Al-Wansharisî, Fès, Fatwa sur l’obligation d’émigrer d’Espagne après la prise de Grenade, v. 1492 n-è

Obligation de quitter les territoires envahis par l’ennemi.

Un musulman habitant de Marbella, connu par sa vertu et son sentiment religieux, n’a pu prendre part à l’émigration avec ses coreligionnaires, ayant été obligé de rester dans le pays pour retrouver la trace de son frère, qui a disparu avant la guerre contre les infidèles.
Aujourd’hui, il n’a plus aucun espoir de le retrouver, mais un autre motif l’empêche d’émigrer. En effet, cet homme, qui connaît la langue des chrétiens, est, auprès de ceux-ci, l’avocat des musulmans tributaires, dont il a sauvé plus d’un du danger, en plaidant pour lui devant les juges chrétiens. Nul ne peut le remplacer et les pauvres musulmans de ce pays subiraient un grand préjudice, s’il venait à leur manquer. Lui est-il permis de rester avec ces musulmans tributaires, vu l’intérét qu’ils y ont et malgré la possibilité où il se trouve d’émigrer quand il veut ? Doit-on tolérer qu’il fasse sa prière avec ses habits (de tous les jours), rarement exempts d’impureté, puisqu’il est constamment en rapport avec les chrétiens, séjourne ou même passe la nuit dans leurs maisons, dans l’intérêt des musulmans ?

Quiconque croit à Allah et au Jour du Jugement dernier doit se hâter de fuir le voisinage des infidèles, ennemis de l’Ami de Dieu, Muhammad le Miséricordieux. Aucune des excuses données par cet homme, qui fait office d’interprète pour les musulmans tributaires, n’est admissible.

Il faut que l’Islam reste fier et non humilié, que la prière soit faite publiquement et soit exempte d’humiliation et de ridicule.

D’autre part, la Zakāt qui est un des piliers de la religion ne peut être pratiquée dans ce pays, car on n’en est tenu que vis-à-vis du souverain musulman. Le jeûne de Ramadan, qui est la Zakāt (aumône légale) des corps, ne peut être rigoureusement observé que lorsqu’on voit la nouvelle lune au commencement et à la fin du jeûne. Or, dans la plupart des cas, ce fait est établi par la déposition des témoins devant l’Imâm ou ses délégués. Il ne peut être question de ce témoignage dans un pays où il n’y a pas d’Imâm. Il y aura donc doute sur le commencement et la fin du mois.

La prescription du Jihâd n’y peut être non plus observée. Dans ce pays, on risque de subir des insultes, d’être opprimé dans sa personne et dans ses biens, autant de choses incompatibles avec la sounna et la virilité.

On peut craindre aussi que ces chrétiens ne violent leur pacte et n’attaquent les musulmans établis sur leur territoire.

Du temps de ‘Umar b. ῾Abd Al-῾Azīz, les musulmans étant encore très puissants et très nombreux dans l’Andalousie, ce khalife défendait déjà qu’on y demeurât.

S’ils ne violent pas la foi jurée, il y a lieu de craindre les méfaits de leurs voleurs et des hommes stupides, la séduction des femmes et des filles des musulmans par ces chiens et ces cochons d’ennemis. Enfin, on peut craindre aussi que, à la longue, les mœurs des chrétiens, leur manière de s’habiller, leur langue, n’arrivent à s’implanter parmi les musulmans. Et si la langue arabe disparait, les pratiques rituelles la suivent.

De tout cela, il résulte que le séjour dans ce pays constitue un grave péché. Cela est si bien établi, que cette question est devenue un principe auquel on rapporte les autres questions pour leur donner une solution identique.

« Le plus beau des commerces ou Eclaircissement des règles relatives à celui dont la patrie a été occupée par les chrétiens et qui n’émigre pas, et de ce dont il est passible en fait de châtiments et de reproches.»

Des Andalous ont abandonné leurs maisons, jardins, vignobles, terrains et tous autres biens, et ont même dépensé des sommes considérables, afin d’échapper à la domination des infidèles et de se réfugier auprès de Dieu avec leurs femmes et leurs enfants. Maintenant qu’ils sont sur le territoire de Tlslâm, ils se plaignent d’être à Tétroit, de ne pas trouver dans le Maghreb les mêmes facilités de vivre que dans le pays des infidèles. Ils se plaignent de l’insécurité du pays et ne cachent pas leur manière de voir, en tenant de mauvais propos qui indiquent la faiblesse de leur foi et ral)sence de sincérité dans leurs convictions religieuses. Ils n’ont pas émigré pour Dieu et son Apôtre, comme ils l’ont prétendu, mais pour les biens de ce monde qu’ils désiraient acquérir aussitôt arrivés sur le territoire de l’Islam, et au gré de leurs désirs. N’ayant pas rencontré la satisfaction de leurs souhaits, ils se prirent à médire des pays musulmans, à maudire ceux qui ont été cause de leur émigration. Ils font l’éloge du pays des infidèles et de ses habitants, et se repentent de l’avoir quitté. On a entendu tel d’entre eux dire, faisant allusion à ce pays de Maghreb, — que Dieu le protège ! « Ce n’est pas vers ce pays qu’il convient d’émigrer: c’est de lui, au contraire, qu’il faut fuir. » Un autre disait : « Si le seigneur de Castille venait jusqu’ici, nous irions lui demander de nous ramener dans son pays. » Certains même usent de stratagème pour revenir dans le pays de l’infidélité et se mettre sous la protection des mécréants. — De quel péché se rendent-ils ainsi coupables ? Quelle est la situation de ceux qui reviennent auprès des infidèles après s’être établis dans le pays de rislâm ? Doit-on infliger une correction à ceux contre lesquels ces faits sont attestés par témoins Pou faut-il d’abord commencer par les prêcher et les avertir ? Ou bien, faut-il laisser à Dieu le soin de récompenser ou de châtier ceux d’entre eux qui le méritent ? L’émigration vers le pays de l’Islâm est-elle subordonnée à la certitude d’y trouver tout au gré de ses désirs, ou, au contraire, est-on obligé d’y accourir, en s’attendant au doux comme à Vamer, et rien que pour être en pays d’Islam et pour échapper à la domination des infidèles ?

L’émigration du pays des infidèles vers le pays de Tlslâm est un devoir religieux prescrit jusqu’au jour de la Résurrection. Mâlik a dit que Ton ne doit pas séjourner dans un pays où Ton pratique autre chose que Téquité.
Si aucun pays n’est irréprochable à ce point de vue, ou choisira celui où l’injustice est la moindre. Seuls sont excusés de ne pas émigrer, ceux qui sont dans l’impossibilité absolue de le faire, par exemple pour cause de maladie.
Encore faut-il qu’ils aient toujours l’intention bien arrêtée d’émigrer dés qu’ils le pourront. Le Qoran, en plus d’un passage, prescrit cette obligation d’émigrer et défend de prendre comme amis ou protecteurs les juifs ou les chrétiens.

Le prince des jurisconsultes, le qâdî Aboù-1-Walîd ibn Ruschd s’exprime ainsi : « L’obligation religieuse d’émigrer des pays d’infidélité subsiste jusqu’au jour de la Résurrection. Les docteurs sont même unanimes à déclarer que celui qui embrasse l’Islamisme, étant dans le paj’S des infidèles, devra immédiatement le quitter, pour se soustraire aux lois des mécréants et se placer sous les lois musulmanes. Il en résulte qu’il ne peut être permis à aucun musulman d’entrer dans les pays ennemis, pour
raison de commerce ou autre. Màlik désapprouvait le séjour du musulman dans un pays où il pouvait entendre insulter les ancêtres ; à plus forte raison, s’il s’agissait d’un pays où l’on renie Dieu et où l’on adore les idoles. »

Si les premiers jurisconsultes n’ont pas prévu cette question, c’est que le voisinage de ces infidèles n’existait pas de la même manière qu’aujourd’hui, dans les premiers temps de l’Islam. Ces provinces voisines appartenant aux chrétiens n’ont commencé a paraître qu’à partir du cinquième siècle de l’hégire, lorsque les chrétiens maudits — que Dieu les anéantisse ! — se sont emparés de la Sicile et d’autres villes de l’Andalousie. C’est à partir de ce moment que les jurisconsultes commencèrent à s’occuper de la question. Jusque-là, on n’avait prévu que le cas de celui qui embrasse l’Islam, étant dans un pays d’infidélité, et on lui a fait un devoir de le quitter. Une controverse subsistait cependant sur le point suivant : le
converti à l’Islam qui reste dans le pays ennemi, est-il assimilé à un musulman ou à un ennemi, quand il est tué ou que ses biens et ses femmes sont emportés comme butin par les musulmans ? Cette question dépend du point de savoir si c’est la qualité de musulman ou le séjour en pays d’Isiâm qui constitue la sauvegarde de la personne ^t des biens. Selon Mâlik et Aboù Hanîfa, l’immunité n’existe que dans le pays de l’Islam ; tout ce qui est pris sur le territoire des infidèles est de bonne prise, car ces derniers n’ont pas le droit de propriété ; leurs femmes, leurs enfants et leurs biens sont licites pour tout musulman qui s’en empare.

Selon Ibn Al-‘Arabî, l’immunité pour la personne du musulman est dans sa qualité de musulman; l’immunité pour ses biens, dans le lieu de séjour. Selon Schâfi’î, l’Islam seul protège, à la fois, la personne et les biens.

Quant à ceux qui, ayant émigré du pays des infidèles, se sont réfugiés sur le territoire du Maġrib et se plaignent de l’exiguïté de leurs ressources et de la difficulté de vivre dans ce pays, c’est uniquement une faiblesse de leur foi. Car ce pays est un des plus abondants de la terre de Dieu, et particulièrement la capitale Fâs, avec tous ses environs. En admettant même que ce pays soit tel que le décrivent ses détracteurs, cela prouve la bassesse de leur âme, qui leur fait accorder plus d’importance à une question infime de ce bas-monde qu’à une question religieuse intéressant la vie future.

Cela ‘étant posé, il ne peut être permis à aucun de ceux dont il est question, de retourner vers le pays des infidèles et, s’il y est, il doit faire tout son possible et employer les ruses les plus fines pour le quitter. Car, rester dans un pays où Ton ne peut exercer publiquement les pratiques rituelles, c’est s’écarter de l’orthodoxie. Quant aux propos désobligeants qu’ils ont tenu à l’égard du pays de l’islâm et au désir qu’ils ont manifesté de retourner parmi les infidèles, ils doivent subir, de ce chef, un châtiment sévère, qui leur sera infligé par le détenteur de
l’autorité. Ce sera des coups, de la prison, afin qu’ils ne transgressent pas les limites de Dieu. Aimer habiter avec les chrétiens, ne pas chercher à émigrer, être satisfait de leur payer la capitation, rejeter la puissance islamique, l’obéissance au souverain musulman, trouver bon que le roi chrétien triomphe des musulmans, sont autant de péchés considérables qui confinent à l’infidélité.

L’exclusion de ces hommes de tous emplois religieux, leur récusation comme témoins, né font pas de doute pour quiconque possède la moindre notion des principes de l’interprétation juridique.

D’après Ibn ‘Arafa, la condition de validité de la sentence du Qâdî est qu’il ait été régulièrement investi, parmi ceux dont l’investiture régulière est possible à tous égards. Par là, Ibn *Arafa exclut les Qâdîs pris parmi ahl ad-dadjn ( ,jf–>Jl J^l ou musulmans restés dans le pays avec l’autorisation du chrétien vainqueur et à charge de payer le tribut) ^ comme les qâdîs de Valence ou de Tortose.

Dans cet ordre d’idées, Abù ‘Abd Allah Al-Mâzarî fut consulté sur la question suivante :

« Les jugements rendus par le qâdî de Sicile, sur déposition de témoins irréprochables, sont-ils exécutoires dans un autre pays d’Islam, en cas de nécessité? On ignore si le séjour de ce qâdî dans le voisinage des infidèles est forcé ou spontané. »

Al-Mâzarî répondit que deux choses peuvent rendre suspecte la décision de ce qâdî : 1** son séjour dans le voisinage des infidèles ; “2° son investiture, à lui donnée par un souverain chrétien. Quant à la première cause de récusation, il y a un principe qu’on doit suivre : c’est qu’en l’absence de preuves du contraire, on doit toujours présumer la bonne intention chez le qâdî et tenir pour certain que ce n’est pas de son plein gré qu’il séjourne dans le pays des infidèles. Quant au motif tiré de son investiture de la part des infidèles, cela ne vise en rien ses jugements ni leur force exécutoire, tout comme s’il eut été nommé par un sultan musulman. La raison en est la nécessité et non pas, comme l’a prétendu certain docteur malékite, parce que cette décision s’impose rationnellement.

Les opinions sont d’ailleurs partagées sur la validité de l’investiture donnée par un sultan injuste. Cette question a été débattue entre les jurisconsultes Abû ‘Abd Allah Ibn Farrûkh, qui fait un devoir au qâdî, nommé dans ces conditions, de décliner le pouvoir, et Ibn Ghânim, qâdî d’ifrîqyya, qui l’autorise à accepter les fonctions dont le sultan injuste l’a investi. Mâlik, consulté à ce sujet, donna raison à Ibn Farroîikh.

Il ressort de tout cela que les individus en question, ceux qui sont restés dans le pays des infidèles ou ceux qui, après l’avoir quitté, y sont retournés et sont morts persistant dans leur péché, seront, dans la vie future, frappés d’un terrible châtiment, si ce n’est qu’ils n’y resteront pas éternellement, car même ceux qui ont commis les péchés capitaux bénéficieront de l’intercession de notre seigneur Mouhammad. Seuls, ceux qui donnent des associés à Dieu subiront un châtiment éternel.

Quant aux mauvais propos qu’ils ont tenus, cela prouve que ce sont des insensés et cela constitue un péché de Favis de tous.

Néanmoins, leur péché est moindre que celui commis par ceux qui, étant dans le pays des infidèles, ne cherchent pas à émigrer.