Al-Bakri, Origines du Mouvements Almoravide et portrait des Sanhaja-Lamtouna, v. 1070 n-è

Pendant qu’il s’en retournait, il fit la rencontre du jurisconsulte Abou Amran el-Fasi, qui lui demanda des renseignements sur son pays, sur ses principes de conduite et sur les doctrines religieuses dont ses compatriotes faisaient profession. Ayant reconnu, à travers l’extrême ignorance du voyageur, un grand désir de s’instruire, joint à de bonnes intentions et à une foi sincère, il lui adressa ces paroles : « Pourquoi ne pas étudier la loi divine, sous son vrai point de vue? Pourquoi ne pas ordonner le bien et défendre le mal?»

Yahya répondit : « Les maîtres qui viennent nous enseigner n’ont aucun sentiment de piété, aucune connaissance de la sunna; aussi je vous prie de me laisser emmener celui de vos disciples dont vous pouvez garantir le savoir et la piété ; c’est lui qui instruira notre peuple, chez lequel il maintiendra les prescriptions de la loi. » Abou Amran s’étant assuré qu’aucun des élèves à qui il voulait confier cette mission ne consentirait à partir avec Yahya, lui adressa ces paroles : «Ici, à Cairouan, je n’ai point de personne qui vous convienne; mais vous trouverez à Melkous un jurisconsulte qui est venu assister à mes leçons et dont j’apprécie hautement l’intelligence et la piété. Il se nomme Oaaggag, fils de Zeloui. Allez le voir, et vous trouverez probablement en lui tout ce que vous cherchez. » Yahya prit la résolution de suivre ce conseil avant de s’occuper d’autre chose, et s’étant rendu auprès de Ouaggag, il lui raconta sa conversation avec Abou Amran. Ouaggag lui désigna un de ses confrères qui portait le nom d’Abd Allah ibn Yacîn, et dont la mère, Tîn Izamaren, appartenait à une famille guezoulienne qui habitait Temamanaout. Ce bourg est situé sur le bord du désert de la ville de Ghana. Yahya emmena cet homme dans son pays, où bientôt 70 personnes se réunirent avec l’intention d’étudier sous ce maître et de lui témoigner une parfaite obéissance. Quelque temps après, les nouveaux prosélytes marchèrent contre la tribu des Lemtuna, la bloquèrent dans une de ses montagnes, et, l’ayant mise en pleine déroute, ils retinrent comme un butin légal tous les troupeaux qu’ils étaient parvenus à lui enlever. Ce parti religieux, voyant sa puissance augmenter de jour en jour, prit pour chef Yahya ibn Omaribn Telaggaguîn. Quant à Abd Allah ibn Yacîn, il demeura parmi eux, tout en évitant, par un scrupule de conscience, de goûter de la chair ou du lait de leurs troupeaux; il prétendait que ce qu’ils possédaient était, sans exception, impur ; aussi sa nourriture ne se composait que de gibier pris dans le désert. Ensuite il leur ordonna de bâtir une ville, qui fut nommée Aretnenna, et leur prescrivit de n’y point construire de maisons dont les unes dépasseraient les autres en hauteur. Ils se conformèrent à ses ordres et continuèrent à lui montrer une obéissance parfaite jusqu’au moment où ils se fâchèrent contre lui pour des raisons qu’il serait trop long de rapporter. Il paraît qu’ils avaient remarqué quelques contradictions dans les jugements qu’il prononçait. Alors un de ieurs compatriotes, le jurisconsulte El-Djouher ibn Segguem, parvint, avec l’aide de deux de leurs chefs, nommés, l’un Eïyar et l’autre Integgou, à priver Ibn Ya-cîn du droit d’imposer ses opinions et ses conseils à la communauté. Ils lui enlevèrent l’administration du trésor public, le chassèrent du pays, démolirent sa maison et livrèrent au pillage tout ce qu’elle renfermait de meubles et d’effets. Ibn Ya-cîn quitta secrètement le pays des tribus sanhadjiennes, et alla trouver Ouaggag ibn Zeloui, le jurisconsulte de Melkous. Celui-ci adressa de vifs reproches aux Sanhadja à cause de leur conduite envers Ibn Yacîn, et leur fit savoir que toute personne qui refuserait d’obéir à ce docteur serait retranchée du corps des vrais croyants et mise hors la loi. Ibn Yacîn, auquel il signif1a l’ordre de retourner à son poste, s’empressa de s’y rendre et de massacrer tous ceux qui s’étaient déclarés contre lui. Il tua, de plus, une foule de gens qu’il croyait mériter la mort, soit par leurs crimes, soit par leur impudicité. Devenu maître du désert entier, il rallia à sa cause toutes les tribus de cette région, les initia à ses doctrines, et leur fit prendre l’engagement de se conduire d’après ses ordres. Plus tard, tous ces néophytes marchèrent contre les Lemta, et, mettant en application la loi qu’Ibn Ya-cîn leur avait enseignée au sujet des propriétés dont l’origine était suspecte, ils exigèrent de cette tribu le tiers de ses biens, afin de rendre légitime la jouissance des deux autres tiers. Les Lemta, ayant consenti à cette demande, furent admis dans la confédération. Le premier des pays ennemis dont ils firent la conquête fut celui de Derâ. Dans cette guerre, ils déployèrent une bravoure et une intrépidité qui n’appartenaient qu’à eux seuls ; ils se laissèrent tuer plutôt que de fuir, et l’on ne se rappelle pas les avoir jamais vus reculer devant l’ennemi. Ils combattent à cheval ou montés sur des chameaux de race ; mais la plus grande partie de leur armée se compose de fantassins, qui s’alignent sur plusieurs rangs. Ceux du premier rang portent de longues piques, qui servent à repousser ou à percerleurs adversaires ; ceux des autres rangs sont armés de javelots; chaque soldat en tient plusieurs, qu’il lance avec assez d’adresse pour atteindre presque toujours la personne qu’il vise et la mettre hors de combat. Dans toutes leurs expéditions, ils ont l’habitude de placer en avant de la première ligne un homme portant un drapeau; tant que le drapeau reste debout, ils demeurent inébranlables ; s’il se baisse, ils s’asseyent tous par terre, où ils se tiennent aussi immobiles que des montagnes; jamais ils ne poursuivent un ennemi qui fuit devant eux. Ils tuent les chiens partout où ils les rencontrent, et ils n’en gardent jamais aucun parmi eux.

Yahya ibn Omar témoignait à Ibn Ya-cîn la soumission la plus profonde et l’obéissance la plus absolue. Plusieurs personnes ont raconté que, dans une de ses expéditions, Ibn Ya-cîn lui dit :

« Émir ! tu as encouru une peine correctionnelle. »

« Comment l’ai-je méritée ? » lui répondit Yahya.

« Je ne te le dirai pas, dit Ibn Ya-cîn, avant de t’avoir châtié et fait payer une dette que Dieu réclame. »

« Je suis prêt à t’obéir, répondit l’émir ; châtie mon corps à ta volonté. »

Ibn Ya-cîn lui appliqua plusieurs coups de fouet ; puis il lui adressa ces paroles : « Un chef ne doit jamais s’engager dans la mêlée du combat; car de sa vie ou de sa mort dépend le salut ou la perte de l’armée.»

Les Almoravides envoyèrent une sommation à Mesaoud ibn Ouanoudîn le Maghraouïen, seigneur de Sidjilmessa, et aux habitants de cette ville. N’ayant pas obtenu une réponse satisfaisante, ils se mirent en marche, au nombre de trente mille guerriers, montés sur des chameaux de selle, tuèrent Mesaoud, s’emparèrent de sa capitale et y laissèrent une garnison. En l’an /1A6/1o55, lorsqu’ils furent rentrés dans leur pays, les habitants de Sidjilmessa attaquèrent dans la mosquée les Almoravides [qui formaient la garnison], et les massacrèrent presque tous. Ils se repentirent bientôt de ce qu’ils avaient fait, et dépêchèrent successivement plusieurs envoyés vers Ibn Ya-cîn, pour l’engager à revenir avec ses troupes, «puisque, disaient-ils, les Zenata se sont mis en marche pour nous attaquer. » Ibn Ya -cîn appela les Almoravides à une seconde expédition contre les Zenata ; mais ils refusèrent d’obéir, et les Beni Djoddala, s’étant mis en révolte ouverte, se retirèrent vers le littoral de la mer. L’émir Yahya reçut alors d’Ibn Ya-cîn l’ordre de se retrancher dans le Djebel Lemtouna. Cette montagne, d’un abord très-difficile, abonde en eaux et en pâturages; elle s’étend en longueur l’espace de six journées de marche, et, en largeur, l’espace d’une journée. On y voit un château nommé Argd1, qui est entouré d’une forêt d’environ vingt mille dattiers. Cette forteresse fut construite par Yannou ibn Omar elHaddj, frère de Yahya ibn Omar. Pendant que celui ci se rendait a Djebel Lemtouna, Ibn Yacîn marchait sur la ville de Sidjilmessa, à la tête de deux cents hommes appartenant aux tribus sanhadjiennes, et avait pris position à Tameddollt, château auprès duquel on trouve beaucoup de ruisseaux et de dattiers. Cette place forte est dominée par une montagne dans laquelle est une mine d’argent, connue des habitants de la localité. Il parvint alors à rassembler une armée nombreuse, composée de Serta et de Targa, tribus qui possèdent quelques châteaux dans cette contrée. Abou Bekr ibn Omar se trouvait dans le Derâ avec Ahmed ibn Amedagnou, quand il reçut d’Ibn Ya-cîn l’ordre de prendre le commandement, en remplacement de son frère Yahya, que l’on avait laissé sur le Djebel Lemtouna. En l’an 1o56, les contingents des Beni Djoddala, au nombre d’environ trente mille guerriers, se retournèrent contre Yahya ibn Omar et le bloquèrent dans cette montagne. Yahya se trouvait alors à la tête d’une force imposante, et il avait auprès de lui Lebbi b. Ouarjaï et chef des Tekrour. Les deux armées se rencontrèrent dans un lieu de cette contrée nommé Tebferîlla (?) et situé entre TalîouIn et le Djebel Lemtouna. Yahya ibn Omar y trouva la mort, et beaucoup de monde périt avec lui. On raconte qu’aux heures de la prière on entend les voix des moueddîn dans cet endroit ; aussi chacun l’évite et personne n’ose y pénétrer. On s’est même abstenu d’enlever aux morts leurs épées, leurs boucliers, aucune pièce de leurs armures ou de leurs habillements. Depuis ce temps, les Almoravides n’ont pas tourné leurs armes contre les Boni Djoddala.

 

En l’an 1o55, Ibn Ya-cîn marcha sur Aoudaghast, pays florissant, dont la métropole est très-grande