvelle de son arrivée fut connue, Abd Al-Malik convoqua les Châouïa et leur demanda leur avis sur ce qu’il avait à faire, en leur disant :
« Cet homme vient; il n’en veut qu’à vous, mais maintenant je suis des vôtres : décidez ce que vous voulez faire.
-Nous vous déclarons notre souverain, répondirent-ils, et nous mourrons pour vous ! »
Les Châouïa prêtèrent aussitôt le bay’a à ce nouveau souverain, l’acclamèrent et mandèrent la nouvelle à leurs contribules; puis Abd Al-Malik fit mettre en batterie dans la direction de la terre les canons qui étaient braqués sur la mer. Le sultan expédia de Rabat son frère Etthaïeb avec les troupes des villes maritimes, et lui-même le suivit bientôt en faisant exactement les mêmes étapes. Quand Abd Al-Malik apprit par ses espions qu’Etthaïeb et ses soldats avaient passé la nuit à Al-Qniṭra et que le sultan était arrivé avec son armée à Al-Manṣûriya, il sentit qu’il ne pourrait tenir tête à de telles forces, et, la nuit même, il s’enfuit avec ceux des notables Châouïa qui étaient avec lui. Les habitants de Dâr Al-Bayḍa tirèrent le canon pour annoncer au sultan la fuite d’Abd Al-Malik. Au moment où cette salve fut tirée, j’étais auprès d’Etthaieb, vers lequel le sultan m’avait envoyé remplir une mission. Je lui dis :
« Ces coups de canon qui ont été tirés annoncent qu’il a fui.
-Non, me répondit-il, ils les ont tirés pour nous effrayer.
-Par Dieu ! m’écriai-je, il a fui; car c’est de cette façon que, suivant les règlements maritimes, on annonce une évasion. »
Enfourchant alors mon cheval, je partis à l’instant, et le lendemain, à la première heure, j’étais auprès du sultan. Celui-ci me questionna tout d’abord sur les coups de canon, et comme je lui répondis que l’homme avait fui, il hésita à croire cette nouvelle et se remit en marche. En route, on reçut d’Etthaïeb une lettre annonçant la fuite d’Abd al-Malik. At-Tayib resta à son campement jusqu’à l’arrivée du sultan, et, à ce moment seulement, il envoya un détachement de cavaliers à Dar al-Bayda. Entrés dans la ville, ces cavaliers s’y installèrent; ils expulsèrent le chrétien qui faisait les chargements dans cette ville et le conduisirent au sultan, qui l’expédia à Rabat. Le sultan se transporta ensuite aux environs de la qasba d’Ali bn Al-Hasan 1; là, il autorisa ses soldats à razzier les Mdiûna et les Znâta, qui habitaient cette région. Les troupes pillèrent les campements et les troupeaux de ces tribus; Elles leur tuèrent du monde et emmenèrent des prisonniers; le reste se dispersa. Quand les soldats furent gorgés de butin, le sultan retourna à Rabat, et de là se rendit à Miknâs, puis à Fâs.
La nouvelle de ces événements étant parvenue dans le Hawz, une députation de notables de Rhâmna vint offrir la soumission de cette tribu et prier le souverain de se rendre dans leur pays. Celui-ci promit de le faire aussitôt qu’il aurait châtié les Châouïa.
Au commencement de l’année 1210 (juillet 1795), le sultan entreprit une expédition contre ceux des Châouïa qui avaient chez eux Abd al-Malik, c’est-à-dire contre les Oulad bu Aṭia. Comme l’armée était déjà campée près cle leur territoire, les Châouïa se persuadèrent qu’il fallait saisir l’occasion favorable qui s’offrait d’attaquer l’ennemi au moment où il ne s’y attendait pas. Ils se portèrent donc contre le camp du sultan et, par une attaque sur les flancs, ils réussirent à pénétrer jusqu’au quartier du souverain. Celui-ci ordonna aux canonnière de se tenir à leurs pièces, et, quand l’ennemi approcha de sa tente, il fut reçu par une volée de coups de canon chargés à boulets et à boulets rames.
Cette décharge dispersa les assaillants qui perdirent un grand nombre des leurs. Plus de 500 têtes de Châouïa furent coupées, leur camp fut pillé et ils durent s’enfuir vers l’embouchure de’ l’Umm Ar-Rbi῾a. Ils demandèrent ensuite l’Aman, que le sultan leur accorda. Quant à Abd Al-Malik, il s’était réfugié chez ses oncles maternels dans le Sous. Il resta auprès d’eux jusqu’au moment où Abd As-Slâm, frère du sultan, et sa soeur, femme d’Abd Al-Malik, intercédèrent en sa faveur et obtinrent sa grâce. Le sultan lui ayant alors écrit, il revint se fixer auprès de lui. Le commandement des Châouïa fut donné à un personnage de cette tribu, Al-Ghâzi Al-Mawâq. Le sultan retourna ensuite à Miknâs, puis à Fâs.
Cette même année, le sultan envoya une armée à Wujda ; cette armée se composait des Udayâ, commandés par Ayyâd ; des Shrâga et des Oulad Jâma, conduits par Bn Khadda ; d’Abids, placés sous la direction de Ahmad B-Al-‘Arbi, et enfin des Miknâsa et des Ahlâf, qui avaient à leur tête le cheikh Abdallah bn Al-Khaḍir. Ces troupes reçurent l’ordre d’aller attaquer Wujda, qui, avec les tribus qui en dépendent, faisait à ce moment partie du territoire turc.
Les Turcs s’étaient, en effet, emparés de ce district pendant l’interrègne, et un Khalîfa du Bey Mehmet, installé à Wujda, administrait cette ville et les tribus du district. Le sultan avait donné à ses troupes les instructions suivantes: percevoir les impôts zakat et ‘ashûr, au cas où les Turcs quitteraient Wujda et son territoire, et installer dans cette ville le gouverneur qu’il avait désigné; chasser le bey, dans le cas où il quitterait seulement la ville et refuserait d’évacuer le reste du pays. L’armée maghrebine ayant quitté Fâs, le bey, dès qu’il connut la nouvelle de cette expédition, enjoignit à son Khalîfa, qui était à Wujda, de quitter cette ville et de cesser d’exercer son autorité sur les tribus qui en dépendaient. Il écrivit ensuite au sultan une lettre d’excuses, disant qu’il n’avait fait occuper Wujda que pour assurer la sécurité des routes et contenir les tribus remuantes.
« Maintenant, ajoutait-il, que votre éclat a resplendi sur ces contrées, nous vous les abandonnons, car elles vous appartiennent depuis un long temps. »
Quand le nouveau gouverneur arriva à Wujda, il soumit les tribus, et l’armée revint à Fâs, après avoir rendu la sécurité aux routes.
En 1211 (1796-1797), le sultan se mit à la tête de ses troupes et se dirigea vers le Dukkâla. Arrivé à l’Wad Omm-Errebia, il entra d’abord à AZammûr, puis à Tit.
Là, il reçut la visite d’Al-Hâshmi b-Al-‘Arusi et des gens du Dukkâla, qui vinrent faire leur soumission et prêter bay῾a; ils déclarèrent s’être séparés du clan des Abda et de leur sultan Hichâm, dont ils reniaient maintenant l’autorité. Les Rhâmna, les gens du Sous, les Zerâra et les Shbbânat (entre Tadla et Rhâmna) vinrent, eux aussi, faire leur soumission, prêter bay’aet déclarer rejeter l’autorité d’Al-Husayn, qui était chez eux à Murrâkush. Toutes ces députations accompagnèrent le sultan Slimân à Murrâkush. L’arrivée du prince fut un événement mémorable : tous les habitants de la ville se portèrent au-devant de lui; on tira des salves d’artillerie, et de grandes réjouissances eurent lieu. Le sultan s’installa dans le palais impérial. Il dépêcha son secrétaire Muhammad bn ‘Uthmân auprès d’Abderrahman bn Nâcer, pour inviter ce dernier à se rendre auprès de lui et, en cas de refus, lui déclarer la guerre. Quand le secrétaire arriva chez ‘Abderrahman, celui-ci s’excusa de ne pouvoir, à cause de sa maladie, déférer au désir du sultan, mais il fit venir le qadi et les fuqaha et abdiqua devant eux. Il écrivit ensuite au sultan Slimân pour lui jurer fidélité et obéissance.
Quant à Hichâm, il était allé chercher un asile dans la zaouïa d’Echcherrâdi. Le sultan lui envoya quelqu’un qui lui garantit la vie sauve et le ramena ensuite auprèscle lui. Celui-ci le reçut avec égards; il lui fit donner des chevaux et des vêtements et lui assigna pour demeure la maison de son frère Al-Mamoun. Hichâm resta là jusqu’à ce qu’il eût pris quelque repos et qu’il fût remis de ses alarmes, puis il fut envoyé à Rabat, où un revenu suffisant lui fut assuré. Resté à Murrâkush, le sultan reçut les députations des tribus berbères Ourgenia, des tribus des Mtuga, des Znâga et de celles du Hâha et du Sous, qui toutes apportèrent des présents. Il fit bon accueil à tous ces envoyés; il leur distribua des cadeaux et désigna ensuite les chefs qu’il avait choisis pour ces diverses tribus. La conquête du Maghreb fut bientôt complète, car Ibn Otsmân apporta la soumission d’Abderrahman, qui envoya sa bay῾a, s’excusant de ne point venir lui-même, parce qu’il était malade. Le sultan ayant accepté ces excuses, l’ordre se trouva rétabli partout. Après avoir laissé son frère Aṭ-Ṭayieb comme vice-roi à Murrâkush, le sultan rentra dans la province du Gharb. En 1212 (1797-1798), il quitta de nouveau Fâs à la tête de son armée; il était décidé à agir contre Abderrahman bn Nâcer et à obtenir sa soumission en personne, soit de gré, soit de force. Arrivé à l’Wad Omm-Errebia, le sultan fut rejoint par les Udaya ayant à leur tête le Qâ’id Ayyâd. Ce Qâ’id reçut l’ordre de se rendre auprès d’Abderrahman bn Nâcer et de lui enjoindre de se porter à la rencontre du souverain; il devait faire l’intérim d’Abderrahman, au cas où celui-ci ferait la démarche qui lui était demandée; dans le cas contraire, il devait en référer immédiatement au sultan. Malgré sa maladie, Abder rahman ne put, à l’arrivée d’Ayyâd, se dispenser d’obéir à l’injonction du sultan. Il monta dans sa litière et partit accompagné de ses contribules, les Abda et les Ahmer. Ce fut à Miat-Bir-Ou-Birl, sur les confins de son territoire, qu’il rencontra le sultan. Il fit sa soumission et prêta bay῾a; ses contribules suivirent son exemple. Quand le sultan eut acquis la certitude qu’Abderrahman n’avait tardé à venir qu’à cause de sa maladie, il crut à la sincérité de ses engagements et lui donna une nouvelle marque de sa faveur en l’emmenant à Asfi, où il le logea dans son propre palais. Après avoir rassuré Abderrahman par ces preuves de bienveillance, le sultan l’investit de nouveau du commandement de ses tribus; il le chargea en outre de la direction du port et de la perception des redevances légales dues par ses tribus. Il partit ensuite pour Murrâkush et entra dans cette ville, où il resta quelque temps.
Cette année-là, la peste éclata au Murrâkush et étendit ses ravages dans les villes et dans les campagnes; c’est par elle que Dieu délivra le sultan des embarras que lui suscitaient ses frères. Comme la peste sévissait avec plus de force à Murrâkush, le sultan Slimân quitta cette ville où, il laissa son frère Etthaïeb en qualité de vice-roi ; il se dirigea ensuite vers le Gharb et arriva à Miknâs au mois de safar 1213 (juillet 1798). Pendant qu’il était dans cette ville, il apprit la mort de son frère Etthaïeb, celle d’Al-Husayn, qui était à Maulay Ibrahim et qu’Etthaïeb avait fait venir à Murrâkush, après lui avoir accordé l’aman, et enfin celle d’Hichâm, qui avait obtenu du sultan de quitter la résidence de Rabat, qui lui avait été assignée, pour aller à Murrâkush, où il mourut.
Toutes ces nouvalles arrivèrent à la fois. A ce moment, j’étais installé dans ma maison de Fâs. Le sultan me manda auprès de lui, et, quand j’arrivai à Miknâs, il me donna l’ordre d’aller à Murrâkush recueillir les successions de ses frères ainsi que celle du secrétaire. Je me rendis aussitôt dans cette ville, et, après avoir chargé sur les mules que le sultan avait mises à ma disposition tous les objets provenant de ces successions, je rentrai à Miknâs. Le sultan me conféra alors les fonctions de Kâtib 1.
Pendant l’année 1216 (1799-1800), le sultan envoya un de ses agents au Sous pour y recueillir les biens de tous ceux qui étaient morts pendant l’épidémie sans laisser d’héritiers. Quand cet agent eut terminé cette opération, on le nomma gouverneur du Sous et il rejoignit son poste après avoir rapporté les richesses qu’il avait rassemblées. En 1215 (1800-1801), eut lieu l’expédition contre les Aït Mâlou. L’armée envoyée par le sultan était placée sous les ordres du secrétaire Al-Hakmawï et de divers Qâ’ids et chefs de tribus. Tous ces derniers personnages avaient une situation plus considérable que celle d’Al-Hakmawï; aussi ne voulurent-ils pas l’accepter pour chef et cherchèrent-ils à se soustraire à son autorité. Dès qu’on arriva à Dekliisân, les Berbères vinrent demander l’Aman, s’engageant à payer les sommes qu’on exigerait d’eux et à fournir des otages jusqu’à complet payement. Al-Hakmawï repoussa ces propositions et refusa de céder aux représentations que lui firent à ce sujet les Qâ’ids, qui connaissaient mieux que lui les Berbères,
« Je n’ai nul besoin de l’argent de ces gens-là, répondit-il ; ce qu’il me faut, c’est les combattre et leur couper des têtes ! »
Les Qâ’ids le laissèrent alors agir à sa guise. On s’engagea dans la montagne, traversant les défilés, grâce aux canons et aux obusiers ; car les Berbères tenaient vaillamment tête à l’ennemi, tout en cherchant à l’attirer dans les parties escarpées de la montagne. Arrivée là, l’armée fut cernée par les Berbères, et le combat s’engagea. Les Qâ’ids abandonnèrent alors Al-Hakmawï, qui, réduit à ses seules forces, fut vaincu et fait prisonnier, après avoir perdu du monde et ses bagages. Quelques Berbères prirent Al-Hakmawï sous leur protection et le renvoyèrent plus tard au sultan avec quelques chérifs.
En 1216 (1801), le sultan s’empara de Dr῾a, Al-Fayja et Sijilmasa, où ses troupes entrèrent. Son agent lui rapporta toutes les richesses de cette ville et expulsa les Arabes et les Berbères des Qṣûr d’Al-Qusb, qui furent rendus à leurs anciens habitants. Toute la contrée située entre le Sous, le Dr῾a, Al-Fayjla, Sijilmasa et l’Wad Sâwra fut ouverte aux négociants et aux voyageurs, qui purent, sans être inquiétés, aller de Qṣûr en Qṣûr et de province.
Pendant l’année 1217 (1802), le sultan envoya contre le Rif une expédition sous les ordres de son frère Qaddour, de l’’âmil Bn Khedda et du Qâ’id de l’armée Ahmad bn Al-arbi. L’amil rapporta le tribut des trois années précédentes, qu’il recouvra chez les Kebdâna, les Gelâya (Mlila), les habitants du Gâret et ceux du Rif. Au retour, les troupes attaquèrent les tribus des Meṭâlsa et des Bni bou Yahia, qu’ils trouvèrent sur leur route. Ils les pillèrent et leur firent des prisonniers, hommes et entants, qu’ils amenèrent au sultan: mais celui-ci les renvoya dans leurs tribus.
La route du Sahara avait été, en 1218 (1803), infestée à Mulûiya par les brigandages des Aït Idrâsen, dont le Qâ’id Muhammad Ou Aziz s’était enfui de Fâs, redoutant la colère du sultan. Le sultan se mit lui-même à la tête de ses troupeset se rendit à Alil, où le combat s’engagea. Les Idrâsen furent défaits, leur camp et leurs troupeaux pillés et leurs Qṣûr détruits par le sultan. Ils se réfugièrent chez les Bni Mgilld, sans avoir pu sauver autre chose que leurs personnes, et demeurèrent dans cette tribu jusqu’au moment où, le sultan leur ayant pardonné, ils rentrèrent à son service. En revenant d’Alil, le sultan ne demeura pas à Fâs; il conduisit ses troupes à Taza et envoya une colonne à Wujda, sous la conduite du cheikh Abdallah bn Al-Khidr, pour percevoir les impôts des tribus de cette contrée. Il envoya, sous les ordres de Dahmân Essoueïdi, amil- du Sahara, une autre expédition, d’abord au Mulûyia, où elle campa et fit rentrer les impôts des tribus de la contrée, puis au Gîr, et enfin à Sijilmasa. Arrivé là, l’amil divisa ses troupes en plusieurs corps, à la tête desquels il plaça ses Lieutenants, et les envoya au Dr῾a, à Al-Fayja, au Tudgha, au Frkla, au Ghris, à Zenner, à Al-Khang, à Madghâra, à Ar-Rutb et à l’Wad Sâwra. Dahmân pacifia ainsi tout ce pays; il assura la sécurité des routes et fit rentrer les impôts. L’expédition rentra ensuite, mais après avoir laissé des détachements dans chacune des localités qu’elle avait occupées.
En 1219 (1804), le sultan se rendit avec son armée à Murrâkush. De là, il envoya deux colonnes : l’une au Sous, l’autre au Hâha. Quant à lui, accompagné de sa garde et des musaḵḵarin, il gagna As-Swîra. Il visita dans cette ville, les travaux qu’y avait faits son père; il passa ses troupes en revue et leur distribua de l’argent et des vêtements. Il fit restaurer tout ce qui avait besoin de réparations et organisa la défense de la ville. Il nomma des chefs dans les tribus du district et revint ensuite dans le Gharb.
De grands conflits eurent lieu en 1220 (1805) dans le Maghreb central entre les Turcs et les Arabes. Ils se produisirent à l’occasion de quelques faqirs Darqâwa que le bey avait fait mettre à mort ; mais le principal motif était que ce dernier avait voulu faire arrêter le cheikh de la confrérie dans le Maghreb, Abd Al-qâder bn Echcheikh, khalifa du cheikh principal, Mawlana Al-῾Arbi Ad-Darqâwi (Dieu lui fasse miséricorde!). Abd Al-Qâder bn Echcherif quitta alors sa tribu et alla se réfugier sur le territoire des Ahrâr ; là, il groupa autour de lui les faqirs Derqâoua, qui étaient vivement irrités du meurtre de leurs frères et de l’expulsion de leur chef, qu’on avait obligé à quitter sa patrie et sa zaouïa, ce qui portait un grave préjudice à la confrérie. On décida de se révolter contre les Turcs et de se liguer pour les combattre. Quand la colonne turque vint d’Alger, ainsi qu’il était d’usage, et que le bey fut allé la rejoindre, les Arabes et leurs alliés attaquèrent les Turcs. Ceux-ci furent défaits, leur camp fut pillé, et, après avoir perdu du monde, ils durent fuir en désordre jusqu’à Oran, où ils entrèrent.
Les Arabes les poursuivirent et les assiégèrent dans Oran. Le bey écrivit alors au sultan Maghrebin pour lui demander son assistance:
« Il n’avait d’espoir de salut, disait-il, que si le souverain intervenait auprès du chef de la confrérie, qui résidait sur son territoire. »
Slimân manda aussitôt au cheikh Maulana Al-arbi de se rendre à Oran, afin de dissoudre l’armée des assiégeants et de mettre un terme au conflit; il le fit accompagner dans cette mission par Al-Hajj At-Ṭâhar Baddou. Quand Maulay Al-῾Arbi arriva à Oran, qu’il vit le grand nombre des assiégeants et qu’il s’aperçut que les Darqâwa qui étaient là ne suivaient point les règles de la confrérie, puisqu’ils s’étaient emparés de l’autorité et qu’ils la conservaient, remplaçant ainsi leurs lumières par des ténèbres, il enjoignit à son disciple Ash-Shrîf de révoquer l’ordre qu’il avait donné de lutter contre les Turcs, lui faisant remarquer qu’il n’était, lui Ash-Sharîf, qu’un simple délégué du cheikh de la confrérie, lbn Echcherif se transporta alors à Tlemcen, où il assiéga les Turcs et les Kûlûghli-s (métis), qui occupaient le Méchouar et les environs de cette citadelle. Comme la lutte durait, les habitants de Tlemcen s’assemblèrent un vendredi dans la grande mosquée et rédigèrent leur bay῾a au sultan. Ils lui envoyèrent des présents, ainsi que des députations d’Arabes qui emportaient également des cadeaux. La députation tlemcénienne partit avec Maulay Al-arbi Edderqâouï. Arrivé à Fâs, Al-arbi Edderqâouï se présenta au sultan et lui dit :
« Le monde supérieur vous est favorable; les Arabes, les habitants des villes et des villages reconnaissent votre souveraineté et vous envoient leurs bay῾a et leurs présents. Voici Ibn Echcherif, votre serviteur et votre lieutenant, qui vient à son tour vous offrir son présent et vous prêter serment d’obéissance »
Le sultan sortit alors et trouva les habitants de Tlemcen et les députés arabes qui l’attendaient pour lui remettre leurs présents. Il reçut les cadeaux et les hommages des députés, puis il rentra et fit mander Al-hadj Ettâhar Baddou et le questionna. Celui-ci raconta ce qui s’était passé; il dit ce qu’avait fait Maulay Al-arbi Edderqâouï et ce qu’il avait attribué au sultan, et il ajouta que les Turcs avaient la conviction que tous ces troubles avaient été suscités et dirigés par le sultan. Aussitôt le sultan donna l’ordre de chasser Edderqâouï, ainsi que les habitants de Tlemcen, auxquels il rendit leur acte de bay῾a, puis il fit venir les députés arabes à la porte de son palais. Quand ils y furent arrivés, il sortit et leur dit :
« En agissant comme vous l’avez fait, vous avez désobéi à votre Dieu et à son prophète; vous avez péché en me prêtant de tels desseins. Je ne m’associerai pas à vous dans votre rébellion contre Dieu : la bay’a que vous m’apportez, je vous le rends, car je ne puis l’accepter. Mais, puisque vous êtes venus jusqu’à ma porte, je vais écrire au bey, pour qu’il se montre indulgent et qu’il ne vous châtie point à cause de votre démarche. »
Puis le sultan leur distribua de l’argent pour acheter des provisions et pourvoir aux frais de leur voyage, les congédia et envoya en même temps le Qâ’id Ayyâd à Tlemcen, avec l’ordre d’agir de façon à s’emparer par ruse d’Ibn Echcherif; mais, ostensiblement, il lui donna pour mission de rétablir la concorde entre les Turcs, les Kûlûghli-s et les habitants de Tlemcen. Ce Qâ’id devait en outre garder Tlemcen jusqu’à l’arrivée du bey et lui remettre là ville. Quand Ayyâd arriva à Tlemcen, lbn Echcherif, redoutant quelque danger, prit la fuite. Le Qâ’id lui écrivit et lui demanda une entrevue, disant qu’il n’était venu que pour assurer son succès; mais lbn Echcherif ne voulut rien entendre. Ayyâd attendit alors la venue du bey et le réconcilia avec les habitants de Tlemcen.
Le sultan adressa au bey une lettre et des présents; il lit par là connaître la pureté de ses intentions et resserra les liens d’amitié qui l’unissaient au bey, dont il détruisit ainsi tous les soupçons. Ayyâd quitta ensuite Tlemcen. Quant au bey, il ne put atteindre son but à cause de la famine qui survint dans son pays; car, les vivres manquant, les habitants de Tlemcen désertèrent la ville et toutes les tribus du Maghreb central allèrent s’établir sur le territoire Maghrebin. Le pays étant devenu désert, le bey n’eut plus personne sur qui exercer son autorité ; il écrivit alors au sultan pour le prier de renvoyer dans leur pays les Arabes et les habitants de Tlemcen ; le pacha d’Alger écrivit aussi dans le même sens. Le sultan convoqua ces populations et les engagea à rentrer dans leur pays, mais Elles refusèrent en disant :
« Nous ne pouvons supporter à la fois la faim et l’administration des Turcs ! »
Cette excuse satisfit le sultan, qui les autorisa à demeurer sur son territoire et leur fit distribuer chaque mois quelque argent. Cette distribution régulière leur constitua de véritables appointements. Quand l’abondance revint au Maghreb central, tous ces réfugiés rentrèrent dans leur pays. Le sultan écrivit alors au bey pour le prier de se montrer bienveillant et humain envers eux. Le bey suivit ce conseil, et sa situation, ainsi que celle de ses sujets, redevint florissante.
En 1221 (1806), le sultan s’empara de Figuig ; cette conquête fut faite par un de ses amil-s qu’il avait envoyé à la tête des Arabes des Du-Mania. L’amil perçut les impôts, prit possession du château impérial qui se trouvait dans la ville et le rendit aux Abids, ses anciens occupants au temps du sultan Ismaïl. En 1222 (1807), le sultan envoya des troupes contre les Bni Mousa de Tâdla; les gensde cette tribu, s’étant réfugiés dans la montagne des Aït Atâb, furent poursuivis par les soldats du sultan, qui pillèrent leurs troupeaux et incendièrent les villages des Refala, des Bni Ayâth et des Aït Atâb, qui leur avaient donné asile. L’armée revint, après avoir reçu de ces populations les sommes dues pour les impôts Zakat et ‘ashûr.
Les pays du Gourâra et du Touât furent conquis en 1223 (1808) et payèrent l’impôt aux agents du fisc. Pendant l’hiver de cette même année, le sultan, qui revenait de cette expédition, envoya son armée camper sur les limites du district des Aït Mâlou. Il empêcha cette tribu de transhumer ses troupeaux dans la province du Gharb et d’aller y faire ses approvisionnements. Cernés dans leurs montagnes, les Aït Mâlou, ayant perdu une partie de leurs troupeaux, se décidèrent à payer l’impôt, mais ils ne purent s’acquitter qu’en abandonnant une certaine quantité de leurs bestiaux.
Ce ne fut qu’après cela qu’on leur rendit la liberté de leurs mouvements. En 1224 (1809), le sultan dirigea une expédition sur Tâdla ; il campa près des Ourigha, qu’il attaqua et dont il pilla les troupeaux. Puis, après avoir dompté cette tribu, il se porta sur le territoire des Aït Isri, qui cependant avaient déjà payé des sommes considérables. Moyennant une nouvelle somme d’argent que les Aït Isri lui apportèrent, le sultan fit alors mettre en liberté les prisonniers de cette tribu et revint à Miknâs. Le sultan, à la tête de toute son armée, se rendit en 1225 (1810) dans le Rif ; il campa à Aïn-Zoura et de là envoya ses soldats combattre les Rifains. Après avoir soutenu une lutte dans laquelle ils virent piller leurs troupeaux et incendier leurs villages, les Rifains demandèrent l’aman, qui leur fut accordé à condition qu’ils paieraient tout ce qu’ils devaient d’impôts zekat et achour. Le sultan désigna un agent chargé de cette perception, et, dès qu’elle fut terminée, ses troupes évacuèrentle Rif.
En 1226 (1811), des troubles éclatèrent parmi les populations berbères ; ils furent suscités par Muhammad Ou-Aziz, qui vint camper dans les cultures des Aït Mâlou et les saccager. Les Aït Mâlou attaquèrent Muhammad; mais, quand la lutte fut engagée, les Garwân trahirent Muhammad Ou Aziz, que le sultan leur avait imposé comme chef ; ils prirent parti pour les Aït Mâlou et pillèrent les Aït Idrâsen. Les cavaliers de cette tribu, qui seuls avaient échappé au pillage se rendirent auprès du sultan et se plaignirent à lui. Celui-ci prit leur défense et envoya son armée combattre les Grwân ; mais les Aït Mâlou, s’étant joints à ces derniers, battirent l’armée des Aït Idrâsen. Les Berbères se réunirent et décidèrent alors de se révolter, à cause de Muhammad Ou Aziz, que le sultan persistait à maintenir à leur tête, malgré les plaintes réitérées qui avaient été portées contre lui. De leur côté, les Ait Yousi abandonnèrent Dahmân Essouïdi, qui leur avait été donné comme chef et vinrent se joindre aux Garwân, aux Aït Mâlou, aux Aït Sagroushen et aux Marmûsha ; le Dajjâl Mehâouch accepta l’offre qu’on lui lit de se mettre à la tête des révoltés. Le sultan envoya au sinistre Essouïdi des troupes qui allèrent camper à Safrou. Les Berbères attaquèrent cette armée et la mirent en déroute : Essouïdi dut chercher un abri dans la ville. Cela fait, les Berbères se répandirent sur les routes; ils détroussèrent tous les voyageurs qui allaient dans le Sahara ou qui en revenaient et pillèrent tous les villages qui avoisinaient Safrou. Comme le mal grandissait et qu’il n’était dû qu’à Muhammad Ou Aziz et à Essouïdi, le sultan essaya d’y porter remède, sans toutefois y réussir. Il laissa donc les tribus en pleine anarchie, tout en les faisant surveiller par l’habile amAl- Ayyâd, et il se rendit à Murrâkush, afin de ramener des contingents du Hawz, car il avait remarqué que, dans les combats, les gens du Gharb prenaient la fuite au premier choc. Arrivé à Murrâkush, le sultan réunit de nombreuses troupes, qu’il emmena à Miknâs. Quant aux contigents qui appartenaient à la province du Gharb, il ne voulut point les laisser venir avec lui. Aussitôt qu’il eut formé son armée, il quitta Miknâs et se mit en marche contre les Garwân, qui étaient aux environs d’Azrou; mais, arrivé en cet endroit, il se trouva fort embarrassé, car, bien qu’il fût tout près de l’ennemi, il n’avait avec lui personne capable soit de diriger l’attaque, soit de l’assister, soit de l’aider de ses conseils.
Dans ces circonstances, il jugea à propos de rebrousser chemin jusqu’à Alil chez les Aït Yousi et les Bni Mgilld. En voyant ce mouvement, les espions des Garwân supposèrent que c’était par crainte que le sultan renonçait son attaque. Les Garwân suivirent alors l’armée impériale, dont l’avant-garde arriva sans encombre à Alil, où le sultan campa; mais ils atteignirent l’arrière-garde, qu’ils attaquèrent vivement et taillèrent en pièces : le bâcha des Abids, Bn Echchâhed fut tué dans cette rencontre. Ce fut seulement au milieu de la nuit que le sultan apprit, par l’arrivée des fuyards, la nouvelle de cet échec. Il ne perdit pas courage, et, le lendemain, les Berbères des Bni Idrâsen, des Zammûr et des Aït Yemmour qui lui étaient restés fidèles attaquèrent les Bni Mgilld qui se trouvaient près d’eux et les mirent en déroute. Forcés de se réfugier dans les défilés des montagnes, les Bni Mgilld abandonnèrent leurs chevaux et ne songèrent qu’à sauver leurs personnes. Cette victoire dégagea le sultan de sa position critique; mais, quand les vainqueurs arrivèrent avec les chevaux et les armes dont ils s’étaient emparés, les Arabes qui étaient dans l’armée se mirent à massacrer tous les Berbères fidèles qu’ils rencontrèrent, en disant :
« Tous les Berbères ne font qu’un ! »
Les Berbères s’étant alors plaints au sultan, celui-ci chargea son secrétaire Muhammad As-Slâwi de rétablir l’ordre. L’enquête à laquelle se livra Muhammad As-Slâwi lui fit craindre que les choses ne tournassent mal; aussi engagea-t-il le sultan à reprendre le chemin de Fâs. Ce retour fut un immense désastre : enhardis par cette retraite, les Berbères suivirent l’armée impériale et pillèrent tous ceux qu’ils purent atteindre ; le sultan continuait à reculer, sans pouvoir, malgré tous ses efforts, apporter un remède à sa situation critique, lorsqu’enfin il réussit à obtenir un avantage sur les Garwân, qu’il pilla et mit en déroute. Toutefois il usa de clémence à leur égard, et, après leur avoir rendu leurs armes et leurs chevaux, il les incorpora dans son armée et les réconcilia avec les Ait Idrâsen. Le sultan les envoya ensuite contre les Aït Yousi, dont ils envahirent le pays. Dans cette expédition, les Garwân tuèrent un nombre considérable d’ennemis et ne quittèrent le territoire des Aït Yousi qu’après l’avoir pillé et avoir enlevé aux populations tout ce qu’elles possédaient. Toute cette affaire confirma cette sorte d’axiome politique que les sages ont formulé ainsi :
« Les grandes armées ne produisent que des défaites; aux petites armées appartient la victoire »
Cette même année, le sultan envoya son fils, le très orthodoxe, le maître, le très glorieux Maulay Ibrahim accomplir le pèlerinage de la Mecque et visiter le tombeau de son ancêtre. En 1227 (1812), il dirigea contre les Glâyia et le Rif une expédition commandée par son secrétaire Muhammad As-Slâwi. Arrivé dans le pays des Glayia, Muhammad lâcha ses soldats, qui pillèrent, incendièrent, tuèrent et saccagèrent. Puis après être resté là jusqu’à ce qu’il eût reçu toutes les sommes dues par les gens de cette tribu, il envoya dans le Rif des agents qui y perçurent les impôts zekat et achour. L’expédition fut de retour au mois de ramadan de cette même année. A cette époque, Maulay Ibrahim, le fils du sultan, revint de pèlerinage et débarqua à Tanger. A Malte, il s’était embarqué sur un vaisseau anglais que son père lui avait envoyé en même temps qu’il lui expédiait ses propres navires à Alexandrie, mais Maulay Ibrahim n’avait trouvé qu’à Malte les navires qu’on lui avait destinés; il s’embarqua sur le vaisseau anglais, tandis que les autres pèlerins montaient sur les navires maghrébins. Le vaisseau anglais devança les autres et mouilla à Tanger, où le prince débarqua ; celui-ci se rendit aussitôt auprès de son père, qui, après l’avoir reçu, l’envoya dans son palais à Fâs. Les habitants de Fâs, les Udaya et les habitants du Hawz se portèrent à la rencontre du fils de leur souverain, et le jour de l’entrée de Maulay Ibrahim à Fâs fut un véritable jour de fête.
En 1228 (1813), le sultan fut avisé que les gens du Rif vendaient des bestiaux et des céréales aux chrétiens malgré la défense qu’il avait faite à ces derniers de faire des chargements dans les ports du Murrâkush. A la suite de cette prohibition, les chrétiens s’étaient rendus dans le Rif, où le gouverneur Muhammad As-Slâwi ne s’occupa point d’eux et les laissa faire. Parfois on arrêtait quelques-uns des principaux Rifains qui se livraient à ce commerce et on les conduisait au gouverneur; mais celui-ci les faisait relâcher moyennant quelque argent. La contrebande prit vite de grandes proportions, et bientôt tous les Rifains se mirent à vendre aux chrétiens. Dès que le sultan eut acquis la certitude que ses prescriptions n’étaient point exécutées, il donna l’ordre à tous les capitaines de ses navires de se rendre dans les ports du Rif et de saisir tous les navires des chrétiens qu’ils rencontreraient dans ces parages. En conséquence, les capitaines Maghrebins se mirent en route et capturèrent les navires qu’ils rencontrèrent et firent prisonniers leurs équipages. Cette mesure n’ayant pas suffi, le sultan entreprit une expédition contre le Rif. Il plaça l’armée sous les ordres de Muhammad As-Slâwi, auquel il adjoignit son fils Ibrahim, qui commandait les troupes des villes maritimes et les contingents du Gharb et des autres provinces. Cette armée prit le chemin des montagnes, tandis que le sultan, à la tête du principal corps d’armée, suivait la route ordinaire, allant d’abord à Taza, puis à Gâret. Les habitants du Rif connaissaient à peine la nouvelle de cette expédition qu’ils étaient déjà cernés de tous côtés : leurs villages furent pillés et incendiés et leurs silos vidés. Le sultan nomma comme gouverneur Ahmad bn Ali bn Abdessâdeq Errifi, qu’il laissa dans le pays avec un corps d’armée chargé de l’aider à faire rentrer les impôts. Quant aux autres troupes, Elles revinrent dans la capitale avec le sultan, qui ne cessa pas un instant de réparer les fautes commises par ses agents. Al-mamoun (que Dieu ait son âme!) l’a dit :
« Tous les maux qui affligent un pays proviennent du fait de ses fonctionnaires ! »
Et maintenant, si vous voulez juger d’un oeil équitable et parler le langage de la vérité, vous direz que ce sultan fut l’‘Umar bn Abd Al-aziz de notre époque. Car, dans toute la dynastie des fils d’Ismaïl, si vous exceptez le père de ce prince, il n’y a pas eu un souverain plus excellent, plus intelligent, plus instruit, plus sage, plus équitable, plus généreux, plus humain, plus pieux, plus patient, plus bienveillant, plus doux de caractère et plus affable que lui : c’est une perle et un joyau. Toutefois on peut lui reprocher de n’avoir pris conseil que de lui-même et de s’être confié à des gens inhabiles aux choses de la guerre. Tous ses insuccès n’ont pas eu d’autre cause. Mais, grâce à la terreur qu’il inspirait, soit qu’il restât dans son palais, soit qu’il marchât contre l’ennemi, Dieu lui a assuré la victoire. Moi-même j’ai pu en juger dans les expéditions qui furent dirigées contre les Arabes et contre les étrangers après la mort de son père et après celle de son frère Al-Yazid. A ce moment, comme chacun sait, tout le Maghreb était agité ; des maux de toute sorte désolaient le pays, et cependant, grâce à l’autorité, à la piété sincère et à l’habile politique du sultan, Dieu préserva l’empire de la chute et lui rendit le calme et la prospérité.
Il ne reste plus maintenant qu’à parler d’une seule chose, dont Dieu lui demandera compte, car Elle constitue une des plus strictes obligations et Elle exige un lourd sacrifice, que la nation a le droit de demander et de réclamer, puisque chaque jour a son lendemain : c’est de s’occuper, dans l’intérêt des musulmans du choix de celui qui les gouvernera après lui et de désigner dès aujourd’hui son héritier présomptif. Or il n’ignore pas quelle est la situation actuelle du Maghreb, les dangers qu’elle présente et qui peuvent s’accroître par la présence dans son sein de populations turbulentes. Il faut donc que son fils, le très fortuné, le docte, le très orthodoxe Ibrahim, qu’il a élevé à son école, ce fils qui s’adonne à l’étude de toutes les sciences et qui a montré sa supériorité, son intelligence et sa décision, prenne la direction des affaires des musulmans, lorsque son père s’absente, et lui serve d’intermédiaire auprès des populations lorsqu’il est présent. Ainsi le jeune prince se fera connaître des populations, qui seront alors rassurées sur leur avenir, Il se fera encore connaître de ceux qui sont près et de ceux qui sont loin, des esprits vulgaires et des esprits d’élite, et la nation mettra en lui son espoir.
C’est à Dieu qu’il appartient de nous assister dans ce monde et dans l’autre, car il n’y a de force et de-puissance que dans le Très-Haut et le Tout-Puissant.