Ali b. Abi Ziraa, Marrakech, Almohades et Almoravides, Rabat-Salé, Ya’qub Al-Mansour

L’émir des musulmans, Tachefin ben Ali ben Youssef ben Tachefin El-Lemtouni, était fils d’une captive chrétienne, nommée Daw as-Sabah (lumière du matin, aurore). L’émir fut proclamé le 8 rajeb an 537, époque de grands troubles et de l’apparition des Mouahidoun dont l’éclat, la force et la puissance s’étandit sur tout le pays de l’Adoua. Lorsque Abd el-Moumen sortit de Tinmal pour conquérir le Maghreb, Tachefin quitta Mrâksh, dont il laissa le commandement à son fils Ibrahim, et se mit à sa poursuite ; d’étapes en étapes, de combats en combats, il arriva jusqu’à Tlemcen où il se retrancha, et où Abd el-Moumen l’enveloppa.
[…]
Histoire du règne des Almohades, et de leur élévation commencée par Mohammed ben Toumert, appelé le Mehdi.
Dans les premiers temps de sa vie El-Mehdi était un homme pauvre, étudiant la science et la doctrine, et doué d’une grande intelligence. Il s’en alla dans le Levant pour continuer ses études. Là, il se mit à fréquenter les principaux docteurs, qui l’instruisirent dans les hautes sciences, et, entre autres, celles des traditions du Prophète de Dieu (que le Seigneur le comble de ses bénédictions !), et celles des notaires et des légistes. Parmi la réunion des savants où Mehdi acquit toutes ses connaissances se trouvait le cheikh, l’imam incomparable, le célèbre Abou Hamid el-Ghazâly (que Dieu lui fasse miséricorde) auquel il s’attacha pendant trois ans. El-Ghazâli, en voyant El-Mehdi pour la première fois, devina son avenir, et, lorsqu’il fut sorti, il dit à ses disciples : « Il n’y a pas de doute que ce Berbère ne devienne souverain du Maghreb el-Aksa et qu’il n’y fonde un vaste et puissant empire. Il porte en lui tous les signes décrits dans les traditions ». EI-Mehdi, ayant eu connaissance de cette prédiction, et quelques-uns de ses compagnons lui ayant dit que le docteur l’avait même trouvée dans son livre, se consacra entièrement aux leçons d’El-Ghazâli, qu’il suivit jusqu’à ce qu’il n’eût plus rien à apprendre. Et c’est alors qu’il partît pour suivre la destinée que le Très-Haut avait dictée.
Mohammed el-Mehdi quitta le Levant pour porter en occident la loi du Seigneur et la Sounna du Prophète (à lui le salut !) et il parcourut les diverses villes de l’Afrique et du Maghreb, prêchant partout la vertu, l’abstinence et le mépris des choses de ce monde. Il arriva ainsi jusqu’aux Tchours de Bejaïa, aux environs de Tlemcen, où il s’arrêta. C’est là qu’il rencontra Abdel-Moumen ben Ali, qui suivit ses leçons et adopta ses doctrines. Quand El-Mehdi pensa que son disciple était suffisamment instruit, il lui fit part de son dessein de s’emparer de l’Empire, et celui-ci l’ayant approuvé, lui jura fidélité et s’engagea à lui être soumis en tout. Ils partirent ensemble pour le Maghreb el-Aksa.
El-Mehdi était sans égal pour l’éloquence et les connaissances des traditions et des sciences ; son instruction était profonde, et dans ses sermons au peuple il affirmait qu’il était l’imam El-Mehdi l’annoncé, et devant reparaître à la fin du monde. II disait que sa mission était de remplacer sur la terre le règne de l’iniquité par celui de la justice, qu’il découvrirait une à une les turpitudes des Morabithin ; qu’il les détruirait comme des infidèles, et ne laisserait trace de leur gouvernement. C’est ainsi qu’il allait de souk en souk, prêchant la vertu et anathématisant le vice ; brisant les instruments de musique et jetant le vin partout où il le rencontrait. Enfin, arrivé à Fès, il descendit dans la mosquée de Trïana, où il demeura jusqu’en 514, occupé â l’étude de la science. Alors il se rendit à Maroc, sachant bien que ce ne serait que dans cette capitale qu’il pourrait se faire connaître. L’émir Ali ben Youssef ben Tachefin régnait au Maroc lorsque Mehdi y arriva obscurément et alla s’établir dans une mosquée accompagné d’Abd el-Moumen, qui avait entrevu un brillant avenir en restant avec lui. Bientôt il se mit à parcourir les marchés et les places de la ville en prêchant la vertu et condamnant le vice, détruisant les instruments de musique et les boissons défendues, et tout cela sans ordre ni permission de l’émir des Musulmans, de ses cadis ou de ses ministres. Ali ben Youssef, apprenant ce qui se passait, ordonna que l’on lui amenât El-Mehdi, et, en le voyant si misérablement vêtu, il lui fit des reproches et lui dit : “Qu’est-ce que l’on m’a donc appris sur ton compte ?” El-Mehdi lui répondit : « Ce que tu as .appris, ô émir, c’est que je suis un homme pauvre qui pense à l’autre monde et point du tout à celui-ci, où je n’ai que faire, si ce n’est de prêcher, de faire le bien et de fuir le mal; et cela n’est-ce pas toi qui devrais le faire? Toi qui, bien au contraire, es la cause du mal, lorsque ton devoir est de pratiquer les préceptes de la Sounna et que tu as le pouvoir de les faire pratiquer aux autres ! Le crime et l’hérésie apparaissent partout dans tes Etats, et cela est bien contraire aux ordres de Dieu qui veut que l’on suive la Sounna. Fais ton devoir, car, si tu le négliges, c’est toi-même qui aura à rendre compte à Dieu de toutes les fautes commises dans ton empire. »
L’émir Ali, en entendant cela, fut saisi de crainte et se mit à réfléchir, le front penché vers la terre ; il reconnut la justesse de tout ce qui venait de lui être dit, et lorsqu’il releva les yeux vers ses ministres, il leur ordonna de convoquer tous les docteurs et les tholbas de la ville, ainsi que les cheïkhs de Lemtouna et des Morabithin.[…] L’émir, s’apercevant bientôt que rien ne se faisait au milieu de tant de bruit, dit à l’assemblée : « Cessez donc vos injures et vos calomnies, et choisissez quelques-uns de vos savants pour discuter avec lui, en se guidant sur le Livre de Dieu, et l’on verra ce qui en est. »
Ils cherchèrent alors dans le conseil les plus instruits des docteurs versés dans les Hadiths et la science ; mais il ne s’en trouva aucun capable de discuter avec El-Mehdi, qui dit au premier qui se présenta : « Ô fkih, c’est toi qui est chargé de porter la parole au nom de tous les autres, eh bien ! dis-moi si les voies de la science sont limitées ou non ? » le fkih lui répondit : « ouï elles sont limitées au Livre, à la Sonna et à ses commentaires ».
Mehdi lui répliqua : « Je t’ai demandé si les règles de la science sont limitées ou non ; réponds à cela[…] Lis-moi alors, reprit El-Mehdï, quelles sont les sources du bien ou du mal ? » Et, comme à la première question, le tkih ne sut que se taire. « Allons, dit El-Mehdi, si ni toi ni tes compagnons ne pouvez me répondre, je vais donc vous instruire : Les sources du bien et du mal, dit-il, sont au- nombre de quatre : la science, qui est la source du droit chemin – l’ignorance, le doute et l’opinion, qui sont les sources du mal. »
Alors il entreprit de leur énumérer les règles de la science en termes techniques qu’ils n’entendaient pas ; si bien qu’ils ne purent pas répondre un mot à son sermon, auquel ils n’avaient rien compris, Aussi, voyant que cet homme possédait un si haut savoir, ils se sentirent humiliés, et, dévores par l’envie et par la honte de se voir ainsi surpassés, ils se tournèrent vers l’émir et lui dirent : “Ô prince des Croyants ! cet homme est un hérétique furibond, fourbe et menteur, et si vous le tolérez davantage, il corrompra toute la population.” L’émïr chassa donc de la ville El­-Mehdi, qui se rendit au cimetière et fixa sa demeure au milieu des tombeaux. Quelques tholbas vinrent pour s’instruire auprès de lui ; puis d’autres, et bientôt il se vît entouré d’une foule nombreuse, avide de ses leçons et ses bénédictions. Alors il avoua sa qualité et son but de détruire les Almoravides. Il se mit à prêcher à ses disciples que les Almoravides devaient être traités comme des infidèles corporels, et que, quiconque savait que Dieu était unique dans son règne, était obligé de leur faire la guerre avant même de la faire aux Chrétiens et aux Idolâtres. Plus de quinze cents hommes se rangèrent à ses prescriptions. L’émir des Musulmans, en apprenant ces détails, et s’étant assuré que El-Mehdi attaquait ouvertement le gouvernement des Almoravides qu’il traitait d’infidèles dans ses propres Etats, et que son parti s’augmentait toujours, lui envoya un messager pour le chercher et lui dit : “Ô homme! crains Dieu pour toi-même, rappelle-toi que je t’ai chassé de la ville ! – Je t’ai obéi, lui répondit El-Mehdi, puisque je suis sorti de la ville pour aller vivre au cimetière où j’ai dressé ma tente au milieu des tombeaux. J’ai travaillé ainsi pour mériter les récompenses de la vie future, mais toi-même garde-toi des paroles des pervers.” Cette réponse exaspéra l’émir des Musulmans, qui fut sur le point de le faire arrêter ; mais Dieu le protégea, car Dieu ne commande que ce qui est écrit par son ordre. Invité à se retirer, El-Mehdi prit le chemin de sa tente ; mais à peine fut-il parti, l’émir des Musulmans éprouva un si grand regret de l’avoir laissé échapper, qu’il s’écria, en s’adressant à ceux qui l’entouraient : “Quel est celui d’entre vous qui me rapportera sa tête ?” Un des adeptes de Mehdi, ayant entendu ces paroles, courut en toute hâte pour prévenir son maître, qu’il rejoignit sur le seuil de sa tente et qu’il aborda en chantant ce verset : « Ô Moise! les grands délibèrent pour te faire mourir, quitte la ville, je te le conseille en ami. » (Coran, XXVIII, 19). Il répéta cela trois fois de suite, et il se tut. Mehdi comprit et partit à marche forcée, au point qu’il arriva le jour même à Tynmâl. Cela eut lieu dans le courant du mois de chouel de l’an 514. El-Mehdi s’arrêta en cette ville, où il fut bientôt rejoint par ses dix compagnons ou disciples, dont Abdelmoumen. […] Ces dix personnages furent les premiers qui adoptèrent les doctrines de Mehdi, qu’ils proclamèrent le vendredi 15 ramadan, an 515, â la suite de la prière du Dohr.
[…] C’est ainsi que les populations vinrent de tous côtés pour le proclamer et le couvrir de bénédictions, et que sa puissance s’accrut considérablement. Il prenait note de toutes les tribus dont il recevait la soumission, et les nommait El-Mouâhidoun (Almohades, unitaires). II leur donnait le Taouhid (doctrine de l’unité) écrit en langue berbère, et divisé en versets, en sections et en chapitres pour en faciliter l’étude, et il leur disait : “Quiconque ne suivra pais ces maximes ne sera point Almohade ». […] Ce Taouhîd se répandit chez tous les Mesmouda, qui le chérirent bientôt à l’égal du coran bien-aimé, tant ils étaient ignorants dans leur religion et dans les choses du monde. El-Melidi sut si bien se les attacher par sa douceur et par son éloquence, qu’ils finirent par ne rien reconnaître en dehors de lui. Ils invoquaient son nom en toute occasion et même en commençant leurs repas ; dans toutes les chaires on priait au nom de Mehdi l’imam impeccable. […] L’affluence des tribus vers lui continuant toujours la khotbah se fit en son nom, et bientôt il pur compter plus de vingt mille Almohades des tribus Mesmouda et autres. Alors il commença à prêcher la guerre sainte contre les Almoravides avec tant de vigueur et de persuasion, que les Almohades jurèrent de lui obéir en combattant jusqu’à la mort. II choisit entre les plus valeureux dix mille hommes, dont il confia le commandement à Abdellah el-Bachir, auquel il remit un pavillon blanc, et il expédia cette armée contre la ville d’Aghmât.
En apprenant ces mouvements, l’émir des Musulmans A1ï ben Youssef envoya à la poursuite des Almohades un corps de ses troupes d’élite, sous le commandement de Ahouel, général Lemtouna. Cette armée fut battue et Ahouel Akeltourn fut tué ; les Almohads poursuivirent les Lemtouna, sabres en mains, jusque sous les murs de Maroc, où leurs débris se réfugièrent. Ils assiégèrent cette place pendant quelques jours, au bout desquels ils furent forcés de se retirer dans les montagnes devant le nombre toujours croissant des Lemtouna. Ces faits eurent lieu le 3 de chaâban le sacré, an 516 (1122 J.C.), et la renommée l’El-Mehdi s’étendit de plus en plus dans le Maghreb et en Andalousie. […]
A la suite de la défaite de l’armée de l’émir Ali ben Youssef, la puissance d’El-Melid grandit encore. Après avoir monté la plus grande partie de ses soldats sur des chevaux enlevés aux Almoravïdes et les avoir exhortés à la guerre contre les impies, il se mit en campagne avec toutes ses troupes Almohades et il se dirigea vers Maroc. Arrivé au mont Gueliz, non loin de cette ville, il y établit son camp, et pendant trois ans, de 516 à 519, ne cessa de battre les environs et de harceler journellement les Lemtouna. Ne voulant pas prolonger davantage son séjour en cet endroit, il se rendit à l’Oued Nfis, dont il suivit les bords en se faisant connaître par toutes les populations des plaines et des montagnes […] et il battit tous ceux qui ne voulurent pas de bon gré reconnaître ses ordres et sa domination. Il conquit une grande étendue de pays et la majeure partie des tribus Mesmouda. Il revînt alors à Tynmâl, où il resta deux mois pour laisser reposer son armée. Quand il se remit en campagne, il se trouvait être à la tête de trente mille hommes, et il se porta sur Aghmât : les tribus de Hazraja dont les habitants, s’étant réunis à un grand ombre de Hachem, de Lemtouna et autres, marchèrent contre lui. Les deux armées se rencontrèrent et la bataille fut sanglante ; les troupes almohades culbutèrent l’ennemi et firent un grand carnage. […] Après cela il revint à Tynmâl pour s’y reposer quelque temps, et, ayant rassemblé les Almohades, il leur donna ordre de se préparer pour aller attaquer la ville de Maroc et faire la guerre sainte à tous les Almoravides qui s’y trouvaient. II donna le commandement en chef de l’expédition à Abd el-Moumen ben Ali, qui se mit aussitôt en marche. Arrivé à Aghmât, Abd el-Moumen se trouva en présence de l’érnir Aloou Bakr ben Ali ben Youssef, qui était à la tête d’une nombreuse armée de Lemtouna, Senhaja, Hachem et autres. Les deux armées se livrèrent des combats sanglants pendant huit jours de suite, au bout desquels le Dieu très-haut donna la victoire aux Almohades. […] Ces événements curent lieu dans le mois de rajeb, an 524. El-Mehdi, énuméra toutes les conquêtes qu’il restait a faire, et prévint que sa mort était proche et qu’il ne passerait pas l’année. A cette nouvelle les Almohades fondirent en larmes, et, en effet, l’imam fut aussitôt pris du mal qui devait l’emporter. Abd el-Moumen ben Ali remplit les fonctions d’imam durant la maladie d’El-Mehdi, qui empira toujours jusqu’à sa mort, le jeudi 27 ramadan de l’année 524. (20 août 1131 J.C.)
On raconte que El-Mehdi, voyant son mal empirer et comprenant que la mort était proche, fit appeler Abd el-Moumen pour lui dicter ses volontés. Il lui recommanda d’être attentif envers ses frères, et il lui remit le livre el-jafr qu’il avait reçu de l’imam Abou Hamid el-Ghazâli (que Dieu l’agrée !). Il lui ordonna de tenir sa mort secrète aussi longtemps qu’il faudrait pour cimenter l’union des Almohades ; il lui désigna le linceul dont il désirait être recouvert, et il lui ordonna de le laver, de l’ensevelir, de faire les prières et de l’enterrer lui-même et sans témoins dans la mosquée de Tynmâl. Abd el-Moumen reçut toutes ces prescriptions en fondant en larmes à l’idée de cette séparation […] .
Portrait, vie et principaux faits d’El-Mehdi
Mohammed, connu sous le nom d’El-Mehdi, fondateur du règne des Almohades, était d’une belle taille ; il avait le teint cuivré, le visage petit, les dents écartées, le nez fin, les yeux enfoncés; peu de favoris, le dessus de la main droite orné d’un tatouage. Il était prudent, très rusé, très instruit, savant docteur ; il possédait le Hadith du Prophète (que Dieu le comble de bénédictions !). Zélé, connaissant les origines et les sciences théologiques, éloquent et sanguinaire, ne revenant jamais sur ces décisions, se connaissant mieux soi-même que personne ne le connaissait, très-actif et très-soigneux dans les affaires de son gouvernement, il rencontra des peuples ignorants et il se servit de cette ignorance au profit de sa cause ; les Mesmouda furent les premiers à le proclamer, et il leur donna ce Taouhid en langue berbère, dont les lumières brillent aujourd’hui encore dans ces lieux-là. Il leur apprit qu’il était l’imam Mehdï, annoncé comme devant paraître dans le cinquième siècle. Il leur dénonça les Almoravides comme infidèles, et il ordonna de leur faire la guerre sainte et de leur enlever femmes, enfants et propriétés ; il leur dit : “Quelques-uns s’appellent eux-mêmes émirs des Musulmans, mais leur vrai nom est Moulethamin (les voilés), et ils sont bien ce peuple décrit par le Prophète de Dieu (à lui bénédiction et salut!) comme devant être exclu du paradis ; hommes qui paraîtront à la fin du monde avec des queues comme les vaches, et dont les femmes seront ivres, nues, indécentes, et auront des bosses de chameau pour têtes.” C’est ainsi que El-Mehdi en imposait à ces peuplades crédules et ignorantes dont il frappait l’esprit par de tels récits.
Voici un exemple de sa fourberie, qui était aussi grande que sa cruauté : un jour, il enterra vivants quelques-uns de ses soldats en leur laissant une petite ouverture pour prendre haleine, et il leur dit : “Quand on vous interrogera, vous répondrez que vous avez trouvé chez Dieu ce qui vous avait été promis ; que vous avez vu le châtiment préparé pour ceux qui refusent de combattre les Lemtouna ; et qu’il faut faire tout ce que dit l’imam El-Mehdi, parce que c’est la vérité. Quand vous aurez répondu cela, je viendrai vous délivrer, et je vous ferai à chacun une position élevée.” Or, voici ce qui le préoccupait : les Almohades, ayant été battus dans une rencontre avec les Almoravides, venaient d’éprouver des pertes énormes qui pouvaient faire le plus grand tort â leur cause, et c’est pour parer au découragement de ses soldats que Mehdi eut l’idée de revenir la nuit sur le champ de bataille et d’enterrer quelques-uns de ses hommes, comme il a été dit, au milieu des morts. Le lendemain, de retour au camp, il harangua les chefs Almohades. “Vous êtes braves et bons guerriers, leur dit-îl, et votre cause est celle de Dieu et de la justice ; préparez-vous donc à combattre vos ennemis, et faites attention à vous ; agissez de concert ; mais, si vous doutez de mes paroles, allez sur le champ de bataille et informez-vous auprès de vos frères qui sont morts, et ils vous diront eux-mêmes le prix que vous retirerez de vos combats.” Les chefs Almohades se rendirent aussitôt sur le champ de bataille, et ils s’écrièrent : “Ô nos compagnons morts ! dites-nous ce que vous avez trouvé chez Dieu chéri.” Ils répondirent : “Ce que nous avons trouvé chez Dieu très-haut, ce sont toutes sortes de biens, plus que ne peuvent en voir les yeux et en entendre les oreilles.” A cette réponse, ils revinrent en toute hâte au milieu de leurs tribus et racontèrent partout ce qu’ils venaient d’entendre. Tout le monde fut émerveillé, et El-Mehdi s’en alla aussitôt mettre le feu aux ouvertures qu’il avait laissées pour respirer à ceux qu’il avait enterrés et qu’il fit ainsi tous périr misérablement, de crainte qu’en sortant de leurs tombeaux ils ne divulguassent l’artifice.
Pages 198-201 : Yacoub el-Mansour, La bataille d’Alarcos en 1195 et les constructions
Le présomptueux Alphonse, l’ennemi de Dieu, avançait contre les Musulmans avec toute son armée. En entendant le tambour à sa droite, ce bruit immense, et sentant la terre trembler sous ses pieds, il crut à un bouleversement général ; il leva la tête pour regarder du côté d’où venait le tumulte, et il aperçut les drapeaux almohades qui s’avançaient et l’étendard blanc le victorieux, sur lequel -tait écrit : « il n’y a de Dieu, que Dieu, Mohammed est le prophète de Dieu; et il n’y a de vainqueur que Dieu ! » […] Dieu chéri frappa d’épouvante le cœur des Infidèles, et , mis en déroute, ils firent voir leurs dos ; les cavaliers musulmans les abattaient en les frappant par devant et par derrière, et sans s’arrêter ils leur passaient leurs lances et leurs sabres à travers le corps, et ils les en retiraient ensanglantés. Ils les poursuivirent ainsi en les massacrant jusqu’à la ville d’Alarcos, ou l’on pensait que le maudit, ennemi de Dieu, s’était réfugié ; mais Alphonse, l’infidèle, était entré par une porte et sorti par une autre du côté opposé. Les Musulmans pénétrèrent dans la place, les armes à la main, après avoir incendié les portes, et la mirent au pillage, enlevant tout ce qui s’y trouvait, armes, richesses, bêtes de somme, chevaux, Femmes et enfants. Le nombre des Infidèles qui périrent ce jour-la ne peut se compter ni se dépasser, et personne. Il fut fait 24.000 prisonniers, des plus nobles Chrétiens, et l’émir des musulmans leur rendit généreusement la liberté, et cela pour se rendre célèbre ; mais ce moyen ne plut point aux Almohades et aux autres Musulmans, qui tinrent ce fait pour la plus grande erreur dans laquelle souverain ait pu jamais tomber.
Cette bataille sacrée eut lieu le 9 de chaaban, en 591. […] La victoire d’Alarcos est célèbre dans les fastes de l’Islam, et c’est la plus grande que les Almohades remportèrent pour l’amour de leur Dieu et de leur religion. El-Mansour écrivit la nouvelle de sa victoire à tous les peuples de I’Islam qui étaient sous sa domination en Andalousie, dans l’Adoua et en Ifrikya ; il préleva le cinquième d’usage sur le butin, et il distribua tout le surplus aux combattants. Puis il commença à courir sur les terres des Chrétiens avec ses troupes, détruisant les villes, les villages et les châteaux, pillant, massacrant et faisant des prisonniers jusqu’à ce qu’il eut atteint le jebel Soulaïman ; seulement alors il revint sur ses pas avec ses soldats chargés de butin, et jusqu’à son arrivée à Séville il ne trouva plus de Chrétiens capables de se mesurer avec lui. A son arrivée dans cette ville, il entreprit les premiers travaux de la grande mosquée et de son magnifique minaret (la Giralda).
[…] Il fit construire un tefafihh (pommes superposées) aussi beau que possible, et d’une grandeur surprenante, c’est-à-dire que la moyenne des pommes ne put pas entrer par la porte du muezzin, et que pour l’y faire passer, il ne fallut rien moins que démolir la partie inférieure en marbre de cette porte. Le pivot en fer sur lequel ces pommes étaient montées pesait à lui seul 40 rouba (1000 livres). L’artiste qui construisit ces pommes et les éleva au haut du minaret fut Abou el-Lyth el-Seffar ; il employa pour les dorer 100,000 dinars d’or.
Avant de passer en Andalousie pour la campagne d’Alarcos, El-Mansour avait donné les ordres nécessaires pour faire bâtir : la kasbah de Maroc, la mosquée sacrée et son beau minaret attenant à ladite kasbah ; 2° la mosquée El-Koutoubiyin ; 3° la ville de rabat el-Fath sur les terrains de Salé ; 4° la mosquée d’Hassan et son minaret (tour d’Hassan). Lorsque la mosquée de Séville fut achevée et qu’il y eut fait la prière, l’émir des Musulmans ordonna de bâtir la forteresse d’El-Faraj sur le bord du fleuve de Séville, et revint dan l’Adoua. Il arriva au Maroc dans le mois de châaban 594 (1197 J.C.), et il trouva que tous ses ordres avaient été exécutés ; toutes les constructions, kasbahs, palais, mosquées et minarets étaient achèves, et pour tout cela on ne s’était servi que du cinquième du butin fait sur les Chrétiens. Il manifesta un grand mécontentement contre les intendants et les ouvriers qui avaient dirigé ces travaux, parce qu’on lui rapporta, par jalousie, qu’ils avaient détourné une partie des sommes qu’ils avaient reçues, et que, de plus, ils n’avaient fait que sept portes à la mosquée, même nombre que celles de l’enfer. Mais lorsqu’il visita cette mosquée il ne put s’empêcher d’être satisfait, et ayant alors demandé aux entrepreneurs combien de portes ils avalent faites, ceux-ci lui répondirent : « sept, et celle par laquelle est entré l’émir des Musulmans est la huitième. – Bien, dit-il, si c’est comme cela, il n’y a pas de mal, car ils ont su me répondre. » Et il fut très content.
Quelque temps après son arrivée à Maroc, El-Mansour se retira dans son palais, où la maladie s’empara de lui. C’est alors qu’il dit : « de toutes les actions de ma vie et de mon règne, je n’en regrette que trois, trois choses qu’il aurait beaucoup mieux valu que je ne fisse point : la première, c’est d’avoir introduit au Maghreb les Arabes nomades de l’Ifrîkya, parce que je me suis déjà aperçu qu’ils sont la source de toutes les séditions ; la deuxième, c’est d’avoir bâti la ville de Ribat el-Fath, pour laquelle j’ai épuisé inutilement le trésor public, et la troisième, c’est d’avoir rendu la liberté aux prisonniers d’Alarcos, car ils ne manqueront pas de recommencer la guerre. » El-Mansour mourut après la deuxième prière du soir du vendredi 22 rabïi, an 595, dans la kasbah de Maroc