Al-Awfrani, Histoire des Saadiens, Muhammad Aç-Cghir bn al- Hâjaj bn ‘Abd-al-Llah, Nuzhat-l Hādi bi Akhbar mulûk l-Qarn l-Hâdi, (1511-1670), v. 1730

Au nom de Dieu, le Clément, le Miséricordieux.

Voici en quels termes s’exprime l’auteur de ce livre, l’humble adorateur de son Dieu, Mohammed Esseghir benELhadj Mohammed ben Abdallah, originaire des Oufrâu ‘ et habitant la ville de Murâkush.
DOXOLOGIE
Louange à Dieu dont l’empire plane au-dessus de la chronologie des siècles ; Il est le seul souverain de tout l’univers dont le nom mérite d’être sanctifié, et comment en serait-il autrement, alors que tout ce qui est Lui appartient ; Il est l’Éternel dont la puissance ne sera jamais détruite, ni altérée ; le Prévoyant qui ne néglige rien de ce qu’il a créé, hommes ou choses. C’est Lui qui a parlé et qui a dit ces paroles de vérité : « Et cette autorité nous la répartirons à tour de rôle -parmi les hommes 1. » En effet, les astres de la royauté tantôt se lèvent à l’orient et tantôt disparaissent à l’occident dans le firmament des dynasties. Dieu est aussi le Survivant, car II a décrété que toutes les créatures périraient, et II a imprimé sur leur front le stigmate du trépas ; Il les conduit tous à la tombe, leur dernière demeure, aussi aisément qu’on conduit un chameau muselé. Ni le Mokhtasar d’Essaad 2, ni le Motawwel ne seraient d’aucun secours pour trouver des figures de rhétorique dignes de ses mérites.
Rendons grâces à Dieu de ce qu’il a rendu dociles entre nos mains les plumes qui plongent dans l’océan ténébreux des écritoires pour en retirer les perles du discours et nous a permis ainsi de nous emparer des mamelles de la science, et d’y puiser son lait à grands flots. La noblesse delà science nous donne toutes les satisfactions que les autres noblesses permettent d’espérer.
Que la bénédiction et le salut soit sur notre seigneur, notre prophète et maître Mohammed, lui par qui Dieu a délivré son peuple”du péché et de l’idolâtrie et en qui il a réuni toutes les qualités que, sans un miracle, la main divine n’aurait jamais accumulées dans une même masse de chairs
et de muscles. Élu parmi les fils de Hachem, il nous a fait respirer les parfums des antiques traditions, et Dieu lui a confié sa mission au moment où le règne de l’infidélité ne faisait que croître en puissance. Il a renversé les trônes de l’erreur en disant : « Si vous êtes des vents, voici venir la tempête. » Il a alors détruit jusqu’aux traces de l’infidélité.
Qui donc serait capable de faire renaître maintenant destraces effacées ! Seul, il a été agréé dans sa famille et parmi ses compagnons que Dieu a élevés comme des astres dans le ciel de notre religion, et auxquels il a donné les cohortes victorieuses en nombre incommensurable, en même temps qu’il leur départissait ses faveurs avec prodigalité.

L’histoire, qui est une des sciences les plus nobles, a sa place marquée dans le cycle des études orthodoxes. Les meilleurs esprits n’ont jamais cessé de consacrer leurs instants les plus précieux à recueillir des faits et à en étudier les divers aspects, estimant que les événements historiques sont parmi les choses les plus illustres à enregistrer et à mettre en relief. Jamais ils n’ont admis comme principe que les récits historiques dussent être relégués au second plan, et il est certain, en effet, que l’étude des faits remarquables est une source de joie pour les imaginations ardentes.
Quant à moi, du jour où j’ai ceint mon bras de l’amulette du discernement et où j’ai placé à mon poignet le bracelet de l’étude, je n’ai pas cessé un seul instant de porter mon attention sur les récits concernant la dynastie saadicnne, me demandant si quelqu’un en avait déjà aspiré les senteurs de rose. Voyant que je n’obtenais qu’une réponse négative, j’en conclus avec certitude que la dureté des temps avait effacé les traces de cette science et je saisis aussitôt l’occasion qui s’offrait à moi, de sertir un chaton utile dans l’anneau du passé. Je savais d’ailleurs que si je menais à bien mon entreprise et si je servais sur la table de l’histoire des mets appétissants, un glorieux succès couronnerait mon oeuvre et, dans le cas contraire, que je stimulerais le zèle de quelque autre, et lui viendrais en aide dans un semblable dessein.
De toute manière donc, l’opération était fructueuse, car les efforts de l’âme surnagent toujours clans l’océan du bien.
Tout d’abord j’avais songé à réunir sur la dynastie des Wattâs, et sur la fin de la dynastie des Marin, des matériaux de façon à faire une suite au R. l-Q et au RawD n-Naçrîn, mais bientôt, je m’aperçus que mes contemporains prenaient un intérêt plus vif à la dynastie saadienne, et qu’en me bornant à ce sujet, l’histoire de mon pays ne serait pas écourtée.
Le Raudhet Enncsrin fi molouk lieni Merin ne donne qu’un récit très abrégé de l’histoire des Mérinides. L’auteur de cet opuscule, Ismaïl ben Aboulheddjâdj Youcef, surnommé Ibn Elahmer, a composé divers ouvrages, entre autres un commentaire du Borda et une histoire des Almohades ; il mourut en 807 (1404). Surcet auteur cf. Djedzouet eliqlibds fol. 45 v° et Dorret clhidjdl, fol. 61 r° mss. de la bibliothèque universitaire d’Alger.
Cette oeuvre dont les récits sont beaux, sincères et nullement fictifs, je lui ai donné le titre de : « Récitation du chamelier ou histoire des commandeurs du XIè siècle). La dynastie saadienne a bien commencé en la seizième année du Xè siècle (916), mais elle n’a eu d’éclat et n’a étendu sa domination que vers la fin du x° siècle, et au commencement du XIè, aussi l’ai-je placée sous la rubrique du xie siècle, par ce motif qu’une chose voisine d’une autre est susceptible de lui être assimilée.
Pour la composition de cet ouvrage, je me suis servi d’un certain nombre de livres qui, par leur éclat, font pâlir les fleurs des plus beaux parterres ; j’en donnerai plus loin les titres et dresserai des gradins à pente douce à quiconque en voudra gravir les sommets. Ceux qui jetteront les yeux sur ce volume, voudront bien montrer quelque indulgence pour sa trame et n’en point trop éplucher les expressions. Ils ne seront point, je l’espère, de ces gens qui dirigent leur langue avec les rênes de l’envie, ni de ceux qui transpercent des pointes de leurs lances la couche de leurs concitoyens.
Toutefois, vouloir échapper à la critique est chose absolument impossible et l’honneur des hommes de bien sera toujours déchiré par les langues des méchants. Dieu, en nous absorbant dans son être, nous délivrera des épigrammes et des médisances, et nous mettra au nombre de ceux qui estiment que tous les discours des hommes sont des manières d’éloges.
Ceci dit, il est temps de se mettre à l’oeuvre pour accomplir notre tâche ; puisse Dieu, par sa grâce et sa bonté, nous aider à la mener à bonne fin.
I

DE LA NOBLE GÉNÉALOGIE DES SAADIENS ET DES OPINIONS CONTRADICTOIRES AUXQUELLES ELLE A DONNÉ LIEU.

Voici l’arbre généalogique de ces commandeurs, tel qu’il a été donné par plus d’un historien et reproduit par un nombre incalculable de professeurs renommés :
MOHAMMED ELMAIIDI, fils de MOHAMMED ELQALM-BIAMRILLAH, fils de ABDERRAHMAN, fils de ALI, fils de MAKHLOUF, fils de ZIDAN, fils de AHMED,’!-fils de MOHAMMED, fils de ABOULQASIM, fils de MOHAMMED, fils de ELHASEN, fils de ABDALLAH, fils de MOHAMMED, surnommé Abou Arfa, fils de ELHASEN, fils de ABOU REKR, fils de ALI, fils de ELHASEN, fils de AHMED, fils de ÏSMAÏL, fils de QASIM, fils de MOHAMMED, surnommé Ennefs Ezzakia (l’âme pure), fils de ABDALLAH ELKAMIL, fils de ELHASEN le second, fils de ELHASEN ESSIBÏ, fils du commandeur des croyants, ALI, fils de ABOU THALEB et de FATHIMA, fille du Prophète.
Dans son ouvrage intitulé : Elmonteqa elmaqsour ‘ala maatsir khilafet essollhdn Abïïabbds Elmansour, le maître, le pontife, le très docte Aboulabbâs Ahmed beii Elqâdlii ‘ rapporte que la noble généalogie indiquée ci-dessus lui a été communiquée par Aboulabbâs Ahmed ben Yahia Elhouzâli, caïd des caïds de l’héritier présomptif d’Elmansour, Maulay Abou Abdallah Mohammed Elmamoun.
(sous le règne de Maulay Aboulabbâs Ahmed Elmansour. Il a composé un cerlain nombre d’ouvrages biographiques et historiques qui seront souvent cités dans le cours de cette histoire. La bibliothèque universitaire d’Alger possède de cet auteur deux manuscrits : 1° le Djwfcouct eliqlibds fiirun halla min elauldm mcdi- net Fds ; 2’ le Dorrel clhidjiU fi asma evridjàl qui sont tous deux des dictionnaires biographiques.
« Même liste, ajoute Ibn Elqâdhî, m’a été fournie par monprofesseur Aboulabbâs Ahmed ben Ali Elmandjour ; un autre de mes professeurs, Abou Ràched Yaqoub ben Yahia Elyedrî m’a assuré avoir vu cette même généalogie écrite de la main de Abou Abdallah Mohammed ben Ghâleb ben
Hachchâr et cette copie portait les pronostics du cadi Abou
Abdallah ben Allai. Moi-même j ai vu cette généalogie ainsi
établie delà main d’un certain chérif saadien. Je soupçonne
toutefois qu’elle présente une lacune entre Qâsim et Moham-
med Ennefs Ezzakia. En effet, il n’y a pas eu d’enfant
d’Ennefs Ezzakia ayant porté le nom de Qâsim ; le seul
Qâsim de la descendance de ce commandeur était fils de Elhasen,
fils de Mohammed, fils de Abdallah Elachter, fils de Moham-
med Ennefs Ezzakia, fils de Abdallah Elkamil. Y a-t-il eu là
inadvertance du copiste ou ignorance de sa part sur le véri-
table état de la question ? Dieu seul le sait. »

Le doute émis par Ibn Elqâdhî est fondé ; on ne connait,
en effet, aucun fils de Mohammed Ennefs Ezzakia ayant porté
le nom de Elqâsim et ce nom ne figure pas dans la descen-
dance directe de ce commandeur^ ni dans la Djemharax de Abou
Abdallah Elmosaab Ezzobeïri, ni dans celle de Ibn Hazm ~\ ni
enfin dans aucun autre des ouvrages des généalogistes
érudits.

Le point faible que signale le cheikh Elmasnaouî dans la
généalogie des Saadiens c’est que ces commandeurs sont en réalité
issus de Abdallah Elachter, fils de Mohammed Ennefs Ezzakia.
En effet, que Ennefs Ezzakia ait eu cinq fils : Abdallah

1. Il s’agit d’un traité de généalogie qui aurait été écrit par le célèbre génédo-
giste de la tribu des Qoreïch, Abou Abdallah Elmosaab Ezzobeïri, né à Médine en
156 (773), mort en 236 (850,.

2. Abou Mohammed Ali ben Hazm, mort en 456 (1004) est l’auteur d’un traite de
généalogie très estimé et qui a pour titre : Djemharet elansdb.
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CHAPITRE PREMIER 9

Elacliter, Ali, Elhoseïn, Etthaher et Ibrahim, ainsi que le
rapporte Mosaab ou six suivant l’opinion d’Ibn Ilazm qui
ajoute à cette liste Ahmed et qui remplace Elhoseïn par
Elhasen, il n’en est pas moins vrai, comme le fait remarquer
le chérif Elmekki Essamarqandi dans son traité intitulé :
Tohfet Etthdleb, que sa descendance ne se perpétua que par
Abdallah Elachter qui périt à Kaboul, dans le pays du Sind.
Or, Elachter n’eut qu’un seul fils, Mohammed, qui naquit à
Kaboul, et il est certain que ce Mohammed n’eut qu’un fils,
Elhasen, surnommé Ela ouer (le borgne) qui fut le plus remar-
quable des iils de Hâchem et qui fut tué sous le règne de
l’Abbasside Elmoatezz 1. Cet Elhasen eut quatre fds : Abou
Djaafar Mohammed et Abou Abdallah Elhoseïn dont la pos-
térité s’éteignit durantle vi° siècle, Abou Mohammed Abdallah,
sur les enfants duquel les opinions sont si contradictoires
qu’il faut user de la plus grande réserve pour établir une
généalogie remontant jusqu’à lui et enfin Qàsim. Trois des
fils de Elhasen ont laissé une postérité.

Après avoir transcrit ces paroles, le cheikh Elmasnaouî
ajoute : « 11 ressort de tout ceci que le Qâsim qui, dans le
tableau généalogique, suit immédiatement Mohammed Ennefs
Ezzakia n’était point le fils de ce dernier, mais bien celui de
Elhasen Ela’ouer, fils de Mohammed Elkabouli, fils de
Abdallah Elachter, fils de Mohammed Elmahdi, c’est-à-dire
Ennefs Ezzakia. Il y a donc une lacune de trois ancêtres entre
Elqâsim et Mohammed Ennefs Ezzakia. Dieu sait ce qu’il en
est. »

Quant à l’idée émise par l’auteur du Monteqa 1 que Moham-
med Elqâïm serait le descendant direct de Abderrahman, c’est
une opinion qui se rencontre effectivement dans un ouvrage,
mais elle n’est point exacte, car Elqâïm était le fils de

1. Successeur de Mostaïn-billah ; il ne régna que deux ans 252-254 (866-868).

2. Ibn Elqâdhi, v. ci-dessus, p. 7, note 1.
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P °

10 NOZHET-ELHÂDI

Mohammed, fils de Abderraliman. L’auteur a donc omis
Mohammed, fils de Abderrahman.

A ce sujet j’ai lu une lettre autographe adressée par le
critique, le pontife, Abou Abdallah Mohammed ben Elqâsim
Elqassâr au sultan Aboulabbâs Elmansour. Cette lettre était
ainsi conçue : « Le salut de Dieu, sa miséricorde et ses béné-
dictions soient sur notre maître Elmansour. Que Dieu lui
accorde son puissant.secours et perpétue la dignité de calife
dans sa personne et dans celle de sa postérité jusqu’au jour
de la Résurrection. Votre esclave, Elqassâr (que Dieu
augmente la faveur dont il jouit auprès de vous !) qui baise
votre tapis, a appris que darts votre illustre et magnifique
généalogie il y avait trois Mohammed 1. Remplacez donc le
duel par le pluriel et le nombre de trois se trouvera ainsi
naturellement indiqué, car, s’il y en avait eu davantage on
en aurait fixé le chiffre d’une manière précise. Il faut donc
dire ainsi : Ahmed, Mohammed au pluriel-, Abderrahman.
Votre humble esclave ajoute :

« Abou Daoud, Elhakem ensuite, ont donné la tradition exacte au

sujet du Rénovateur 3. Sache donc
« qu’il viendra au commencement d’un siècle et qu’il sera un des

descendants du Prophète : telle est la prescription du hadits,

le reste est vain.

« Vous n’avez donc pas vu d’autre rénovateur de la religion que
notre pontife Elmansour. L’infidélité s’est arrêtée

« devant ses escadrons, tandis que son feu faisait revivre les scien-
ces, leurs adeptes et leur production littéraire.

« Chaque jour sa générosité se répand sur le noble, le captif, le
Faqîh et le faible.

1. C’est-à-dire que Mohammed Elqâïin-bianirillah serait non le fils de Abderrah-
man, mais celui de Mohammed, fils de Abderrahman et qu’il devrait y avoir dans
cette généalogie trois Mohammed de suite.

2. Ces mots « au pluriel » sont indiqués dans le texte par l’abréviation habituelle
-; par ce moyen on évite d’écrire plusieurs fois de suite un môme nom et surtout
de laisser croire que cette répétition pourrait être due à une négligence du copiste,

3. Ou mabdi,
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CHAPITRE PREMIER 11

« Quant aux mosquées, elles sont comme des jardins du paradis,
grâce à leurs embellissements à leurs enseignements cons-
tants.

« Que Notre Seigneur nous conserve Elmansour pour faire revi-
vre la religion avec vigueur et dans une gloire immuable.

« Si je savais, sire, que quelqu’un vous aimât plus que je
îe vous aime, je cesserais de me considérer comme appar-
enant à la communauté des musulmans. »

Par ces mots « remplacez donc le duel, etc. », Elqassâr
‘oulait marquer que quand on énonce cette généalogie on
loit dire : Ahmed Elmansour, fils des Mohammed, en mettant
e mot au pluriel, car le plus petit nombre marqué par le
luriel est trois. Lorsque l’on écrit, on trace les mots :
limed, Mohammed et à la suite de ce dernier on place un
jim * abréviation qui marque le nombre trois 2. Toutes ces
ndications ont pour objet d’éviter les erreurs de copie.

C’est par suite d’une erreur de ce genre qu’on a omis le
om de Mohammed, fils d’Abou Arfa. En effet, la postérité
e Ennefs Ezzakia s’est perpétuée à Yanbo Ennakhil 3 jusqu’au

^eyyid 4 Elqâsim et au seyyid Abdallah, tous deux fils de
ohammed, fils d’Abou Arfa ; c’est du moins ce que rapporte

e cheikh, le généalogiste, Abou Abdallah Elazourqâni dans
on livre intitulé : Eddauhat.

Les commandeurs saadiens assurent que le premier de leurs
ncêtres qui pénétra dans le Maghreb vint de Yanbo ; ils

1. Ce cl jim est le nom rie la lettre qui commence en arabe le mot qui signifie plu-
iel ; elle s’écrit souvent seule pour marquer l’abréviation du mot g*;., {pluriel).

2. Le duel existant en arabe, le plus petit nombre marqué par le pluriel est, en
ffet, trois.

3. Petite ville située dans l’intérieur des terres, à une journée de marche du port
e Yanbo, clans la mer Rouge.

^ 4. Le titre de Seyyid est donné en Arabie aux descendants du Prophète ; partout
illeurs on se sert du mot chèrif avec la même valeur.
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p- “\

12 NOZIIET-ELHADI

ajoutent qu’ils sont les cousins des commandeurs chérifs établis à
Sidjilmassa et que le seyyid Elhasen, fils de Qàsim, qui le
premier des membres de cette famille, ainsi qu’on le verra
plus loin, entra dans la ville de Sidjilmassa, était le fils de
l’oncle paternel de Zidàn, fils de Ahmed, fils de Mohammed.
Ce Zidàn père de Qàsim, père de Elhasen Eddakhil ‘ fut le
premier de sa famille qui pénétra dans le Drâa 2.

C’est à cause de cela que l’auteur du Monteqa dit : « Per-
sonne ne conteste la noble origine de ces commandeurs et dans
tout le Maghreb il n’existe pas de noblesse plus authentique
que la leur, puisqu’ils tirent leur origine des chérifs de Yanbo.
L’histoire de leur venue de Yanbo dans le Draà, amenés pnr
les habitants de cette dernière contrée, est exactement la
même que celle de leurs cousins qui furent, à une époque
antérieure, appelés par les gens de Sidjilmassa. Ce fait étant
bien connu de tous les historiens, nous n’en parlerons pas
plus longuement. »

Dans ce dernier passage Ibn Elqâdhi fait allusion à l’histoire
suivante que racontent les Saadiens : Les habitants du Draà
ne pouvaient arriver à récolter leurs dattes qui, sous l’influence
de divers fléaux, tombaient avant maturité. Si, leur dit-on,
vous ameniez un chérif dans votre pays ainsi que l’on fait
les gens de Sidjilmassa, vos dattes mûriraient aussi bien que
les leurs. C’est alors que les habitants du Draà amenèrent
de Yanbo le seyyid Zidàn ben Ahmed et, depuis cette époque,
leurs dattes arrivèrent à maturité.

Certaines personnes, il est vrai, n’acceptent point cette
tradition que nous reproduisons ici d’après l’imam, l’érudit,
l’argument fait homme, Aboulabbàs Ahmed Elmaqqari

1. Ce surnom de Eddakhil se donne souvent à un personnage important qui,
le premier de sa famille, a pénétré dans une contrée et s’y est établi.

2. La province du Draà est la plus méridionale du Murâkush ; elle tire son nom île
l’Ouad Draà dont elle occupe une grande partie du bassin.
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CHAPITRE PREMIER 13

Ettlemsânî ‘ ; mais plus d’un savant de la dynastie des
Saadiens s’est prononcé catégoriquement en faveur de l’au-
thenticité de leur généalogie et a déclaré qu’elle était à l’abri
de toute critique. Tel a été aussi l’avis d’un certain nombre
de maitres qui doivent nous servir de modèles, par exemple,
l’imam Elmandjour, Abou Youcef Yaqoub Elyedrî, l’imam
Aboulabbâs Ahmed ben Qâsim Essouma ï et le cheikh Aboul-
abbâs Sidi Ahmed Baba Essoudâni 2.

Ibn Ardhoun dit également que cette généalogie est abso-
lument notoire et qu’elle ne saurait être contestée. Peut-être,
ajoute-t-il, l’affirmation formulée par Elmaqqari que les
Saadiens appartiennent à la famille des Benou Saad et non
à celle des Qoreïch ne doit-elle pas être considérée comme
authentique. Cet auteur, en effet, déclare dans le Nefh
Etthib* que les Saadiens sont chérifs, or, cet ouvrage est un
des derniers qu’il ait composés puisqu’il l’a écrit en Syrie.

Dans les Naouâzil* du grand-cadi Abou Mahdi Aïssa ben
Abderrahman Essedjtânî on trouve la réponse suivante faite à
l’une des questions que lui avait adressées par écrit le juris-
consulte, le pieux Abou Zeïd Abderrahman Ettlemsàni : « Il
est incontestable que Maulay Abdallah réunit à la fois l’équité
et la légitimité, car je tiens de certain personnage digne de foi
et disciple du cheikh, le point de ralliement, le grand pôle,
Aboulabbâs Sidi Ahmed ben Moussa Essemlâli que celui-ci a
dit : « Maulay Abdallah est la perle des chérifs, ce n’est pas

1. Le célèbre auteur du Nefh Etthib naquit à Tlemcen vers 985 (1577) et mourut
au Caire en 1041 (1632). Sa biographie a été donnée par M. G. Dugal dans le
tome premier des Analectcs sur l’histoire et la littérature des Arabes d’Espagne,
Leyde, 1855-61, pp. xxi et xxn.

2. On verra plus loin le récit de la captivité au Murâkush de ce littérateur soudanien
qui a composé un dictionnaire biographique sous le titre de Tekmilct eddibddj.

3. Le Nefh Etthib est l’ouvrage capital de Elmaqqari ; c’est un tableau de l’Es-
pagne arabe du viue siècle au xve siècle.

h. Le titre de Naoudzil est commun à un grand nombre d’ouvrages de jurispru-
dence dans lesquels on discute les jugements rendus sur certains points difficiles.
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p. V

14 NOZHET-ELHADI

un souverain, c’est un saint. » Pareil témoignage suffit ample-
ment à démontrer la noblesse de Maulay Abdallah et sa haute
équité. On retrouvera plus loin ce récit à sa véritable place
et avec plus de détails qu’il n’en est donné ici.

L’histoire particulière de certain commandeur de cette dynastie,
a été écrite par divers auteurs, entre autres par le juriscon-
sulte, le polygraphe, la langue du Maghreb, Abou Faris
Abdelaziz ben Mohammed ben Ibrahim Elfichtâlî 1 qui a inti-
tulé son ouvrage : Menùhil essafa fi akhbdr elmolouk eccho-
rafa. L’auteur du Nefli Etthib dit qu’à sa connaissance,
l’ouvrage comptait huit volumes. Le brillant secrétaire Abou
Abdallah Mohammed ben Aïssa a également écrit sur ces
commandeurs un livre ayant pour titre : Elmamdoud ou elmaqsow
min sena essolthan Abilabbds Elmansour. Ce titre à lui seul,
ajoute l’auteur du Nefh Etthib, cause une douce émotion.

L’usage s’est répandu de donner à ces chérifs le nom de
Saadicns, mais cette appellation ne leur était pas attribuée
autrefois. Jamais, ni dans leurs diplômes, ni sur leurs sceaux,
ni dans les protocoles de leurs dépèches, ces commandeurs n’ont
usé de cette dénomination. Bien plus, ils n’acceptaient pas
qu’on s’en servit à leur égard et personne n’eût osé l’em-
ployer en leur présence. Cette dénomination était uniquement
usitée par ceux qui, doutant de la noblesse de leur origine,
s’inscrivaient en faux contre leur généalogie embrouillée et
prétendaient que ces commandeurs étaient issus des Benou Saad,
fils de Bekr, fils de Haouâzin, tribu à laquelle appartenait
Halima Essaadia 2, la nourrice du Prophète. Quant à la masse
du peuple et aux lettrés vulgaires, ils s’imaginaient que le
nom de Saadiens venait de ce que ces commandeurs avaient rendu

\. On trouvera dans le cours de cet ouvrage de nombreux renseignements sur
ce personnage qui fut l’un des secrétaires du sullan Aboulabbâs Ahmed Elmansour.

2. Halima fut la dernière nourrice du Prophète; avant elle le Prophète avait eu
pour nourrice Tsowayba.
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CHAPITRE PREMIER lô

leurs sujets heureux ‘, ou bien encore ils en donnaient d’autres
raisons qui n’avaient aucune valeur.

Dans une lettre adressée par Maulay Mohammed Eccheikh
Elasgher, fils de Maulay Zidân, au commandeur Maulay Mohammed,
fils de Maulay Eccherif Elhasani Essidjilmàssî, j’ai relevé le
passage suivant : « J’ai appris que tu déclares hautement dans
les assemblées de citadins comme dans celles de bédouins,
que notre famille est issue des Benou Saad, fils de Bekr, fils
de Haouâzin, alors qu’il est prouvé surabondamment par
bonnes mesures et poids pesants, qu’elle tire son origine des
Benou Nizàr, fils de Maadd 2. Nous sommes de ïedsi 3, un
des qsours de l’Ouad Draâ ; c’est là que Dieu a fait naître
notre souche et a fait fleurir et fructifier ses branches. Si
ton dessein est de détacher de la noblesse le ceinturon de
notre puissance, c’est là une ignominie qui te coûtera cher,
et, si tu cherches à effacer notre nom des tablettes de la con-
sidération, tu émets là encore une prétention vaine qui ne
fera renchérir, ni diminuer pour nous le prix des denrées de
nos marchés. Je t’adresse un exemplaire du Mendhil essafa
fiakhbâr eccltorafa, afin qu’en lisant ce livre, les commandeurs de
ta race y trouvent de quoi dissiper les confusions qui ont
surgi dans leurs esprits. »

Voici maintenant comment Maulay Mohammed Eccherif
répondit à ce paragraphe : « Vous nous reprochez d’avoir, à
tort, déclaré que vous descendiez des Benou Saad, fils de
Bekr, fils de Haouâzin, et d’avoir propagé cette opinion sous
les tentes, dans les qsours et dans les villes. Par Dieu! en
agissant ainsi, nous n’avons pas entendu vous diffamer, vous
méconnaître ou vous mettre au nombre de ceux qui n’ont

1. Le mot saad signifie bonheur.

2. C’est-à-dire de la famille même à laquelle appartenait le Prophète.

3. Tedsi ou Tidsi est un petit district composé de trois villages dans la vallée de
l’Ouad Oulghas. Cf. Vicomte Ch. de Foucauld, Reconnaissance au Murâkush, pp. 339 à
340.
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p. A

16 N0Z1IET-ELHÀDI

ni relations, ni famille ; nous n’avons fait que nous appuyer,
avec l’aide de Dieu, sur l’autorité des annalistes qui figurent
parmi les savants de Murâkush, de Tlemcen, de Fez et de Mik-
naset Ezzitound. Or, après un examen attentif et de mûres
réflexions, tous ces docteurs ont trouvé que votre famille
ne pouvait être rattachée qu’aux Benou Saad, fils de Bekr.
Inutile donc de se référer soit aux ouvrages d’un des Fichtâli,
soit à ceux du seyyid Ahmed ben Elqâdhî Elmiknâsî ou d’Ibn
Asker Eccherif Ecchefchâounî 2. Nous avons reçu l’exem-
plaire du Mendhil essafa, mais nous n’y avons rien trouvé
qui dénotât l’oeuvre d’un historien habile et impartial, et
d’ailleurs nous nous contentons, et pour le fond et pour la
forme, de la déclaration du personnage digne de foi, Maulay
Abdallah ben Ali ben Thâher. Toutefois, nous n’avons point
entendu contester la noblesse de votre origine, ni vous
enlever le haut prestige que Dieu vous a départi. » Ici se
termine la partie de cette lettre qui a trait à notre sujet ; on
la retrouvera du reste en entier, plus loin, à une place mieux
appropriée que celle-ci.

Par ces mots, « déclaration d’un personnage digne de foi,
Maulay Abdallah ben Ali ben Thâher », le commandeur faisait allu-
sion à l’aventure suivante, que chacun sait et raconte :
« Le sultan Aboulabbâs Elmansour était un jour assis en
compagnie de l’austère et scrupuleux Faqîh, Abou
Mohammed Maulay Abdallah ben Ali ben Thâher Elhasanî,
un des seigneurs de Sidjilmassa. Devant eux se trouvait une
table à laquelle ils mangeaient, et la scène se passait dans le

1. Méquinez est presque toujours désignée sous le nom de Miknaset Ezzitnou
pour la distinguer des autres localités de même nom.

2. Il s’agit ici de Mohd. b. Ali b. Omar b. Hosaïn b. Misbab, surnommé Ibn
Asker, l’auteur d’un dictionnaire biographique ayant pour titre : Dauhct cmvkhir
limahdsin man kdna min clmaghrib min ahl clqarn clâchir. Il était né à Hibth dans
le district d’Alcazar Esseghir et mourut au commencement du xu° siècle de l’hégire
(lin du xvi” siècle).
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CHAPITRE PREMIER 17

palais du sultan, dans la ville de Murâkush. S’adressant à Abou
Mohammed, le sultan lui dit : « Où sommes-nous réunis? »
(Il entendait par là demander à quel ancêtre commun leurs
deux généalogies se confondaient). — « A cette table,
répondit Abou Mohammed, ou suivant un autre récit, clans
cette salle. » A ces mots, le sultan fut saisi d’une violente
colère, mais il la dissimula, et ce ne fut que plus tard qu’il
se vengea en employant un stratagème à l’aide duquel il fît
goûter à Abou Mohammed, la coupe de la mort.

Depuis ce jour, Elmansour invita souvent Abou Moham-
med. Malgré un froid très vif, dont les rigueurs ne discon-
tinuaient point, le sultan, durant ces entrevues, recevait
son convive assis sur le pavé, qui était de marbre, mais il
avait eu la précaution de disposer dans ses chausses un
feutre de laine de façon à n’être point incommodé par le
froid. Abou Mohammed voyant le sultan assis comme lui sur
le sol, s’armait de courage et n’osait point se lever de sa
place tant que le sultan restait à discuter avec lui certaines
questions scientifiques. Grâce à ce manège qui se renouvela à
de nombreuses reprises, Abou Mohammed fut atteint d’un
refroidissement d’entrailles ; il se plaignit longtemps des
douleurs qu’il ressentait et qui enfin déterminèrent sa mort.
La réponse faite par Abou Mohammed appartient à la caté-
gorie que les rhéteurs désignent sous le nom de teleqqi elmo-
khâtheb bighayin ma yetereqqeb (accueillir son interlocuteur
par tout autre chose que ce qu’il attend), ainsi que cela est
expliqué dans tous les traités de rhétorique.

Quant au sultan, il n’avait posé sa question que parce que
les Saadiens de Sidjilmassa assuraient qu’à aucune époque il
n’y avait eu communauté d’ancêtre entre eux et les Saadiens.
Dieu sait si cela est exact.

Toutefois, plusieurs de mes professeurs m’ont assuré que
le cheikh Ibn Thâher était revenu plus tard sur cette dénéga-

Nozhet-Elhddi. 2
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p- °^

18. NOZHET-ELHADI

tion lorsque le sultan Aboulabbâs Elmansour lui eut montré
une charte signée de l’imam Ibn Arfa ‘ et de son professeur
Abdesselâm, charte qui confirmait sa généalogie. Cette cir-
constance calma les scrupules de Ibn Thâher sur ce point, et
dans la suite, il affirma l’authenticité de cette généalogie,
malmenant tous ceux qui la révoquaient en doute : or l’au-
torité et la loyauté de Ibn Thâher sont bien connues.

Enfin, l’imam, le très docte mufti de la ville de Murâkush,
Abou Malek Abdelouâhed ben Ahmed Eccherif Elhasam
Elfilalî, un des cousins de Ibn Thâher s’est également pro-
noncé dans le même sens que son cousin. Ce mufti qui a
composé des odes dans lesquelles il a célébré la noblesse de
Elmansour était d’ailleurs un homme instruit, religieux et très
scrupuleux dans ses écrits et dans ses discours.

Pour ce qui est de l’opinion relatée ci-dessus que l’ancêtre
des Saadiens serait venue de Yanbo, voici ce qu’en dit Ibn
Elqâdhî dans le Dorret essolouk : « Leur ancêtre était venu
de Yanbo et les premiers commandeurs de cette famille s’établirent
dans le Draâ où ils demeurèrent. Cet événement eut lieu au
commencement du vin 0 siècle ; c’est à cette même époque,
ainsi qu’on le verra plus loin, que l’ancêtre des chérifs filalis
arriva à Sidjilmassa. »

Voici, en partie du moins, ce qui se rapporte à la généalogie des Saadiens. J’ai passé sous silence certaines critiques qu’il m’a paru plus convenable d’écarter de cet ouvrage, car il est du devoir de l’historien de ne point s’appesantir sur les choses malséantes, et de ne point entacher l’honneur des gens. C’est à Dieu qu’il faut demander la faveur de nous couvrir de son égide dans ce monde ou dans l’autre.

1. Faqîh de Tunis; il est surtout connu par les définitions rigoureuses qu’il a données des divers contrats qu’autorise la loi musulmane.
2. Le titre complet de cet ouvrage est, Dorret essolouk fîman haoua elmolk min elmolouk.

II DE LA FAÇON DONT LES SAADIENS ARRIVÈRENT AU POUVOIR ET DES MOTIFS QUI LES FIRENT S’EMBARQUER DANS CETTE ENTREPRISE.
«Les ancêtres des Saadiens, dit l’auteur du Dorret essolovk ne cessèrent de résider dans le Draâ jusqu’au jour où naquit parmi eux Abou Abdallah Elqàïm-biamrillah. Ce commandeur élevé dans la chasteté et la piété, entreprit le pèlerinage au Temple sacré et fut un de ceux dont Dieu exauce les prières. Dans son voyage aux deux villes nobles et saintes, il eut occasion de voir un grand nombre de savants célèbres et de grands personnages religieux.
« Je tiens d’un personnage éminent qu’étant dans la noblecité de Médine, le commandeur eut une entrevue avec un saint homme qui lui prédit l’avenir qui l’attendait lui et ses deux fils et cela à l’occasion d’un songe dans lequel le commandeur avait vu deux lions sortir de son nombril et la foule les suivre jusqu’au moment où ils étaient entrés dans une tour. Quant au commandeur, il s’était vu arrêté à la porte de la tour. Le saint homme expliqua ce songe en disant que ces deux fils auraient une situation considérable et qu’ils régneraient sur les peuples.
« A son retour dans le Maghreb, Abou Abdallah, poursuivi par cette idée, répétait dans toutes les assemblées que ses deux fils régneraient sur le Maghreb où ils joueraient un rôle considérable. Nul ne contestait cette assertion tant était grande la confiance qu’on ajoutait aux paroles du saint homme et à son interprétation du songe. Le commandeur ne cessa de tenir ces propos jusqu’en l’année 915 (1509-1510) époque à laquelle il fit acte de prétendant au pouvoir. »
L’idée contenue dans ce songe se trouve répétée dans la légende suivante que chacun raconte : Les deux fils d’Abou Abdallah Elqâ’im qui se nommaient Aboulabbâs Ahmed Elaaredj et Mohammed Elmahdi étaient, tout jeunes encore, occupés à lire le Coran dans une école lorsqu’un coq entra, sauta successivement sur la tête de chacun d’eux et se mit à chanter. Le maître d’école expliqua le fait en disant qu’une haute situation attendait ces deux enfants et l’événement justifia sa prévision.
Le commentateur du Zahret ecchemarikh ‘ donne au mouvement provoqué par Abou Abdallah Elqàïm les causes suivantes : « Les populations du Sous étaient pressées de tous côtés par les ennemis infidèles qui occupaient un grand nombre de points de leur territoire. Et tandis que les chrétiens obscurcissaient l’espace par leur multitude et affermissaient leur puissance, les musulmans demeuraient dans la plus grande confusion, faute d’avoir un chef qui les groupât autour de lui et ralliât ainsi les forces de l’Islam.
«L’autorité des Benou Ouattâs sur la contrée du Sous s’était, en effet, fort amoindrie ; elle était encore reconnue dans les villes du Maghreb, mais dans le Sous elle était purement nominale. En outre, à ce moment, les Benou Ouattâs étaient absorbés par leur lutte contre les infidèles dans lesplaces fortes d’Asila 3, de Larache, de Tanger, de Badis et autres villes ou ports de mer.
« Lorsque les gens du Sous se virent menacés des plus grands malheurs par les entreprises des chrétiens qui convoitaient leur pays, ils s’adressèrent à leur patron, le saint personnage Abou Abdallah Mohammed ben Mobârek: ils lui exposèrent la triste situation que leur faisaient, d’une part, la dispersion de leurs forces et la division qui régnait parmi eux et, d’autre part, l’ardeur de l’ennemi dont les attaques étaient incessantes. Ils proposèrent ensuite au saint homme de se grouper autour de lui et de lui prêter serment d’obéissance, lui donnant ainsi l’autorité nécessaire pour gouverner les tribus et les conduire au combat contre l’ennemi.
« Abou Abdallah refusa énergiquement d’accepter cette proposition : « Il y a, dit-il, à Tagmadart’, dans le Draâ, un chérif qui assure que ses deux fils sont appelés à un grand avenir. Adressez-vous à ce personnage et prêtez-lui serment d’obéissance : cela sera plus digne et plus utile à vos desseins. »
Les gens du Sous envoyèrent alors une députation au chérif qui se rendit auprès d’eux et y joua le rôle que le sort lui réservait. »
Voici maintenant ce que j’ai lu écrit de la main du Faqîh, le docte, l’érudit, l’historien Abou Zeïd Sidi Abderrahman, fils du grand cheikh Abou Mohammed Sidi Abdelqâder Elfâsi : « Mon père nous a raconté tenir de Sidi Ahmed, fils de Sidi Ali Essousi Elbousaïdi, que l’avènement de la dynastie des chérifs dans le Sous fut déterminé par les faits suivants : un certain seyyid, Sidi Barakât, s’étant entremis pour le rachat de quelques prisonniers voulut entrer en pourparlers avec les chrétiens et convenir avec eux qu’on ne ferait plus de prisonniers ; comme il traitait cette question, ceux-ci lui répondirent :
« Nous verrons cela quand vous aurez un chef, car actuellement vous ne relevez plus d’aucun gouvernement constitué. »
« Quelque temps après cela, des habitants du Sous étant allés dans la tribu des Jasîma pour y acheter des grains, furent arrêtés par les gens de cette tribu qui pillèrent leurs marchandises et leurs bagages. Plainte ayant été portée par les victimes de cette agression au cheikh des Jasîma qui était un homme énergique et habile, celui-ci leur fit restituer tout ce qui leur avait été pris.
« De retour dans leur pays les gens de Sous dirent : « Voilà le chef suprême auquel il convient que nous prêtions serment d’obéissance. »
En conséquence, ils se réunirent pour se rendre auprès de lui et lui demandèrent de se mettre à leur tête. Mais le cheikh refusa le pouvoir se retranchant derrière sa piété et alléguant que s’il agissait autrement il serait distrait de ses devoirs religieux. Toutefois il leur indiqua un chérif qui était Mu’adhin dans le Draâ en leur disant : « Si vous persistez dans votre dessein, adressez-vous au chérif un tel qui raconte que ses deux fils régneront un jour sur le Maghreb. »
« Ce fut alors que les gens du Sous se rendirent auprès de ce chérif, l’emmenèrent dans leur pays et lui assignèrent un somme d’argent suffisante pour son entretien et celui de ses enfants. Le chérif resta au milieu d’eux combattant l’ennemi qui occupait leur territoire jusqu’au jour où son destin s’accomplit.
« Le Sidi Barakat dont il vient d’être question était le saint patron, Barakat ben Mohammed ben Abou Bekr Ettedsi et j’ai lu écrit de la main d’un personnage éminent qu’il introduisit les chérifs dans le Sous en l’année 917 (1511). »
Dans le Dauhat d’Ibn Asker, à la biographie de Abou Abdallah Mohammed ben Elmobârek, on trouve que ce fut ce dernier personnage qui donna aux tribus du Sous l’ordre de se soumettre à l’autorité des deux sultans chérifs, Aboul abbâs Ahmed Elaaredj et Abou Abdallah Mohammed Eccheikh, son frère, et qui invita en même temps ces deux commandeurs à régner avec justice et à faire la guerre sainte contre les chrétiens maîtres, à cette époque, de toute la zone maritime de la province du Sous. On sait d’ailleurs quelle fut la destinée de ces deux commandeurs.
Ce passage présente une certaine divergence avec celui rapporté ci-dessus du commentateur du Zahret ecchemdrikh, car il semble, d’après ce dernier auteur, que Ibn Elmobàrek engagea seulement les gens du Sous à proclamer comme souverain Abou Abdallah Elqàïm, le père des deux commandeurs, et non ceux-ci, comme le dit l’auteur du Dauhat. Peut-être faut-il admettre que Ibn Elmobàrek provoqua la proclamation des trois personnages. Dieu sait s’il en est ainsi.
Ibn Elmobàrek, dont il est question ici, fut un des grands saints qui se sont rendus célèbres par leurs miracles dûment constatés ; il habitait Aqqa ‘ et la zaouïa qu’il possédait dans cette ville est encore connue de nos jours. Il jouissait d’une autorité absolue sur les habitants du Sous et fit de nombreux miracles entre autres ces deux-ci :
Un jour un groupe de bédouins s’étaient rendus auprès de Ibn Elmobàrek avec l’intention de lui contester son pouvoir miraculeux. Le saint donna alors l’ordre de faire cuire de l’Asida dans des corbeilles en feuilles de palmier, puis, conformément à ses intentions, ces corbeilles furent placées sur le feu et y demeurèrent intactes tout le temps de la durée de la cuisson. La chose se fit publiquement.
Ce même cheikh avait fixé pour chaque mois trois jours de la semaine pendant lesquels il était interdit de porter les armes et de guerroyer de tribu à tribu. Quiconque enfreignait cette prescription était assuré d’un prompt châtiment. On raconte que pendant un de ces jours de trêve, un Arabe avait pris une gerboise : « Lâchez-la, lui dirent ses camarades, car nous sommes dans un des jours de trêve qu’a institués Sidi Mohammed ben Mobârek. » « Non », répliqua l’Arabe, qui, frappant alors la gerboise, lui cassa une patte. A peine avait-il donné ce coup qu’il s’écria : « Ah ! malheureux que je suis, je viens de me briser la jambe. » Depuis ce jour, en effet, cet Arabe ne put plus faire usage de sa jambe.
On cite de nombreux miracles de Ibn Elmobârek. Son autorité morale était si bien établie sur les peuplades du Sous qu’elles lui étaient entièrement dévouées et qu’elles acceptaient tous ses ordres : ce fut ainsi que sur son injonction, elles se groupèrent comme il vient d’être dit. Dieu sait si telle est la vérité.
Dans le Dauhat également, à l’article biographique consacré au célèbre cheikh, au savant si renommé Abou Mohammed Abdallah ben Omar Elmethghâri dont le tombeau est dans le Draâ, on trouve la phrase suivante : « Le sultan Abou Abdallah Mohammed Eccheikh et son frère Aboulabbâs Elaaredj furent au nombre de ses disciples et ce fut lui qui les fit arriver au pouvoir. »
Ici encore il y a contradiction avec ce qui a été rapporté précédemment, à moins qu’il ne faille interpréter cette phrase dans le sens que Ibn Elmobârek, Ibn Omar et d’autres auraient également contribué par leur influence à faire proclamer les deux commandeurs, ou bien encore que Ibn Elmobârek aurait agi sur le Sous, tandis que Ibn Omar aurait exercé son action sur la province du Draâ.
A ce propos, le Mirai Elmahâsin raconte que Abou Abdallah Mohammed Eccheikh, le fondateur de la dynastie des chérifs, était rempli de méfiance à l’égard des chefs des confréries religieuses et qu’il les redoutait précisément parce que c’était grâce à leur entremise qu’il était monté sur le trône.
Tous ces auteurs sont donc unanimes sur ce point que Abou Abdallah Mohammed Elqâïm ne prit le pouvoir que sur l’invitation de saints personnages et avec l’autorisation de docteurs pratiquant religieusement leur foi. Point n’est besoin d’autre témoignage pour prouver qu’ils admettaient l’authenticité de la noble origine des Saadiens, car sinon, ils n’eussent point spécialement choisi cette famille pour l’élever au pontificat suprême, honneur qui ne peut être goûté que par un chérif légitime d’origine qoréïchite.
Tels sont les renseignements que j’ai recueillis sur l’avènement de cette dynastie au trône. J’ai laissé de côté les récits qu’affectionne le vulgaire, pensant qu’il était plus digne de les exclure de cet ouvrage. Dieu conduit qui il lui plaît dans la voie droite.
J’ai lu l’ingénieuse observation suivante écrite de la main même du Faqîh, le maître, le précepteur des commandeurs, Abou Abdallah Mohammed ben Youcef Etterghî (Dieu lui fasse Miséricorde !) : Sidi Ali ben Haroun avait trouvé que l’avènement de la dynastie des Chérifs dans le Draâ était annoncé par le verset suivant du Coran : « Et déjà nous avons écrit dans les Psaumes, et cela après l’Invocation ; la terre sera l’héritage de mes adorateurs vertueux (XXI, 105) . » Toutefois l’auteur n’explique pas comment on peut tirer une telle prédiction de ce verset sublime.
Dans la Rihlat du maître de nos maîtres, le Faqîh, le savant, le docte, l’imam Abou Sâlem Abdallah ben Mohammed Elayâchi (tome X , l’Exploration scientitifique du l’Algérie, Paris, 1846. Son voyage eut lieu eu 1593/1001) , j’ai encore trouvé le récit suivant :
« Chihâb Eddin Aboulabbâs Ahmed ben Ettadj nous a raconté que le sultan ottoman Sélim 1, un des souverains des Turcs, fut le premier commandeur de cette nation qui s’empara de l’Egypte et l’arracha des mains du sultan ghouride, en l’année 923 (1517-1518). Voici de quelle manière se fît cette conquête :
« Devenu maître de la Syrie, Sélim voulut entreprendre la conquête de l’Iraq qui avait servi de demeure à ses ancêtres, les Turcs. Mais au moment où il allait se mettre en marche et quitter la Syrie, il fut arrêté dans ses projets par la pénurie des vivres et leur excessive cherté. Il écrivit alors au sultan ghouride d’Egypte, dont il vient d’être question, et lui demanda l’autorisation de s’approvisionner dans son pays.
« Le Chah qui régnait à cette époque sur l’Iraq, ayant appris que le sultan Sélim allait marcher contre lui, écrivit au ghouride avec lequel il était lié par une vive amitié, et lui demanda de détourner l’attention de Sélim, et de le retarder autant qu’il le pourrait. Le ghouride était d’ailleurs jaloux du sultan et très troublé de ce que celui-ci avait conquis la Syrie ; il redoutait, en effet, qu’après avoir agrandi ses États, le sultan songeât à s’emparer de l’Egypte.
« A cette époque, l’Egypte était la mère-patrie de l’Islam. Son souverain était le plus influent des monarques depuis que le siège du califat abbasside avait été transféré de l’Iraq dans ses États après l’invasion des Tatars.
« Quand le sultan Sélim demanda des approvisionnements au commandeur ghouride, celui-ci répondit qu’il lui était impossible pour le moment, de les lui fournir, prétextant la cherté des vivres et d’autres raisons sans valeur. Sélim devina le motif de ce refus, et sachant qu’il était fait dans le seul but de l’empêcher de pénétrer dans l’Iraq, il conçut le projet d’attaquer le ghouride, et changeant aussitôt son itinéraire, il renonça à sa campagne contre l’Iraq pour marcher sur l’Egypte.
« Toutefois, il demanda aux docteurs qui se trouvaient auprès de lui, leur avis sur cette entreprise, leur donnant pour justification que le commandeur ghouride l’avait empêché de s’approvisionner clans ses États à un moment où lui, Sélim, manquait de vivres.
« Cette expédition est illicite, répondirent les docteurs d’une commune voix ; le sultan ghouride est le souverain de son pays ; il n’a en aucune façon manqué aux égards qu’il vous doit ; il ne vous a point attaqué le premier, de quel droit pourriez-vous donc envahir ses États et lui déclarer la guerre ? Vous n’avez aucun motif d’agir ainsi. »
Parmi les savants présents à cette réunion, se trouvait le subtil Ibn Kemâl Pacha, qui était plus jeune que tous les autres docteurs.
« Commandeur, s’écria-t-il, il vous est permis d’entreprendre cette campagne, car il est dit dans le Coran que vous entrerez en Egypte cette année. »
« Comment « cela, répartit Sélim? »
« Je ne puis, répondit Ibn Kemâl, interprêter la loi canonique en présence de ces imams qui sont les commandeurs de la foi musulmane, tant que vous ne leur aurez accordé une semaine de délai pour réfléchir à cette question et l’examiner. Car Dieu ayant dit: « Nous n’avons rien omis dans le Coran (VI, 38)», comment se pourrait-il qu’il n’y eût rien à ce sujet dans le Livre de Dieu qui renferme l’explication de toutes choses. »
« Vous avez une semaine pour rechercher si ce que vient dire Ibn Kemâl est vrai, dit alors Sélim en se tournant vers les docteurs. »
« Commandeur, s’écrièrent ceux-ci, dans sept jours, nous n’aurons pas d’autre réponse à faire que celle que nous avons faite aujourd’hui. »
«Ce délai est absolument « indispensable, ajouta Ibn Kemâl. »
« En disant ces mots, Ibn Kemâl avait probablement pour but, — car Dieu seul sait si cela est vrai, — de faire éclater sa supériorité aux yeux du sultan en lui montrant qu’il avait, lui, trouvé de suite une solution que les docteurs seraient incapables de donner, même après un long temps de réflexion.
Car s’il eût fait connaître son opinion séance tenante, on n’eût sans doute pas manqué de dire qu’il aurait été possible d’arriver au même résultat après examen et réflexion.
« Le sultan accorda donc les sept jours de délai, puis quand ils furent expirés, il réunit de nouveau les docteurs et renouvela sa question :
« Notre réponse aujourd’hui est la « même que celle que nous avons faite il y a sept jours, répondirent les docteurs. »
« Commandeur, dit alors Ibn Kemâl, « ces imams ont tous pu lire dans le Livre de Dieu que tu entrerais cette année en Egypte avec tes fils et tes armées, seulement ils n’ont pas saisi le sens de ce passage. »
« Où cela se trouve-t-il, demandèrent les docteurs ?
« Dans le passage suivant du Coran, répartit Ibn Kemâl : « Et déjà nous avons écrit dans les Psaumes, et cela après l’Invocation : la Terre sera l’héritage de mes adorateurs vertueux. »
A ces mots les docteurs se prirent à rire, et s’écrièrent :
« Quel rapport peut-il bien y avoir entre ce verset et le sujet qui nous occupe. »

« Ces mots « Et déjà », dit Ibn Kemâl, donnent exactement la même valeur numérique que le mot Sélim, « d’après l’évaluation du Jumal( « addition » des valeurs de lettres divination pour connaître la date d’un fait déterminé), chacun de ces deux groupes de lettres valant cent quarante. L’indication four nie parle verset devient donc :
« Sélim, nous avons écrit dans les Psaumes et cela après 920 : la Terre sera l’héritage de mes serviteurs vertueux. En effet, les lettres du mot « l’Invocation » en supprimant l’article donnent la valeur de 920 ci-dessus marquée ; la « Terre » dont il est question dans ce sublime verset est bien la terre d’Egypte selon l’opinion de nombreux commentateurs et les serviteurs vertueux », en ce moment, sont certainement les soldats du sultan Sélim, car il n’y a pas parmi les musulmans de toutes les contrées de la terre de soldats plus dignes qu’eux de pratiquer la guerre sainte et qui aient fait plus de conquêtes dans les pays occupés par les chrétiens. Ils sont, du reste, les seuls qui suivent les préceptes de la Sunna’ et les doctrines orthodoxes, car pour ce qui est des autres musulmans, les uns, comme dans l’Iraq, une grande partie du Yémen et de l’Inde, ont de fausses croyances ; d’autres, les habitants du Maghreb, par exemple, ne suivent point exactement les vraies pratiques de l’Islam ; enfin, il en est qui, comme les habitants de l’Egypte, se sont laissés séduire par les attraits de la vie terrestre. »
« Continuant alors dans cet ordre d’idées, Ibn Kemâl développa éloquemment sa proposition et ravit d’aise le sultan Sélim par son discours. Les docteurs concédèrent que l’allusion du verset avait été fort bien déduite :
« Cependant, ajoutèrent-ils, tout cela ne suffit pas à justifier une déclaration de guerre à un commandeur qui n’a point manqué à ses devoirs et n’a point fait acte d’agression contre un seul musulman. Or, en admettant que l’indication coranique dût avoir la portée indiquée, il faudrait encore s’appuyer sur un des motifs fournis par la loi musulmane. »
« Sire, dit Ibn Kemâl, rien n’est plus aisé que cela. Faites parvenir au commandeur ghouride les paroles suivantes : « Venu dans ces contrées et n’ayant pu mettre à exécution le projet qui m’y avait amené, j’ai résolu de me rendre dans le Hedjâz pour y accomplir les devoirs du pèlerinage. La route que j’ai à suivre traverse votre pays, et c’est chez vous seulement que je puis m’approvisionner. En conséquence, je viens vous demander de m’autoriser à passer sur votre territoire et à m’y ravitailler. »
Il est certain que le ghouride refusera et vous interdira le passage à travers ses États. S’il agit ainsi, vous aurez légitimement le droit de le combattre puisqu’il aura fait acte d’hostilité en s’opposant à votre pèlerinage. ».
Cet avis fut approuvé parles docteurs qui étaient partisans de la doctrine suivant laquelle les stratagèmes sont choses licites. Le sultan Sélim écrivit dans le sens indiqué au ghouride et celui-ci répondit en termes grossiers par un refus catégorique :
« Vous ne boirez pas une seule gorgée de l’eau du Nil, lui écrivit-il, avant d’avoir passé sur le dos des cadavres.»
« Bien fortifié alors dans sa résolution de conquérir l’Egypte, le sultan Sélim entreprit à cet effet ses préparatifs. Les événements suivirent leur cours, l’Egypte fut prise de vive force.I bn Kemâl, à la suite de ces circonstances, jouit d’un grand crédit dans l’esprit du sultan Sélim qui lui donna à choisir la fonction qu’il voudrait exercer. Il demanda la dignité de mufti qui lui fut accordée et dans ces fonctions, il se fit une place distinguée en contribuant à la diffusion des études théologiques. Puisse Dieu agréer ses efforts! »
Ici se termine la citation de la Rihlat.
Le sultan Sélim pénétra en Egypte en l’année 920 ainsi que l’avait annoncé Ibn Kemâl. Aussitôt entré dans ce pays, Sélim ordonna de mettre à mort le calife abbasside et mit ainsi fin à cette dynastie. Il fit également périr un grand nombre de savants, de saints personnages, de santons et d’hommes influents. Elghoûrî avait emmené toute cette suite dans l’espérance de s’attirer par là la victoire, mais tout cela ne put le mettre à l’abri des arrêts du Destin. « Dites : Qui donc pourrait quelque chose contre Dieu qui, s’il l’avait voulu, aurait fait périr le Messie fils de Marie, sa mère et tous ceux qui sont sur la terre (V, 19). »
Peut-être que celui qui a trouvé l’annonce de la dynastie saadienne dans le Coran a-t-il fait allusion à la déduction de Ibn Kemâl, car l’autorité des chérifs saadiens commença effectivement à s’établir dans le cours de l’année 920 ainsi qu’on le verra plus loin. Toute science est par devers Dieu.
Il y a quelque chose d’analogue à ceci dans ces mots que j’ai lus écrits de la main même du Faqîh, le grand cadi de la capitale ismaïlienne, Abou Abdallah Mohammed ben Abderrahman Elmedjàsî : « Certain de mes amis, Abdkerim Essidjilmâssi a trouvé le chiffre de 1400 qui, dit-on, indique le nombre d’années que durera cette nation, dans ces mots du prophète Daniel rapportés dans le Coran : « Et déjà ses indices sont venus, XLVII, 20. »
III
SUITE DU RÉCIT RELATIF AU RÉGNE DU COMMANDEUR ABOU ABDALLAH ALQAIM-BIAMRILLAH
Au dire de Ibn Elqâdhî, Abou Abdallah Elqâïm eu avec le cheikh, le bienheureux Abou Abdallah Mohammed ben Mobârek dont il a été parlé ci-dessus, une entrevue dans la localité appelée Aqqa, sise dans le Sous ultérieur. Après un entretien avec le cheikh, Elqâïm retourna dans la province du Draâ où il avait sa résidence. Cet événement eut lieu en l’année 915 (1509-1510) et l’année suivante, par conséquent en 916 (1510-1511), les Faqîhs des Masmûda et les chefs des tribus adressèrent une députation à Elqâïm, le priant de se mettre à leur tête et lui offrant de remettre entre ses mains le soin de toutes leurs affaires. Cédant à leurs sollicitations, Elqâïm se rendit à leur désir et prit rendez-vous avec eux dans un bourg nommé Tidsi, près de Taroudant : là il reçut le serment de fidélité du peuple qui se trouva dès lors uni de coeur avec lui et unanimement disposé à faire la guerre sainte. Il convia aussitôt les populations à marcher contre les chrétiens et à les chasser du port de Teftent (Funti, source et village près de Sta-Cruz d’Agadir) ; de nombreux contingents répondirent à son appel, on marcha à l’ennemi et on l’attaqua. Dieu décida la victoire en faveur de Elqâïm ; il mit en pièces les membres de l’infidélité avec les griffes du triomphe ; il chassa de son repaire le serpent de l’erreur et fit rentrer dans leur patrie les égarés de la religion.
En présence de ce succès, les musulmans reconnurent que Elqâïm était né sous une heureuse étoile et augurèrent favorablement de sa destinée; leur affection pour lui en devint plus vive et ils lui témoignèrent le plus grand respect.
Rentré ensuite à Tidsi, Elqâïm eut avec quelques uns des chefs de ce bourg des démêlés qui l’amenèrent à quitter le pays ; il retourna alors dans le Draâ où il demeura jusqu’en l’année 918 (1512-1513), époque à laquelle il revint à Tidsi.
Cette fois son séjour ne fut point troublé, Dieu ayant fait disparaître de cette bourgade les causes qui l’en avaient éloigné.
Sur l’invitation de Elqaïm, les habitants de Tedsi prêtèrent serment de fidélité à l’aîné de ses fils, Aboulabbâs Ahmed Elaaredj. Les chefs du Haha et du Chiâdma ayant appris la belle conduite de Elqaïm et le triomphe de ses armes, se rendirent auprès de lui et se plaignirent de la situation que leur créaient la présence de l’ennemi sur leur territoire et les vives attaques qu’ils avaient à en subir. En conséquence, ils prièrent le commandeur de se transporter dans leur pays et d’y amener son fils, l’héritier présomptif. Elqaïm accéda à leur requête; accompagné de son fds il se mit en route avec eux et alla s’établir à l’endroit dit Fughal, dans la province de Haha.
Quant à son fds cadet Abou Abdallah Mohammed Elmahdi, il le laissa dans le Sous afin d’organiser le pays, d’y asseoir les bases de son empire et de harceler l’ennemi nuit et jour.
Abou Abdallah Elqaïm demeura à Fughal jusqu’à l’époque de sa mort, qui survint en 923 (1517-1518).
En cette même année, les Turcs établirent leur autorité sur le Maghreb central en s’emparant des villes d’Alger, de Tlamsan et des territoires qui les avoisinaient. Avant cette époque, ils ne possédaient rien dans le Maghreb et n’exerçaient aucune influence sur ce pays. Voici comment ils furent amenés à faire cette conquête.
Le cheikh, l’imam, le docte Aboulabbâs Ahmed ben Elqàdhî Ezzouâouî était animé d’un vif désir de combattre les infidèles et sentait une force irrésistible le pousser contre eux. D’ailleurs ce personnage jouissait d’une grande célébrité clans les plaines et les montagnes du Maghreb, et voici le jugement que portait sur lui le cheikh Sidi Abdallah Elhibthi :
« Je n’ai vu personne qui ait conservé dans toute sa pureté la tradition prophétique et ait imité la conduite de l’Envoyé de Dieu, à l’égal de Sidi Ahmed bon Elqâdhî chez les Zouâoua et Sidi Saïd ben Abdelmonaïm dans le Haha. »
Quand Sidi Ahmed, dont il vient d’être parlé, vit la puissance redoutable des chrétiens s’étendre dans les pays du Maghreb, et les musulmans, dans leur faiblesse, incapables de les repousser, il entra en correspondance avec les Turcs et leur dépeignit l’importance de ces contrées. Ce qui l’avait engagé à agir ainsi, c’est qu’il avait entendu vanter la vigueur militaire des Turcs et leur bravoure clans les combats et les dangers, et qu’il avait entendu parler de la terreur qu’ils inspiraient aux infidèles. Ce fut donc avec les meilleures intentions qu’il leur demanda de relever le prestige effacé de l’Islam et de lui rendre sa vigueur affaiblie :
« Notre pays, disait-il, sera à vous, à votre frère, ou au loup. »
Les Turcs se hâtèrent d’accourir ta l’appel du cheikh et celui-ci engagea vivement la population à faire cause commune avec eux, à entrer dans leurs rangs et à obéir aveuglement à leur émir et bey Aroudj Ettorkomânî.
Mais après être entrés dans Alger et dans Tlemcen, les Turcs, usant de ruse, firent périr traîtreusement le cheikh dont ils redoutaient l’influence pour leur suprématie. Sîdi Ahmed succomba en martyr en l’année 930 (1523-1524).
Maîtres de Tlemcen, les Turcs s’y livrèrent à toutes sortes d’exactions. Aroudj mit au pillage les biens des habitants et, les broyant sous la meule de la ruine et de la férocité, il les accabla de mille maux, puis il les laissa pour se rendre chez les Bni Yznasen.
Débarrassés pour un moment de Aroudj, les habitants de Tlemcen craignirent qu’au retour de son expédition il ne voulût les exterminer. Ils s’adressèrent dans cette circonstance au cheikh, à l’imam, au savant de Tlemcen qui, à cette époque, était Aboulabbâs Ahmed ben Melouka ; ils se plaignirent à lui des violences que Aroudj leur avait fait subir précédemment et lui marquèrent la crainte que leur inspirait son retour. En entendant ces plaintes., le cheikh éprouva d’abord un vif saisissement, puis frappant le sol de sa main, il s’écria : « Par Dieu ! il ne rentrera jamais à Tlemcen. » Ce disant, il avait foi en Dieu pour réaliser sa menace qui s’accomplit en effet, car Aroudj périt avec tous les renégats et les Turcs qui l’accompagnaient.
Ce cheikh était un de ceux auxquels se sont appliquées ces paroles véridiques du Prophète dont tous les dires se sont réalisés : « Parmi les adorateurs de Dieu il en est qui obtiennent la réalisation des choses qu’ils affirment en son nom. »
Lorsque le sultan Abou Abdallah mourut dans la localité de la province de Haha que nous avons indiquée, son corps fut enterré en cet endroit, vis-à-vis du mausolée du bienheureux patron, le pôle brillant, le maître dans la voie droite, la source de vérité, Abou Abdallah Sidi Mohammed ben Seliman Eldjezoùli, l’auteur du Delâil el-kheirat (prières au prophète).
Cette inhumation eut lieu avant la translation à Murâkush des restes du cheikh Eldjezoùli, mais lorsque la dépouille mortelle du cheikh fut transférée dans cette ville par les soins dusultan Aboulabbâs Elaaredj, ce commandeur ordonna de transporter également les restes de son père et de les ensevelir auprès de ceux du cheikh Eldjezoùli, à l’endroit de la ville de Murâkush où ils sont encore aujourd’hui.
Voici maintenant à quel propos eut lieu la translation des cendres d’Eldjezoùli. Omar Elmeghîtî Ecchiâdhmi, connu sous le nom do Esseyyâf (le bourreau), avait pris les armes,après la mort du cheikh Eldjezoûli, sous le prétexte de tirer vengeance de ceux qui avaient empoisonné le cheikh, celui-ci ayant en effet succombé aux effets du poison. Omar s’était présenté au peuple comme prétendant au trône, puis ayant retiré le corps du cheikh de sa tombe il l’avait fait transporter à sa suite et avait été vainqueur de tous ses adversaires tant qu’il avait été accompagné de cette relique. Omar avait fini cependant par être tué à la suite d’événements qu’il serait trop long de rapporter.
Arrivés au pouvoir, les chérifs, craignant que quelqu’un ne se révoltât contre eux et n’usât du procédé employé par Omar, firent transporter le corps de Eldjezoûli à Murâkush. On prétend encore qu’ils prirent cette détermination parce qu’on leur avait dit qu’un trésor était caché sous le corps du cheikh et qu’ils se servirent du prétexte de la translation pour opérer leurs fouilles. Dieu sait ce qu’il y a de vrai dans cela.
Cette translation eut lieu dans le courant de l’année 930 (1523). Le pouvoir appartient à Dieu.
IV : RÉCIT RELATIF AU RÈGNE DU SULTAN ABOULABLîAS AHMED, SURNOMMÉ ELAAREDJ
D’après Ibn Elqâdhi, qui tenait ce renseignement de Abdelaziz bn Yaqûb Elahsen, un personnage en qui il avait toute confiance, Elaaredj naquit en l’an 891 (1486), et le serment de fidélité lui fut prêté, à la demande de son père, en 918 (1512).
Quelque temps après avoir fait reconnaître son fils comme héritier présomptif, Elqâïm mourut. Elaaredj mit aussitôt tous ses soins à organiser ses États, à réunir des troupes et à les cantonner dans les places fortes. Il lança de nombreuses expéditions contre les ennemis infidèles à Talmest et à Asfi.
Les chrétiens s’étaient répandus sur toute la zone maritime, et après l’avoir ravagée, ils s’étaient établis à demeure sur tous les points de la côte. Elaaredj les chassa de ces contrées, que Dieu purifia ainsi de leur contact impur.
On rapporte que les chrétiens (Dieu les anéantisse !), considérant les pertes d’hommes tués ou faits prisonniers qu’ils avaient eu à subir, évacuèrent Azemmour et le Ribat d’Asila, sans combat. Une troupe de vaillants musulmans, parmi lesquels figuraient le cheikh Abou Abdallah Mohammed ben Sâsî et le cheikh Abou Mohammed Abdallah Elkoûch, pénétra en toute hâte dans la place d’Azemmour afin de la garder en attendant que les musulmans eussent eu le temps de rassembler les troupes nécessaires pour terrasser les infidèles et sauvegarder cet oeuf de l’Islam, car on craignait un retour offensif de l’ennemi.
Le destin prescrit par Dieu voulut en effet que les ennemis revinssent bientôt et qu’ils s’emparassent de tous les musulmans qu’ils trouvèrent dans la place. Les deux cheikhs, dont il vient d’être parlé, furent faits prisonniers, mais plus tard ils recouvrèrent la liberté moyennant rançon.
On raconte qu’au moment où, après avoir recouvré la liberté, le cheik Elkoûch se disposait à partir, une femme chrétienne, dont il avait été l’esclave, lui dit : « J’ai quelques livres ayant appartenu à des musulmans, prenez-les. » Le cheikh les prit et les plaça dans une corbeille qu’il chargea sur sa tête. Parmi ces livres se trouvait le Tenbih Elandm, ouvrage connu par les prières qu’il contient sur le meilleur des êtres (Mahomet) et qui fut introduit pour la première fois dans ces contrées par l’entremise du cheikh ci-dessus nommé.
Dès que le renom du sultan Abulabhâs Ahmed Elaaredj se fut répandu au loin par tous pays, que sa puissance eut grandi et que son autorité fut établie sur tous les districts du Sous, les populations se rallièrent à lui de tous côtés, et lui députèrent des ambassades. Les émirs de Hintata et les commandeurs de Murâkush entrèrent d’abord en correspondance avec lui, puis se soumirent à son autorité ; enfin, dans le courant de l’année 930 (1523-1524) il entra dans la ville de Murâkush.

Le souverain mérinide était à Fez, lorsqu’il apprit la nouvelle de l’entrée des chérifs à Murâkush. Aussitôt il se mit en route pour cette dernière ville à la tête de troupes nombreuses, ayant avec lui son vizir et cousin paternel Mesaoud ben Ennâser.
Jugeant qu’il ne pourrait résister au Mérinide en rase campagne, le sultan Aboulabbâs se fortifia dans Murâkush ; il mit les remparts en état de défense, les garnit de soldats et d’obusiers, puis il soutint le siège pendant un certain temps.
On raconte qu’il y avait en ce moment-là à Murâkush le cheikh instruit en Dieu, le grand pôle Abou Mohammed Sidi Abdallah Elghezouànî. C’était ce cheikh qui, après avoir eu des démêlés avec les Béni Wattâs, et avoir été mis en prison ainsi que ses disciples, avait, au moment où il sortait de Fez pour se rendre à Murâkush, pris son burnous et s’était écrié en montrant la ville qu’il quittait : « 0 royauté de Fez, viens avec moi et allons à Murâkush. » Un jour on vint lui dire que les habitants de la ville étaient cruellement éprouvés par le siège. Aussitôt le cheikh monta à cheval et, suivi de ses disciples, il sortit de la ville de Murâkush par la porte connue sous le nom de porte du cheikh Aboulabbâs Essebti. Tandis qu’il s’arrêtait à considérer les soldats du Mérinide occupés à tirer sur les gens placés sur les remparts, une balle vint le frapper à la poitrine, transperça sa tunique et s’aplatit sur sa chair comme un morceau de pâte tombant sur un roc très dur.
Prenant alors cette balle dans sa main, le cheikh dit : « Voici le sceau de cette guerre », puis il rentra dans la ville. Ce même soir, le Mérinide reçut la nouvelle que ses cousins s’étaient révoltés contre lui à Fez, où ils avaient fait méconnaître son autorité et, dès le lendemain, il s’éloigna de Murâkush.
Ainsi se vérifièrent les paroles du cheikh Elghezouânî, car depuis ce jour, le commandeur mérinide ne revint plus à Murâkush et n’entra même plus dans le district de cette ville. Ce fut aux environs de Taclela seulement qu’Aboulabbâs eut une nouvelle rencontre, avec le Mérinide. Ils se livrèrent bataille dans une localité appelée Anmâï, au mois de dzoulkaada de l’année 935 (juillet 1529), et se séparèrent après avoir conclu la paix.
Plus tard, le Mérinide marcha de nouveau contre Elaaredj. La rencontre, cette fois, eut lieu à Bou Oqba, un des gués de l’Ouad Elabîd, et le Mérinide fut encore vaincu. Cette bataille eut lieu le vendredi, 8 du mois de safar de l’année 943 (28 juillet 1536).
Les populations, comprenant le danger que faisaient courir au pays les pertes en hommes qu’occasionnait la lutte entre le sultan mérinide et Aboulabbâs Elaaredj, s’interposèrent entre ces deux commandeurs et essayèrent de les amener à faire la paix en consentant de part et d’autre à un partage de territoire.
Les négociations de cette affaire furent confiées à un grand
nombre de savants et de pieux personnages au nombre des-

1. Affluent delà rive gauche de l’Ouad Omm-errebia.
quels se trouvaient Sidi Omar Elkhettâb, dont le corps repose
dans la montagne de Zerhoun, et Sidi Elmahdjoub, connu
sous le surnon de Abou Errouaïn. Ce dernier personnage
était un illuminé, brouillon et exalté, aussi lui avait-on bien
recommandé de garder le silence de peur qu’il jetât le
trouble dans la discussion.

Quand les négociateurs se présentèrent devant le sultan
Aboulabbâs Elaaredj et devant son frère Mohammed Eccheikh
et qu’ils eurent fait connaître les motifs de leur démarche,
ils ne trouvèrent chez ces deux commandeurs qu’un accueil hautain,
froid et dédaigneux, ceux-ci n’étant guère disposés à se
prêter au désir des populations. Ce fut alors que le cheikh
Sidi Omar Elkhettâb leur lança cette imprécation : « Puissiez-
vous ne jamais entrer dans Fez tant que je serai sur la sur-
face de la terre ! » Et effectivement, les deux commandeurs n’en-
trèrent à Fez que quelque temps après la mort d’Elkhettâb.

Si, disait alors quelqu’un, les Béni Merin avaient été habiles,
ils n’auraient pas laissé enterrer Sidi Omar Elkhettâb ; ils
l’auraient fait enfermer dans une châsse qu’on aurait portée à
dos d’homme, le cheikh ayant espressément dit « tant que
je serai à la surface de la terre ». Je donne cette histoire
telle qu’elle est racontée par l’auteur du Momattï elasmcï.

D’après le commentateur du Zahret ecchemnrikh, la paix
fut conclue entre les deux souverains sur les bases suivantes :
les chérifs devant régner sur le pays qui s’étend de Tadela
au Sous, et les mérinides sur le territoire compris entre Tadela
et le Maghreb central. Le même auteur ajoute que le grand-
cadi de Fez, Aboulhasen Ali ben Haroun Elmethgharî, des
Methghara de Tlemcen, le célèbre imam Abou MâlekAbdel-
ouâhed ben Ahmed Elouanchcrîsî et d’autres personnages
de Fez assistèrent à la conclusion de ce traité.

On raconte que lorsque les assistants se furent mis d’ac-
cord pour conclure la paix et que les conditions, en ayant
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CHAPITRE CINQUIÈME 41

été fixées, le bruit des voix se fut apaisé et le brouhaha calmé,
on apporta un écritoire et du papier pour rédiger les termes
du traité. Tous les savants présents à qui l’on avait successi-
vement offert ces objets ayant baissé les yeux en s’effaçant
et les ayant repoussés dans la crainte d’écrire au milieu de
cette assemblée quelque chose qui ne fût pas digne des par-
ties contractantes, le grand-cadi de Fez se leva, prit l’écri-
toire, le papier et les plumes et plaça le tout devant Abou
Malek. Celui-ci rédigea aussitôt un magnifique protocole ; il
disposa ensuite avec un art admirable les clauses du traité
et les formula d’une manière si merveilleuse qu’il excita
l’étonnement de tous les assistants. Chacun admira ce sang-
froid et cette lucidité d’esprit dans une réunion aussi solen-
nelle qui aurait rendu muets de respect et d’admiration les
orateurs les plus éloquents. Le grand-cadi de Fez se leva
ensuite et, baisant Abou Mâlek entre les deux yeux, il lui
dit : « Dieu vous récompense au nom de tous les musulmans !
D’ailleurs ce n’est point votre première bonne oeuvre, ô des-
cendant de Abou Bekr. » Cet événement se passa dans le
courant de l’année 940 (1533-1534).

CHAPITRE V

RÉCIT DE LA DÉPOSITION DU SULTAN ABOULABBAS ELAAREDJ, DE SON
EMPRISONNEMENT QUI DURA JUSQU’A SA MORT ET DES MOTIFS QUI
AMENÈRENT CES ÉVÉNEMENTS.

Tandis qu’Aboulabbâs Elaaredj s’élevait dans la royauté et
la puissance au rang que nous avons dit, son frère, Moham-
med Eccheikh, plus jeune que lui, demeurait sous ses ordres
prêt à lui obéir au moindre signe. Néanmoins Aboulabbâs

p. \\
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■12 NOZHEÏ-ELHADI

consultait son frère et s’entendait avec lui et pour prendre
une décision dans les affaires importantes ou dans les circons-
tances difficiles; il avait également recours à ses lumières
dans les ténèbres des combats. Eccheikh était un homme
d’action doué d’une vive intelligence, d’une grande netteté
de vues et d’une remarquable justesse d’esprit.

L’entente complète entre ces deux commandeurs dura jusqu’au
moment oxi des intrigants intervinrent et altérèrent leurs rela-
tions. Par suite leurs sentiments réciproques se modifièrent
et la situation changea au point qu’ils en arrivèrent à se livrer
bataille ; chacun d’eux se mit alors à la tête d’une armée et
et une longue lutte s’engagea entre eux.

Dans cette lutte contre son frère Aboulabbâs, Eccheikh fut
vainqueur ; il arracha des mains de son frère l’anneau de la
royauté, s’empara de tous ses trésors et de ses approvision-
nements et, l’ayant fait prisonnier, il le fît enfermer avec ses
enfants dans la ville de Murâkush. Toutefois il attribua au captif une
pension considérable et lestraita avec les plus grands égards.
C’est en l’année 946 (1539-1540) qu’eut lieu cet événement.

Aboulabbâs demeura ainsi interné jusqu’au jour où, ainsi
qu’on le verra plus loin, les Turcs firent périr son frère Mo-
hammed Eccheikh dans le Sous ultérieur, et cela dans la
dernière décade du mois de dzoulhiddja 964 (25 sept.-5 oct.
Vôoli. Aussitôt que le caïd Ali ben Abou Bekr Azikki, gou-
verneur de Murâkush, eut appris que Eccheikh avait péri, il se
hâta de faire mettre à mort Aboulabbâs ainsi que tous les
enfants de ce commandeur, garçons et filles, quel que fût leur âge ;
il agit ainsi parce qu’il craignait que les habitants de Murâkush ne
voulussent élargir son prisonnier et le proclamer souverain,
profitant de ce que le fils de son maître, l’héritier présomptif
Abou Mohammed Abdallah Elghâleb était alors absent de
Murâkush et fixé à Fez, où il gouvernait au nom de son père.
Tout ceci sera raconté plus loin d’une manière plus explicite,
Un auteur rapporte que le cheikh instruit en Dieu, le saint personnage, le célèbre Sidi Abou Amr Eqasthelî Elandalousi Elmerrakochî se présenta un jour chez le sultan Aboulabbâs Elaaredj avant que celui-ci eût été dépouillé du pouvoir royal, et lui dit en termes fort durs des choses désagréables.
Comme le cheikh sortait, un de ses parents lui adressa de vifs reproches, le blâmant d’oser interpeller ainsi un sultan et l’engageant à se méfier de la violence des souverains : « Qu’ai-je à redouter de cet égorgé, s’écria Abou Amr? Par Dieu ! je vois sur son cou d’une oreille à l’autre la place où il sera saigné, et si je n’enterre pas moi-même son cadavre, personne ne lui donnera la sépulture. »
Les choses se passèrent ainsi que le cheikh l’avait prédit : quand Aboulabbâs et ses enfants eurent été égorgés, personne n’osa les ensevelir et ce fut Abou Amr qui les mit en erre près du mausolée du cheikh, l’imam Abou Abdallah Sidi Mohammed ben Seliman Eldjezoûlî. La coupole qui surmonte leurs tombes est celle qui est voisine du mausolée de l’imam Eldjezoûlî et qui porte le nom de Qobour elachrāf (les tombeaux des chérifs).
Selon Ibn Elqàdhî, Aboulabbâs régna vingt-deux ans, et il
s’écoula trois jours entre sa mort et celle de son frère. Parmi
ses chambellans on cite : Mohammed be n Ali Elankarthî et Mo-
hammed ben Abou Zéïd Elmetrâzi et parmi ses secrétaires
Saïd ben Ali Elhâmidî. Dieu fasse à tous miséricorde! C’est à
lui seul qu’appartiennent l’empire, l’immutabilité et l’éternité.

p. rr
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CHAPITRE VI

RÉCIT RELATIF A ZIDAN BEN AROULABRAS ELAAREDJ

On n’est pas d’accord, dit l’auteur du Dorret elhidjdl, sur
la question de savoir si Zidân fut ou non proclamé souverain
après la mort de son père. Suivant l’auteur du Zahret ecche-
mdrikh, Zidân, qui était à ce moment à Sidjilmassa, reçut
dans cette ville le serment de fidélité, mais il ne régna pas.
Il mourut en l’année 960 (1553).

CHAPITRE VII DES PREMIÈRES ANNÉES DU RÈGNE DU SULTAN ABOU ABDALLAH MOHAMMED ECGHEIKH, FILS DU COMMANDEUR DES CROYANTS ABOU ABDALLAH ELQAIM-BIAMRILLAH.
Ce commandeur, qui naquit en 893 (1488), fut surnommé
Amghâr, mot qui, en lange berbère, signifie « ancien » ; il
porta également le surnom royal de Elmahdi que lui a donné
plus d’un historien. Élevé dans la chasteté et la modestie, il
se livra à l’étude dès son âge le plus tendre et s’attacha aux
hommes de science. Il reçut les leçons d’un grand nombre
de maîtres et la solidité de son instruction devint telle, qu’il
obligea fort souvent les cadis, dont il discutait les sentences
ou contrôlait les décisions, à reconnaître qu’il était seul dans
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CHAPITRE SEPTIÈME 45

le vrai. 11 composa des gloses marginales sur l’interprétation
du Coran, ce qui, entre autres choses, témoigne de sa profonde
érudition.

« Ce commandeur, est-il dit dans le Monteqa, était un lettré, d’une
instruction variée, dont la mémoire était richement ornée.
Mon professeur, Abou Râched,m’a raconté que la conversa-
tion de ce commandeur était des plus séduisantes, que son caractère
était élevé et son air imposant. Il ajoutait encore que per-
sonne, excepté son maître Aboulhasen Ali b en Haro un, n’avait,
à sa connaissance, retenu par coeur un plus grand nombre
de morceaux de poésie que ce sultan, qui citait bien souvent
ce vers :

« Les hommes se ressemblent et les circonstances sont identiques ;
le sort est le même pour lous et le monde appartient à qui sait vaincre.

Eccheikh possédait tout le Coran par coeur et le compre-
nait admirablement. Il avait aussi appris le Divan de Mota-
ncbbi, pensant bien faire, contrairement à l’opinion àxxSahih
de Elbokhâri 1 et il savait tout ce qui avait été dit sur ce
poète. Parlant du commentaire de Ibn Hadjar*, il disait que
rien d’aussi beau n’avait été composé dans tout l’Islamisme,
et que cet auteur était un maître dans l’interprétation du
Coran et dans les autres sciences.

Le commandeur engageait vivement les gens à donner des con-
seils, disant que cela était surtout nécessaire à l’égard d’un
souverain, et, à ce propos, il citait ce vers du poète :

« Combien de gens ignorent leur propre valeur, en sorte que d’autres
voient en eux ce qu’ils n’y voient pas eux-mêmes. »

Un souverain, disait-il encore, doit longuement réfléchir ;
cette lenteur dans la réflexion qui, en général, est un défaut,

p. Vi

1. Ce Sahih est le recueil le plus estimé des traditions relatives au Prophète et
orme, par suite, une des principales sources du droit musulman.

2. Chihâb-eddin Ahmed, surnommé Ibn Hadjar Elasqalani.
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p. Yo

46 NOZHET-KLHADT

devient, chez un commandeur, une qualité utile à ses sujets. C’est
à la suite de mures réflexions, ajoutait-il, que j’ai réussi à
conquérir Tlemcen, Ceuta et bien d’autres villes.

Quant au motif qui lui avait fait apprendre par coeur le
Divan de Monatebbi, le voici tel que je l’ai vu donné par
l’auteur du Dauhat : «Le vénéré vizir Abou Abdallah Moham-
med, fils de l’émir Abou Mohammed Àbdelqâder, fils du sul-
tan Abou Abdallah Mohammed Eccheikh Ecchciïf, m’a raconté
le fait suivant : La tribu de Monabaha, ayant trahi mon grand-
père, lo sultan ci-dessus nommé, celui-ci, après avoir échappé
grâce à Dieu, à cette trahison, avait adressé le récit de cet
événement au cheikh Abou Mohammed ben Omar. Le cheikh
lui répondit par une lettre contenant ces mots : « Ah!
« que vous êtes loin de ces paroles de Aboutthaïeb Elmo-
tanebbi:

« La loyauté a disparu depuis la trahison de Ohod’ ; la sincérité fait
maintenant défaut aussi Lien dans les récits que dans les serments. »

« Ce fut alors que le sultan se consacra entièrement à
l’étude du Divan de Motanebbi jusqu’à ce qu’il l’eût appris
en entier sans en omettre un seul vers. »

Ibn Omar, dont il vient d’être question, était un des pro-
fesseurs du sultan Eccheikh ; son nom complet était Abdallah
ben Omar Elmethghari. Il avait suivi les leçons de Abou
Abdallah Elghoùrî, de P^louaneherisî, l’auteur du Miyâr, et
d’autres maîtres. C’était un homme très instruit et doué d’une
grande mémoire ; il mourut dans le Draâ en 927 (1521).
Du moins c’est ce que rapporte Ahmed Baba dans le Kifayet
elmohtadj, car l’auteur de Elfaoudïd dit qu’il mourut en
958 (1551), ce qui est plus vraisemblable.

L’affection que Ilm Omar éprouvait pour le sultan Abou

1. Vaincu par le» QoreïchiteB au flambât de Ohod, Mahomet attribua sa défaite
à la trahiïon de Abdallah, fila d’Obayy, fils de Saleul.
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CHAPITRE SEPTIEME 17

Abdallah et pour le frère de celui-ci, le sultan Aboulabbàs
Elaaredj était très vive. On a déjà vu par le récit de l’auteur
du Daubât, que Ibn Omar avait été le promoteur de l’arrivée
au pouvoir de ces deux commandeurs. Il fut envoyé par le sultan eu
ambassade dans le Sous auprès du commandeur Abdallah, son
élève.

Dans son livre intitulé E/faouaid, Abou Zéïd rapporte le
récit suivant de Abou Mohammed Abdallah beu Moburek
Elaqàouni, qui disait le tenir de Abou Otsmàn Elhoiizàli :
« Un jour que Ibn Omar revenait d’une mission diploma-
tique dans le Draâ, les Faqîhs de ce pays lui deman-
dèrent son opinion sur les gens du Sous f « Dans ce pays-là,
« répondit-il, j’ai trouvé des Faqîhs ayant de piètres
« doctrines, des dévots toujours en dispute, et une populace
« adonnée à toutes sortes de vices. »

C’est à Ibn Omar interrogé sur le moddK du Prophète qu’on
doit la réponse suivante :

« Salut à vous, maîtres, et que Dieu répande sur vous sa
miséricorde et ses bénédictions !

« Vous m’avez demandé quelle était la valeur du sa’- du
Prophète ; je vous réponds, en priant Dieu qu’il me seconde,
et vous donne ci-après le résultat de mes travaux et de mes
études sur ce sujet, qui a été de ma part l’objet de longues
recherches.

« Celui qui désire savoir exactement ce qu’est un sa’ et
en connaître expérimentalement la capacité, doit prendre
des grains d’orge de moyenne grosseur et dont les extré-
mités ont été émondées et en réunir 34,601 et trois cin-
quièmes. En effet, le rothlpesant 128 dirhems sunnites, et le

1. Mesure de capacité pour les grains.

2. Le sd’ est le nom ordinaire de la mesure de capacité employée par les Barba-
resques.
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p. ri

48 NOZHET-ELHADI

dirhem sunnite étant de cinquante grains et deux cinquièmes,
si vous multipliez par 4 le contenu du modd vous obtenez le
produit total qui vient d’être indiqué pour le sa’ 1.

« Voici maintenant ce qui m’a amené à ce résultat. Lors-
que j’apportai de Fez (que Dieu la protège !) le modd, le
sa’ et le derni-sâ’, je rencontrai mon professeur, le glorieux
Faqîh Abou Ali Elhasen ben Otsmân ben Abdallah
Ettâmeli : « Rapportes-tu de Fez le saâ du Prophète et son
« modd, me demanda-t-il ? » Je répondis que je les avais
effectivement, et en même temps je dis à mon compagnon
de les retirer de nos bagages. A peine le cheikh les avait-il
aperçus qu’il se prit à rire et me dit : « Par le maître de la
« Kaaba ! tu ne nous as rapporté ni le sa’, ni le modd du
« Prophète ; on s’est trompé d’une façon honteuse sur ses
« mesures. » Comme il paraissait les trouver trop grandes
et qu’à cette époque j’étais plein d’enthousiasme pour Fez et
ses habitants, je m’écriai : « Craignez Dieu, cher maître !
« Comment osez-vous soupçonner d’une erreur la capitale
« des musulmans ! Voyez ces poinçons marqués sur ces
« mesures par l’illustre savant chargé de surveiller les mc-
« nuisiers ; aucun de ces artisans ne peut vendre ni modd,
« ni sa’ sans qu’il ait été poinçonné après examen préalable. »
— « Faites bien attention, me répondit-il, l’erreur des gens
« de Fez provient de ce que tout en s’appuyant sur le dire
« des Faqîhs qui assurent que le modd pèse un rothl
« et un tiers, ils se servent pour en établir le poids de choses
« légères ; or, ne pensez-vous pas que s’ils s’étaient servis de
« paille, par exemple, leurs mesures eussent été encore
« beaucoup plus grandes. »

« Convaincu de la justesse de ces paroles, je me mis à la
recherche de la vérité. Je me suis alors appuyé sur ces

1. Le calcul indiqué ici est inexact; le produit serait de 37.804 et quatre cin-
quièmes et non 34.601 et trois cinquièmes.
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CHAPITRE SEPTIÈME 49

paroles de Abou Râched Elgafsî qui me revinrent à la
mémoire : « Le sa’ que tu nous a apporté de Fez contient
« dix-huit jointées, tandis que le nôtre n’en contient que douze ;
« il y a donc entre les deux un écart d’un tiers. » Quiconque
voudra mettre sa conscience à l’abri n’aura qu’à payer la
dime de la Rupture du jeûne avec la plus grande mesure
et prendre la plus petite pour l’évaluation de la base de
l’impôt. »

Parmi les professeurs du sultan Abou Abdallah on cite
également l’imam connu, le maître célèbre, le grand cheikh
de la contrée du Sous, Abou Ali Elhasen ben Otsmân Ettâ-
meli. Ce cheikh est mentionné dans le Monteqa comme un
homme d’un grand savoir et un historien : il consacrait tout
son temps à enseigner, ne prenant jamais de repos et multi-
pliant ses veilles en leçons et en pratiques de dévotion.
Quand il se sentait invinciblement gagné par le sommeil, il
posait sa tète sur une pierre afin d’être réveillé par ce dur
contact et jamais il ne demeurait plongé dans un sommeil
profond.

Ses cours duraient toujours fort longtemps et il lui arri-
vait parfois d’étudier jusqu’à quatorze règnes dans une même
leçon. A force d’avoir copié et enseigné le Taudih 4 de
Khelil, il posséda ce livre par coeur. On assure qu’il le copia
quatorze fois, et pendant son séjour à Fez il vivait du produit
des copies de cet ouvrage et des copies de la Risâla. Tous
ces détails, dit Elmendjoûr dans son Fahrasat, je les tiens
d’un neveu du cheikh, l’homme digne de confiance, l’érudit,
le noble, le bienfaisant, le bon conseiller, le bienheureux,

^ 1. Le Taudih est le grand ouvrage de droit de Sidi Khelil qui en a fait lui-même
l’abrégé, aujourd’hui classique chez les Malékites, et qui porte le nom de Elmokh~
tasar.

2. Il s’agit de la Risaïa d’Abou Zéïd Elqaïrouâni, petit traité de droit classique.

3. C’est le titre qu’on donne souvent aux dictionnaires biographiques.

Nozhet-Elhàdi. 4
Vue 63 sur 574

p. XV

50 NOZHET-ELHÂDI

Aboulhasen Ali ben Selimân ben Abdallah ben Otsmâa, que
Dieu l’assiste dans l’entreprise qu’il a conçue de diriger les
musulmans.

Abou Ali fit un voyage à Fez où il demeura un certain
temps. Après avoir suivi dans cette ville les cours de nom-
breux professeurs, entr’autres ceux de l’imam Elouancherisî,
l’auteur du Miydr et de l’imam Ibn Elghâzi, il revint dans
le Sous, son pays natal. Lors de son départ de Fez, son pro-
fesseur Elouancherisî lui fit l’honneur de l’accompagner un
bout de chemin.

Le Monteqa rapporte, d’après un récit de Abou Râched,
qu’au moment où Abou Ali allait retourner dans son pays
après avoir achevé de suivre les cours de Ibu Elghâzi, il se
rendit auprès de son professeur pour lui faire ses adieux.
Ibn Ghàzi prit alors la main droite de son élève et lui dit :
« Je confie à Dieu ta piété, ta loyauté et la perfection de ton
oeuvre. » Puis il ajouta : « Maintenant Fez ne produit plus
que des filles », se servant pour exprimer cette idée d’un
terme tiré de la racine d’un mot ainsi interprété qui se trouve
dans ce verset : « Ils lui ont donné comme adorateurs des
filles 1. »

Les habitants du Sous attachent un grand prix aux déci-
sions juridiques de Abou Ali. Ce fut lui qui décida qu’il était
licite de manger du gibier tué parles armes à feu, opinion qui
fut repoussée par un de ses contemporains, ainsi qu’on peut
le voir dans le Naoudzil de Abou Mahdi Essektanî. On cite
encore de Abou Ali la consultation suivante : « Les biens de
main-morte attribués à une mosquée doivent acquitter la
dime aux frais du constituant. Si quelqu’un constitue un bien
de main-morte, dont la valeur est imposable, il doit en payer
la dime, sinon, il n’y est pas tenu. Dans le premier cas il n’y
1. Coran, Sourate XLII, verset 14.
Vue 64 sur 574
a pas lieu de distinguer si la constitution est faite, partie
pour l’entretien de la mosquée et partie pour une oeuvre d’en-
seignement, car les docteurs disent qu’il faut considérer
l’ensemble ; or le mot ensemble s’applique à la totalité de ce
que la personne a constitué, non, bien entendu, à la totalité
des biens de main-morte de la mosquée. Quant à ce qui est
acheté avec les fruits du bien de main-morte, il n’a pas à
payer la dime : ce n’est plus en effet la propriété du consti-
tuant, et ni la mosquée, ni les constituants défunts ne sont
imposables ; dans cette hypothèse la question ne serait à exa-
miner qu’autant que le constituant serait encore vivant. »
Les services ainsi rendus par Abou Ali sont nombreux. Il
mourut en l’année 932 (1526).

Au nombre des professeurs du sultan Abou Abdallah il faut
ajouter encore l’imam, le très docte, le subtil Abou Abdallah
Mohammed ben Ahmed Elyestetsni qui lui enseigna diverses
sciences entr’autres l’interprétation du Coran. « J’ai été le
lecteur de ce maître, dit Elmenâjoûr, et cela en présence du
commandeur des Croyants, le savant, le pieux, le sanctifié, le com-
battant dans la voie de Dieu, Abou Abdallah qui avait pour
Elyestetsni une très vive affection. »

Elmendjoûr donne encore les détails suivants : « Le
cheikh étant mort pendant la nuit, nous allâmes le lende-
main matin, son fils et moi, annoncer cette triste nouvelle au
sultan. Celui-ci qui était alors dans la mosquée du Mérinide,
occupé à lire Vouerd 1 du cheikh, vint aussitôt à nous et se
mit à sangloter si fort qu’il attrista tous ceux qui l’enten-
dirent : ce fut un spectacle vraiment touchant. Le sultan
demeura ainsi longtemps avant de se calmer; il connaissait
en effet la valeur de ce cheikh qui, par sa foi ferme et pure,

1. L’ouerd’esl la formule spéciale de prière imaginée par le fondateur d’une con-
frérie religieuse ; chaque confrérie a son ouerd particulier.
Vue 65 sur 574

52 N02HET-ELHADI

par ses sages avis, avait rendu service à tous les musulmans,
grands et petits. Il assista aux obsèques de ce maître qui
mourut en l’année 959 (1552).

Abou Abdallah eut bien d’autres professeurs, mais ce que
nous venons de dire à ce sujet est suffisant. Dieu nous
seconde !

p. XA

CHAPITRE VIII

DE L’AVÈNEMENT AU TRÔNE DU SULTAN ABOU ABDALLAH MOHAMMED
ECGHEIKH ET DE SES CONQUÊTES

Suivant le commentateur àaDorret essolouk, Abou Abdal-
lah Elmahdî fut proclamé souverain à Murâkush en l’année 951
(1544-1545). Tout d’abord, il n’exerça son autorité que sur
son propre territoire et sur celui de son frère Aboulabbàs le
Détrôné, c’est-à-dire sur le pays compris entre Tadela et
l’Ouâd Noûl «.

Bientôt ce commandeur sentit remuer en lui une ambition royale
et une ardeur hachémite 2; il songea à agrandir ses États et
jeta son dévolu sur les villes et les bourgs du Gharb 3. Rom-
pant la trêve qu’il avait conclue avec les Béni Merîn, il s’at-
taqua aux débris de leur empire et les accabla sous les plus
dures épreuves et les plus terribles calamités. Grâce à la
protection divine, il leur arracha la couronne et les dépouilla de
tout ce qu’ils possédaient. La ville de Méquinez fut la première
ville du Gharb dont il s’empara ; il y entra en l’année 955

1. Ou Ouàd Noun ; c’est celte dernière forme qui a été adoptée par les carto-
graphes.

2. C’est-à-dire digne de la tribu de Hachera, à laquelle appartenait le Prophèle.

3. On désigne sous ce nom la province dont Alcazar Elkebir est le chef-lieu, mais
on étend souvent cette dénomination à tout le territoire de Fez et de Méquinez.
Vue 66 sur 574

CHAPITRE HUITIÈME 53

(1548), après en avoir fait le siège et lui avoir livré l’assaut.
« Mohammed Eccheikh, dit l’auteur du Dauhat avait déjà
pris Méquinez et pressait la population de Fez de se rendre
à lui quand le cheikh Abou Errouâïn vint le trouver et lui
dit : « Sire, achetez-moi la ville de Fez moyennant cinq
cents dinars. » — « Mais, répondit le sultan, Dieu n’a rien
révélé qui puisse donner un pouvoir pareil et la loi est muette
sur ce point. » — « Par Dieu ! s’écria alors Abou Errouâïn,
vous n’entrerez pas dans Fez cette année. »

Comme on était resté de longs mois devant cette place,
sans autre résultat que de voir s’accentuer la résistance des
habitants, le commandeur Abou Mohammed Abdelqâder dit au
sultan, son père : « Faites donc, mon cher père, ce que
vous a demandé le cheikh Abou Errouâïn, car c’est un
homme béni du Ciel, un des saints de Dieu. » Le jeune commandeur
ayant réitéré ses instances, le sultan l’autorisa enfin à entrer
en pourparlers avec le cheikh. Celui-ci demanda alors à Ab-
delqâder de lui remettre la somme fixée, puis quand ce
payement lui eut été fait, il dit : « A la fin de cette année, si
Dieu le veut, cette affaire sera terminée : j’agis ainsi par
l’ordre du Très-Haut. » Le même jour, le cheikh Abou Er-
rouâïn distribua aux pauvres et aux malheureux tout l’argent
qu’il avait reçu et n’en garda pas même une seule pièce pour
lui-même. A dater de ce moment le sultan eut l’avantage et,
dès la fin de l’année, suivant la prédiction faite, il entra dans
la ville de Fez.

Selon l’auteur du Momti elasmâ, le cheikh Abou Errouâïn fut un de ceux qui contribuèrent à aider Mohammed Eccheikh à s’emparer de l’empire et à en chasser les Béni Merîn. Voyant d’un côté le désarroi des populations et de l’autre les succès des chrétiens qui envahissaient le territoire de l’islamisme, Abou Errouâïn s’en était allé par les rues en criant : « 0 Harrân, viens, je té donne le Gharb, »
Or Harrân était, ainsi qu’on le verra plus loin, le nom du fils aîné du souverain dont nous donnons la biographie. Ce fut lui qui eut la direction de toutes les opérations militaires, et pas une des villes dont s’empara son père ne fut conquise autrement que par ses soins.

Après avoir tenu le langage ci-dessus rapporté, le cheikh
Abou Errouâïn s’aperçut qu’un des principaux cheikhs de
cette époque soutenait le parti des Béni Merîn ; c’était selon
les uns, le cheikh Abou Amr Abdelouâhed Ezzaëri, selon
d’autres, le cheikh Aboulabbàs Ahmed ben Ecchâhed Elmis-
bâhî, des Oulâd Misbâh, rejetons de saints personnages.
Monté sur sa mule, Abou Errouâïn se rendait auprès du cheikh
lorsqu’arrivé devant la porte de la maison il trouva un des
fds de ce personnage qui lui dit : « Mon oncle 1 Abou Er-
rouâïn, donnez-moi donc cette mule. » — « Tiens, la voici,
répliqua celui-ci », puis descendant de sa monture il la remit
à l’enfant qui entra chez son père et lui raconta ce qui venait
de se passer. Le père sortit aussitôt, salua Abou Errouâïn et
lui dit : « Que demandes-tu pour prix de cette mule ?» —
« Que tu cesses de soutenir ces gens-là, les Béni Merîn,
répondit-il. » — « C’est chose faite, répliqua le cheikh. »

On a déjà vu plus haut une aventure analogue arrivée an
cheikh Abou Mohammed Abdallah Elghazaouânî. On raconte
encore que Aboulhasen Ali Essenhâdji étant un jour sur le
pont des Teinturiers à Fez se mit à crier : « Sortez, ô Béni
Merîn; par Dieu ! nous ne vous garderons pas toujours dans
notre ville. »

Le sultan Abou Abdallah Mohammed Eccheikh Elmahdi fit
son entrée dans la ville de Fez en l’année 956 (1549). Ibn
Elqâdbî, dans le commentaire du Dorret essolouk, dit que la

i. Locution que l’on emploie en parlant à une personne plus âgée que soi et qui
implique une certaine familiarité.
Vue 68 sur 574

CHAPITRE HUITIÈME 55

date exacte de cet événement est donnée par le chrono-
gramme suivant : « boldat sarika l. »

Après avoir pris possession de Fez et s’y être établi en
jetant là son bâton de voyage, le sultan conçut la haute
ambition de conquérir Tlemcen. En conséquence il se mit à
la tête d’une armée nombreuse, marcha sur cette ville dont il
s’empara après en avoir chassé les Turcs et étendit son auto-
rité sur le territoire de Tlemcen jusqu’aux rives du Chélif.
L’entrée de Eccheikh à Tlemcen eut lieu le lundi, 23 de
djomada Ier de l’année 957 (10 juin 1550).

Le sultan rentra ensuite à Fez. Comme son empire s’était
considérablement accru sur le Maghreb, dont presque toutes
les villes avaient reconnu sa domination, il s’occupa à ce
moment d’en organiser l’administration : il régla le cérémo-
nial de sa cour et fixa les attributions de tout son personnel
domestique, hommes et femmes. On raconte que depuis leur
entrée à Fez, le commandeur et ses courtisans, qui étaient alors
vêtus de casaques jaunes et portaient la trace visible de leur
existence bédouine, avaient fait tous leurs efforts pour
acquérir les manières des gens des villes et en prendre les
habitudes.

Toute l’organisation de la cour des Chérifs fut dirigée,
dit-on, par un seul homme et une seule femme. L’homme,
Qâsem Ezzerhoûnî, régla l’étiquette royale du sultan Moham-
med Eccheikh au sujet des vêtements, du cérémonial des
entrées et des sorties, des audiences, des devoirs des cour-
tisans et de leur tenue en présence du souverain. La femme,
qui se nommait Elarifa 2 bent Neddjoû, eut à charge tout ce

1. En additionnant la valeur numérique des lettres qui composent ces deux mots
arabes on trouve en effet 956, mais en tenant compte de la valeur particulière
qu’assignent les Barbaresques à certaines lettres. Ainsi le lY, vaut ici 300 et non
60.

2. Elarifa signifie devineresse ; il se pourrait ici que cette épithète ne fût pas un
nom propre, mais un simple surnom.
Vue 69 sur 574

56 NOZHET-ELHADI

qui concernait la vie du commandeur dans l’intérieur de son palais,
nourriture, lingerie, rapports avec les femmes, etc.. Cette
organisation, en faisant suivre à Eccheikh les usages royaux,
donna un vif relief à son autorité et augmenta son prestige
aux yeux de la masse du peuple.

Abou Abdallah parcourut sans cesse les différentes villes
du Maghreb, tout en prolongeant ses séjours à Fez, jusqu’au
moment où Abou Hassoûn, venu de Tlemcen l’attaqua dans
Fez et le chassa de cette ville. Dieu seul est vainqueur en
toute chose.

P. *•

CHAPITRE IX

ABOU HASSOUN LE MÉRINIDE ENTRE DANS LA VILLE DE FEZ ET EN
CHASSE ABOU ABDALLAH MOHAMMED ECCHEIKH

Abou Hassoûn, connu sous le nom d’Elbâdisi, était le fils
du cheikh Mohammed ben Abou Zekrî, le mérinide, l’ouat-
taside. Contraint par Abou Abdallah Eccheikh de quitter Fez,
sa résidence royale, dont ce commandeur s’était emparé, comme
nous l’avons raconté plus haut avec détails, Abou Hassoûn
s’était enfui à Alger pour échapper à la mort et y demander
du secours.

Il resta alors auprès des Turcs les circonvenant sans cesse
par de brillantes descriptions du Maghreb qu’il faisait miroi-
ter à leurs yeux : « Eccheikh, disait-il, m’a enlevé mon
royaume, le royaume de mes pères; il m’a ravi l’héritage
de mes aïeux. Venez à moi, allons le combattre et il est pro-
bable que Dieu nous viendra en aide et nous assurera le
succès et la victoire, sans que vous ayez rien à perdre des
trésors et du butin que vous avez amassés. »
Vue 70 sur 574

CHAPITRE NEUVIÈME 57

Séduits par l’appât d’une somme considérable que Abou
Hassoûn leur promit, les Turcs se décidèrent à marcher avec
lui. Ils partirent avec une nombreuse armée, ayant à leur
tête le pacha turc Sâlah\ et entrèrent dans la ville de Fez.
Abou Abdallah Eccheikh, après de grands combats et une
lutte très vive, avait été réduit à quitter la ville et à prendre
la fuite.

Abou Hassoûn fit son entrée à Fez le 4 du mois de safar
de l’année 961 (9 janvier 1554.) La population le reçut avec
de grands transports de joie. Le commandeur mit pied à terre,
embrassa tout le monde, grands et petits, nobles et vilains
et se mit à fondre en larmes au souvenir des maux dont, en
se soulevant contre son autorité, les Chérifs l’avaient accablé
lui et sa famille.

Tout le monde était alors heureux du retour du commandeur et
augurait bien de sa destinée. Mais peu de temps s’était
écoulé que des plaintes nombreuses s’élevèrent contre les
Turcs qui s’emparaient des femmes et commettaient toutes
sortes d’excès. Abou Hassoûn se hâta de leur remettre les
sommes qu’il leur avait promises et les éloigna de Fez où
bien peu d’entre eux demeurèrent.

Aussitôt arrivé à Murâkush où il s’était rendu après sa défaite,
Abou Abdallah Mohammed Eccheikh Elmahdi avait employé
tous ses efforts à rallier les tribus, à organiser son armée et
à lui conserver ses plus braves soldats. Dès qu’il eut des
troupes suffisantes pour assurer son succès, il les conduisit à
Fez. Abou Hassoûn sortit à sa rencontre à la tête des archers
de la ville et de toutes les troupes du Maghreb qui s’étaient
jointes à lui, mais vaincu dans le combat qu’il livra, il dut
se mettre à l’abri derrière les murs de Fez et soutenir un
siège.

p. v\

1. Saïah-Raïs succéda à Hassen ben Kheir-eddin et exerça les fonctions de pacha
de la Régence d’Alger de 960 à 963 (1552-1556).
Vue 71 sur 574

58 NOZHET-ELHADI

Abou Abdallah Mohammed Eccheikh tint la place assiégée
jusqu’au jour où Abou Hassoûn fut tué dans une bataille
livrée à un endroit appelé Mosellema ; il entra alors dans la
ville de Fez, le samedi, 24 du mois de chaouâl de l’année
961 (23 septembre 1554) : telle est du moins la date assi-
gnée par certains historiens, mais l’auteur du Dauhat dit que
Abou Hassoûn entra dans Fez au mois de moharrem de l’an-
née 960 (18 décembre 1552-17 janvier 1553) et que le
sultan Abou Abdallah y revint au mois de dzoulqaada de la
même année (octobre 1553).

Cet Abou Hassoûn dont il vient d’être parlé s’appelait Ali
ben Mohammed ben Abou Zekrî Elouattâsî. Après avoir été
proclamé souverain à Fez en l’année 932 (1526) il avait été fait
prisonnier par son neveu Ahmed ben Mohammed ; celui-ci
l’ayant renversé du trône avait fait constater par témoins
cette déposition et, le même jour, c’est-à-dire à la fin du mois
de dzoulhiddja de la même année (septembre 1526), il s’était
fait prêter serment de fidélité.

Ibn Elqâdhî rapporte qu’il a vu le texte de ce serment de
fidélité écrit de la main de l’imam Abdelouàhed Elouan-
cherîsî; ce document rédigé par l’imam portait les signatures
d’un grand nombre de Faqîhs de Fez, entr’autres celles
d’Aboulabbas Elhabbâk et du Faqîh Elmouâsî.

On s’explique difficilement que le serment prêté à Ahmed,
alors que rien ne rendait légitime la déposition de Abou Has-
soûn, ait été écrit par Elouancherîsî qui, comme on le verra
bientôt, était un homme fort scrupuleux : cela se produisit
sans cloute à la suite de quelque circonstance qui nous est
restée inconnue.

Le sultan Ahmed avait continué à régner à Fez jusqu’au
jour où le sultan Abou Abdallah Mohammed Eccheikh l’avait
fait prisonnier après s’être emparé de cette capitale. Abou
Hassoûn avait alors réussi à s’enfuir à Alger, mais Abou
Vue 72 sur 574

CHAPITRE NEUVIÈME 59

Abdallah avait pu arrêter tous les autres membres de la fa-
mille des Béni Ouattâs et les avait envoyés chargés de chaî-
nes à Murâkush. Plus tard, à ce que l’on prétend, il les avait fait
périr traîtreusement, après avoir tout d’abord usé de clé-
mence à leur égard et avoir même délivré de ses fers le sul-
tan Ahmed. Dieu est vainqueur en toute chose.

Ce fut lors de sa seconde entrée à Fez, que le sultan Abou
Abdallah ordonna de mettre’à mort le pieux Faqîh,
le grand cadi de Fez, Abou Mohammed Abdelouahhâb , fils
de Mohammed Ezzeqqâq qu’il soupçonnait d’être favorable à
AbouHassoûn. On raconte que le sultan dit àAbouMoham-
medlorsque celui-ci fut amené en sa présence : « Choisissez le
genre de supplice que vous allez subir. » — Faites ce choixpour
vous-même, répliqua le magistrat, car l’homme doit périr de
la façon dont il fait périr les autres. » — « Qu’on lui tranche
la tête avec une hache, s’écria le sultan. » Dieu dans sa toute-
puissance, réalisa l’affirmation divinatoire du Faqîh
Abou Mohammed : en effet, ainsi qu’on le verra plus loin,
le sultan fut tué à coups de hache.

Le’juriconsulte Abou Mohammed possédait une instruc-
tion très variée ; il eut avec un de ses contemporains, l’imam
Elyestetsnî une discussion sur le point de savoir si Dieu pou-
vait faillir à l’accomplissement de ses menaces 1. Abou Mo-
hammed soutenait que Dieu possédait ce pouvoir, tandis que
Elyestetsnî était d’un avis contraire. Chacun de ces deux
savants composa une mémoire sur ce sujet, mais c’est l’opi-
nion de Elyestetsnî qui est la vraie. Le supplice d’Abou Mo-
hammed eut lieu au mois de dzoulqaada de l’année 961
(28 septembre-28 octobre 1554).

Ce fut également lors de cette conquête de Fez que le sul-
tan donna l’ordre de mettre à mort le Khathîb 2 de Miknâset

p vv

1. On, en d’autres termes, si Dieu peut revenir sur une décision prise par lui.

2. Prédicateur.
Vue 73 sur 574

60 NOZHET-ELHÂDI

Ezzitoûn 1, (Dieu la protège!) le cheikh, le Faqîh
Aboulhasen Ali Harzoùz Elmiknâsî. Il avait formulé cette
sentence parce qu’il avait appris que dans ses prônes, ce pré-
dicateur avait parlé de lui de façon à détourner le peuple de
sa soumission et de son obéissance. « Cet homme, disait
Aboulhasen aux fidèles, est venu vers vous du Sous ulté-
rieur ; quand il sera votre maître, il parcourra la terre en
y semant le désordre et fera périr vos moissons et vos trou-
peaux. Or, Dieu n’aime pas le désordre. Quand on dit à ce
personnage de craindre Dieu, il se glorifie de ses péchés.
C’est dans la Géhenne , cet horrible séjour qu’il expiera
ses méfaits. » Harzoùz qui tenait ces discours et d’autres du
même genre, mais dont je n’ai pas conservé un souvenir
aussi précis, subit le dernier supplice au mois de dzoulqaada
de cette année (28 septembre-28 octobre 1554).

On lit dans le Dauhat que Sidi Abou Errouâïn avait un
jour envoyé dire en son nom à Aboulhasen Harzoùz :
« Achète-moi ta vie. » Harzoùz n’ayant prêté aucune atten-
tion à ce propos, Abou Errouâin dit au messager de retour-
ner auprès du prédicateur et de lui annoncer que prochaine-
ment il périrait lui et son fils et que leurs deux cadavres
seraient suspendus au-dessus de la porte de leur maison.
A peine Harzoùz eut-il entendu ces mots qu’il se rendit en
toute hâte auprès du cheikh Abou Errouâïn : « Maître,
dit-il alors , que signifient ces paroles? » — « Cela m’a
échappé, répliqua le cheikh ; il y a eu erreur. » — « Maître,
s’écria Harzoùz, je ferai tout ce que vous me direz de faire. »
— « Il n’arrivera que ce qui doit arriver, se contenta d’a-
jouter Abou Errouâïn. » Trois mois s’écoulèrent après cet
incident, puis la prédiction du cheikh s’accomplit.

Tout le monde connaît encore l’anecdote suivante : Un

1. Méquinez.
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CHAPITRE NEUVIÈME 61

jour le fils d’Aboulhasen Harzoûz était assis devant la porte
de sa maison. La rue était remplie de boue. AbouErrouam,
vêtu d’habits superbes comme s’il fût allé à la prière du ven-
dredi, vint alors à passer : « Si tu aimes Dieu, lui dit le fils
de Harzoûz, roule-toi dans cette boue que Dieu a créée avant
l’homme. » Le cheikh se roula aussitôt dans la boue, puis
se relevant il demanda : « Est-ce assez comme cela? » —
« Oui, répliqua le jeune homme. » — « Eh ! bien, répartit le
cheikh, c’est ainsi que ton père et toi vous vous roulerez
dans les fers. » L’événement justifia ces paroles.

Avant d’entrer à Fez la première fois, le sultan Abou
Abdallah Mohammed Eccheikh avait également fait mettre
mort le Faqîh, l’imam, le mufti, le prédicateur, Abou
Mohammed Abdelouâhed, fils du docte imam Aboulabbâs
Ahmed Elouancherîsî ; voici dans quelles circonstances. Tan-
dis que le sultan faisait les plus grands efforts pour s’em-
parer de la ville de Fez et qu’il rencontrait de graves diffi-
cultés dans son entreprise, quelqu’un lui dit : «Vous n’abou-
tirez à aucun résultat et vous ne réussirez pas à vous faire pro-
clamer souverain par les habitants de cette ville, tant que le
fils de Elouancherîsî ne vous aura pas tout d’abord prêté
serment de fidélité. » Aussitôt le sultan dépêcha un messager
chargé de solliciter la démarche en question, mais Abou
Mohammed répondit : « Je me suis engagé à être fidèle à ce
souverain, — il voulait entendre par là Aboulabbâs Ahmed
ben Mohammed Elouattâsi ; —■ rien qu’un motif légal ne peut
me dégager de mon serment et ce motif n’existe pas. »

Le fils de Elouancherîsî ayant ainsi refusé de répondre au
désir du sultan Mohammed Eccheikh, celui-ci donna l’ordre
à une bande de brigands d’aller trouver ce personnage et de
l’entraîner hors de Fez. Les brigands se rendirent auprès du
fils de Elouancherîsî, l’engagèrent à les suivre et, sur son
refus, ils le tuèrent.

On dit encore que le sultan Abou Abdallah Mohammed Eccheikh avait adressé aux habitants de Fez une proclamation ainsi conçue : « Si c’est à la suite d’une capitulation que j’entre dans votre ville, je la remplirai de justice, mais si j’y pénètre de force, je la remplirai de meurtres. » Le fils de Elouancherisî répondit à cette proclamation par une véhémente pièce de vers qui commençait ainsi :
« Tu mens ! Par le temple de Dieu ! tu ne pratiqueras pas la justice. Dieu ne ta attribué aucun mérite ni aucune autorité ; « Tu n’es qu’un prodigue et un rebelle ; tu as plus que tout autre les traits caractérisés du païen. »
Le sultan ayant acquis la certitude que le fils de Elouancherisî était 1 auteur de ces vers, donna l’ordre de le faire périr.
Le fils de Elouancherisî, à ce que l’on rapporte, était chargé de faire la lecture du Sahih de Elbokhâri dans la mosquée de Elqarouïin. Après chaque lecture qui avait lieu entre les deux prières du soir ‘, le professeur citait les gloses de Ibn Hadjar (que Dieu lui ouvre le ciel !) et les développait conformément aux prescriptions édictées par le donateur du manuscrit 2. « Mon père, lui dit un jour son fils, je viens d’apprendre que des brigands t’assailleraient ce soir dans la mosquée ; tu devrais remettre ta lecture d’aujourd’hui. » — « Où nous sommes-nous arrêtés dans notre lecture de Elbokhârî, demanda le père? » — « Au chapitre de la prédestination, répliqua le fils. » — « Comment essayerions-nous d’échapper à la destinée qui nous emporte vers la fin promise, s’écria le professeur. »

1. La première de ces deux prières a lieu au coucher du soleil, l’autre quand la
nuit complète est venue.

2. Il arrive souvent que celui qui fait don d’un livre à une mosquée lègue en
même temps une certaine somme qui sert à payer un lecteur dont les heures de lec-
ture ou la faconde lire sont fixées par le donateur.
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CHAPITRE NEUVIÈME 63

Sa lecture terminée, le fils de Elouancherisî sortit par la
porte delà mosquée dite Bdb ecchemmdïn 1 ; un des brigands
le frappa aussitôt et lui coupa une main, puis les autres l’a-
chevèrent sur place. Cet événement eut lieu au mois de
dzoulhiddja de l’année 955 (janvier 1549.)

Chacun sait, dit Elmendjoùr dans son Fahrasat que le
pieux Faqîh Abou Abdallah Mohammed beu Ibrahim,
surnommé Abou Châma, vit en songe le fils de Elouaucherisi
quelques jours après sa mort et lui demanda dans quel état
il se trouvait et ce que Dieu avait fait de lui. Le fils d’Elouan-
cherisî répondit par ces vers :

« Dieu m’a comblé de ses grâces et de ses faveurs ; je n’ai rien vu
que d’heureux dans la solitude du tombeau.

« Je demande au Seigneur qu’il me fasse la grâce de me protéger
encore, le jour où je sortirai de la tombe pour la Résurrection

«. et durant les terribles épreuves qui suivront, quand on dépouillera
le livre des actions * et qu’il faudra passer le pont 3.

« Je lui demande cela au nom du Prophète hachémite, Mohammed,
au nom de ses compagnons et en celui de sa famille, source
de la noblesse illustre ‘.»

Abou Mohammed Abdelouâhed Elouancherisî a été, sans
conteste, l’imam de son époque; sa piété était vive, son hon-
nêteté inébranlable et son air vénérable. D’un abord sédui-
sant et de manières agréables, il était encore élégant dans
son langage et supérieur à tous ses contemporains dans l’art
d’écrire et de rédiger soit un traité, soit un contrat. Son

p. rt

1. La porte dos fabricants de bougies.

2. Suivant la croyance musulmane, les actions bonnes et mauvaises de chaque
homme sont inscrites sur un registre qui, au jour du Jugement dernier, servira a
régler le sort de chacun et à décider s’il doit aller au Paradis ou en Enfer.

3. Le Sirâth est une sorte de pont très étroit sur lequel les hommes devront pas-
ser pour aller au Paradis, aussitôt après que leur sort aura été décidé. Tous ceux
qui en Iranchissant ce pont éprouveront quelque doute seront précipités en enfer.

4. Les Arabes ne reconnaissent d’autre noblesse que celle qui résulte de la des-
cendance de la lignée du Prophète.
Vue 77 sur 574

64 NOZHET-ELHADI

père, l’illustre auteur du Miydr le maria encore bien jeune.
Néanmoins, le Faqîh, le cadi, le mufti, Abou Abdal-
lah Mohammed ben Abdallah Elyfrenî, l’auteur du Elmedjd-
lis elmikndsiya voulut signer à son contrat comme témoin et
dit au père : « Ce sera mon cadeau de noces. »
Ce magistrat estimait, en effet, que le rôle de témoin est d’une grande importance ‘ et doit être considéré comme une haute faveur. l allait même jusqu’à dire : « Me demander d’être témoin dans un contrat, c’est presque aussi grave que de me demander la main de ma fille. » Et en parlant ainsi il avait raison, car on cite un cadi qui disait aux témoins : « C’est vous qui êtes les vrais magistrats, nous cadis, nous ne sommes que vos agents d’exécution. »

A peine marié, Abou Mohammed Abdelouâhed fut nommé
témoin assermenté 2 près le tribunal ; puis, sa situation gran-
dissant, il fut nommé cadi de Fez et exerça cette magistra-
ture pendant dix-huit ans. Après la mort du cheikh Ibn Hu-
roùn, il résigna ses fonctions pour occuper la place de mufti.
Poète distingué, Abdelouâhed a composé des odes et des
ballades. D’une nature fine, il éprouvait de vives sensations
en entendant les modulations de la voix ou le chant des ins-
truments de musique, tant son tempérament était bien équi-
libré et sa constitution régulière.

Elmendjoûr raconte le trait suivant qui témoigne de la dé-
licatesse et de la sensibilité d’Abdelouàhed : un jour, ce
dernier était occupé à faire une leçon sur les « Deux bran-
ches* » de Ibn Hàdjeb dans la mosquée qui domine ia place
de Ezzebîb, quand vint à passer près de là un cortège nuptial

1. En droit musulman la preuve par écrit a beaucoup moins de valeur que celle
faite de vive voix par des témoins.

2. Ou témoin instrumentale appelé adel; l’adel remplit en outre les fonctions
de notaire et celles de greffier du cadi.

3. Titre sous lequel on désigne les deux traités grammaticaux intitulés filkdfia
et Ecchdfia de Ibn Hàdjeb.
accompagné d’un orchestre de flûtes, de tambourins et de
trompettes. Le professeur mit la tête à la fenêtre pour mieux
entendre, puis il dit : « Comment ! les gens de ce cortège ont
dépensé une somme considérable pour se procurer un tel
plaisir et moi qui peux l’entendre sans bourse délier, je
m’en priverais! »

Lorsque Elouancherîsî mourut on disait que Abdelouàbed
serait incapable de continuer l’enseignement de son père.
Aussi quand Abdelouâhed prit possession de la chaire que
son père occupait dans la medresa Elmisbâhiya pour y ensei-
gner dans la Modawivana \ nombre de personnages parmi les-
quels figurait Ibn GMzî vinrent assister au cours et juger le
nouveau professeur. Il fut si remarquable que Ibn Ghâzî charmé
le baisa au front et lui dit : « Si vous n’aviez pas réussi, je
vous aurais suppléé en attendant que vous vous fussiez per-
fectionné et que vous eussiez acquis le talent de votre père. »
Ces paroles témoignaient de la vive affection qui avait uni
entre eux Ibn Ghùzî et Elouancherîsî.

Les principaux thalebs, tels que le cheikh Abou M oham-
med Elmesârî, l’auteur d’une glose sur Elmakoûdî, Ezzeqqâq,
etc., assistaient aux leçons du fils de Elouancherîsî. Le fils
de Elouancherîsî a mis en vers un ouvrage de son père inti-
tulé : lddh ehnenâsik et en a fait un commentaire : il a éga-
lement composé d’autres poésies parmi lesquelles se trou-
vent les vers suivants qui donnent la date de la réfection du
pont de Errecîf :


On a vu, plus liant, les noms des personnages qui furent
assassinés en même temps que le sultan, ainsi que le récit
du meurtre de son frère Aboulabbâs Elaaredj, tué dans sa
prison trois jours après. Dieu, dans sa grâce et sa bonté,
fasse à tous miséricorde !

XV : DU RÈGNE DU SULTAN ABOU MOHAMMED MAULAY ABDALLAH, FILS DU SULTAN ABOU ABDALLAH MAULAY MOHAMMED ECCHEIKH ECCHÉR1F

Yeux noirs, face large et arrondie, joues ovales, expression noble et taille un peu au-dessous de la moyenne, tel était le portrait de ce commandeur. Il naquit à Taroudant après l’année 920 (1514) et reçut le surnom royal de Elghâleb-billah, sous lequel la plupart des historiens le désignent. Élevé dans la pratique des vertus, il occupa son enfance à parfaire son éducation, à apprendre le Coran et à étudier diverses bran- ches de la science. Son père l’avait choisi comme héritier présomptif, et aussitôt que la nouvelle de la fin tragique du sultan eut été connue, tous les habitants de Fez sans exception le proclamèrent souverain et lui prêtèrent serment de fidélité.
L’auteur du commentaire du Zahret ecchemârikh raconte
que le Faqîh, chargé du gnomon et de la fixation des
heures de prières au minaret des Qarouïin, Abou Abdallah
Elmezouàri, était habile dans la science des horoscopes et
dans l’art de prédire l’avenir. Durant une nuit des plus
noires et des plus obscures, Elmezoûari qui était occupé
à observer le lever et le coucher des astres, vit tomber
l’étoile du sultan Abou Abdallah Mohammed Eccheikh.
Comme il connaissait Maulay Abdallah, avec qui il était en
relations, il partit en toute hâte pour se rendre auprès de lui
et lui raconter ce qu’il venait de voir, mais arrivé sous lès^.
murs de Fez la Neuve, il trouva la porte de la ville fermée,
11 pria les gardes de lui ouvrir la porte et tout d’abord
ceux-ci refusèrent: «Je me rends, leur dit-il alors, auprès du
khalifa ‘ pour une affaire qui l’intéresse au plus haut point;
si vous ne le prévenez pas sur l’heure que je suis ici, vous
aurez lieu demain de vous en repentir. » Les gardes aussitôt
allèrent afèjrtir le khalifa ; Elmezouârî bientôt conduit eu
présence -d’Abdallah et interrogé par lui, lui raconta ce
qu’il venait de voir et lui annonça la mort de son père.
Abdallah n’éprouva aucun doute sur l’exactitude de cette nou-
velle et prit immédiatement ses dispositions en conséquence.

Quelques jours s’étaient à peine écoulés que l’on apprit
que le sultan était assassiné, précisément à cette heure à
laquelle l’astrologue était venu trouver son fils ; à ce
moment, Abdallah se trouva prêt à tout événenent.

Aussitôt qu’ils eurent appris que le nouveau sultan avait

1. Ce mot s’emploie à la l’ois pour désigner le souverain ou calife et le lieute-
nant ou successeur éventuel d’un personnage administratif. Il équivaut ici à
vice-roi.
été proclamé à Fez, les habitants de Murâkush ratifièrent ce
choix en sorte que, fort de cet appui, le commandeur put, sans
difficultés, prendre possession du royaume de son père. Tous
ces faits se passèrent au mois de moharrem de l’année 965
(novembre 1557).

XVI : DE LA CONDUITE DU SULTAN, DES ÉLOGES QU’ELLE LUI VALUT ET DE TOUT CE QUI A ÉTÉ DIT A CE SUJET
Le sultan, Abou Mohammed Abdallah Elghâleb-billah, était un homme habile en politique et dans l’art de gouverner. Doux de caractère, il se fit remarquer, dès son arrivée au pouvoir suprême par ses manières bienveillantes et une grande affabilité. Par sa sage administration, il rétablit la concorde parmi ses sujets et ramena parmi eux la prospérité et l’abondance. La situation devint telle qu’on disait alors que les trois personnalités, formant en quelque sorte les yeux du monde, étaient : Maulay Abdallah, Sidi Abdallah ben Hosaïn Eccherif et Sidi Ayyàd Essoussî.
Dans la série de questions adressées par le Faqîh,
le pieux prédicateur de la grande mosquée de Taroudant,
Abou Zéïd Abderrahmàn Ettlemsànî, au grand cadi, le juris-
consulte Abou Mahdî Sidi Aïssa ben Abderrahmàn Essedj-
tànî, j’ai vu que ce dernier personnage disait: Il est certain
que Maulay Abdallah est à la fois un monarque équitable et
un commandeur légitime.
Des personnes dignes de foi, qui avaient figuré parmi les
disciples du savant maître, du pôle illustre, Aboulabbàs
Sidi Ahmed ben Moussa Essemlàli, m’ont assuré avoir
entendu dire à ce personnage : « Maulay Abdallah est le
joyau des Chérifs; ce n’est pas un sultan, c’est un saint. »
Le Faqîh, Sidi Abderrahmân ben Omar Elbouâqîlî,
m’a dit encore que, quelqu’un ayant demandé à Sidi Ahmed
ben Moussa qui était le « Pôle ‘ », celui-ci aurait répondu :
«Moi. » Et après vous? aurait ajouté son interlocuteur:
« Un tel : » Et après un tel? : « Maulay Abdallah. » Et ensuite :
« En voilà assez », s’écria alors Sidi Ahmed qui cessa dès
lors de répondre. Remarquez l’importance d’une pareille
attestation de la part de ce cheikh.

C’est un fait bien connu de tous, grands et petits, que
Maulay Abdallah fut un commandeur équitable et un homme ver-
tueux. Cependant j’ai vu clans une lettre adressée par son
neveu, Aboulmaâlî Zidân ben Ahmed Elmansoûr, à Abou
Zakaria Yahia ben Abdallah ben Saïd ben Abdelmonaïm
Elhâliî, quelque chose qui est en contradiction avec cette
légende et qui autoriserait à croire que ce commandeur était comme
tous les autres souverains.

Aboulmaâlî reprochait à Abou Zakaria de s’occuper des
questions gouvernementales et le blâmait de faire acte de
politique, en méconnaissant l’autorité royale. C’était pur ver-
biage de sa part, car on sait que des compagnons du Pro-
phète vivaient encore à l’époque de Elyczid ben Moawia, et
cependant, aucun d’eux ne chercha à détrôner ce commandeur, à
se révolter contre lui, ni même à s’immiscer dans ses affaires;
on sait aussi qu’un souverain ne peut être déposé, même en
cas d’impiété et de tyrannie.

Àboulmaâli ajoutait ceci: « Sachez encore que votre père
vous est supérieur ainsi que cela résulte du hadits 2 qui dit :
« Vos pères seront supérieurs à vos enfants jusqu’au jour

1. Le mot de pôle est employé pour désigner toute personne, qui par ses vertus
et sa piété, s’élève bien au dessus de ses contemporains et leur sert de guide.

du jugement dernier. » Notre oncle, Maulay Abdelmalek,
s’était montré plein d’indulgence pour votre père, malgré la
conduite que celui-ci tenait publiquement. Votre père, qui vivait
sous le règne de Abdelmalek et qui lui avait prêté serment de
fidélité, était resté enrelations avec ce commandeur, sans croire pour
cela déroger à ses convictions ; jamais il ne témoigna d’hos-
tilité au pouvoir royal, ni ne chercha à nuire, par ses actes
ou par ses paroles, à l’autorité des commandeurs de son époque.
En agissant ainsi, c’est qu’il acceptait la conduite du souve-
rain et s’en rendait solidaire, sinon, pourquoi aurait-il
gardé le silence et aurait-il continué ses relations avec lui ?
« Vous savez parfaitement aussi que l’influence religieuse
de Ahmed ben Moussa faillit devenir toute puissante, que
les vertus de ce personnage étaient connues de tous, grands
et petits, et enfin que tous les habitants du Maghreb le con-
sidéraient comme un grand saint. Or Ahmed vivait sous le
règne de Maulay Abdallah (que Dieu refroidisse sa tombe !)
et, malgré sa haute situation et sa célébrité, il ne cessa pas
un instant de faire des voeux pour la vie du souverain et le
maintien de son autorité. Il lui témoignait une vive amitié,
bien qu’il eût cependant le pouvoir d’investir, de révoquer,
de mettre à mort et qu’il eût donné asile dans sa zaouïa à Elmorabit Elandalousî, à Ould Azik et à d’autres. Il faisait auprès du souverain les démarches qu’on sollicitait de lui, sans récriminer, sans émettre de blâmes et sans rien chercher
au-delà, retenu qu’il était par ses serments de fidélité et par
son affection. Et pourtant les scellés ayant été apposés sur la
maison de Ibn Ilosaïn, par ordre du commandeur, ce fut celui-ci
seul qui les fit lever de son propre mouvement, personne
ne songeant à trouver à cela quelque chose d’excessif, à y
voir un abus d’autorité ou à en tirer prétexte pour ouvrir les
portes de la sédition.

« Les principaux chefs de l’entourage de Maulay Abdal-
lah, tels que son ministre Ibn Chaqra, Abdelkerîm ben
Eccheikh, Abdelkerîm ben Moussa Eleudj, Elhibthî, Ezzerhôunî
Abdessâdeq ben Moloûk et d’autres, dont les noms ne me
reviennent pas en mémoire, car cela se passait il y a long-
temps, s’adonnaient à la boisson des spiritueux, entrete-
naient des chanteuses, et portaient des vêtements de soie et
des ornements d’or et d’argent. Or, à cette époque vivaient
Abmed ben Moussa, dont il vient d’être parlé, Ibn Hosaïn,
Eccherqî, Abou Amr Elqasthclî, Mohammed ben Ibrahim
Ettinmartî Ecchethîbî et d’autres cheikhs, tous gens pieux
dont aucun musulman ne saurait prétendre surpasser les
mérites ou même égaler les vertus. Tous pourtant approuvè-
rent la conduite du souverain ; pas un d’eux ne chercha à
entraver l’exercice de la royauté et jamais on n’entendit
émaner de leur part une critique malveillante contre les
fonctionnaires ou les chefs de l’armée cités ci-dessus, qui
étaient les rouages du pouvoir et les véritables agents du
gouvernement.

« On peut rapprocher de l’attitude de ces personnages celle
du savant de son temps, l’incomparable maître des cheikhs d’I-
friqiyaet de certains cheikhs du Maghreb, Abdelazîz Elqosan-
thînî, le grand docteur soufiteet l’auteur de miracles connus.
Ce cheikh habitait Tunis. Les commandeurs de cette ville et leur entou-
rage se livraient, onle sait, à des turpitudes sans nombre qui leur
ont valu une triste célébrité, en Orient comme en Occident.
Abdelazîz vécut cependant au milieu d’eux, sans jamais ten-
ter, jusqu’au jour de sa mort, soit de réformer leur déplora-
ble conduite, soit de leur prêcher l’amour du bien. » Ici se
termine la partie de cette lettre utile à mon sujet.

Le récit d’Aboulmaâlî ne coucordc pas avec l’opinion qui a cours aujourd’hui ; il contredit positivement ce que chacun sait sur le personnage en question. Quant aux paroles de Ahmed ben Moussa Eldjezzoûli, qui décernait au commandeur le titre de « Pôle, » peut-être avait-elle trait à sa situation politique et non à son caractère religieux. Voici en effet ce que j’ai lu dans l’ouvrage intitulé Qoût elqoloûb de Abou Thâleb Elmekkî: « Abou Mobammed Sahl ben Abdallab Ettestourî disait : « Si le calife n’est pas un saint homme, il reste toujours « un grand personnage ; mais s’il est un saint, il devient alors « un des pôles autour duquel gravite le monde. » Abou Thâleb ajoute : « Il faut entendre ici par « grand personnage », un grand personnage politique.
Quelque chose d’analogue à cette opinion se trouve dans le passage suivant que j’ai lu à la lin du livre intitulé : El-monteqa elmaqsoûr de Ibn Elqâdhî : « Le souverain peut être, soit un saint, soit un pôle. » Mais ce que j’ai vu de mieux sur ce sujet, c’est ce qui est dit dans le Qaouâid du cheikh Zerroûq: « L’imam Ahmed ben Hanbal prétendait que si le souverain était un saint homme, il était supérieur à tous les saints de la nation et que, s’il était irréligieux, un saint du peuple valait mieux que lui. » Cette appréciation est parfaitement juste.
L’auteur du Momattï rapporte que « le sultan Maulay Abdallah, étant allé faire une visite pieuse à Ahmed ben Moussa Edjezzoîilî, demanda à ce saint homme de lui faire obtenir sans luttes, ni combats, la possession de son royaume ; « si vous m’abandonnez, ajouta-t-il, l’existence me deviendra impossible, car je ne pourrai plus dès lors sauvegarder ma vie, ni trouver un asile sur la terre». Ahmed ben Moussa fit alors l’invocation suivante : « Arabes, Berbers, plaines et montagnes, obéissez au sultan Abdallah ! » Depuis ce moment, le sultan put organiser son empire dans le calme et la sécurité, jusqu’au moment où les Turcs débarquèrent dans les ports de Tanger et de Ceuta. Effrayé par cette attaque, il il dépêcha aussitôt un courrier au cheikh. Le courrier était à peine arrivé auprès de Ahmed qu’il entendit celui-ci s’écrier, avant même de l’avoir vu: «0 Turcs, retournez dans votre pays ! Et toi, ô Maulay Abdallah, que Dieu t’accorde la paix dans ton royaume ! » Le courrier repartit à l’instant, mais le sultan avait déjà reçu la nouvelle que les Turcs, saisis de terreur, s’étaient rembarques au moment où le cheikh avait prononcé les paroles ci-dessus rapportées.
« Quand Ahmed ben Moussa vint à Murâkush, le sultan l’invita à venir dans son palais et lui offrit un repas ; le cheikh refusa d’y goûter en disant : « Quiconque étant en état de grâce, mange à la table d’un souverain, corrompt son cœur pour quarante jours ; s’il y mange, sans être en état de grâce, il aura le “coeur mort pendant quarante ans. »
Au lieu de lire, dans le Momatti\ « les ports de Tanger et Ceuta, » il est probable que la vraie lecture, à la place de « et de Ceuta », doit être « et de Hodjr Bâdis », car c’était dans ce dernier port que les Turcs avaient débarqué, ainsi que le dit Ibn Elqâdhî dans le Dorret elhidjdl, comme on le verra plus loin.
DIATRIBE ANONYME ANTI-‘ABDALLAH :
Certain auteur rapporte que le sultan Abdallah, voyant la prospérité d’Alger, dont les vaisseaux fréquentaient sans cesse les ports de Hodjr Bâdis et de Tanger, craignit que les Algériens ne voulussent s’emparer de ces deux derniers ports. Aussi, dans le but d’arrêter les empiétements des Turcs dans le Maghreb et de leur ôter tout moyen d’y pénétrer, il convint avec le roi chrétien qu’il lui livrerait le port de Hodjr Bâdis et que celui-ci en expulserait les musulmans. En conséquence les chrétiens s’établirent à Hodjr Bâdis, en chassèrent les musulmans et leur témoignèrent leur profond mépris en déterrant les cadavres des cimetières et en les faisant brûler.
« Quand Maulay Mohammed, le fils du souverain et son lieutenant à Fez, apprit le débarquement des chrétiens à Hodjr Bâdis, il sortit à la tête de ses troupes pour se porter au secours des musulmans ; mais, arrivé à l’Ouàd Ellcben, il reçut la nouvelle de la reddition delà place. Renonçant alors à son dessein, il revint sur ses pas et laissa les chrétiens occuper librement la ville.
« Dans une autre circonstance, Maulay Mohammed avait dû agir d’une façon analogue : son caïd Ali ben Ouedda était entré dans Elbrîdja, place voisine d’Azemmour; il avait déjà commencé à détruire une partie des remparts de cette citadelle et s’apprêtait à en achever la démolition le lendemain, de façon à ne point laisser la moindre trace des travaux des infidèles, quand Maulay Abdallah lui écrivit de n’en rien faire. Aussi les chrétiens purent-ils rentrer à Elbrîdja, alors que, résolus à abandonner cette ville, ils s’étaient déjà rembarques sur leurs vaisseaux. »
L’auteur que je cite rapporte encore un trait analogue de Maulay Abdallah à l’égard des habitants de Grenade. 11 entre à ce sujet dans de longs développements que je m’abstiens de reproduire ici, me contentant de ce qui vient d’être dit.
Ces faits attribués à Maulay Abdallah seraient odieux s’ils avaient été réellement accomplis, mais je ne saurais les admettre, étant donné que je ne les ai lus que sur des feuillets détachés, dus à la plume d’un écrivain dont j’ignore le nom, et qui n’a fait qu’une virulente diatribe contre les commandeurs de la dynastie saadienne. A mon avis, l’auteur de ces récits était un des ennemis de cette famille, car il a cherché à jeter sur elle la déconsidération, en l’excluant de la descendance du Prophète, et il a dépeint le gouvernement de cette dynastie comme un gouvernement odieux. Aussi ai-je passé sous silence nombre de faits qu’il a mentionnés et qui ne sauraient être imputés à ces nobles Chérifs.
Dans ses Tabaqât, ‘ le cheikh, Tadj-eddin Ibn Essebkî, dit que « les historiens sont en quelque sorte sur une berge minée par les eaux. En effet, par suite de la longue étude qu’ils font du- caractère des hommes, il peut leur arriver de calomnier certains personnages, soit par esprit de parti, soit par ignorance ou encore en s’appuyant sur l’autorité de gens qui ne sont pas dignes de foi. Aussi, ajoute-t-il, l’historien doit avant tout craindre Dieu. »
Toutefois il ne faut pas trouver étrange de la part des commandeurs qu’ils sapent les bases de la loi pour établir le phare de leur autorité et qu’ils foulent, aux pieds les choses les plus sacrées afin d’obtenir pendant un instant l’obéis-
sance de leurs sujets. Comment d’ailleurs n’en serait-il pas
ainsi, alors que le vent des passions, se déchaînant clans les
voiles de leur coeur, lance leur nacelle contre les rivages d’une
mer où l’on désespère de la miséricorde du Très-Haut. Dieu
nous soit à tous bienveillant; que, par sa grâce et sa bonté,
il se montre indulgent à l’égard de tous les rebelles de
cette noble nation !

XVII : SUITE DE L’HISTOIRE DE MAULAY ABDALLAH ; DES ÉVÉNEMENTS QUI EURENT LIEU SOUS SON RÈGNE
A peine arrivé au pouvoir, dit Ibn Elqâdhî, Maulay Ab-
dallah s’occupa d’organiser ses États et de les mettre en état
de défense en faisant provision d’armes et de munitions ;
mais il ne songea point à accroître l’étendue de l’empire que
lui avait légué son père.

Au mois de djomada Ior de l’année 965 (19 février-21 mars
1558), un nombreux corps de Turcs commandés par le pacha
Hosaïn\fils de Klieir-ecldin Ettorki, se mit en marche contre
Maulay Abdallah. Celui-ci se porta à la rencontre de ses ad-
versaires et la bataille s’engagea près de l’Ouâd ELleben,
dans le district de Fez. Hosahi, vaincu, dut se retirer en dé-
sordre et gagner des montagnes escarpées, afin de pouvoir
rentrer à Bâdis cpii, à cette époque, était au pouvoir des
Turcs. Maulay Abdallah reprit ensuite le chemin de Fez,
mais il n’entra pas dans cette ville à cause de la peste qui y
régnait. Ce terrible fléau se répandit bientôt sur toutes les
plaines et les montagnes du Maghreb et décima le pays en
emportant dans la tombe ses hommes les plus marquants et
les plus valeureux. Au retour de cette expédition, Maulay
Abdallah, qui avait à se venger de son frère Abou Saïd Ots-
màn, donna l’ordre de mettre à mort ce commandeur et l’ordre fut
exécuté cette même année.

Le mercredi, 282 du mois de ramadhan de l’année 964
(26 juillet 1557), il y eut une grande éclipse de soleil. Le
premier du mois de moharrem de l’année 977(16 juin 1569),
après la prière du vendredi, il se produisit un formidable
tremblement de terre. En l’an 978 (5 juin 1570-26 mai 1571),
pendant la dernière décade du mois dechaoual, correspondant
au milieu du mois de mars de l’année chrétienne, les saute-
relles arrivèrent en grand nombre à Murâkush.

Au mois de dzoulhiddja de l’année 985 (février 1578) périt le Faqîh Mohammed Elandalousî. Ce personnage qui,en apparence, se livrait à la dévotion et à la pratique de toutes les vertus, avait séduit la foule qui, dans son enthousiasme, le suivait partout. Imitant l’exemple de Ibn Hazm, le Dhahérite, il fulminait des propos injurieux à l’égard des fondateurs de la doctrine orthodoxe et ne craignait pas de déblatérer contre la religion. Le sultan ayant décidé de le faire mettre à mort, Mohammed, s’appuyant sur la foule, provoqua une sédition dans laquelle il périt ; son corps fut mis en croix au-dessus de la porte de sa maison située à Riâdh Ezzîtūn. Sur ce personnage consultez le Dauhat.
Ce fut en l’année 981 (3 mai 1573-23 avril 1574) qu’eut lieu l’affaire des poudres, au cours de laquelle la grande coupole de la mosquée de Elmansoûr fut entièrement détruite et son minaret fendu en deux. Cette catastrophe se produisit à la suite d’un complot tramé par les prisonniers chrétiens ; ceux-ci avaient creusé une mine qu’ils avaient remplie de poudre afin de faire sauter la mosquée avec tous les fidèles, pendant la prière du vendredi. Mais Dieu mit les Croyants à l’abri de cette machination et ne permit point que les circonstances fussent favorables aux chrétiens pour mener à bout leur entreprise.
Maulay Abdallah commença, en l’an 970(1563), la construction de la mosquée des Chérifs, ainsi que celle du réservoir y attenant, réservoir que surmonte l’enceinte de la ville à Elmouâsîn. Il fit également bâtir l’hôpital, dont l’utilité est manifeste, et assigna à ce monument d’importants biens de main-morte. On lui doit encore la reconstruction de la médressa qui avoisine la mosquée de Ali ben Youcef Ellemtoûnî, mais contrairement à l’opinion de beaucoup de gens, Maulay Abdallah ne fut pas fondateur de cette médressa qui avait été primitivement bâtie par Aboulhasen
Une tradition populaire, très répandue, veut que le sultan
Maulay Abdallah ait fait exécuter tous ces travaux à l’aide
des ressources que lui procurait l’alchimie, science qui lui
aurait été enseignée par le vertueux cheikh Aboulabbâs Ah-
med ben Moussa, dont il avait été l’élève, comme il a été dit
plus haut. C’est là une erreur absolue qui a sa source dans
une ignorance complète des choses. En effet, on rapporte
que le cheikh, Sidi Ahmed ben Moussa, ayant recula visite
d’un homme qui venait lui demander des leçons d’alchimie
aurait fait la réponse suivante : « Le nombre des lettres du
mot alchimie est de cinq, nombre qui est égal à celui des
doigts de la main ; si, mon ami, vous désirez pratiquer une
telle science, faites du labourage et de l’agriculture : voilà
la véritable alchimie des hommes et non celle qui emploie le
plomb et le cuivre. » Ajoutez à cela que le cheikh était un grand
saint et qu’il n’était pas homme à ouvrir à un musulman une
des grandes portes qui donne accès aux tribulations, ni ù
lui fournir un des plus graves éléments de tourments. On
sait, en effet, que la science de l’alchimie est une des plus
importantes sources de trouble, et que le cheikh avait coutume
de citer à ses visiteurs le vers suivant :

« En tout recherchez les choses moyennes : là est le salut. Ne
montez pas un animal trop mou, ni une hèle trop rétive. »

Tous les saints personnages sont unanimes à mettre les
hommes en garde contre l’étude et la pratique de ^alchimie ;
ils donnent pour cette abstention l’une des trois raisons sui-
vantes :

1° L’alchimie estime science chimérique ainsi que l’a fait
remarquer Avicenne, qui fournit comme preuve ces mots
du Coran: «11 n’y aura aucune transformation pour letre créé par Dieu. ‘ » Or, de même qu’il n’est pas au pouvoir de l’être créé de métamorphoser un singe en homme ou un
chacal en gazelle, de même il ne sera pas en sa puissance
de transformer le plomb en or ou le cuivre en argent. Dans
une discussion qui s’était engagée au sujet de l’alchimie
entre deux personnes, l’une d’elles, celle qui croyait à cette
science, dit à l’autre : « Nierez-vous ce qui se passe sous vos
yeux’dans la teinture: un objet rouge qui devient jaune ou
un bleu qui devient noir?» —«Je ne nie pas cela, répondit
l’adversaire ; dans la teinture, il n’y a pas de changement
dans la nature même du corps; ce que je nie, c’est qu’un
vêtement de laine blanche puisse par la teinture être trans-
formé en coton ou en soie de couleur verte ou rouge. Il est bien
certain que par lateinture le cuivre devient blanc, mais cela
ne change rien à sa nature intrinsèque et ne fait pas qu’il
perde son nom de cuivre, car vous dites alors que c’est du
cuivre blanc ; dé même, quand elle est teinte, la laine ne
perd point son nom de laine.»

2° Le pouvoir transmutateur existe, mais nul ne saurait
le mettre en pratique. Telle est l’opinion d’Aboulfaradj Ibn
Eldjauzî. Selon cet auteur, il y a trois choses dont on admet
l’existence et cependant, de l’aveu de tous, aucun habitant
de l’Orient ou de l’Occident ne les a jamais vues; ces trois
choses sont: l’alchimie, les ghoul et Yanqa. Tout ce qu’on
en sait repose sur des récits ou des traditions authentiques;
les histoires que l’on raconte à ce sujet sont comme les fables
où figurentdes êtres fictifs ou des corps inanimés.

3° Enfin dans l’hypothèse où l’alchimie existerait et où elle
pourrait être mise en pratique, il serait illicite d’enfaire usage
et d’entirer profit. Comme on demandait à AbouIshâqEttounsi
s il serait licite de faire usage d’une substance ainsi obtenue
XXX, 29.
à la condition qu’elle fût pure, ce docteur répondit: « Si en
opérant sur de l’argent ou sur tout autre matière vous
arrivez à obtenir de l’or pur, il n’y a pas de doute que vous
soyez autorisé à en faire usage. Toutefois, si vous le vendez sans
dire à l’acheteur : « Ceci était de l’argent ou tout autre matière
« quepar des procédés j’aitransfor mé eu or fin », il y aura une
fraude évidente. Si au contraire vous dites ce qu’il en est,
personne ne voudra vous l’acheter et l’on vous dira : Qui
m’assure que par d’autres procédés quelqu’un ne lui rendra
pas sa nature primitive. Or, celui qui ne s’expliquerait pas sur
l’origine du métal rentrerait dans la catégorie de ceux
dont le Prophète a dit: Quiconque nous a trompés sur une
denrée, ne sera pas des nôtres, car il a commis là un sacrilège.
Ibn Abdelberr rapporte les paroles suivantes du cadi Abou,
Youcef : « Ne rechercher la religion qu’en paroles, c’est être
hérétique ; demander la fortune à la pierre philosophale, c’est
vouloir la misère. » Abou Mohammed Sâlah disait encore :
« 11 y a trois choses que vous devez éviter, car elles vous en-
traîneraient à trois autres choses : ne buvez pas de sirop,
vous seriez amenés à boire des spiritueux ; abandonnez la
recherche de la pierre philosophale, cela vous conduirait à
la sophistication et à la fraude ; enfin évitez le commerce des
vieilles femmes, vous voudriez ensuite en fréquenter de trop
jeunes. »

Comme on disait un jour à un personnage éminent:
« Pourquoi ne parlez-vous donc jamais de cet art (l’alchimie)?
ce serait une distraction pour l’esprit.»— «Quand, répondit-
il, on demande à un àne, pourquoi il n’a pas étudié, il vous
répond que c’est parce qu’il ne veutpas remuer ses mâchoires
inutilement. » Puis il dit ce vers :
« Je dis à mes compagnons : elle est comme le Soleil qui, bien
qu’il nous touche de sa lumière, est si loin de nous ! »

En résumé, tout ce qui a été dit à ce propos sur Maulay
Abdallah ne repose sur aucun fondement. Cependant les
gens scrupuleux s’abstinrent pendant un certain temps de
faire leurs prières dans la mosquée des chérifs, mais ce fut
surtout parce qu’on disait que cette mosquée avait été bâtie
sur l’emplacement d’un cimetière juif; Dieu maudisse les
Juifs!

XVIII : DES MINISTRES, CHAMBELLANS, SECRÉTAIRES ET PRÉVÔTS DE CE COMMANDEUR

Parmi les ministres de Maulay Abdallah, il faut citer le
commandeur glorieux, le Faqîh, Abou Abdallah Maulay Mo-
hammed, fils du frère du souverain, Abdelqâder beu Maulay
Mohammed Eccheikh. Ce personnage surpassa les autres mi-
nistres par son habileté, sa bienveillance dans la gestion
des affaires et sou humeur enjouée ; il maniait agréablement
le vers et la prose.

Mon ami Abou Mohammed Abdallah ben Mohammed
Elfâsî, dans son livre intitulé : El i’iâm bimen madha oua
ghabara min ahl elqarn alhddi dchara\ raconte l’anecdote
suivante :

Le vizir, Abou Mohamed ben Abdelqâder, allait de Murâkush à Fez en compagnie du grand-cadi Abou Malek Abdelouâhed Elhamîdî et de l’imam Aboulabbâs Elmandjoûr. Quand on aperçut les monuments de Fez la Neuve, que le feu du désir se fût allumé dans les entrailles des voyageurs et qu’alors, comme a dit le poète :
1. Dictionnaire biographique dés’^persi^iAagès qui oHtf vécu au xiB siècle.
« Ce qu’on souhaite le plus ardemment, c’est de voir un jour les
demeures se rapprocher les unes des autres. »

Abou Mohammed improvisa les vers suivants :

« 0 mes chers amis, voilà le Mosteqa et ses jardins; voici les no-
rias de la ville qui gémissent !

« Ici est le Mosalla, prairie de l’espérance et de la tristesse; ici sont
les demeures qui brillent! »

Le cadi Elkamîdî continua aussitôt par cette improvisation :

« Voici les coupoles vertes semblables à l’émeraude, où sont des
femmes aux regards ardents,

« Qui se courbent comme les rameaux chargés de fruits d’un ver-
ger et dont les parfums s’exhalent au loin de leurs demeures.»

A son tour Aboulabbàs Elmandjoûr ajouta les vers sui-
vants :

« Elles traînent leurs tuniques et sont constellées de bijoux; tous

les genres de beauté éclatent parmi elles ;
« Elles s’empressent de fermer de leurs voiles les baies du palais,

pour aller goûter un amour aux transports prolongés. »

Lorsque le cheikh, l’imam, le maître Aboulabbàs Ahmed
Ezzemmoûrî eut connaissance de ces vers, il y ajouta ce
distique :

« Considère ces beautés qui se cachent derrière leurs voiles et
ressemblent au soleil qui brille à travers les nuages ;

« Elles embellissent de leur grâce les jardins du Mosteqa au mo-
ment même où tu marches vers ses coupoles. »

Certain auteur attribue les deux premiers vers, que je
viens de citer, à l’imam Sidi Abdelouâhed ben Ahmed Eccherif
Essidjelmàssi, qui était le secrétaire du vizir et, alors, il rem-
place ces mots « ô mes chers amis », par « ô mon seigneur ; »
les deux vers suivants seraient, dans ce cas, ceux du vizir.
Le mot Mosteqa est le nom d’un jardin bien connu.
Dans ce même ouvrage, El’ildm, de mon ami Elfâsi, on
trouve une autre histoire, analogue à celle qui vient d’être
racontée. Le même vizir était avec son secrétaire, l’imam
Sidi Abdelouâhed Eecherif, lorsque, pendant un voyage, les
cataractes du ciel fondirent sur eux :

« Je me plains à Dieu de cet horrible plateau où la marche de nos
montures est ralentie et où nous sommes le jouet des vents »,
s’écria le vizir.

« Alors qu’à l’horizon les nuées laissent tomber de leurs cheve-
lures leurs traits liquides qui ne cessent de nous frapper » ;
repartit le secrétaire.

« En sorte que l’eau qui inonde les collines nous dérobe la trace
du bon chemin et pas un ami n’est là pour nous guider.

« Nos chevaux nagent au milieu des flots comme les vaisseaux
d’une flotte. Plaise au Ciel que la fortune nous conduise à
bon port! » ajouta le vizir.

« Notre âme est dans une angoisse à laquelle elle n’est pas accou-
tumée; le désir nous entraîne, mais le sort nous retient entre
ses mains? » répliqua le secrétaire.

« Il semble que nous n’ayons jamais passé la nuit avec l’amour
en tiers, sans que l’oiseau de mauvais augure ne soit venu le
matin planer au-dessus de nous sur les hautes terres, » dit
alors le vizir.

Les anecdotes de ce genre abondent au sujet de ce vizir
qui a laissé de glorieux souvenirs et qui était doué de qua-
lités brillantes et de vertus admirables. Il mourut le 20 de
djomada II de l’année 975 (23 décembre 1567).

Parmi les chambellans de Maulay Abdallah on cite: le caïd Abdelkerîm ben Moumen ben Yahia Eldjondî, le renégat, Ibn Touda, Qâsem Ezzerhoùnî et Ahmed Elhibthî ; parmi ses prévôts: Abou Imrân Moussa ben Makhloûf Elkensoûsî. Ce personnage, qui était chargé de la direction de la police, était un Faqîh érudit. On raconte que, durant un des voyages que le vertueux cheikh Sidi Ahmed ben Moussa fît à la cour de Maulay Abdallah, la foule s’était assemblée pour lui rendre un pieux hommage. Abou Imrân, voulant éloigner ces visiteurs, se tint debout devant la porte et dit : « Ceux d’entre vous qui feront cette visite seront hérétiques. » — « Ne dites pas cela, s’écria le cheikh Ahmed, qui avait entendu ces paroles ; dites plutôt : Ceux qui auront été injustes seront des hérétiques. »
Au nombre des secrétaires du sultan, on compte Moham- med ben Abderrahman Essidjilmâssî, Mohammed ben Ahmed ben Aissa, etc; Aboulqàsem ben Ali Ecchàtthibi fut le grand cacli de Murâkush sous le règne de Maulay Abdallah ; à Fez, cette haute magistrature fut exercée successivement par Abou Abdallah Ela’oufi, Abdelouâhed ben Ahmed Elhamîdî et d’autres. Le souverain pouvoir et la durée appartiennent à Dieu, qui est l’incomparable et qui sait tout.

XIX : DE LA MORT DE MAULAY ABDALLAH ET DES CAUSES QUI L’AMELNÈRE.NT
Dans son commentaire du Dorretessoloûh, le Faqîh
Aboulabbâs Ahmed ben Elqàdhî s’exprime en ces termes:
« Abou Mohammed Maulay Abdallah Elghâleb-billah mourut
le 27 ‘ du mois de ramadhan de l’année 981 (21 janvier 1574) à
la suite d’une suffocation. » Cette suffocation qu’éprouvait
le commandeur était celle que le vulgaire désigne sous le nom
dhëiqa (asthme); Dieu nous préserve d’une telle maladie !
Suivant d’autres historiens, le sultan serait mort au mois de
chaoual, par suite de la fatigue du jeûne qui aurait déter-
miné une issue fatale à la maladie dont il vient d’être

1. La nuit du 26 au 27 du mois de ramadhan est appelée la nuit du destin parce
qu’on croit que cette nuit-là Dieu peut modifier les arrêts de la destinée et, par
suite, exaucer des voeux dont la réalisation n’aurait pas été prévue par le destin.
Vue 114 sur 574

CHAPITRE DIX-NEUVIEME 101

parlé ci-dessus. Dans le peuple, on raconte qu’ayant passé
toute la nuit du 27 de ramadhan en prières, le commandeur aurait
été surpris par la mort pendant qu’il était encore à genoux,
mais cela est absolument faux.

Maulay Abdallah fut enterré près du mausolée de son père,
dans le cimetière des Chérifs, et son tombeau, qui est connu
de tous, porte gravés sur le marbre les vers suivants:

« 0 toi qui visites ma tombe, sois généreux, accorde-moi tes priè-
res, j’en ai le plus pressant besoin.

« Autrefois la vie des musulmans et leur forlune étaient entre mes
mains et ma renommée s’élendait an loin;

« Maintenant me voici gisant dans cette fosse, sans qu’aucun caïd
ou vizir ait pu me préserver d’y tomber.

« J’ai fait provision de sublimes croyances en Dieu, mon juge clé-
ment, et ma foi en lui est des plus vives.

« Quiconque, comme moi, croit à l’indulgence de l’Éternel peut
espérer obtenir son pardon.

« Car Dieu a dit dans sa suprême bonté : le fidèle obtiendra de
moi ce qu’il m’aura cru capable de faire. s>

On rapporte que Abou Abdallah, le fils du sultan, ayant lu
ces vers, en punit l’auteur après lui avoir dit: « C’est avec
une intention perfide que vous avez employé le mot« fosse » ;
vous avez sans doute voulu faire allusion à ce noble hadits :
la tombe est un des jardins du paradis ou une des fosses de
l’enfer. Pourquoi n’avoir pas fait usage du mot « site » ou
de tout autre équivalent?»

p. oV
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XX : DU RÈGNE DU SULTAN ABOU ABDALLAH MAULAY MOHAMMED, FILS DE MAULAY ABDALLAH, FILS DE MAULAY MOHAMMED ECGHEIKH
Ce commandeur, qui fut proclamé souverain après la mort de son
père, en 981 (1574), avait été du vivant de celui-ci désigné
comme héritier présomptif. Il reçut dans la ville de Fez le
premier acte de proclamation qui avait été dressé, à Murâkush,
aussitôt après la mort de son père.

Au dire de Ibn Elqâdhî, Maulay Mohammed était le fils
d’une esclave-mère ‘ ; son prénom était Abou Abdallah et son
surnom royal Elmotawwakil-‘ala-llahi; mais il est connu parmi
le peuple sous le nom de Elmesloûkh (l’écorché) parce qu’a-
près sa mort, il fut écorché ; sa peau fut ensuite bourrée de
paille, ainsi qu’on le verra plus loin.

Certains auteurs, autres que Ibn Elqâdhî, dépeignent ce
commandeur comme très orgueilleux, sans égard pour personne,
porté à répandre le sang et très dur envers ses sujets. Cepen-
dant c’était un Faqîh érudit, un lettré remarquable
et fort habile à rédiger soit envers, soit en prose, Voici du
reste quelques fragments de ses poésies :

« Mes chers amis, vous n’ignorez pas combien je suis féru d’a-
mour ; détachez mes liens, mes chaînes me font trop souffrir !

« Ne me blâmez pas, mais ne tergiversez point ; car les mers du
blâme n’ont point de rivages. »

Le Faqîh, l’imam, le cheikh, le maître Aboulabbâs

1. C’est-à-dire une esclave qui a conçu des oeuvres de son maître ; on sait que
par ce seul fait l’esclave était affranchie.

Ahmed Ezzemmoûrî a fait de ces vers le telehmis ‘ suivant:
« Ah ! soyez surpris ; mon censeur est parti. Que de fois il avait
chassé le sommeil de mes yeux et il m’avait fait souffrir!

et Ma conduite maintenant m’est tracée par un calife lui-même :
mes chers amis, vous n’ignorez pas combien je suis féru d’a-
mour,

« Délachez mes liens, mes chaînes me font trop souffrir!

« Ah ! tremblez en voyant une juste passion devenir funeste, un
coeur enchaîné de plus en plus par la séparation,

« Les yeux baignés de larmes de sang à cause d’une autre ! Ne
me blâmez pas, mais ne tergiversez pas.

« Car les mers du blâme n’ont point de rivages. »

Maulay Mohammed a également composé ces vers :

« Allons ! buvons de grand matin la liqueur enivrante dont la sur-
face semble un lingot d’or constellé de pierreries !

« Hâtons-nous donc, en dépit de nos ennemis moroses, car c’est
un crime de retarder l’instant du plaisir ! »

Ces vers furent mis en tekhmis par l’imam Aboulabbâs
dont il vient d’être parlé :

« Combien de faons parfois ont lancé sur mon coeur les flèches de
leurs regards, combien de houris ont fait couler mon sang !

« C’est dans l’ivresse du vin que tu goûteras un plaisir sans re-
mords; allons! buvons de grand matin la liqueur enivrante,

« Dont la surface semble un lingot d’or constellé de pierreries.

« Laisse dire le censeur qui prêche le blâme ; ferme-lui la bouche
et ne crains pas d’insister;

« Il ne saurait connaître notre bonheur sans que l’insomnie
le ronge. Hâtons-nous donc en dépil de nos ennemis mo-
roses;

« Car c’est un crime de retarder l’instant du plaisir! »

Voici encore un autre distique du commandeur:
1. Le tekhmîs consiste à faire précéder chacun des vers qui en estl’objetde trois
hémistiches, ce qui forme des sortes de stances composées chacune de cinq
hémistiches.
« Elles sont parties, et mon coeur marche à la suite de leurs litières.
Elles m’ont laissé loin d’elles, le corps amaigri et rempli de
tristesse.

« Puissent les lèvres de la générosité ne plus s’entr’ouvrir aujour-
d’hui qu’elles sont parties! Puisse la nuée gonflée d’eau ne
plus arroser aucune rose, ni aucun myrte ! »

L’imam Aboulabbâs en a fait encore ce tekhmis :

« Elles ont voulu avoir de mes nouvelles après qu’elles m’avaient

eu quitté. Eh bien! mes entrailles brûlent du feu qu’a allumé

la séparation.
« La passion que j’avais pour elles je ne la ressentirai plus pour

d’aulres. Elles sont parties et mon coeur marche à la suite de

leurs litières,
ce Elles m’ont laissé loin d’elles, le corps amaigri et rempli de

tristesse.
« Ce fut le bonheur de ma vie quand elles se rapprochèrent de

moi; mon trouble était extrême lorsque je m’avançais vers

leurs demeures.
« Maintenant que me voici abandonné dans le désert, de la passion,

puissent les lèvres de la générosité ne plus s’entr’ouvrir aujour-
d’hui qu’elles sont parties!
« Puisse la nuée gonflée d’eau ne plus arroser aucune rose, ni

aucun myrte! »

Le règne de ce commandeur fut de courte durée, car il se ter-
mina les derniers jours de l’année 983 (février-mars 1576).
A cette époque, son oncle Abou Merouân Abdelmâlek vint
l’attaquer à la tête d’une armée turque, lui ravit ses États et
lui enleva la couronne.

Maulay Mohammed avait eu pour lieutenant à Murâkush, le
caïd Ali ben Chaqra ; pour chambellan, Ahmed ben Iïammou
Edder’aï et comme secrétaires, Younès ben Scliman Ettâ-
meli, Ali ben Abou Bekr et d’autres.
XXI : DE LA VENUE DE ABOU MEROUAN, MAULAY ABDELMALEK, FILS DE MAULAY MOHAMMED ECCHEIKH A LA TÊTE D’UNE ARMÉE TURQUE ET DE LA VICTOIRE QU’IL REMPORTA SUR SON NEVEU MAULAY MOHAMMED BEN ABDALLAH.
Lors de la mort du sultan Abou Abdallah Mohammed Ec-
cheikh et de l’avènement au trône de son fils, Maulay Abdal-
lah, les frères de ce dernier, Maulay Abdelmâlek Elghâzî et
Ahmed Elmansour se trouvaient à Sidjilmassa. Aussitôt qu’ils
eurent appris ce double événement, les deux frères craignant
pour leurs jours, s’enfuirent à Tlemcen où ils furent rejoints
par un autre de leurs frères Abdelmoumen. Après un séjour
de quelque temps à Tlemcen, les deux frères se rendirent à
Alger, qu’ils habitèrent jusqu’au moment où ils apprirent la
mort de leur frère Abdallah et l’arrivée au pouvoir de Maulay
Mohammed, fils et successeur d’Abdallah.

Ce fut alors que Abdelmâlek se rendit à Constantinople et
s’adressa au sultan ottoman, Mourâd \ fils du sultan Selim,
surnommé Selim-chah, fils du sultan Selim-khan. 11 insista
vivement auprès de ce souverain pour obtenir que celui-ci
mit à sa disposition une armée turque avec laquelle il irait
au Maghreb dépouiller son neveu de la couronne. Mourâd
accueillit avec colère cette proposition et refusa tout d’abord
de favoriser un tel dessein^ mais Abdelmâlek et sa mère,
Sahâba Errahmânia, demeurèrent auprès de lui jusqu’à ce
qu’il finit par céder.

Suivant un auteur, Mourâd se serait décidé à la suite des
circonstances suivantes : la ville de Tunis venait de tomber au
pouvoir des infidèles et ceux-ci, après avoir occupé la cita-
delle et avoir laissé aux habitants la moitié seulement de la
ville, avaient imposé une taxe de capitation que la popula-
tion avait accepté de payer tout en restant sous le joug. Une
rivalité qui avait allumé la guerre entre le commandeur de Ifriqia
et son frère, le roi de Tunis, avait été la cause de cet événe-
ment. Vaincu par son frère, le roi de Tunis avait cherché
asile auprès du monarque chrétien ; celui-ci le ramena à
Tunis avec une armée chrétienne qui s’empara de la ville,
ainsi que nous venons de le dire. Ces soldats étrangers se
livrèrent à toutes sortes d’excès et profanèrent les mosquées.
Dans sa Fahrasat, Ibn Elmandjoûr dit qu’après la prise
de Tunis, Aboutthaïeb Eddherîf Ettounsi, prédicateur à la
mosquée de Zitoûna, s’était rendu à Fez où le grand cadi de
cette dernière ville., Aboulhasan Ali ben Hâroùn, lui adressa
une pièce de poésie qui contenait les vers suivants :

« La nuée chargée d’orage t’a anéantie, ô capitale merveilleuse par ta société si policée!
« Et cela en moins d’un clin d’oeil, en moins de temps que ne brille l’éclair, ô Tunis !
« O douloureuse surprise quand est venue la nouvelle que tu étais la soeur germaine de l’Andalousie.
« Que de joues sur des visages resplendissants comme la lune se sont alors couvertes de larmes versées par de beaux yeux !
« Que de brunes qui autrefois régnaient sur les coeurs ont aujourd’hui leurs traits altérés et avilis par la captivité!
« Elles sont maintenant prisonnières entre les mains des Infidèles qui les ont achetées à vil prix.
« Qu’est-il besoin des Turcs? Armés d’arcs et de flèches, faites sortir les païens de leurs sombres ténèbres;
« Invoquez à votre aide Ali, Omar, Abou Bekr, le bien-aimé de Dieu et Anas;
« Priez Dieu matin et soir et bientôt sans doute Dieu vous assurera la victoire.
« La nouvelle du triomphe et du succès arrivera peut-être avant que je ne descende dans la tombe.
« Déjà, je vois l’infidèle enchaîné que l’on traîne en brandissant le glaive au dessus de sa tête,
« Je vois Aboutthaïeb, calme, qui ouvre ses livres pour enseigner du haut de sa chaire;
« Je vois l’Islam glorifié, la vérité se répandant au loin, grâce à la valeur de coeurs hachémites. »
Abouthaïeb lui répondit par des vers parmi lesquels se trouvaient ceux-ci :
« 0 cheikh et Faqîh éminent, vous qui êtes la gloire de notre siècle et l’honneur de nos assemblées,
« Les vers chatoyants que vous m’avez fait l’honneur de m’adresser m’ont été directement au coeur.
« Je sens bouillonner en moi le désir de suivre vos traces, bien que je me sente impuissant à vous égaler.
« A l’heure du crépuscule, quand le zéphyr souffle, les oiseaux songent au repos de la nuit. »
Dans l’ouvrage Ennefha elmeskia, il est dit que les chrétiens, après s’être emparés de Tunis et avoir enlevé cette cité aux descendants des Hafsides, partagèrent la ville avec les musulmans qui y étaient demeurés sous leur autorité. La citadelle et les quartiers avoisinants furent exclusivement occupés par les chrétiens, tandis que les musulmans furent relégués dans le reste delà ville dont on avait, au préalable, détruit tout ce qui aurait pu servir de moyen de défense, portes et murs de quartiers, grandes habitations, etc.
Les chrétiens construisirent ensuite, en dehors et au-dessus d’une des portes de la ville, une nouvelle citadelle très forte, puis ils en élevèrent une semblable au milieu du lac qui s’étend entre le port et la porte de la ville. Près du port se trouve un chenal, par lequel la mer entre dans ce lac, à l’endroit appelé Halq elouâdl (le goulet de la rivière), bien qu’il n’existe pas de rivière d’eau douce en cet endroit. Les chrétiens bâlirent là une forteresse et un château si solides que, lorsqu’ils s’en emparèrent plus tard, les Turcs ne purent les démolir. Tous ces forts furent armés de canons, pourvus de garnison et approvisionnés en munitions et en vivres, les chrétiens se croyant à cette heure définitivement maîtres du pays et ne songeant point que personne pût jamais les en chasser.
Les Turcs cependant se décidèrent à entreprendre une expédition contre Tunis et voici à la suite de quelles circonstances. Le sultan Murâd (III) dormait une nuit, quand il vit en songe un homme s’arrêter auprès de lui et lui dire : « Si tu ne vas pas au secours des Arabes, c’est que tu n’es plus un musulman. » Se levant aussitôt, le sultan fit ses ablutions, puis retourna dans son lit en priant Dieu de le délivrer des suggestions du diable, mais les deux hommes reparurent de nouveau à son chevet et répétèrent ce qu’ils avaient déjà dit. « Qui êtes-vous donc, leur demanda alors le souverain ?» — « Je suis Ibn El’aroûs, dit l’un, et mon compagnon que voici est Ibn Elkelâ’ï. » Ces deux personnages étaient des saints de Tunis. S’étant réveillé, le sultan raconta son rêve à ses courtisans et, comme ceux-ci lui rapportèrent les événements dont Tunis venait d’être le théâtre, il décida d’envoyer par mer une armée nombreuse au secours de cette ville.
L’auteur du Ennefha elmeskia ajoute que le nombre des navires envoyés, tant de Constantinople que de divers ports de l’Ifriqia, s’élevait à 450, portant plus de 100.000 combattants. Maulay Abdelmâlek s’embarqua avec cette armée qui, grâce à Dieu, défit les infidèles, en fit périr un grand nombre et purifia le pays de leur contact impur, après un siège qui dura quarante jours, et cela en l’année 982 (1574).
Maulay AMelmâlek fut le premier à envoyer un de ses fidèles porter le message annonçant cette bonne nouvelle an sultan ottoman. Aussitôt qu’elle eut recula lettre de son fds, Saliâba Errahmânia s’empressa de la porter au sultan et lui demanda pour prix de l’annonce de cet heureux événement, de donner l’ordre aux Algériens d’assister Maulay Abdelmâlek dans son entreprise contre le Maghreb.
Le sultan ayant accédé à cette requête, Abdelmàlek, accompagné de sa mère, se rendit à Alger et remit aux habitants de cette ville la lettre par laquelle le sultan leur donnait l’ordre de partir avec lui, afin de l’aider à reconquérir le trône de ses ancêtres. Les Algériens demandèrent à Abdelmàlek de leur payer leur solde; celui-ci les pria de lui faire crédit jusqu’à ce que l’expédition fût terminée, mais il fut convenu qu’il donnerait, par chaque étape, une somme de 10.000 pièces à l’armée turque qu’il emmenait avec lui et qui se composait de 4.000 hommes.
D’après le commentaire du Dorret, Abdelmàlek n’aurait demandé au chef des Turcs qu’une faible escorte pour l’accompagner jusqu’à la frontière du Maghrib, car, une fois entré dans sou pays, il ne devait trouver devant lui que les troupes de son père, et ces troupes, pleines de respect pour lui, n’oseraient ni le combattre, ni lui résister. Le chef des Turcs accédant à sa requête ne lui aurait donc fourni qu’un petit nombre d’hommes.
Quoi qu’il en soit, Abdelmàlek se mit en route avec son escorte et arriva à l’endroit appelé Errokn sur le territoire des Benî Ouâretsîn, une des tribus nomades des environs de la ville de Fez. Maulay Mohammed ben Abdallah, ayant appris l’arrivée de son oncle, quitta aussitôt Fez, se porta à la rencontre de son adversaire, et les deux armées se trouvèrent en présence à Errokn. A ce moment, le commandant des troupes andalouses ‘, Saïd Eddeghâlî fit défection et rallia Àbdelmâlek ; celui-ci était du reste en correspondance avec les courtisans et l’entourage intime de Maulay Mohammed ; il était même en relations avec le commandant des troupes de son rival et, ayant menacé de sa colère quiconque lui résisterait, il avait fait de belles promesses à tous ceux qui viendraient à lui.
La nouvelle de la trahison des troupes andalouses, qui, leur chef en tête, s’étaient rangés sous les ordres de son oncle, fit perdre courage à Maulay Mohammed. Il sentit que son autorité s’était affaiblie et se crut dès lors assuré de la défaite, car il pensait bien que toutes ses troupes suivraient l’exemple de celles d’Eddeghâlî. Dans ces conditions, il se laissa gagner par la crainte et prit la fuite sans combattre, perdant ainsi son royaume, qui tomba au pouvoir de son oncle. On raconte aussi que, après la défection du caïd Garmân et des Oulâd Amran qui avaient rallié Abdelmâlek, on serait venu annoncer à Maulay Mohammed la trahison du caïd Ibn Chaqra, et que ce fut alors seulement que le commandeur, effrayé, aurait pris la fuite. Tous les approvisionnements de Maulay Mohammed devinrent la proie de ses ennemis qui y mirent le feu ; la lueur produite par l’explosion des poudres fut telle qu’on l’aperçut du sommet des montagnes.
Maulay Mohammed rentra alors à Fez la Neuve, y prit toutes les choses auxquelles il tenait le plus et s’enfuit en se dirigeant dans la direction de Murâkush. Arrivé sur les bords del’Ouâd Ennedja près de Fez, il fut rejoint par le caïd Ibn Chaqra qui lui reprocha en termes très durs d’avoir manqué de fermeté, de patience et de résignation. Les décrets de la Providence sont inéluctables !
XXII : DU RÈGNE DE ABOU MEROU AN MAULAY ABDELMALEK ET DE L’ÉTABLISSEMENT DE SON AUTORITÉ SUR LE MAGHREB

Suivant Ibn Elqâdhî, Abou Merouâii Abdelmâlek entra à
Fez, dont il venait de s’emparer par suite de la fuite de son
neveu, dans les dix derniers jours du mois de dzoulhiddja
de l’année.983 (fin mars 1576.)Après avoir été proclamé
souverain par les habitants de cette ville, il y séjourna
quelques jours et songea ensuite à se mettre à la poursuite
de son neveu réfugié à Murâkush. Comme il se disposait à
partir pour cette dernière ville, les Turcs vinrent lui de-
mander à retourner dans leur pays et lui réclamèrent la
somme qu’il s’était engagé à leur payer, somme que dans
leur langue ils appelaient baqchich. l Abdelmâlek donna
à chaque soldat turc 400 onces, 2 mais il fut obligé d’em-
prunter cet argent aux notables de Fez, en attendant que sa
situation financière fut améliorée. Il distribua ainsi 500.000
onces et fit présent aux Turcs de dix canons, entr’autres d’un
grand canon à 10 bouches ; il ajouta encore, à titre de gra-
tification, divers objets curieux et précieux du Murâkush et enfin,
au moment du départ de ces soldats, il les accompagna à cheval
jusqu’à la rivière du Sebou.

Cela fait, Abdelmâlek revint à Fez, d’où il partit pour
Murâkush à la tête des troupes qu’il avaitlevées et organisées lui-
même et aussi de celles qui composaient auparavant l’armée de

1. Gratification.

2. L’once vaut environ 20 centimes ; sa valeur varie de 0 fr. 18 à Oi’r. 28.
Vue 125 sur 574

p. M

H2 NOZHET-ELHADI

son neveu et qui s’étaient ralliées à lui. En apprenant la marche
de son oncle sur Murâkush, Mohammed se prépara à le com-
battre. Les deux armées prirent contact à un endroit appelé
Khandaq Errîhân, près de Eccherâth dans le district de Salé.
Mohammed bon Abdallah fut de nouveau vaincu dans cette
rcocontre et, suivant son habitude, il prit la fuite. Sou
oncle, Aboulabbâs Elmansoûr, lieutenant de Abou Me-
rouàn Abdelmâlek, ayant reçu mission de le poursuivre,
Mohammed, qui n’eut connaissance de cette poursuite qu’a-
près son arrivée à Murâkush ‘ , quitta aussitôt cette dernière ville
et se réfugia dans la montagne de Deren. Au nom de son frère
Abdelmâlek, Aboulabbâs Elmansoûr occupa la ville de
Murâkush qui venait ainsi de lui être livrée.

Le sultan Abdelmâlek ne tarda pas à venir rejoindre son
frère installé à Murâkush ; il fit son entrée dans cette ville et y
séjourna quelques temps, puis il se remit à la poursuite de
son neveu ; mais ayant perdu la trace du fugitif, il revint à
Murâkush.

Mohammed avait erré dans les montagnes du Sous sans
demeurer un seul instant à la même place, jusqu’au moment
où il avait pu grouper autour de lui une bande de vagabonds,
qui lui avaient constitué bientôt une sorte d’armée, à la tête de
laquelle il marcha alors sur Murâkush. En apprenant cette nou-
velle, Abdelmâlek se porta à la rencontre de son neveu, mais
celui-ci ayant pris une autre route que celle suivie par son
oncle, put gagner Murâkush et y entrer avec l’assentiment des
habitants qui lui prêtèrent assistance et le proclamèrent de
nouveau leur souverain. Toutefois Mohammed ne put occuper
la citadelle clans laquelle Abdelmâlek avait laissé sa soeur
Meriem, sous la garde d’environ 3.000 fusilliers qui tenaient
cette place en état de défense. Prévenu de l’occupation de

1. Nom sous lequel on désigne la partie la plus élevée de l’Atlas Murâkushain, au
sud du Murâkush.
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CHAPITRE VINGT-DEUXIÈME 113

Murâkush par Mohammed, Abdelmâlek s’empressa de rega-
gner cette ville où il assiégea son adversaire, puis il
écrivit à son frère, Ahmed Elmansoûr, de venir en toute
hâte le rejoindre avec l’armée de Fez.

Après être entré à Murâkush, lorsque son neveu Mohammed
avait abandonné cette ville pour se réfugier dans le Sous,
Ahmed Elmansoûr avait demandé à son frère Abdelmâlek de
le nommer son lieutenant à Fez. Abdelmâlek avait consenti à
l’investir de ces fonctions, mais le vizir Abdelaziz, surnommé
Azzoûz ben Saïd Elouzkîtî, qui était présent au moment où
les deux frères concluaient cet arrangement, les avait
blâmés d’agir ainsi. Leur conduite en cette circonstance ne
lui avait pas paru raisonnable, car, avait-il dit, il ne convient
pas que ni l’un ni l’autre de vous ne demeure en repos, tant
que Dieu n’aura point décidé définitivement entre vous et
votre neveu. Ahmed Elmansoûr avait été vivement froissé
par ces paroles qu’il avait attribuées à un faux jugement de
Abdelazîz à son égard et à une rancune personnelle. Mais
on n’avait tenu aucun compte de ces observations et Elman-
soûr était allé à Fez comme lieutenant du sultan. Quand
Elmansoûr revint à Murâkush à la tête de ses troupes, il ren-
contra Abdelazîz et lui dit : « Vous aviez bien raison ; la
première idée qui vient à l’esprit est la dernière à met-
tre à exécution. » Depuis ce jour, Elmansoûr qui avait
reconnu la sagesse du vizir, chassa de son coeur les senti-
ments qui l’avaient agité dans cette circonstance.

A peine Elmansoûr fut-il arrivé à la tête des troupes de
Fez, que Mohammed s’enfuit dans le Sous. Néanmoins les
habitants de Murâkush continuèrent à soutenir le siège jusqu’au
moment où Abdelmâlek eut noué des intelligences avec les
notables des Guerâra qui l’introduisirent dans la ville par
une brèche pratiquée dans les remparts. Lorsque Mohammed
chercha un refuge dans le Sous, Elmansoûr se mit à sa

Nozhet-Elhddi. 8
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poursuite et lui livra divers combats importants dans lesquels Dieu lui assura la victoire ; suivant sa coutume, Mohammed prit encore la fuite et se réfugia dans les montagnes du Deren, puis il se rendit à Tanger où il demanda secours au commandeur des chrétiens. C’est à Dieu qu’appartient la fin de toute chose; il égare qui il luiplait et dirige qui il veut, sans que personne ait à lui demander compte de ses actions.

XXIII : DE L’APPEL ADRESSÉ AUX CHRÉTIENS PAR MAULAY MOHAMMED BEN ABDALLAH ET DES ÉVÉNEMENTS QUI EN FURENT LA CONSÉQUENCE
Incapable de tenir tête à son oncle Abdelmâlek et ne trouvant nulle part appui ni refuge, Maulay Mohammed ben Abdallah (Dieu lui pardonne ainsi qu’à nous!) se rendit auprès du souverain des chrétiens, le roi de Portugal, et lui demanda aide et protection contre Abdelmâlek. Le monarque portugais ayant consenti à fournir une nombreuse armée de secours, Maulay Mohammed adressa alors une proclamation aux principaux personnages du Murâkush, notables, ulémas et chérifs. Dans cette proclamation, il faisait un crime à ses anciens sujets d’avoir, sans motif légal, renié et déchiré leur pacte de fidélité pour proclamer son oncle souverain en son lieu et place.
« Si j’ai demandé secours aux chrétiens, disait-il, c’est uniquement parce que l’appui des musulmans m’a manqué. Or les ulémas affirment qu’il est licite d’user de tous les moyens en son pouvoir contre quiconque lui a ravi ses biens. » Et il ajoutait encore dans ce document où il tonnait, fulgurait et accumulait les menaces : « Puisque vous ne voulez pas agir autrement, reconnaissez donc que vous méritez d’être combattus au nom de Dieu et du Prophète. »
Enfin, pour éviter d’employer le mot « chrétiens » il désignait ses alliés sous le nom de « gens de la Contrée ».
Les docteurs de l’Islam répondirent à cette proclamation par une lettre qui repoussait toute cette avalanche d’arguties et faisait bonne justice de ces misérables interprétations.
Voici d’ailleurs le texte de cette lettre, mot pour mot :
«Louange à Dieu comme il convient à sa gloire. Que le salut et la bénédiction soient en notre seigneur Mohammed, le plus parfait des prophètes et des envoyés de Dieu ! Que la satisfaction divine soit accordée à la famille du Prophète et à ceux de ses disciples qui ont émigré pour la foi de l’Islam. En agissant ainsi, ils ont fui la religion des infidèles qu’ils ne voulaient ni aider, ni appeler à leur secours, et ils ont pu attendre que la foi de l’Islam fût assise sur des bases certaines et définitives.
« Voici maintenant ce que disent les habitants du Murâkush, chérifs, docteurs, saints personnages, soldats et capitaines (Dieu leur soit à tous propice !) à Maulay Mohammed, fils de Maulay Abdallah le Saadien, en réponse à la proclamation qu’il leur a adressée et qui les convie, par des arguments faibles, prolixes et sans force, à se soumettre à la décision du Livre sacré.
« En ce qui touche au premier argument qui figure en tète de votre proclamation, si vous aviez été capable de faire un retour sur vous-même et de vous adresser un blâme ou un reproche, vous vous seriez aperçu certainement que cet argument tournait contre vous. Ainsi, vous nous dites que nous avons rompu le pacte conclu avec vous, après que nous avions pris volontairement l’engagement de l’observer avec fidélité. Mais, par Dieu ! si nous avons agi ainsi, ce n’a pas été sous l’empire d’un pur caprice ; nous ne nous sommes pas non plus laissés entraîner à cela par le désir de sortir, grâce à une innovation, du chemin qui nous a été tracé par la loi. Bien au contraire ; nous avons voulu seulement rester ainsi dans la voie indiquée par le Coran, en nous maintenant dans la plus stricte légalité, et c’est ce que nous allons vous expliquer en détail et vous démontrer par des arguments et des preuves tirées du Coran et de la Sonna.
« Certes, vous avez été notre souverain légitime en vertu du serment de fidélité que vous, avait fait prêter par nous votre père. Grâce à l’héritage que celui-ci vous a laissé, vous avez eu entre les mains plus d’argent, de trésors, d’approvisionnements, de munitions et de forteresses que n’en avait jamais pu réunir aucun de vos généreux ancêtres (Dieu leur témoigne sa satisfaction !). Vos aïeux cependant, avec les seuls biens qu’ils possédaient, avaient déployé le plus grand zèle pour la guerre sainte ; ils avaient réussi à arracher des mains des chrétiens les personnes des musulmans et les forteresses de leur territoire ; ils avaient établi sur des bases fixes et solides la religion de Dieu et avaient recouvré une partie notable des villes et des provinces du Maghreb.
« Quant à vous, aussitôt arrivé au pouvoir, vous avez vu toute la population remettre son sort entre vos mains et se laisser guider par vous. Personne n’a songé à changer ni à modifier cet état de choses, personne ne vous a été hostile ni rebelle, jusqu’au jour où votre oncle a pris les armés contre vous, invoquant un droit qu’il vous est impossible de méconnaître, car il est parfaitement établi. C’est vous-même alors qui vous êtes hâté de transmettre et d’abandonner votre situation à votre oncle et qui avez été l’instrument de sa fortune, en portant en quelque sorte, son drapeau.
« En effet, votre oncle n’avait avec lui qu’une faible troupe avec laquelle un homme intelligent ne pouvait avoir un instant la pensée de combattre une seule de vos armées, ni même de soutenir la lutte contre le moindre des régiments rangés sous vos étendards. Et pourtant, à peine le combat allait-il être entamé et la mêlée avoir lieu que vous vous êtes dérobé en fuyant à la façon d’un homme traqué pour des représailles. Vainement vos soldats vous ont appelé, tant vous aviez hâte alors de trouver un refuge. Vos armes, votre camp avec tout ce qu’il contenait, vous avez tout laissé aux mains de l’ennemi qui l’a détruit ou pillé. A Fez même, alors que vous quittiez cette ville, les habitants ne vous ont-ils pas crié : « Pourquoi nous abandonner ainsi ; sur qui désormais nous appuyer ? Vous avez fui sans seulement détourner la tête ; vous avez abandonné cette cité célèbre et populeuse avec ses trésors, ses immenses approvisionnements, ses nombreux quartiers et les hautes murailles qui la protègent. Ses habitants se sont trouvés subitement à la merci de vagabonds et de scélérats qui ne demandaient qua porter leurs mains criminelles sur les femmes, sur les enfants et sur tous les biens acquis par le travail ou par héritage. Personne n’était là pour défendre les faibles et les malheureux ; ils n’avaient d’autre protecteur que Dieu, qui a dit en parlant d’êtres faibles comme eux, et qui donc est plus véridique que Dieu dans ses paroles ? « Ils sont incapables d’initiative et ne sauraient se diriger dans la vie IV, 100. »
« Maintenant que vous aviez fui en les laissant livrés à l’anarchie, les gens de Fez ne pouvaient plus songer qu’à examiner la situation qui leur était faite et réfléchir aux moyens de s’en tirer eux-mêmes. C’est alors que votre oncle, à la tête de son armée, se présenta à la porte de la ville ; il invoqua ses droits, imitant dans cette circonstance l’exemple que lui avait donné son père, ce que vous savez pertinemment, car vous n’ignorez ni le fait dont il s’agit, ni ses conséquences.
« Vous savez bien que Maulay Mohammed, le premier ancêtre de votre dynastie, avait fait promettre à ses enfants Maulay Ahmed et Maulay Mohammed Eccheikh et à leurs frères, qu’aucun d’eux ni aucun de leurs enfants n’occuperait le trône à moins qu’il ne fût l’aîné de la famille. Cet engagement fut tenu par eux jusqu’au jour où leurs enfants furent devenus grands. Votre aïeul demanda alors à son frère d’exécuter cette convention, mais celui-ci s’y étant refusé, il dut le combattre et ce fut seulement à la suite de cette lutte qu’il arriva au pouvoir. L’ordre de primogéniture ayant été ensuite observé par votre aïeul pour la désignation de votre père comme son successeur, personne ne songea à contester ce choix. Mais votre père rejeta cette tradition et vous désigna pour lui succéder, sans que nul cependant y mît obstacle
« Si vous admettez ce qui précède, quel droit osez-vous invoquer? sur quel précédent pouvez-vous vous appuyer?
Si vous ne l’admettez pas, la royauté de votre père, qui a régné avant vous, celle de votre aïeul, qui l’a précédé, sont illégitimes, car alors la couronne eût dû revenir à votre oncle Maulay Ahmed. Votre aïeul en effet n’aurait eu, dans ce cas, aucun droit de combattre son frère Maulay Ahmed et l’avènement au trône de ce dernier eût seul été légitime, puisque votre bisaïeul l’avait désigné pour son successeur.
« En dehors de cette double hypothèse, il ne reste plus que le droit que concède la force, droit que vous récusez lorsqu’il s’agit de votre oncle et de la lutte qu’il a entreprise contre vous. Mais si vous voulez contester la royauté de votre oncle en tirant argument de ce qu’il l’a acquise par la violence, cet argument retourné contre vous sera encore plus décisif, puisqu’il est prouvé que celui de qui vous tenez la couronne n’avait aucun droit lui-même à la royauté : or ce qui n’a point d’existence légale ne saurait avoir d’existence réelle. Il n’y aurait plus alors pour décider entre vous deux qu’à mettre en pratique le dicton : « Après Abou Léila, la couronne appartiendra au vainqueur. »
« Comme conséquence de ce qui vient d’être dit, vous devriez admettre la décision prise par votre premier ancêtre, au sujet de la transmission du pouvoir, et en faire bénéficier votre oncle qui, en ce moment, est votre aîné à tons. Si vous contestez la validité de la décision prise par votre ancêtre, nous vous répondrons par ce passage de l’imam Elmâouerdi au chapitre du « Droit au pouvoir royal », dans son livre intitulé: Elahkdm essolthâniya: « Abdelmâlek ben Merouân décida que la royauté appartiendrait successivement à l’aîné de ses fils et personne n’a contesté ce principe.» Ne dites pas que la façon d’agir de Abdelmâlek ne fait pas autorité, nous vous répondrions que ce qui lui donne une valeur décisive, c’est le silence qu’ont gardé à ce sujet les illustres docteurs qui vivaient à cette époque, silence qu’ils n’eussent certainement pas observé si cette décision eût été inique. Quand tous les gens d’une même époque sont unanimes sur une question de droit, cela équivaut à Ijmâ‘, c’est-à-dire que le point ainsi établi devient une vérité de Dieu sur la terre.
« Les docteurs de Fez savent aussi le badits que Moslim a inséré dans son Sahîh ‘ au chapitre intitulé : Elimdra et dont voici le texte : « Le Prophète a dit : Au jour de la Résurrection, on portera devant chaque traître un étendard qui servira à le faire reconnaitre. On dira : ceci est la trahison d’un tel, fils d’un tel. Toutefois le traître le plus infâme sera celui qui, étant souverain, aura trahi ses sujets. » Dans son commentaire qui a pour titre Ihnâl elmoallim dla charh Moslim, le cadi Aboulfadhl ‘Iyâd ben Moussa ( cadi ‘Iyâd, né à Sebta en 1083 et mort à Murâkush en 1149) ajoute ces mots : « c’est-à-dire le commandeur qui ne les aura pas rendus heureux, qui ne les aura pas guidés de ses conseils et qui n’aura pas été fidèle au pacte conclu avec eux en prenant lu direction des affaires. » Dans le môme chapitre, on trouve également ces paroles du Prophète : « Tout commandeur à qui Dieu aura confié la garde de sujets et qui ne les aura pas guidés de ses conseils, ne respirera jamais le parfum du Paradis, parfum qui cependant se fait sentir à une distance de 500 journées de marche. » Dans le Ikmdl, le commentateur dit : « L’opinion reçue est qu’un peuple livré à l’anarchie, abandonné, sans chef, a le droit de se concerter pour choisir un souverain et le proclamer; ce sera alors au commandeur qu’ils auront chargé du soin de leurs affaires, qu’il appartiendra de faire régner la justice parmi eux et de réprimer les crimes. »
« Quand ils ont été abandonnés par vous, qu’ils se sont trouvés sans chef et en présence de votre oncle, qui invoquait les droits dont nous avons parlé, vos sujets se sont souvenu des paroles du Prophète et de la décision prise autrefois par votre vertueux ancêtre. Désespérant alors de vous voir revenir, abandonnés à eux-mêmes et en pleine anarchie, ils ne leur est resté d’autre ressource que de se ranger à l’opinion reçue et de s’entendre pour donner la couronne à votre oncle, en vertu des arguments que nous avons énumérés et que, sans jactance, il vous est impossible de ne pas admettre. Depuis ce jour les populations sont calmes et vivent en paix ; partout les routes sont sûres, car la répression est là pour arrêter toute tentative criminelle.
« Si vous dites que maintenant les habitants de Fez devraient prendre les armes pour vous et lutter en faveur de celui envers qui ils s’étaient engagés à demeurer fidèles, nous vous répondrons qu’une telle lutte ne serait obligatoire qu’autant que vous vous trouveriez parmi eux. Alors seulement leur prise d’armes aurait un caractère légal, car, d’après les prescriptions divines, un peuple ne doit combattre que s’il a à sa tête un commandeur qui le dirige. Allons ! comment pourriez-vous nier ceci !
« Vous êtes ensuite allé à Murâkush, cette cité superbe dans laquelle affluent les richesses des villes et des campagnes, et qui attire à elle les caravanes de toutes les provinces et de toutes les contrées. Ses habitants vous ont accueilli à bras ouverts et avec des démonstrations non équivoques de joie et d’allégresse. Dans cette ville, vous avez trouvé des trésors bondés de richesses, des remparts et des hommes tels qu’on aurait pu lui appliquer ce dicton : « Terre de saint aux bastions solidement construits, coffret à bijoux. »
« Vous vous êtes installé là, vous emparant de tous ces trésors et de toutes ces richesses ; les habitants vous ont aussitôt secondé, sans vous manquer un instant de parole, ni vous trahir; ils n’ont pas non plus désobéi à vos ordres royaux, ni constesté votre autorité. Vous avez voulu alors combattre votre oncle et, dans ce but, vous avez rassemblé une armée si nombreuse qu’aucun registre n’en aurait pu contenir l’énumération, ni aucune langue parlée, exprimer le chiffre de ses combattants ; puis vous êtes sorti tramant à votre suite des flots de cavaliers et une masse de fantassins qui couvraient les plaines et les coteaux. Eh ! bien, qu’avez-vous fait à ce moment ? A peine la bataille était-elle commencée, à peine les coups d’estoc et de taille allaient-ils pleuvoir et la mêlée s’engager que, selon votre habitude, vous preniez la fuite ; vous abandonniez la direction de votre armée à vos capitaines et laissiez les malheiirs et les calamités fondre sur vos soldats que la main de la mort décimait. Enfin vous livriez à l’ennemi votre camp avec vos femmes, vos richesses, vos armes et vos guerriers.
« Après cela, vous avez regagné en toute hâte Murâkush. Les habitants de cette ville ne vous ont point repoussé ; aucun d’eux ne vous a dit que vous n’étiez plus digne d’en être le maître ; bien au contraire, ils ont pris les armes pour vous soutenir et, retranchés derrière les puissantes murailles de leur cité, ils se sont résignés à subir les rigueurs d’un siège.
Mais vous, la nuit venue, vous les avez de nouveau trahis ; vous vous êtes enfui de la citadelle abandonnant lâchement vos fdles, vos femmes, vos soeurs et vos tantes, sans même laisser un portier, un gardien, un fantassin ou un cavalier pour veiller sur elles. Quelle affreuse détresse et quelle triste situation pour ces femmes ! N’eussent été la faveur et la bienveillance de Dieu, la recommandation qu’il a faite de ne point souiller la pureté des membres de la famille du Prophète, les débauchés les plus vils auraient porté sur elles leurs mains criminelles.
« Qu’osez-vous prétendre après tout cela ? Quel crédit pourrait avoir maintenant votre parole parmi les hommes ? Armé des droits dont nous avons parlé, votre oncle s’est présenté devant Murâkush ; il a vu les habitants de cette ville veiller, grâce à Dieu, sur leurs enfants et sur leurs demeures pour les préserver de toute atteinte. Dieu l’envoyait comme sauveur, aussi fut-il acclamé souverain et la paix et le calme régnèrent alors à Murâkush.
« Ensuite vous vous êtes réfugié dans la montagne et, aidé du chef de la contrée, vous vous êtes mis à piller les biens de vos sujets et à répandre leur sang. Et quels étaient vos principaux auxiliaires dans cette tâche? les mécréants, qui méprisent l’autorité du Coran et qui demeuraient ainsi en paix et en sécurité sous l’égide du seigneur des hommes et des génies ! Vous et eux, dans votre tyrannie et votre oppression, vous méritiez qu’on vous appliquât ce vers du poète :
« Il ne règne sur personne, sinon sur les plus vils des insensés. »
« Vous ne teniez donc aucun compte de ces paroles du Prophète : « Au jour de la Résurrection vous me trouverez l’adversaire impitoyable de quiconque aura été un oppresseur. »
« Vous avez si bien saccagé les pays florissants et ruiné les superbes édifices élevés par vos ancêtres en l’honneur de l’islamisme qu’en vous voyant faire, les habitants du Sous ultérieur ont cru que vous n’aviez d’autre dessein que d’anéantir l’Islam et ses adhérents. Tous les gens instruits et religieux se sont alors éloignés de vous et vous êtes resté, suivant la locution consacrée, semblable à la dépouille d’un animal galeux ».
« Dans le but d’amoindrir la valeur des faits que nous venons d’établir, n’allez point nous dire qu’il y a telle fraction du peuple qui n’a point prêté serment de fidélité à votre oncle, car nous vous répondrions ceci : Personne n’a contesté le califat du commandeur des Croyants, Ali ben AbouThâleb, et pourtant bon nombre des habitants de la Syrie, parmi les uels se trouvaient les gens que vous savez, avaient refusé de reconnaître son autorité. Il y a, en effet, accord unanime pour admettre la légitimité de son règne et pour donner le nom de rebelles à ceux qui l’ont méconnue, on se référant sur ce dernier point à ces mots que le Prophète adressa à Omar : « Tu périras de la main d’une bande de rebelles », or les assassins d’Omar furent précisément dés partisans de Moâwia. Ce hadits est un de ceux qui prouvent que Mahomet avait le don de prédire l’avenir. En somme, la règle est que toute chose unanimement admise par les personnages marquants d’une même époque, forme une base solide d’appréciation et que quiconque y contrevient fait plus que manifester une simple divergence d’opinion.
« Tout ce qui précède ne vise que votre conduite avant que vous vous soyez ligué avec les ennemis de notre religion, avant que vous ayez entrepris vos infâmes machinations contre les musulmans, en convenant avec les chrétiens que vous les laisseriez entrer dans Arzille et que vous leur livreriez des territoires de l’Islam. Mais ô Dieu ! ô Prophète ! que dire du terrible malheur et de la désolation que vous avez attirés sur les musulmans ! Ah ! le Très-Haut vous guette ainsi qu’eux, vous qui n’avez pu vous contenir, qui vous êtes livré aux chrétiens et avez consenti à accepter leur contact et leur voisinage, comme si jamais vos oreilles n’avaient été frappées par ces paroles divines : « O vous qui croyez, ne prenez ni les juifs, ni les chrétiens comme protecteurs ; ils se soutiennent entr’eux, et quiconque recherche leur protection est un des leurs V, 56. » Ce que Abou Hayyân commente ainsi : « C’est-à-dire ne leur donnez pas votre appui et ne recherchez pas leur aide. »
Au chapitre intitulé « De l’autorité juridique », dans le Naoudzil de l’imam Elborzoulî, il est dit que le commandeur des Croyants, Ali ben Youcef ben Tachefinle Lemtounien, s’adressa aux docteurs de son temps, qui étaient les savants que l’on sait, et leur demanda une consultation sur le cas de Ibn Abbâd l’Andalous, qui avait écrit aux Francs pour obtenir leur appui contre les musulmans. Tous ces docteurs répondirent qu’en agissant comme il l’avait fait, Ibn Abbâd avait commis un véritable acte d’apostasie et d’infidélité. Comparez cette aventure avec la vôtre et vous verrez que votre cas est tout à fait analogue et conforme dans son genre à celui de Ibn Abbâd, qui mérita d’être déposé uniquement parce qu’il avait fait appel aux infidèles. Observez encore que le Prophète a dit que nous devions l’obéissance passive. Or les docteurs ayant décidé que le fait de faire appel aux chrétiens contre les musulmans constituait un acte d’apostasie, vous voici donc en présence d’un texte formel qui rend votre déposition obligatoire et qui délie vos sujets du serment de fidélité qu’ils vous avaient prêté. Il ne vous reste plus désormais qu’à contester les justes décisions de Dieu, or quiconque fera opposition à Dieu ou à son Prophète, Dieu sera terrible pour lui dans son châtiment»VIII, 13.
« Lorsque vous dites en parlant des chrétiens «je me suis alors retourné du côté des gens de l’Adoua », évitant ainsi de les désigner par le nom de chrétiens, vous commettez une action odieuse, vous ne l’ignorez pas. Et lorsque vous ajoutez « je me suis retourné de leur côté au moment où il m’a été impossible de trouver un appui parmi les musulmans », vous exprimez-là deux monstruosités qui appellent toutes deux la colère divine : la première, c’est que vous croyez que tous les musulmans sont dans l’erreur et que la vérité n’est plus soutenue que par les chrétiens (Dieu les anéantisse et nous préserve d’un sort semblable !) ; la deuxième, c’est que vous avez fait appel aux chrétiens contre les musulmans. Or un hadits rapporte le fait suivant : « Un homme d’entre les polythéistes connu par sa valeur et son courage alla trouver l’Envoyé de Dieu qui était occupé à aiguiser une arme : « 0 Mohammed, dit cet homme, je viens vous offrir mon aide. » — « Je l’accepterai, répondit le Prophète, si vous croyez en Dieu et au jour du jugement dernier. » — «Ah! pour cela, non, s’écria l’homme. » — «Eh! bien moi, répliqua Mahomet, je ne demanderai jamais assistance à un polythéiste.»
« Ce que vous avez entendu dire par les docteurs, relativement à l’assistance que l’on peut demander aux chrétiens, s’applique exclusivement aux services qu’ils peuvent rendre en transportant du fumier ou en faisant d’autres travaux analogues et non point à leur emploi comme combattants. L’idée de s’en servir contre les musulmans n’a jamais pu venir qu’à un homme qui cache son coeur derrière sa langue. Vous avez dit encore qu’il était permis d’user de tous les concours possibles contre un spoliateur et vous avez voulu tirer de ces paroles un argument qui vous autoriserait à faire appel aux chrétiens contre les musulmans ; mais vous savez bien qu’en agissant ainsi vous êtes en contradiction formelle avec le texte du Coran, ce qui est le propre de l’infidélité. Dieu nous préserve d’un tel sentiment !
« Et lorsque vous ajoutez puisque vous ne voulez pas agir autrement, reconnaissez donc que vous méritez d’être combattus au nom de Dieu et du Prophète, voyons, vous croyez-vous de bonne foi avec Dieu, avec son Prophète et avec leurs fidèles ! Réfléchissez donc à ce que vous dites et songez à ce hadits : « Il en est parmi vous qui prononcent des paroles qui les entraîneront dans le feu de l’enfer durant soixante-dix automnes. »
« Quand les soldats de Dieu et ses auxiliaires, quand les défenseurs de la religion, Arabes et étrangers, ont entendu ce discours, ils ont bondi sous l’empire d’un sentiment d’ardeur jalouse et ont voulu voler au secours de la foi islamique; l’éclat lumineux de leur croyance, entouré de l’auréole delà vérité, a brillé de nouveau à leurs yeux. « Vous verrez ce que je ferai au jour du combat, s’est écrié l’un. » «Dieu « reconnaîtra sûrement ceux qui ont cru et ceux qui ont été hypocrites, » a dit un autre. «Moi, a ajouté un troisième, je n’ai d’autre but que de rendre la paix aux musulmans, car si cet homme avait voulu leur bien, il n’aurait pas commis tous ces actes abominables. » Ainsi ont fait les autres et Dieu leur en saura gré et les récompensera au nom de l’Islam, il les bénira, car c’est lui qui a inspiré ces fantassins et ces cavaliers, ces héros et ces braves. Même s’ils n’avaient fait autre chose que de sentir leurs coeurs attristés à cause de la religion, ces gens-là eussent suffisamment montré la sincérité de leur foi et la grandeur de leurs convictions, mais ils ont voulu porter jusqu’aux marches du trône de Dieu les éclats de leur colère : l’amour et la haine pour la cause de Dieu font, en effet, partie des bases de la foi.
« Sans tenir aucun compte ni de la force ni de la puissance de Dieu, vous nous dites : « Si vous ne faites pas ce que je demande, que le sabre décide! » C’est là une pure jactance qui montre seulement le peu de pudeur de celui qui l’a proférée. Votre sabre dont vous parlez aurait donc été ébréché dans les vingt-quatre combats que vous avez livrés aux musulmans et où vous n’avez jamais pu soutenir l’honneur de votre drapeau. Dire qu’avec les infidèles le tranchant lui serait revenu, serait une véritable plaisanterie, réfléchissez-y.
« Pour ce qui est des paroles que vous attribuez à l’imam de Médine, votre imposture est suffisamment démontrée par l’impuissance où vous êtes de nous citer un texte formel sur lequel vous auriez pu appuyer votre argumentation.
Vous attribuez aussi aux seuls hanéfites le fait d’autoriser, en cas de nécessité, la consommation des chairs d’animaux morts et l’usage immodéré des boissons fermentées, alors que cela se trouve dit expressément par les malékites dans les précis qu’ils mettent entre les mains des enfants. Pourquoi, dans ce cas, ne citer que les textes hanéfites ? Serait-ce par ignorance de votre part ou par dédain de la doctrine de Malek qui, lui cependant, fut un astre perçant.
« Vous nous traitez de rebelles et de fauteurs de désordre; mais il nous est impossible de vous donner raison sur ce point, car c’est seulement si vous étiez resté parmi nous et si vous aviez combattu dans nos rangs, que vous auriez vu si oui ou non nous vous aurions trahi. Du moment que vous avez fui loin de nous, que vous nous avez abandonnés, l’accusation tourne contre vous et non contre nous, en dépit des termes de votre lettre où vous déclarez tout le monde prévaricateur ou impie. Les docteurs l’ont dit : « Quiconque traite un peuple d’impie, mérite plus que tout autre cette « appellation » et cette opinion a été corroborée par le maître des Faqîhs, le commandeur des docteurs, Aboulwalid ben Rushd et par le cadi Aboulfadhl ben ‘ Iyâd.
« Comment se fait-il que vous n’ayez pas songé à ce qui s’est passé à Tunis, à Tlemcen et dans d’autres villes où les souverains ont appelé les chrétiens à leurs secours contre les musulmans. Sont-ils arrivés au but qu’ils s’étaient proposé ? Ont-ils obtenu le résultat qu’ils cherchaient? Non. Et comme en outre les docteurs les ont déclarés apostats, ils ont ainsi perdu et les biens de ce monde et ceux de la vie future. Dieu nous préserve d’un tel sort !
« Dans votre lettre, vous vous montrez très fier d’avoir obtenu l’appui des chrétiens qui mettent à votre disposition des troupes nombreuses ; vous vous croyez sûr, grâce à ces armées, de reconquérir votre royaume. Mais comment pourrait-il en être ainsi, quand Dieu a dit : « Aujourd’hui je vous ai donné une doctrine complète, je vous ai comblés de mes faveurs et je suis satisfait que l’Islam soit votre religion V, 5.
«Dieu veut seulement prodiguer ses lumières en dépit même des infidèles » IX, 32. Le Prophète, a dit encore: « Jamais cette nation ne sera vaincue, quand tous les infidèles répandus sur la terre entière se ligueraient contre elle » ; « L’Antechrist combattra cette nation», et «j’ai demandé à Dieu trois choses; il m’en a accordé deux et m’a refusé la troisième. Je lui ai demandé de ne point vous faire disparaître après un nombre d’années déterminées, comme il l’a fait pour le peuple de Joseph ; il y a consenti. Je lui ai demandé que vous ne fussiez pas vaincus par un ennemi infidèle ; il m’a accordé cette faveur. Enfin, je lui ai demandé qu’il ne laissât point la guerre civile éclater parmi vous ; cela il me l’a refusé. » Tous ces hadits sont contre vous et s’appliquent bien à vous.
« En ce qui touche à ce que vous dites de votre oncle Elmansour, sachez ceci : Aussitôt que votre oncle eut appris que vous aviez demandé aide aux infidèles, il noua son glorieux étendard au centre de la mosquée de Elmansour ; mais au préalable, les porteurs du Coran avaient récité cent fois le Livre sacré et le Sahih de Elbokhârî ; on avait adressé à Dieu un concert d’invocations et d’action de grâces; on avait appelé les prières et les bénédictions du ciel sur l’Apôtre chargé de transmettre promesses et menaces; on avait fait des voeux pour le commandeur et pour l’Islamisme en faveur desquels on demandait l’aide de Dieu et le triomphe le plus glorieux, le plus complet et le plus éclatant. Ah ! si portes du ciel avaient dû s’entr’ouvrir à ce moment et que ces prières étaient exaucées là-haut.
« Au moment où Elmansour recevait votre lettre, en réponse de laquelle nous vous adressons celle-ci, il était à Tâmesna entouré des milices de Dieu, des auxiliaires et des défenseurs de la Foi en un nombre tel que Dieu le voulait pour assurer la victoire. Si la loi divine ne faisait un devoir aux fidèles d’honorer les troupes de l’Islam et les milices de la Foi, de se glorifier et de s’enorgueillir de leur multitude, nous n’aurions pas insisté sur ce point ; mais le commandeur (que Dieu le fortifie !) ne devait pas seulement compter sur eux, car lui et les siens ne pouvaient avoir d’autre appui que la puissance et la force de Dieu, son assistance et sa protection. Le peuple a secondé son commandeur, qui vous a combattu dans plus de 20 batailles, sans qu’une seule fois votre drapeau ait triomphé. Quelle honte et quelle souillure pour le pays des chrétiens que vous vous soyez réfugié chez eux !
Mais Dieu vous guette ainsi qu’eux. « Revenez donc à Dieu, malheureux que vous êtes, et faites amende honorable puisque Dieu accepte le repentir de ses adorateurs à toute heure et à tout moment. Laissez de côté les dires de ceux qui ne sont point en état de vous relever et dont les discours ne vous guideront point vers Dieu. Tels sont les sages conseils que vous devez suivre, les charitables avertissements dont vous devez tenir compte.
Dieu guide qui il lui plaît dans la voie droite ; il est le meilleur des maitres et des protecteurs. C’est sur lui seul que nous comptons, car en qui mieux placer sa confiance? Salut.
XXIV : DE LA BATAILLE DE WÂDI L-MAKHAZIN ET DE L’ÉCLATANTE VICTOIRE QU’Y REMPORTÈRENT LES MUSULMANS
Cette bataille, dit l’auteur du Monteqa, mérite de figurer parmi les grands combats mémorables, et, à cause du nombre considérable des pieux personnages qui y prirent part, on peut dire qu’elle présente la plus grande analogie avec la bataille de Bedr. Mon professeur, Abou RâchedYaqoub Elyed- deri, m’a raconté le fait suivant qu’il tenait de personnes dignes de foi : « Chacun des musulmans qui assistaient à cette bataille se précipitait en avant sur un des chrétiens qu’il apercevait, mais le plus souvent il n’arrivait à rejoindre ce chrétien que quand celui-ci avait été déjà tué par un autre musulman. »
Les chrétiens mirent en ligne dans cette bataille des forces considérables et le nombre de leurs combattants s’éleva, dit-on, au chiffre de 125.000. Ils avaient conçu le projet de ruiner le Maghreb, de presser les musulmans de toute part, et de broyer les adeptes de la foi sous la meule de l’avilissement; aussi le coeur rempli de terreur, la poitrine envahie par l’angoisse, les populations effrayées avaient-elles cru que leur dernière heure était venue. Les gens de coeur eux-mêmes se sentirent atteints par la violence de ces provocations, tant que Dieu n’eût pas décidé de la victoire en faveur de sa religion, qu’il n’eût pas fait triompher sa parole et raconté que par sa grâce, il pouvait faire ce qu’il ne serait venu à l’esprit de personne d’imaginer.
Voici maintenant des détails sur cet événement. Après s’être rendu à Tanger, Mohammed ben Abdallah s’était adressé au souverain chrétien et lui avait demandé de lui fournir des troupes pour marcher contre son oncle. Le commandeur chrétien promit son concours à la condition qu’il resterait maître de tout le littoral du Maghreb et que l’intérieur du pays seul appartiendrait à Mohammed ben Abdallah.
Cette clause ayant été acceptée, le monarque chrétien qui s’appelait Sébastien le Portugais, se mit en mouvement avec son allié à la tête d’une armée considérable dont nous avons déjà indiqué le nombre de combattants d’après l’évaluation de Ibn Elqâdhî, mais qui, selon d’autres auteurs comptait seulement 60.000 hommes environ. Le Monteqa donne le chiffre de 125.000, mais il ajoute que 25.000 hommes restèrent à bord des navires et que les 100.000, qui entrèrent en ligne au moment du combat, furent tous tués ou faits prisonniers. Quant à Mohammed ben Abdallah il n’avait avec lui qu’environ trois cents de ses compagnons.
Cette armée, dit un auteur, qui traînait avec elle deux cents canons, avait tout d’abord commencé par saccager le littoral. Les habitants avisèrent de cette situationle sultan Abdelmâlek, qui était alors à Murâkush, et se plaignirent vivement des cruautés exercées par L’ennemi. Abdelmâlek écrivit aussitôt de Murâkush au monarque chrétien: « Vous avez déjà, lui dit-il, fait preuve de courage en quittant votre pays et en traversant la mer pour venir dans cette contrée. Si maintenant vous demeurez en place jusqu’à ce que je me porte à votre rencontre, c’est que vous êtes un vrai chrétien et un brave, sinon vous n’êtes qu’un chien, fds de chien. »
Quand il eut reçu cette lettre, le roi portugais très irrite consulta son entourage en ces termes : « Faut-il demeurer ici en attendant que nos compagnons d’arme nous ait rejoints?»
— « Mon avis, dit Mohammed ben Abdallah, est que nous marchions en avant et que nous nous emparions de Tétouan, d’Alcazar et de Larache. Les approvisionnements de ces villes et leurs trésors que nous amasserons ainsi viendront accroître nos forces. » Toute l’assistance approuva ce conseil, excepté le monarque qui ne goûta point cet avis. Abdelmâlek qui avait écrit à son frère Ahmed en lui enjoignant de quitter Fez et la banlieue de cette ville pour se mettre à la tète de ses troupes et se préparer à la lutte, avait adressé ensuite au roi chrétien les mots suivants : « Je vais faire seize journées de marche afin de me porter à votre rencontre, ne ferez-vous pas une seule journée de marche pour venir vers moi ? » L’ennemi qui était alors à un endroit appelé Tahaddert se mit aussitôt en marche et vint camper sur les bords de l’Ouâdî EJmekhâzin, à peu de distance du château de Ketâma’. Dans cette circonstance Abdelmâlek avait employé une ruse de guerre, car dès que le roi portugais eut franchi la rivière avec ses troupes et fait camper son armée sur la rive opposée, il donna l’ordre de couper le pont et envoya à cet effet un détachement de cavelerie qui exécuta la mission qui lui avait été confiée. Il faut ajouter qu’à cet endroit la rivière n’était pas guéable.
A la tête des troupes musulmanes et d’une cavalerie d’élite Abdelmâlek marcha à l’ennemi ; un corps de volontaires formé de tous ceux qui aspiraient à la suprême récompense ou aux palmes du martyre se joignit à lui. De tous côtés la foule accourut en toute hâte, car personne ne voulait manquer à ce glorieux rendez-vous. Parmi les personnages notables qui assistèrent à cette bataille, on cite entr’autres, Aboulmahâsin Sidi Youcef Elfâsî. J’ai également entendu dire que le Ghouts , Sidi Aboulabbâs Essebtî, apparut aux yeux de tous durant la mêlée ; il était monté sur un cheval gris et allait de tous côtés exciter l’ardeur des combattants. Pareil fait ne saurait être nié, car on sait que les martyrs sont toujours vivants auprès de Dieu.
Les deux armées ayant pris contact se précipitèrent l’une sur l’autre et engagèrent vivement l’action ; bientôt l’air fut obscurcie par la poussière que soulevaient les chevaux et par la fumée des canons ; le combat devint acharné et pendant longtemps les coups d’estoc et de taille volèrent de tous côtés. Au moment même du premier choc, alors que le combat venait de s’engager, que la mêlée commençait et que le feu de la guerre s’allumait, Abdelmâlek qui était malade mourut dans sa litière. Mais dans son admirable prévoyance et dans sa grâce inépuisable, Dieu voulut que la mort du sultan fût ignorée de tous à l’exception de son chambellan et affranchi, Redhouân le renégat. Celui-ci cacha cette mort et se mit à aller de tente en tente en disant : « Le sultan ordonne à un tel de se rendre à tel endroit, à un tel de rester auprès du drapeau, à un tel de se porter en avant, à un tel de se porter en arrière, etc. »
Le commentateur de la Zahra donne le récit suivant : Quand Abdelmâlek mourut, l’écuyer chargé de sa litière ne fit point connaître la mort du souverain ; il continua à fairea vancer l’attelage clans la direction de l’ennemi en criant aux soldats : « Le sultan vous ordonne de marcher en avant contre les infidèles. » Il n’y eut que Elmansour qui connut également la triste nouvelle, mais il la cacha aussi. La lutte continua dans ces conditions : les glaives s’entremêlèrent et abreuvèrent les coupes de la mort jusqu’au moment où le vent de la victoire souffla en faveur des musulmans ; la fortune leur devint favorable, les fleurs du triomphe donnèrent des fruits dans les spadices de leurs lances. Vaincus, les infidèles tournèrent le dos, mais enfermés dans un cercle de mort ils virent les glaives s’abattre sur leur tête et quand ils voulurent prendre la fuite il était trop tard. Le commandeur portugais périt noyé dans la rivière. La destruction du pont, que les chrétiens voulurent regagner et dont ils ne trouvèrent plus la moindre trace, fut la principale cause de leur perte. Cette habile opération leur fut fatale, car c’est à peine si quelques rares combattants purent échapper au carnage.
En cherchant parmi les morts, on trouva le corps de Mohammed ben Abdallah qui s’était noyé dans le Lukkus-Voyant la bataille perdue, il s’était jeté dans cette rivière pour la traverser à la nage, mais il avait été emporté par le courant et avait péri. Le cadavre retiré par des plongeurs fut écorché et la peau remplie de paille fut ensuite promenée à travers les rues de Murâkush et d’autres villes.
On retrouva également parmi les morts Abou Abdallah Mohammed ben Asker, l’auteur du Dauhat enndchir; il avait accompagné l’Écorché dans sa fuite et s’était rendu avec lui au pays des chrétiens en qualité de courtisan : son cadavre gisait au milieu de ceux des infidèles. A ce propos on a raconté diverses choses, entr’autres que son corps avait été trouvé couché sur le côté gauche et tournant le dos à la kibla. C’est à cause de ce récit que, dans une des poésies qu’il composa en l’honneur des disciples de son père, le jurisconsulte, le savant Sidi Mohammed, fils du célèbre imam Sidi Abdallah Elhibthî, cherchant à excuser Ibn Asker et à montrer l’inanité de la croyance populaire à son égard, dit les vers suivants :
« Parmi eux figurait le cheikh dont la valeur ne saurait être mé-
connue, Mohammed Asker qui eut un sort funeste ;
« S’il avait commis une faute manifeste, son coeur cependant était
pur de tout scepticisme.
« Je l’ai vu en songe, il avait le visage radieux et le corps éclatant
de beauté et de parure. »

La rencontre des deux armées eut lieu le lundi, dernier jour de djomada Pr de l’année 986 (4 août 1578). D’après l’auteur du Monteqa, et suivant le récit qui lui en aurait été fait par un astronome, le combat aurait duré de quarante-cinq à cinquante-deux degrés (3h à 3h30)
Abdelmâlek était mort le même jour à midi et, ainsi qu’on le verra plus loin, s’il plaît à Dieu, il eut pour successeur au trône son frère, Aboulabbâs Ahmed Elmansour. L’auteur du Borret elhidjdl dit à ce propos : « Admirez la sagesse du Dieu unique et tout puissant; dans un même jour il a fait périr trois commandeurs : Abdelmâlek, son frère Mohammed ben Abdallah et Sébastien le monarque chrétien et il n’en a élevé au pouvoir qu’un seul, Aboulabbâs Elmansour. »
Quand le grand monarque chrétien eut appris la nouvelle de cette défaite, il envoya demander à Elmansour qui, proclamé souverain, était alors de retour à Fez, l’autorisation de racheter les prisonniers chrétiens. Cette autorisation lui ayant été accordée, il les racheta moyennant une somme considérable qu’il avait réunie à cet effet. Un auteur rapporte qu’après avoir été rendus à la liberté, les prisonniers chrétiens restèrent dans leur pays et se présentèrent devant leur souverain qui leur dit: « Pourquoi ne vous étiez-vous pas emparé d’Alcazar, de Larache et de Tétouan avant l’arrivée du sultan? » — «C’est, répondirent-ils, le commandeur que vous aviez placé à notre tête qui s’y est opposé. » Sur cette réponse, le monarque avait ordonné de faire brûler tous les prisonniers.
A titre de fait singulier et plaisant on raconte ce qui suit : « Comme les chrétiens (que Dieu les maudisse!), à la suite du désastre qu’ils venaient d’éprouver, avaient perdu beaucoup de monde, les évêques voyant le petit nombre d’hommes qui restaient et craignant que le pays ne se dépeuplât, autorisèrent le peuple à commettre l’adultère, afin d’augmenter ainsi le nombre des naissances et de réparer les pertes qu’ils avaient subies. Ils s’imaginaient de cette façon assurer le triomphe de leur religion et relever les forces de la nation. Dieu les avilisse et les anéantisse ! »
CHAPITRE XXV : DES CAUSES DE LA MORT DE ABOU MEROUAN ABDELMALEK ET D’AUTRES
FAITS QUI CONCERNENT CE COMMANDEUR
« La mort de Abdelmâlek, dit Ibn Elqâdhî, fut le résultat d’un empoisonnement pratiqué dans les circonstances suivantes : Redhouân Eleuldj, le caïd des Turcs, qui accompagnait le commandeur, avait mandé aux autres caïds qu’il leur remettrait un gâteau empoisonné pour l’offrir à Abdelmâlek au moment où celui-ci passerait ‘auprès d’eux. Le but de Redhouân avait été de faire périr le sultan aussitôt qu’avec son concours il se serait rendu maître de la ville de Fez, et d’établir de cette façon l’autorité des Turcs dans cette ville. Dieu ne permit pas à ce dernier dessein, de s’accomplir, les Turcs l’ayant eux-mêmes jugé impraticable en voyant la force et la puissance des troupes du Murâkush, mais la mort du commandeur fut la conséquence de cette trahison. » Le corps de de Abdelmâlek fut, aussitôt après sa mort, transporté à Murâkush où il fut enterré.
Ce commandeur n’avait régné que quatre ans. Il avait compté au nombre de ses chambellans, Redbouân Eleuldj et parmi ses secrétaires, Mohammed ben Aïssa et Mohammed ben Omar Ecchâoui. Quant à ses cadis ils avaient été les mêmes que ceux de son neveu. Il avait adopté le costume des Turcs et suivait leurs usages en bien des circonstances. On le soupçonnait d’avoir du penchant pour les choses nouvelles et ce qui vient d être dit prouve que parfois il ne craignait pas de le laisser paraître. Il avait pris le surnom royal de Elmoatasem.
Abdelmâlek avait donné la lieutenance de Fez et du district de cette ville à son frère, Aboulabbâs Ahmed Elmansour, pour qui il avait la plus entière affection. Il l’avait désigné comme son héritier présomptif et le comblait de ses libéralités. Ses sentiments à l’égard de son frère se montrent bien dans une lettre que j’ai lue et dont voici la teneur :

« Au nom du Dieu clément et miséricordieux. De la part
du serviteur de Dieu, de celui qui s’appuie sur l’Éternel et
combat dans sa voie, le commandeur des Croyants, Abdelmâlek,
fils du commandeur des Croyants, Abou Abdallah Mohammed
Eccheikh, leChérifhassanide. Dieu, par sa grâce, fortifie son
autorité et le favorise de son aide ; qu’il accorde le bonheur
à ceux qui vivent dans son siècle béni et qu’il perpétue sa
gloire !

« Ceci a été dicté par le commandeur lui-même, que Dieu le
protège et éternise sa renommée : A notre frère chéri et
bien-aimé Baba Ahmed, que Dieu le garde et lui accorde
son salut et sa bénédiction ! Ensuite : sachez qu’après moi-
même, il n’est personne à qui j’ai voué l’affection que je vous
porte, aussi mon désir est-il de ne transmettre à aucun autre
qu’à vous le pouvoir que je détiens. Toutefois je trouve que
d’ordinaire vous montrez trop de mollesse dans les affaires ;
ainsi vous négligez des choses importantes et en prenez
si peu de souci qu’il devient souvent impossible de remédier
à certains faits qui parviennent à ma connaissance et, n’était
la faveur divine, cela pourrait amener la ruine de l’empire ,
en ébranler les bases et permettre à l’ennemi d’arriver à son
but et à ses fins. Je vous signalerai, par exemple, l’état
d’abandon dans lequel vous laissez les troupes de Laracbe et
votre insouciance à leur égard. Cependant à tout instant
vous recevez de ces troupes des demandes de vivres, de
poudre, de plomb, toutes choses indispensables et sans
lesquelles il ne leur est pas possible de tenir tête à l’ennemi.
Jusqu’à cette heure vous avez négligé de répondre à leur
appel et vous ne vous êtes point inquiété de leur procurer
ce qu’elles demandaient.

« Au reçu de la présente lettre et avant même qu’elle soit
sortie de vos mains, vous enverrez aux troupes de Larache
dix jours de vivres, en attendant que nous-mêmes, s’il plaît
à Dieu, nous arrivions dans cette ville et avisions à la pour-
voir de tout ce dont elle aurait encore besoin. Vous expédierez
également au même endroit et sans aucun retard tout ce
que vous avez de poudre et de plomb par devers vous. Sur
ce point, qui ne saurait souffrir la moindre négligence, je
n’accepterai aucune excuse : agissez, il le faut, il le faut.

«J’ai appris que le chef des chrétiens se trouve près d’Arzille avec 1,500 hommes ; je souhaite vivement que vous vous sentiez mû par le désir de joindre l’ennemi en cet endroit à la tête de vos troupes, qui le couvriront sûrement deconfusion, car à peine l’ennemi vous aura-t-il aperçu que, selon sa coutume, il prendra honteusement la fuite. Secouez donc votre torpeur, ouvrez les yeux de la vigilance et sachez que les circonstances présentes ne comportent que de la décision, une grande activité dans les opérations, du zèle et de l’audace. Salut. »
CHAPITRE XXVI : DES DÉBUTS DU SULTAN ABOULABBAS MAULAY AHMED ELMANSOUR EDDZEHEBI

Voici le portrait de ce commandeur: d’une taille élevée, de large carrure, les joues pleines et recouvertes d’une teinte jaunâtre, brun, les cheveux et les yeux noirs, il avait les dents bien plantées et les incisives fort brillantes. Son visage agréable était de forme régulière, son abord était affable, ses manières gracieuses et son maintien élégant. 11 était né à Fez en 956/1549.
Sa mère, la dame Mesaouda, fille du fameux cheikh Aboulabbâs Ahmed ben Abdallah Elouzguîti Eloucrzerâti, était une sainte femme éprise d’une véritable passion pour la construction des monuments et recherchant les occasions de faire le bien. Ce fut elle, est-il dit dans le Monteqa, qui fit bâtir la grande mosquée du quartier de Bab Dokkala dans la ville de Murâkush ; à l’aide de biens de main-morte, elle assigna de nombreuses ressources à cette mosqué qu’elle avait fait élever en 965 (1558). Elle fit également construire le pont de la rivière d’Omm Errebîa et d’autres monuments encore. Elle mourut à l’aube du mardi, 26 safar 999 (24 décembre 1590).
Suivant un bruit répandu, cette commandeursse apparut en songe après sa mort. Comme on lui demandait de quelle façon Dieu l’avait traitée, elle répondit : « Dieu m’a pardonné mes péchés parce qu’un jour, étant occupée à satisfaire un besoin naturel et ayant entendu le muezzin commencer son appel à la prière, je remis vivement mes vêtements jusqu’au moment où l’appel à la prière fut terminé. Dieu m’a su gré du respect que j’avais ainsi témoigné en entendant prononcer son nom et il m’a pardonné.

Elmansour fut élevé dans la sagesse et la vertu. Bien avant qu’on lui eût attaché ses premières amulettes on voyait briller en lui les signes de la noblesse royale, et son père, Elmahdî, le signalait déjà comme le plus remarquable de ses
enfants. « Le vénérable vieillard, le caïd Abou Mohammed Moumen ben Ghâzî Elamrî, est-il dit dans leMendhilEssefd, m’a raconté qu’étant encore enfant, Elmansour se rendit du vivant de son père dans la salle du Conseil remplie à ce moment de personnages considérables et s’ouvrit un passage en fendant la foule: Elmahdi, ajouta Moumen, m’appela alors, car j’étais le plus infime personnage de cette assemblée, et me dit : « Emporte cet enfant, ô Moumen, cela te profitera «plus tard à toi et à tes descendants. » Je me hâtai aussitôt d’emporter l’enfant et la prédiction du commandeur se réalisa. En effet, lorsque Elmansour arriva au pouvoir suprême, le caïd Moumen ben Ghâzî occupa auprès de lui un rang distingué et une haute situation.
Abou Fâres dit encore : « Quand, ainsi qu’on l’a vu plus haut, Elmahdi fit reconnaître le commandeur Elghâleb-billah comme héritier présomptif, il le fit venir de Fez et lui recommanda chaleuresement Elmansour en prononçant ces mots ou quelque chose d’approchant: « Il y a parti à en tirer.» Elmansour racontait qu’il avait vu en songe le Prophète enveloppé d’une brillante auréole : « L’idée me vint, dit-il, de le consulter sur les chances que j’avais d’arriver au pouvoir suprême. Saisissant aussitôt ma pensée-, le Prophète y répondit d’une façon précise, car avec trois de ses nobles doigts, le pouce, l’index et le médius qu’il réunit ensemble, il fit un geste vers moi en disant : « Commandeur des croyants. »
Le Faqîh, l’ambassadeur royal, le savant, le saint, Abou Abdallah Mohammed ben Mohammed ben Ali Edderaï, Eldjezzoulî, rapporte qu’il se rencontra un jour au Caire avec un devin. Celui-ci, ajouta-t-il, m’ayant demandé des renseignements sur le sultan Mohammed Eccheikh Elmalidi et sur ses enfants, je lui donnai le nom des enfants en me bornant aux plus âgés et sans mentionner, par conséquent, Elmansour qui était le plus jeune de toute la famille. « Il en est un que vous n’avez pas encore nommé, me fit observer le devin.»— «Ahmed, luirépondis-je. » — «Celui-ci, répliqua-t-il, mais c’est le joyau de cette famille, il sera l’honneur de cette dynastie. » Effectivement il en fut ainsi.
Dans son ouvrage intitulé : Elfaoudïd eldjomma bi iswJd
‘oloum elornrna, l’imam Abou Zéid Abderrahman ben
Mohammed Ettinmârtî fait le récit suivant : «Une nuit, nous
dit le Faqîh Aboulabbâs Ahmed ben Abdallah Eddeghoughî, chef de la police à Taroudant, je me vis en songe au milieu d’un groupe de savants qui lisaient le Sahîh de Elbokhârî dans une pièce du palais impérial de Taroudant où se trouvait alors Aboulabbâs Elmansour qui, à ce moment, n’était pas encore investi du pouvoir suprême. En marge du livre je lus ces mots « il a fait jaillir le feu du briquet »; je cherchai à saisir le sens de ce passage, quand en me retournant j’aperçus assis sur un tapis un homme qui se tenait à l’écart. L’idée me vint de demander à ce personnage l’explication de cette phrase et lui apportant aussitôt le livre je lui dis : « Maître, quel est donc le sens des mots qui sont en « marge de ce livre? » — « Allez, me répondit-il, dire à Maulay Ahmed que c’est moi qui ferai jaillir l’étincelle de son briquet tant qu’il restera dans la bonne voie ; mais s’il n’y restait point, je ne m’occuperais plus de lui. » — « Qui êtes-vous donc, maître, lui demandai-je ?» — « Le Prophète de Dieu, répondit-il. » A ce moment je me réveillai. Il s’écoula peu de temps avant que le commandeur arrivât au pouvoir suprême et sa conduite fut toujours digne d’éloges. » « Que désirer de mieux, s’écrie Abou Zéid, qu’un briquet dont le Prophète lui-même fait jaillir l’étincelle. » Ce qui précède nous montre en outre, que dans l’islamisme, le pouvoir souverain ne peut être acquis que sur l’ordre du Prophète ; c’est là du reste une opinion très répandue.

On peut encore rapprocher de ceci le passage du livre inti-
tulé lbtihâdj elqoloub, passage dans lequel l’auteur parlant
des miracles de Sidi Abderrahman Elmedjdzoub s’exprime
ainsi: « Le saint patron, Sidi Gueddâr le malékite, ayant vu
en songe le Prophète de Dieu, se plaignit à lui des Oulàd
Motha’ à cause des désordres que ceux-ci commettaient sur
la terre. « Ahmed ira chez eux, répondit le Prophète. » En
effet, le sultan Ahmed Elmansour se rendit dans le Gharb,
attaqua cette tribu et en dispersa les menbres, comme il sera
dit plus loin, s’il plaît à Dieu.

L’auteur du Monteqa rapporte qu’étant encore tout jeune,
Elmansour fut atteint d’une grave maladie [qu’on déses-
pérait de guérir. La mère du commandeur vit alors en songe une
personne qui lui dit : « Conduis ton fils en pèlerinage à Sidi
Edderrâsben Ismaïl; ton enfant est seulement atteint du mau-
vais oeil. » La mère fit ce pèlerinage avec le jeune commandeur qui,
aussitôt après, fut guéri.

Les anecdotes de ce genre sont nombreuses et leur énu-
mération serait longue si on voulait toutes les colligcr.
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CHAPITRE XXVII : DE L’AVÈNEMENT DE ELMANSOUR AU TRÔNE

Nous avons déjà dit de quelle façon Elmansour avait été
proclamé souverain. Ce fut aussitôt après la bataille de
Ouâdî Elmekhâzin, le lundi, dernier jour de djomada 1er de
l’année 986 (4 août 1578) et tous les personnages influents
qui se trouvaient là furent unanimes à saluer son avène-
ment. Quand, après la bataille, Elmansour rentra à Fez la
Haute, le jeudi 10 de djomada II de cette même année
(15 août), on lui renouvela dans cette ville le serment de fidé-
lité que lui prêtèrent alors tous ceux qui n’avaient pas pris
part au combat. On expédia ensuite des messagers à Murâkush,
dans toutes les villes du Maghreb, dans les campagnes, et
tout le peuple s’empressa de reconnaître le nouveau souve-
rain et de confirmer ainsi les engagements pris par l’assem-
blée des notables.

A peine Elmansour avait-il été acclamé souverain sur le
champ de bataille de l’Ouâdî Elmekhâzin que les troupes
lui réclamèrent leur solde et exigèrent le don de joyeux
avènement que ses prédécesseurs avaient eu coutume d’ac-
corder. A son tour, le sultan demanda le quint du butin que
les soldats s’étaient attribué en entier et qu’ils n’avaient
point partagé selon les prescriptions de la loi. Faute de
renseignements précis, et aussi à cause de l’impudence avec
laquelle les gens fraudaient, cette restitution était difficile à
obtenir et le sultan consentit à faire abandon du butin, à la
condition qu’on ne lui réclamerait ni solde, ni don de joyeux
avènement. Un arrangement, intervenu sur ces bases, réta-
blit l’harmonie entre le commandeur et ses troupes et mit fin à
toute discussion. Toute chose appartient à Dieu.

CHAPITRE XXVIII : hï.MANSOUR ENVOIE DANS TOUS LES PAYS ANNONCER I.A NOUVELLE
DE SA GRANDE VICTOIliE
Aussitôt, dit El-Fishtâli, que Ja bataille de l’Ouâdî Elmekhàzin eut été terminée, que Dieu en abattant l’infidélité et ses sectateurs eut fait triompher la vraie foi et que Elmansour, maître du pouvoir, eut reçut le serment de fidélité à Fez, le nouveau souverain écrivit au sultan de Constantinople et aux autres souverains musulmans voisins du Murâkush pour leur annoncer la haute faveur dont Dieu l’avait comblé, en assurant le triomphe de la religion musulmane par l’extermination des adorateurs de la croix, en anéantissant la puissance des chrétiens et en refoulant leur perfidie dans leurs gorges.
Des ambassadeurs de tous les pays vinrent féliciter Elmansour de la victoire que Dieu venait de remporter par ses mains. La première ambassade qui arriva fut celle du pacha. d’Alger, puis vint celle du roi de Portugal, Henri, qui avait pris la direction des affaires des chrétiens, après la mort de son neveu Sébastien qui avait péri à Ouâdi Elmekhàzin.
Cette dernière ambassade apporta des présents considérables qui, le jour de l’entrée à Fez, furent chargés sur des chariots et des voitures, choses qui causèrent un profond étonnèrent parmi les habitants de la ville. Dans ces présents figuraient 300,000 ducats d’argent monnayé et une quantité innombrable de vases et d’objets précieux. L’ambassade du commandeur de Castille, qui arriva ensuite, apporta également un riche cadeau composé de grosses hyacinthes, que le souverain avait détachées de la couronne de ses pères, d’une cassette remplie de perles magnifiques, etc.
On discuta parmi le peuple la question de savoir lequel du présent du roi du Portugal ou de celui du commandeur de Castille était le plus riche ; les gens intelligents n’estimèrent pas que la valeur de l’un d’eux dépassât celle de l’autre.
Les envoyés du sultan ottomau arrivèrent ensuite et offrirent en présent un sabre chargé d’ornementation ; jamais onn’avait vu une arme aussi tranchante et d’un acier aussi pur.
L’ambassade du roi des Francs, c’est-à-dire de ceux qu’on appelle aujourd’hui les Français, se présenta à son tour et apporta également un magnifique cadeau. Enfin de tous côtés, de nouvelles députations arrivèrent à la porte du palais du sultan et, matin et soir, on en voyait qui attendaient leur tour d’audience au seuil de sa demeure. Aucune des nations, avec lesquelles on désire avoir des rapports, ne manqua d’envoyer une ambassade.
A ce moment, Elmansour éprouva le calme et la satis-
faction que goûtent tous ceux qui voient tout leur sourire,
mais au mois de djomada Ier de l’année 987 (26 juin-26 juillet
1579) il fut atteint d’une maladie dangereuse qui dura si
longtemps qu’elle faillit compromettre la situation des affai-
res. Toutefois, Dieu assura sa guérison, grâce aux soins de
l’habile médecin Abou Abdallah Mohammed Etthebib. Aussitôt
rétabli, le commandeur combla son médecin de ses bienfaits. Le
premier jour que le sultan sortit fut un jour d’allégresse, et,
à cette occasion, d’innombrables cadeaux furent donnés à
Etthebib.

Le Faqîh, le lexicographe, le littérateur, Abou
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CHAPITRE VINGT-NEUVIEME 147

Abdallah Mohammed ben Ali Elhouzâli, surnommé Ennà-
bigha 1, composa pour la circonstance les vers suivants:

« A cause de ta maladie la terre et la mer ont été envahies par la
douleur; le soleil et la lune ont retenti des plaintes de ton
corps.

« La Foi a passé ses nuits dans la veille et dans l’angoisse ; c’était
le coeur rempli d’effroi que l’homme généreux s’éveillait cha-
que malin.

« Mais lorsque Dieu t’a rendu la santé et a ainsi dissipé l’angoisse
des bédouins et des citadins,

« Le monde s’est montré à nous paré de sa beauté, et l’allégresse
a de nouveau régné parmi nous.

« Dans toutes les villes, l’Islam, à causede toi, reprend sa sérénité
et fait des voeux pour la durée de ton existence.

« Notre espoir, un instant troublé, a retrouvé sa force ; ses
rameaux verdoyants vont maintenant produire des fruits.

« Quoi d’étonnant que l’espoir ait demandé l’hospitalité à une
table généreuse, quand la terre se couvre de poussière, et que
la pluie reste emprisonnée.

« Grâce à Aboulabbâs, les lances du malheur, qui ont été émous-
sées par lui autrefois, craignent de reprendre l’offensive.

« Si les hauts personnages sont forts, les jeunes guerriers valeu-
reux grandissent et leur teint se bronze.

« Tu restes pour soutenir la religion et la préserver de sa perte, et
le maître du Trône te protégera tant que dureront les siècles. »
CHAPITRE XXIX : ELMANSOUR FAIT PRETER SERMENT DE FIDÉLITÉ A SON FILS, L’HÉRITIER PRÉSOMPTIF MOHAMMED ECCHEIKIl ELMAMOUN ; DES MOTIFS DE CETTE MESURE.
Au dire de Elfîchtàlî, Elmansour était à peine guéri de la
maladie que nous venons de dire et revenu à son état de
santé, que les grands et les notables du royaume se concer-
tèrent et furent d’avis qu’il fallait demander au sultan de
désigner un héritier présomptif qui serait son successeur
éventuel. Mais comme Elmansour était très redouté, personne
n’osait aborder avec lui un pareil sujet. On convint alors que
la première démarche serait faite par le caïd Moumen beu
Ghâzî Elghamri, à cause de la faveur dont il jouissait auprès
du souverain, grâce à ses longs services et aux soins qu’il
avait pris autrefois de son éducation. « Sire, dit le caïd,
Dieu, en vous guérissant de votre maladie et en vous mainte-
nant ainsi à la tête de la religion, a sauvé l’Islam. Durant le
temps que vous avez été malade, le peuple a été dans une
grande angoisse et vous n’ignorez pas l’inquiétude dont il a
souffert. Ne pensez-vous pas qu’il conviendrait de désigner
un de vos vaillants fils qui grouperait autour de lui les mu-
sulmans et serait plus tard naturellement appelé au trône : ce
serait là une mesure excellente et tout à l’avantage des affaires
du royaume. Votre tout dévoué fils, Abou Abdallah Maulay
Mohammed Elmamoun est digne de ce choix et capable de
mener à bien cette tâche, car outre son caractère bienveillant
et ses vertus politiques, il est avisé dans les affaires, hardi
dans ses desseins, et chacun a déjà pu juger de l’habileté de
sa conduite. » Tout en reconnaissant la justesse de cette
proposition et en approuvant le choix qui lui était indiqué,
Elmansour répondit : « Je vais demander à Dieu de m’ins-
pirer à cet égard et, si j’ai une réponse favorable, il sera donné
suite à ce projet.» Le sultan, en attendant l’inspiration divine,
consulta tous les théologiens et les pieux personnages qu’il
jugea capables de lui donner un bon conseil, puis quand
le temps marqué pour l’inspiration se fut écoulé et qu’il eut
reconnu la sagesse de cet avis, que tout le monde s’accor-
dait à trouver excellent, il assembla les notables de Murâkush, sa
capitale, ceux de la grande cité de Fez, les principaux chefs
de tribus, les autorités des villes et des campagnes et il les
invita à reconnaître, en qualité d’héritier présomptif, son fils
Abou Abdallah Mohammed Eccheikh Elmamoun. La céré-
monie du serment de fidélité eut lieu le lundi, 2 du mois de
chaaban de l’année 987 (26 septembre 157H).

A cette époque, Elmamoun, qui était lieutenant de son père
à Fez, ne put assister à cette solennité, mais quelque temps
après, Elmansour manda à son fils de venir à Fez afin qu’il
reçût en personne le serment de fidélité, Elmamoun ne s’é-
tant pas tenu pour satisfait de l’engagement pris en son
absence. Après avoir mandé son fils, Elmansour quitta Murâkush
à la tête de ses troupes et alla camper à Tensift, le ’12 du mois
de safar de l’année 989 (19 mars 1581) ; il resta longtemps
campé en cet endroit avec son armée en attendant la venue
de son fils qui n’arriva que le 1er de djomada II de cette
même année (2 juillet 1581). Ce fut un jour mémorable que
celui de la rencontre de ces deux commandeurs. Aussitôt que les
troupes d’Elmansour et celles de Elmamoun se furent alignées,
Elmamoun descendit de cheval, s’avança pieds nus vers son
père et se prosterna la face contre terre ; ensuite il baisa
le pied de Elmansour qui était resté à cheval entre les rangs
des deux armées. Elmansour bénit alors son fils et parut très
heureux de sa venue. Elmamoun avait équipé ses soldats
d’une façon telle que jamais on n’avait rien vu de pareil car,
aussi bien au point de vue du costume que sous les autres
rapports, il les avait admirablement organisés.

Elmansour éprouva une joie très vive à ce spectacle et,
quelques jours après cette entrevue, il donna l’ordre d’ins-
taller son fils dans sa superbe tente, si magnifique qu’aucun
commandeur avant lui n’en avait eu de pareille ; nous en parlerons
d’ailleurs plus loin. Puis il convoqua tous les personnages
influents qui vinrent en foule baiser la main de Elmamoun
et lui pister serment de fidélité. Les poètes décrivirent en ter-
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150 NOZHET-ELHADI

mes élégants tous les détails de cet événement ; Elmansour
combla tout le monde de présents ; enfin ce fut un jour
mémorable.

Quelques jours s’écoulèrent ainsi, après quoi, Elmansour
donna à Elmamoun l’ordre de retourner à Fez, ce que celui-
ci fit aussitôt, puis il rentra lui-même dans Murâkush, sa capitale
fortunée. Dieu très-haut la garde !

p. A «

CHAPITRE XXX : SÉDITION ET RÉVOLTE DU COMMANDEUR DAOUD, FILS D’ABDELMOUMEN, CONTRE SON ONCLE ABOULABBAS ELMANSOUR ; ÉVÉNEMENTS QUI S’ENSUIVIRENT.
A peine, dit Elfichtâlî, la cérémonie du serment prêté à
Elmamoun fut-elle terminée, que le très illustre rais* Abou
Soliman Daoud, fils d’Abdelmoumen, fils de l’imam Elmahdî,
qui était le neveu de Elmansour, se révolta contre son oncle
et se déclara souverain dans la montagne de Seksâoua où il
s’était réfugié. Quelques bandes de Berbères et d’autres
populations s’étant ralliées à lui, sa fortune grandit et le
bruit de sa renommée frappa bien souvent les oreilles du
peuple.

Elmansour dirigea contre le rebelle, son brave caïd Abou
Abdallah Mohammed ben Ibrahim ben Elqâsem ben Beddja
qui lui offrit le combat dans la montagne de Seksâoua et le
mit en fuite. Daoud se réfugia alors dans la montagne de
Houzâla dont les habitants, ayant fait cause commune avec
lui, le rendirent redoutable. Grâce à cet appui, il put multi-

1. Ce titre se donne ordinairement à ceux qui exercent un commandement dans
la marine.
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CHAPITRE TRENTE ET UNIÈME 151

plier ses incursions contre les gens du Draâ. Incapables de
se défendre, les habitants du Draâ firent parvenir leurs dolé-
ances à Elmansour qui envoya le caïd dont il vient d’être
question ; celui-ci attaqua vivement le rebelle et réussit à le
chasser du Houzâla. Daoud s’enfuit alors dans le désert et y
mena la vie nomade, au milieu de la tribu arabe des Oudaïas,
une des tribus des provinces méridionales ; il demeura parmi
eux jusqu’à sa mort qui survint en 998 (1589-90). Cet événe-
ment délivra enfin Elmansour de ce souci. La suprême puis-
sance est entre les mains de Dieu.
CHAPITRE XXXI : DE LA CONDUITE DE ELMANSOUR VIS-A-VIS DU SULTAN OTTOMAN AMURAT ET DES CAUSES QUI LA PROVOQUÈRENT
Nous avons déjà dit que Elmansour avait reçu, des souverains de divers pays, des ambassades envoyées pour le féliciter et que, parmi les ambassadeurs qui franchirent le seuil de son palais, se trouvaient les envoyés du sultan Ottoman.
Bien que ces derniers eussent apporté un magnifique présent, Elmansour ne s’occupa point d’eux, les laissant abandonnés à eux-mêmes dans sa capitale ; il tarda même beaucoup à répondre au Khaqan, souverain de Constantinople, le sultan Amurat, fils du sultan Sélim le Turcoman. Amurat avait été irrité de cet accueil et son ministre de la marine, le raïs Ali Oloudj, profita de cette circonstance pour exciter son maître contre Elmansour, en lui rappelant les affronts que le père du souverain Murâkushain avait infligés au gouvernement turc, et en lui dépeignant la faiblesse du Murâkush. Convaincu par ces discours, Amurat finit par donner l’autorisation d’entreprendre une expédition contre le Murâkush afin de s’emparer de ce pays, d’anéantir la puissance de Elmansour et d’en éteindre le feu.
Le ministre commença aussitôt ses préparatifs, mais Elmansour, avisé de son dessein, se rendit à Fez, et de là, il donna l’ordre d’armer les forteresses et de mettre les ports eu état de défense; puis quand tout fut prêt et l’armement achevé, il envoya une ambassade à Amurat pour lui offrir un superbe présent. A. la tête de l’ambassade Maghribaine se trouvaient le vaillant caïd Ahmed ben Ouedda Elghamri et le célèbre secrétaire, Aboulabbâs Ahmed ben Ali Elhouzâlî.
La mission s’embarqua dans le port de Tétouan et, pendant qu’elle était en mer, elle rencontra à mi-route le ministre du Khaqan, Oloudj (‘Ulj ‘Ali ?) dont il vient d’être parlé. Celui-ci, qui se rendait au Murâkush dans le but de combattre Elmansour, fut tout déconcerté de cette rencontre ; comprenant que le coup était manqué, il chercha à détourner les envoyés de leur mission et à leur enlever tout espoir d’arranger les affaires en leur disant : « Le mal est trop grand pour qu’on y puisse porter remède ; si votre maître avait été animé de bonnes intentions, il n’aurait pas laissé nos ambassadeurs rester devant sa porte comme des chiens, et, vous le savez, le plus coupable est celui qui commence’. » Poursuivant ce discours, Oloudj parvint à persuader le caïd Ibn Ouedda qui revint sur ces pas et laissa Elhouzâlî faire seul parvenir ses lettres au sultan ottoman. Le ministre avait pensé qu’à cause de son jeune âge, Elhouzâlî ne saurait pas plaider sa cause auprès du Khaqan, tandis que Ibn Ouedda, qu’il emmenait avec lui, devait être un homme très habile à discuter avec les souverains.
Arrivé auprès du Khaqan, Elhouzâlî montra dans son entretien une sagacité et une adresse telles que le commandeur en fut tout étonné. 11 excusa le retard de Elmansour à répondre par des motifs qui n’amoindrissaient en aucune façon le prestige de son maître et ne pouvaient être victorieusement
réfutés. Le Khaqan agréa donc ses excuses ; il accueillit avec bienveillance les présents qui lui étaient offerts et remit à Elhouzâlî une lettre qu’il adressait à son ministre Oloudj pour lui enjoindre d’avoir à s’abstenir de toute attaque contre Elmansour. Transporté de joie, Elhouzâlî se remit aussitôt en route, porteur de cette lettre, et fut de retour un mois après sa première rencontre avec Oloudj : celui-ci grinça des dents de regret et fut désolé de la maladresse qu’il avait commise.
Le Khaqan fit accompagner Elhouzâlî par une ambassade,
chargée de faire des représentations à Elmansour au sujet
delà négligence qu’il avait apportée dans ses relations diplo-
matiques. Elmansour fit une magnifique réception à ces nou-
veaux envoyés ; il les accueillit avec bienveillance et les
renvoya comblés de présents, en compagnie du Faqîh,
l’imam, le grand-cadi Aboulqâsem ben Ali Ecchâthibi et du
vaillant caïd Abderrahman ben Mansour Ecchiâdhemi
Elmorîdi. L’arrivée de ces deux personnages Murâkushains causa
lajoielaplus vive au Khaqan. Ecchiâdhemi avait composé
pour la circonstance un éloquent discours dans lequel il
montrait les mérites des deux familles souveraines ; consta-
tant ensuite les droits au pouvoir des membres de la famille
du Prophète, il terminait par un éloge pompeux de Elman-
sour et un appel pressant à tous les musulmans de s’unir pour
la bonne cause. Ecchiâdhemi donna lecture de son discours
le jour même où il fut admis à présenter ses uhommages au
Khaqan ; celui-ci éprouva une grande joie et une vive émo-
tion en entendant cette lecture et, quelques jours plus tard,

P- 4^
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154 NOZHET-ELHADI

il congédia les envoyés après leur avoir prodigué toutes les
marques de sa satisfaction.

Cette affaire terminée, et l’empire ayant ainsi échappé au
danger qu’il avait couru, Elmansour retourna à Murâkush aus-
sitôt après l’heureuse arrivée de ses ambassadeurs. Lors-
qu’il quitta Fez, les notables de la ville et les principaux
docteurs de la loi lui firent cortège jusqu’à une certaine dis-
tance de Fez et, là, on lut le livre de Elbokhâri comme c’était
l’usage pour les khalifes. (Dieu leur témoigne sa satisfaction !)
Le départ eut lieu en l’année 989 (15 février 1581 — 26
janvier 1582).

CHAPITRE XXX : DE LA CONQUÊTE DES PAYS DU TOUAT ET DU TIGOURARIN

A son retour de Fez, Elmansour demeura quelques jours à Murâkush, puis, n’ayant plus à redouter la guerre avec les Turcs, il forma le projet de s’emparer des pays du Touât et de Tigourarîn, ainsi que des bourgs et des villages qui en dépendent. Comme, depuis un certain temps, les habitants de ces contrées avaient secoué le joug de l’autorité royale et n’étaient plus soumis à un pouvoir régulier et fort, Elmansour se décida à les placer sous sa dépendance et à les ramener à l’observance des lois divines. A cet effet, il dirigea contre eux une armée considérable sous les ordres des caïds Ahmed ben Barka et Ahmed ben Haddâd Elghamri Elmaàqili ; les troupes, parties de Murâkush, n’atteignirent le territoire des deux pays qu’après 70 jours démarche. On somma àdiverses reprises les habitants d’avoir à faire acte de soumission, mais entraînés par le démon, ils s’y refusèrent; on les attaqua donc et après une lutte assez vive qui se prolongea quelques jours, Dieu dompta ces rebelles auxquels on put justement appliquer le proverbe : « Le lendemain ils étaient comme s’ils avaient été à la veille de partir. » Le succès de cette expédition causa une joie extrême à Elmansour et les poètes chantèrent ce glorieux événement, qui eut lieu en 989 (1582). Dieu est maître de la fin de toute chose.
CHAPITRE XXXIII : DE LA CONQUÊTE DU SOUDAN PAR ELMANSOUR ; DES CAUSES QUI L’AMENÈRENT ET DE LA FAÇON DONT ELLE FUT ACCOMPLIE
Maître du pays du Touât et de Tigourârîn et de leurs dépendances, Elmansour songea à s’emparer du Soudan, qui maintenant avoisinait ses nouvelles possessions. Dès que son plan fut arrêté, il pensa qu’il fallait tout d’abord envoyer des messages aux divers commandeurs du Soudan pour les engager à reconnaître son autorité ; si ces commandeurs se soumettaient sur cette seule invitation, le but se trouverait atteint et Dieu épargnerait ainsi la guerre aux musulmans, sinon ce serait alors à Dieu à décider entre lui et ses adversaires. En conséquence Elmansour écrivit à Sokia, le souverain des noirs, au sujet de la mine de sel située à Tighâzî, mine à laquelle s’approvisionnaient toutes les populations du Soudan,et demanda qu’on lui payât une redevance d’un mitsqâl d’or pour chaque charge de sel, cette contribution devant servir de subside aux armées de l’Islam.
En recevant cette lettre, Sokiâ manifesta hautement l’intention de résister à une telle prétention et refusa d’y donner son assentissement. Avant d’adresser son message, Elmansour avait consulté les savants de son royaume et les plus habiles juriconsultes qui tous avaient décidé, d’après les textes des docteurs autorisés, qu’en droit strict la disposition des mines appartenait au seul chef de la communauté musulmane et non à d’autres. Personne ne pouvait donc exploiter une mine sans l’autorisation du sultan ou de son représentant. La rédaction du message envoyé à cette occasion avait été confiée à l’imam, le très docte, le très illustre mufti delà ville de Murâkush, Abou Malek Abdelouâhedben Ahmed Eccherif Essidjilmâssi, parce que Abou Fârès Abdelaziz ben Mohammed ben Ibrahim Elfichtâlî, ordinairement chargé de la correspondance du sultan, était malade à ce moment. Quand la rédaction de la lettre eut été achevée et qu’il ne resta plus qua fixer les termes du protocole, Abdelouâhed fut fort embarrassé ; il ne savait quel titre donner à Sokiâ, ni quelles formules de politesse employer ; devait-il faire usage d’épithètes louangeuses ou simplement d’expressions banales ?
Très perplexe sur ce point il adressa à Elmansour la lettre suivante :
« Que Dieu vous fortifie et assure la victoire à vos étendards. Ma langue s’embrouille à chercher les termes à employer vis-à-vis de cet homme qui n’a, par rapport à une Majesté molouyenne 1, que le rang d’un esclave; mes doigts s’arrêtent à l’idée de plonger dans un pareil gouffre, tant je suis éloigné de la voie à suivre. Je n’ose forcer cette porte close devant moi, dans la crainte d’agir avec trop de négligence ou avec un excès de zèle. Le mieux, comme en tout, eût été d’arriver à un terme moyen, mais je ne le connais pas et n’aurais pu réussir à le trouver que si j’avais connu les deux extrêmes, résultat auquel un esclave comme moi est à coup sûr incapable d’atteindre. En conséquence, je cède la place à quelqu’un de plus autorisé que moi et laisse le soin de formuler ce protocole au maître le plus habile, à Abou Farès Abdelaziz pour qui vos portes sont toujours ouvertes et que votre éclatante majesté a guidé elle-même de ses lumières dans cette voie. Si je n’agissais pas ainsi, il me semble que j’entendrais murmurer à mon oreille les paroles du poète :
« 0 loi qui veux tailler un arc, sans être habile à ce métier, ne torlure pas ce bois, donne-le à qui sait le tailler. »
Dieu nous seconde !
CHAPITRE XXXIV : DE LA FAMILLE DES SOKIA, COMMANDEURS DU SOUDAN ET DE SON ORIGINE
L’imam Ettek.rouri, dans son livre intitulé : Nasihet ahl essoudda, s’exprime en ces termes : « La famille des Solda tire sou origine des Senhadja ; ses membres ont exercé le pouvoir royal sur une grande partie du Soudan et le premier d’entr’eux qui régna sur ces contrées, fut Elhadj Mohammed Sokia. Vers la fin du ixe siècle, ce dernier personnage s’était rendu en Egypte et, delà, au Iledjaz, pour accomplir le pèlerinage au Temple sacré et faire une visite pieuse au tombeau du Prophète. En Egypte, il avait vu le calife abbasside et lui avait demandé l’autorisation d’exercer le pouvoir suprême au Soudan en qualité de représentant du calife dans ces régions. Le commandeur abbasside, lui avait alors confié la direction des affaires du Soudan et l’avait, eu outre, nommé son délégué sur tous les musulmans qui pourraient se trouver au delà de ce pays.
Rentré dans sa patrie, Elhadj établit son autorité sur les bases de la loi islamique et se conforma aux règles suivies par les adeptes de la Sonna. En Egypte, il avait aussi rencontré l’imam, le cheikh de l’Islam, le commandeur des érudits, Djelâl-eddin Essoyouthi et c’est auprès de ce maître qu’il avait étudié les Aqàid et appris à discerner le juste de l’injuste. Il avait encore suivi bon nombre de leçons de Essoyouthi sur le droit et la jurisprudence et profité de ses recommandations et de ses salutaires conseils. Aussi, de retour au Soudan, s’empressa-t-il de faire triompher la Sonna et de faire revivre la pratique de la justice. Il suivit d’ailleurs les usages des califes en toutes choses : dans ses vêtements, dans l’étiquette de sa cour, et abandonna complètement les coutumes barbares pour adopter les manières arabes. Sous son règne, la situation du Soudan devint prospère et, grâce à lui, le corps de l’orthodoxie en ces contrées fut enfin guéri du mal de l’hérésie.
D’un abord facile, Elhadj Mohammed était doué d’un coeur sensible et d’une humeur bienveillante ; il avait le plus grand respect pour les commandeurs de la religion et il témoignait de l’amitié à tous les savants, qu’il traitait avec les plus grands égards et auxquels il faisait une large place, aussi bien dans ses conseils que dans ses munificences. Duranttout son règne, il n’y eut, dans son royaume entier, ni guerre, ni sédition ; ses sujets vécurent dans l’abondance et dans une paix profonde. Elhadj n’avait établi qu’un seul impôt bien léger et il assurait qu’avant d’avoir recours à cette mesure, il avait pris conseil de son maître, l’imam Essoyouthî. Sa conduite, jusqu’au jour où la mort le surprit, fut toujours celle que nous venons de dire. Son lils, Daoud, qu’il eut pour successeur, mena également une vie exemplaire et suivit les traces de son père, jusqu’au moment où Dieu le rappela à lui. La couronne passa alors à Ishâq, fils de Daoud ; ce dernier commandeur s’écarta de la voie tracée par son père et son aïeul et c’est avec lui que le pouvoir royal s’éteignit dans la famille des Sokîa, qui avait régné dans le Soudan sur un territoire d’une étendue de six mois de marche. Le pouvoir appartient à Dieu seul qui dispose des événements à son gré.
CHAPITRE XXXV : LE SULTAN ELMAMSOUR CONSULTE SON ENTOURAGE SUR L’EXPÉDITION QU’IL VEUT ENTREPRENDRE CONTRE ISHAQ SOKIA ET SUR LA CONQUÊTE DU SOUDAN.
Aussitôt, dit Elfichtâlî, que les envoyés de Elmansour à ishâq Sokîa furent de retour avec la réponse du monarque soudanien qui refusait de se soumettre aux prétentions du sultan, alléguant qu’il était le maître absolu de son pays et ne devait obéissance à personne, Elmansour décida de consulter son entourage et réunit à cet effet les principaux fonctionnaires de son empire, en choisissant parmi eux ceux qui étaient hommes d’expérience et de bon conseil. Le jour de la réunion de cette assemblée, qui fut un jour mémorable, Elmansour prit la parole en ces termes :
« J’ai résolu d’attaquer le commandeur de Kâghou, qui est le maître du Soudan, et d’envoyer des troupes contre lui, afin de réunir dans une seule et même pensée toutes les forces de l’Islam. Le Soudan étant un pays fort riche et fournissant d’énormes impôts, nous pourrons ainsi donner une importance plus grande aux armées musulmanes et fortifier la valeur de la milice des croyants. D’ailleurs le chef actuel des Soudaniens, celui qui exerce sur eux l’autorité royale, est légalement déchu de ses fonctions, car il n’appartient pas à la famille des Qoreïch et il ne réunit aucune des autres conditions requises pour disposer delà puissance suprême. »
Quand Elmansour eut fini de vider son carquois, qu’il eut montré ainsi le fond de sa pensée et expurgé la bile de son l’oie, les assistants se turent sans avoir soulevé la moindre objection.
« Votre silence, dit alors le sultan, marque-t-il votre approbation ou annonce-t-il que votre opinion est en contradiction avec la mienne ? »
« Sire, s’écrièrent tous les conseillers d’une voix unanime, votre dessein est loin d’être correct et ne mérite pas d’être considéré comme judicieux ; comment a-t-il pu germer dans l’esprit d’un commandeur, alors qu’il rie serait jamais venu à l’idée d’un malfaiteur? »
— Qu’est-ce à dire, exclama le sultan? »
— « Commandeur, répondirent les conseillers, il y a entre le Soudan et notre pays un immense désert sans eau, ni plantes et si difficile à franchir que le qatha 1 lui-même ne le traverserait pas sans inquiétude. Non seulement le voyage y est impossible à cause de l’incertitude des routes, mais encore à raison des dangers qu’on y court et des terreurs qui remplissent ces solitudes. Ni le gouvernement des Almoravides malgré sa vaillance, ni celui des Almohades malgré sa grandeur, ni celui des Mérinides malgré sa puissance n’ont songé un instant à avoir de semblables visées et n’ont essavé de se mêler des affaires de ces pays. Et s’ils ont agi ainsi, c’est uniquement parce qu’ils ont vu les difficultés d’une semblable entreprise et l’impossibilité d’arriver à un heureux résultat. Nous espérons donc que vous suivrez les traces de ces gouvernements, car les modernes ne surpassent pas les anciens en intelligence. »
1. Oiseau du désert auquel les Arabes attribuent une habileté remarquable à retrouver son chemin au milieu des solitudes les plus uniformes.

Ce discours terminé, et l’assemblée ayant ainsi manifesté et justifié son opinion, Elmansour reprit la parole et dit :
« Si c’est là le seul point faible de mon projet et la seule objection que vous trouviez à lui faire, votre argumentation est sans valeur et n’effleure même pas ma résolution. Vous parlez de déserts dangereux qui nous séparent, de solitudes rendues mortelles par leur stérilité et l’absence d’eau ; mais ne voyons-nous pas tous les jours des négociants qui, tout en étant faibles et pauvres en ressources, traversent ces espaces et y pénètrent hardiment à pied ou à cheval, en groupes ou isolés. Jamais les caravanes n’ont cessé de sillonner ces contrées et moi, qui suis mieux pourvu qu’eux de toutes choses, je ne pourrais le faire avec une armée qui inspirerait la crainte et la terreur ! Aucun des gouvernements célèbres qui nous ont précédé n’a, dites-vous, conçu une telle entreprise. Mais vous savez bien que les Almoravides ont employé toute leur sollicitude à conquérir l’Andalousie, à guerroyer contre les Francs et autres chrétiens qui peuplent ces rivages, que les Almohades ont suivi la même voie et qu’en outre ils ont eu à lutter contre Ibn Ghània 1, enfin que les Mérinides ont livré le plus grand nombre de leurs combats contre les Abdelouadites de Tlemcen. Or, aujourd’hui le chemin de l’Andalousie nous est fermé depuis la conquête totale qui a été faite de ce pays par nos ennemis, les infidèles, et nous n’avons plus de guerres ni avec Tlemcen, ni avec le reste de l’Algérie, depuis que les Turcs se sont emparé de ces territoires. D’ailleurs les gouvernements qui nous ont précédé auraient éprouvé de grandes difficultés, s’ils avaient voulu exécuter l’entreprise que nous méditons, car leurs armées ne comprenaient que des cavaliers armés de lances et des archers ; ils ne connaissaient ni la poudre, ni les armes à feu au brait terrifiant. Encore aujourd’hui les gens du Soudan n’ont que des lances et des sabres, armes qui ne sauraient servir utilement contre les nouveaux engins de guerre. 11 nous est donc aisé de combattre ces peuples et de guerroyer contre eux. Enfin le Soudan est une contrée plus riche que l’ifriqiya, et il nous est plus avantageux d’en faire la conquête que de lutter contre les Turcs, ce qui nous occasionnerait de grandes fatigues pour un médiocre profit. Voici la réponse que j’ai à faire à vos objections. Que l’abstention de nos prédécesseurs ne vous induise pas à regarder comme lointain ce qui est proche et comme difficile ce qui est aisé. Combien d’entreprises les anciens n’ont-ils pas laissées à faire aux modernes ! Combien ceux-ci ont-ils pu accomplir de choses que leurs devanciers n’avaient pu entreprendre ! »
Quand Elmansour eut achevé sou discours, toute l’assemblée approuva la réponse que le commandeur venait de faire et se rangea à son avis, après avoir admiré ses piquantes allusions. « Vous venez, lui dirent les assistants, de consolider ce qui était disjoint ; Dieu vous a inspiré la vérité et personne fie nous n’a plus rien à ajouter, tant il est vrai, comme on l’a dit, que les esprits des commandeurs sont les commandeurs des esprits. »
On se sépara ensuite, après qu’il eût été décidé qu’on enverrait une armée au Soudan, qu’on en combattrait les habi tants et enfin qu’on suivrait de tous points l’avis de Elmansour.
J e ferai remarquer qu’il est deux choses dans l’allocution de Elmansour qui auraient besoin d’éclaircissements : tout d’abord il dit que les Almoravides n’ont point régné sur le Soudan. Or, j’ai appris, dans lbn Khaldoun et d’autres historiens, que les Almoravides ont possédé Ghana et qu’ils ont prélevé des impôts et des tributs sur cette ville, qui était la capitale du Soudan et qui était assise sur les deux rives du Niger. En second lieu, le commandeur dit que la poudre venait d’être inventée et qu’elle n’aurait pas été connue à l’époque où régnaient ces dynasties. Or, voici ce que j’ai lu au sujet de la date de cette invention dans le commentaire que fit de son poème didactique sur les coutumes de Fez, le maître de nos maîtres, l’imam, l’érudit, Abou Zéïd Abderrahman ben Abdelqâder Elfâsi :
« L’invention de la poudre, au dire d’un auteur qui a fait un traité sur la guerre sainte, daterait de l’an 768 (7 sept. 1366 — 27 août 1367) ; cette découverte serait due à un médecin qui s’occupait d’alchimie et qui, ayant vu un mélange qu’il avait composé faire explosion, aurait renouvelé l’expérience; satisfait du résultat, il aurait alors préparé la poudre actuelle. Dieu seul sait si cela est exact. » Dieu, dans son empire, fait tout ce qu’il lui plaît.
ELMANSOUR ENVOIE SON ARMÉE AU SOUDAN
Dès qu’il se fut mis d’accord avec ses conseillers, composés des notables de son royaume, sur l’envoi d’une expédition contre le Soudan, Elmansour choisit parmi ses soldats et ses auxiliaires les hommes les plus vaillants, dont il connaissait la fidélité et le dévouement, et composa ainsi une magnifique armée, qu’il pourvut de vigoureux chameaux, de robustes chamelles, de chevaux de race et de nobles coursiers choisis avec le plus grand soin. Le commandement en chef de ces troupes M confié à un affranchi du commandeur, le pacha Djouder, qui se mit en marche en grande pompe et avec un apparat inusité jusque-là; il quitta Murâkush le 16 dh-H 998 (16 octobre 1590). A ce même moment, Elmansour écrivit au cadi de Tomboucton, qui alors était l’imam, le très docte, Abou Hafs Omar, fils du cheikb Mahmoud ben Amràguît Essenhâdji, et enjoignit à ce magistrat de presser la population afin qu’elle se soumît à ses ordres et qu’elle rentrât dans le giron de la communauté musulmane.
Après avoir quitté Murâkush, Djouder poursuivit sa marche d’étape en étape et, arrivé aux terres fertiles de Tombouctou, il campa dans les environs de cette ville, où il rencontra Ishâq à la tête de ses troupes. Aussitôt qu’il avait appris qu’une armée s’était mise en route pour envahir son pays, Ishâq Sokîa avait rassemblé ses soldats et avait envoyé recruter des hommes dans toutes les villes, en sorte qu’il avait pu réunir des forces considérables qui s’élevaient, dit-on, au nombre de 104.000 combattants bien armés et bien approvisionnés.
Non content, dit Elfichtâli, d’avoir autour de lui une telle multitude, Ishâq avait encore adjoint à son armée de grands magiciens, des souffleurs de noeuds et autres sorciers ; il s’était imaginé que ces gens-là lui porteraient bonheur, mais hélas ! le poète l’a dit :
« Le sabre est plus véridique et mieux informé que les livres ; son tranchant allie le sérieux à la plaisanterie ;
« C’est sur sa blanche lame et non sur des feuillets noirci ; qu’on trouve les textes qui dissipent le doute et dévoilent l’avenir. »
A peine les deux armées en venaient-elles aux mains que, se voyant perdu, Ishâq tourna les talons tandis que ses troupes se débandaient ; cependant la lutte dura depuis le moment du doha (entre fjar et dhor) jusque vers l’heure de ‘asr. Durant ce temps, la guerre broya sous sa meule les Soudaniens et les réduisit à un tel état qu’ils ressemblaient à des tronçons de palmiers dont le coeur aurait été évidé. Entouré seulement de quelques hommes de sa garde, Ishâq s’était enfui. Ses soldats n’avaient d’autres armes que de courts javelots, des lances ou des sabres, et aucun d’eux n’était porteur d’arme à feu ; ces javelots et ces lances ne pouvaient rien contre les fusils, aussi les troupes soudaniennes tournèrent elles le dos immédiatement, se sentant sûrement perdues.
Djouder et ses soldats sabrèrent impitoyablement les nègres, qui cependant leur criaient : « Nous sommes musulmans ! Nous sommes vos frères en religion ! » Cette bataille eut lieu le 16 de jumada de l’année 999 (13 février 1591).
Après la déroute de Ishâq, Djouder s’empara tout d’abord de Tombouctou, des villes et villages avoisinants et expédia à Elmansour un messager chargé de lui porter la nouvelle de son succès et un magnifique présent comprenant entr autres choses 10.000 Mithqâl d’or et 200 esclaves. Puis il se mit à la poursuite de l’ennemi qui, fuyant devant lui, traversa le Niger ; lui-même à la tête de ses troupes il franchit le fleuve et vint mettre le siège devant la ville de Kâghou (Gao), capitale du royaume d’Ishàq, où le commandeur soudanien avait cherché un refuge. Ishâq entra aussitôt en pourparlers avec Djouder ; il demanda la paix, en offrant de payer un tribut annuel et de verser en outre une somme considérable si on le laissait dans la capitale de son royaume. Djouder trouvant ces conditions acceptables, envoya demander à L-Mançûr son avis sur ces propositions. Le sultan les accueillit avec hauteur ; il refusa absolument d’y souscrire, et de sa main écrivit ce qui suit sur le dos de la lettre qui lui avait été adressée : «Vous m’offrez de l’argent, mais Dieu m’en a donné bien plus qu’à vous. Que dis-je? vous êtes déjà tout fier du présent que vous m’avez envoyé. Retournez à l’ennemi et, s’il en est besoin, j’enverrai contre ces noirs des troupes en nombre tel qu’ils ne pourront point leur résister et je les chasserai de leur pays couverts d’opprobre et d’infamie. »
Quand il avait vu que le siège traînait en longueur et que ses soldats, décimés par un long séjour dans ces contrées, se plaignaient vivement de l’insalubrité du climat et des nombreuses maladies qui les accablaient, Djouder s’était replié vers ïombouctou, où il attendait la réponse de Elmansour relativement à la paix que Ishâq avait sollicitée.
Elmansour fut vivement irrité de ce que son armée avait battu en retraite et était revenue sur ses pas, aussi envoya-t-il le pacha Mahmoud prendre le commandement en chef à la place de Djouder, qui fut révoqué de ses fonctions et laissé en sous-ordre.
Chargé du soin de combattre Ishâq et de reprendre le siège de Kâghou, Mahmoud ramena les troupes Murâkushaines devant cette ville, mais entre temps, Ishâq, qui redoutait la prise de la place, avait donné l’ordre d’en retirer les approvisionnements et d’en faire sortir les habitants. Serré de près par l’ennemi, Ishâq s’enfuit de Kâgliou et, pensant qu’on ne le poursuivrait pas, il se retira dans la ville de Koukîa après avoir franchi le Niger, mais l’armée Murâkushaine traversa le fleuve à sa suite et ne cessa de cherchera l’atteindre jusqu’au jour où il mourut, laissant son royaume dans un complet désarroi.
Tous les commandeurs soudaniens se soumirent alors aux ordres de Elmansour, dont l’empire au Soudan s’étendit des confins extrêmes du Maghreb sur l’océan Atlantique au pays de Kano, qui fait partie du Bornou. Le roi de Bornou lui-même, dont les États touchent à la Nubie qui confine au Saïd d’Egypte, fit également sa soumission. «Ainsi, dit Elfichtâli, l’autorité de Elmansour était reconnue dans tout l’espace compris entre la Nubie et la partie de l’océan Atlantique qui avoisine le Murâkush. » C’était là un immense royaume et un puissant empire, tel que personne avant lui n’en avait possédé de pareil. Dieu donne le pouvoir à qui il lui plaît.
A la suite de la conquête des principautés du Soudan, le sultan Murâkushain reçut tant de poudre d’or, que les envieux en étaient tout troublés et les observateurs fort stupéfaits ; aussi Elmansour ne paya-t-il plus ses fonctionnaires qu’en métal pur et en dinars de bon poids. Il y avait à la porte de son palais 1.400 marteaux qui frappaient chaque jour des pièces d’or, et il y avait en outre une quantité du précieux métal qui servait à la confection de boucles et autres bijoux. Ce fut cette surabondance d’or qui fît donner au sultan le surnom de Eddzebebî [Vauriquê).
Aussitôt que ces bonnes nouvelles lui parvinrent, Elmansour éprouva la joie la plus vive ; il donna l’ordre de faire des réjouissances et de pavoiser les rues, matin et soir, pendant trois jours. Il reçut alors de tous côtés des-ambassades qui vinrent le féliciter du triomphe et de l’éclatant succès que Dieu avait procuré à ses armes. Des poètes chantèrent ce glorieux événement et des orateurs le célébrèrent en tous lieux. Parmi les poésies composées à cette occasion, voici celle qui eut pour auteur Abou Fârès Addelazîz ben Mohammed Elfichtâlî :
« L’armée du jour s’est précipitée contre l’armée de la nuit, et la blancheur de celle-là a effacé la noirceur de celle-ci.
« Les étendards de ton armée se sont élevés au dessus des noir et leur masse blanche, qui flottait,
« À brillé dans cet horizon de ténèbres pareille à la colonne de l’aube qui s’élance dans l’obscurité de la nuit.
« Ils se sont ensuite répandus en formant une nuit noire qu’a seule éclairée ton glaive qui, nouveau Dh-l-Fikr’, taillait tout en pièces.
« Tu as envoyé ces étendards comme des fléaux ou plutôt comme des carnassiers qui tenaient chacun entre leurs serres un corbeau qui croassait ;
« Ils ont marché la nuit guidés vers l’ennemi par ton esprit ingénieux et par les pointes de fer aux reflets bleus.

a Les ténèbres de la nuit se dissipaient devant eux grâce à l’auréole prophétique qui brille sur ton front.
« Par eux tu as fait retentir les tonnerres de ton feu ; leur éclat retentissant a fait trembler l’Iraq ; il a foudroyé
« Et mis en pièces le misérable Ishàq et son clan ! Quand il a voulu tirer le glaive, il avait déjà la chaîne au cou ;
« Il espérait échapper au danger, mais comment l’aurait-il pu, alors que derrière lui étaient les cohortes de ton vaillant Djouder,
« Cette armée dont l’arriôre-garde débordait de la porte de ton palais, comme le torrent de Mareb, tandis que Tavant-garde bloquait déjà Kâghou?
« Il n’a pas eu le temps de se reconnaître que les légions du sultan lui offraient le combat et le cernaient de tous côtés.
« Dieu a décrété que tes ennemis serviraient de but à tes traits, que ces ennemis fussent en Orient ou en Occident.
« Ils sont insensés les commandeurs qui veulent rivaliser de gloire avec toi, car personne ne saurait atteindre à ton degré d’illustration.
« Ils veulent t’égaler, toi qui n’as pas ton pareil dans tout l’univers. Comment oser comparer l’argent au mercure !
« Annonce aux rois de la terre que, grâce à ton glaive, tu as conquis les pays les plus lointains
« Et que Dzoulfiqâr se serait émoussé entre tes mains. Sépare ce que d’autres ont joint, et unis ce qu’ils ont séparé.
« Que les oiseaux du bonheur ne cessent de gazouiller pour toi dans le Mochtaha et y fassent éclater la joie,
« Tant que le renom de la gloire durera sur les feuillets de l’éloge ! ô toi qui es la racine de la gloire à laquelle tout le reste se rattache. »
Ibn Elqâdhî, dans son commentaire du Dorret essolouk, dit :
« La conquête du Soudan dont il vient d’être question eut lieu en l’année 999 (1591), date que j’ai indiquée dans le vers suivant d’une de mes qacida :
« Conquête glorieuse dont voici la date : Admire cette conquête qui n’a pas de limites. »
C’est Dieu le Très-Haut qui a dirigé dans la bonne voie notre ami Aboulhasen Ali ben Abderrahman ben Amrân Esselâsi en lui faisant reconnaître la date de la victoire précitée, au moyen du calcul du mm ‘, dans le verset suivant, àla condition d’éliminer les alifs d’union du calcul et de nepoint tenir compte des techdid : « Et Dieu donnera certes la victoire à celui qu’il voudra soutenir, car Dieu est fort et puissant »… jusqu’à ces mots : « Et à Dieu appartient la fin de toutes choses -. » Cette observation est ingénieuse, car on m’a assuré que le commentateur Elkouchî a indiqué le verset qui précède comme un de ceux qui servent à connaître l’avenir.
Après avoir établi solidement son autorité dans ces contrées, Mahmoud renvoya la moitié de ses troupes au Murâkush et adressa en même temps à Elmansour un présent d’une valeur inestimable : il se composait de 1.200 esclaves tant mâles que femelles, quarante charges de poudre d’or, quatre selles en or fin, de nombreuses charges de bois d’ébène, des pots de musc, des civettes et bien d’autres objets rares ou d’un très grand prix. Mahmoud demeura ensuite au Soudan en qualité de lieutenant du sultan et, durant son séjour dans cette contrée, il fit arrêter l’imam, le très docte, le magnanime, l’étendard des étendards, Abboulabbas Ahmed ben Ahmed Baba qui, ainsi que tous les membres de sa famille, fut chargé de chaînes et conduit à Murâkush. Les femmes elles-mêmes furent emmenées prisonnières et les biens du cheikh, ses trésors et ses livres livrés au pillage.
L’auteur du Bedzl elmonâsaha rapporte avoir entendu lecheikh Ahmed Baba dire ces mots : « De tous mes amisj’étais celui qui avais le moins de livres et cependant on m’apris 1.600 volumes. » L’arrestation de cette famille avait eulieu pendant la dernière décade du mois de moharrem del’année 1002 (17-27 octobre 1593) ; les membres qui lacomposaient arrivèrent à Murâkush au mois de ramadhan del’année suivante (10 mai-9 juin 1595) et y demeurèrenten captivité jusqu’au moment où, le malheur cessant enlinde les accabler, ils furent mis en liberté, le dimanche, 21 dumois de ramadhan de l’année 1004 (20 mai 1590); cetélargissement causa une vive satisfaction à tous les Croyants.Lorsqu’après avoir été rendu à la liberté, Ahmed Baba seprésenta au palais de Elmansour, il remarqua que ce commandeurrestait caché derrière un rideau flottant, qui le séparait dupublic, quand il donnait audience : « Dieu, qu’il soit béni etexalté, dit alors le cheikh, a déclaré dans le Coran qu’aucunêtre humain ne pouvait communiquer avec Dieu autrementque par la révélation ou en demeurant caché derrière unvoile : vous imitez donc le Maître des maîtres ; mais si vousavez à me parler, venez vers moi et écartez ce rideau. »Elmansour s’étant alors rapproché et ayant relevé le store,Ahmed Baba lui dit : « Qu’aviez-vous besoin de saccagermes biens, de piller mes livres et surtout de me faire enchaînerpour m’amener de Tombouctou ici ; c’est à cause de ceschaînes que je suis tombé de mon chameau et me suis casséla jambe. » — « Nous avons voulu, répondit Elmansour, fairel’unité du monde musulman et, comme vous êtes un des représentants les plus distingués de l’Islam dans votre pays, votresoumission devait entraîner celle de vos concitoyens. » —
« Pourquoi, dans ce cas, répondit le cheikh, n’avoir pasfondé cette unité avec les Turcs de Tlemcen et des localitésavoisinantes, qui sont beaucoup plus rapprochés de vousque nous ?» — « Parce que, répliqua Elmansour, le Prophète a dit : « Laissez en paix les Turcs tant qu’ils vous laisseront ranquilles, » Nous nous sommes donc conformé à cehadits. — « Cela a été vrai pour un temps, s’écria alorsAhmed Baba ; mais, plus tard, Ibn Abbâs n’a-t-il pas dit : «Ne laissez point en repos les Turcs, même s’ils ne s’occupentpas de vous. » En entendant ces mots, Elmansour se tut, et netrouvant rien à répondre, il mit fin à l’audience.
Devenu libre de sa personne, Ahmed Baba se livra à l’enseignement de la théologie et vit aussitôt la foule accourirpour profiter de ses leçons. Il continua à demeurer à Murâkushjusqu’à la.mort de Elmansour, qui ne l’avait fait sortir deprison qu’à la condition qu’il résiderait dans cette ville. Cefut seulement après la mort de ce souverain qu’il obtint deson fils, Zidân, l’autorisation de retourner dans sa patrie. Ilrentra donc dans son pays qu’il désirait vivement revoir etdont il ne parlait jamais que les larmes aux yeux, bien qu’ileût toujours conservé l’espoir que Dieu l’y ramènerait unjour. Voici quelques-uns des vers qu’il composa pour exprimer l’amour qu’il ressentait pour sa patrie et le désir qu’ilavait de la revoir :
« 0 toi qui vas à Kâghou, fais un détour vers ma ville natale ;murmure mon nom à mes amis et porte-leur
« Le salut parfumé de l’exilé, qui soupire après le sol où résident ses amis, sa famille et ses voisins.
« Console là bas mes proches chéris de la mort des seigneurs quiont été ensevelis dans mon pays, de celle
« De Abou Zéïd,le commandeur des vertus et de l’orthodoxie, le modèlede mes concitoyens, celui à qui je voudrais le plus ressembler.
« A cause de leur disparition, le glaive de la séparation est levésur moi et la mort menace mon soutien et mon appui.
« N’oublie pas Abdallah, l’homme vaillant et généreux. Ma tristesse est profonde depuis que j’ai perdu mes concitoyens et mes amis ;
« Les jeunes gens de ma famille, tous jusqu’au dernier, sont allésrejoindre le Roi des rois pendant mon exil.
« Quelle douleur et quelle tristesse m’envahissent à cause d’eux !0 mon Dieu, fais-leur une large part de ta miséricorde ! »
Au moment de quitter Murâkush pour rentrer dans son pays,Ahmed Baba fut accompagné par les principaux savants de laville, puis, quand on fut sur le pointde se séparer, l’un d’euxprit le cheikh par la main et récita ces paroles du Coran :« Certes, celui quia institué pour toi le Coran, te ramènera àton point de départ 1 », paroles qu’il est d’usage d’adresser àcelui qui part, afin qu’il revienne à bon port. En entendantces mots, Ahmed Baba retira vivement sa main et s’écria :« Puisse Dieu ne jamais me ramener à ce rendez-vous, ni me me faire revenir dans ce pays ! » Cela dit, le cheikh pritcongé des personnes qui l’avaient accompagné et partit pourle Soudan, où il arriva heureusement et sans encombre.
CHAP1TBE XXXVII
EXPÉDITIONS DE ELMANSOUR CONTRE LES TRIBUS ARABES DES KHOLTH ET AUTRES POPULATIONS DE L’AZGHAR, ET MOTIFS QUI LES DÉTERMINÈRENT.
Ces tribus arabes, les Kholth, les Mokhtâr et les Sofiân, sont issues des Djochem, tribu bien connue. Elles formaient autrefois le clan des Béni Merin et avaient amenés ceux-ci du Maghreb central où ils étaient établis ; aussi avaient-elles joui d’une grande influence sous le règne des Mérinides; mais lorsque cette dynastie fut arrivée à son déclin et que Abou Abdallah Mohammed Eccheikh Elmahdi les eut soumises à son autorité, elles se rallièrent à leur nouveau maître et parurent se dévouer à son service. Cependant, ainsi que nous l’avons dit plus haut avec détails, Abou Ilassoun le Mérinide étant verni au Murâkush soutenu par les Turcs, ces Arabes avaient pris parti pour le Mérinide et avaient contribué à la défaite de Elmahdi. Ce dernier les avait alors exclus de son armée et les avait soumis à l’impôt ; puis, après avoir rayé leurs noms de ses cadres, il avait fait venirà Murâkush les principaux chefs de ces tribus et les avait gardés comme otages.
Les choses étaient restées dans cet état, jusqu’à l’avènement de Elmansour ; mais ce commandeur ayant vu la façon remarquable dont ces tribus arabes s’étaient conduites à la bataille de Ouâdi Elmekhâzin, choisit la moitié de leurs hommes pour les incorporer dans son armée. Quant aux autres, il les laissa confondus dans la masse de ses sujets et les transporta ensuite à Azghâr, qu’il leur assigna comme demeure.
Là, ces Arabes ravagèrent le pays avoisinant et se portèrent aux plus grands excès : ils attaquèrent les Oulad Mothâ, pillèrent leurs biens et serrèrent de près les Béni Hassan. A la suite de nombreuses plaintes qui lui parvinrent, Elmansour imposa à ces perturbateurs une contribution de 70.000 pièces d’argent, ce qui n’eut d’autre résultat que d’accroître leurs violences. Il leur enjoignit alors d’envoyer un contingent à Tigourârîn et, comme ils refusèrent d’obéir à cet ordre, il expédia contre eux le caïd Moussa ben Abou Djomâda Elamri. Celui-ci réussit à leur enlever leurs chevaux, puis, quand ils furent ainsi réduits à l’état de fantassins, il les attaqua et les tailla en pièces. De ce jour la puissance de ces Arabes fut anéantie et leurs armes furent sans force pour une entreprise sérieuse.
XXXVIII

ELMANSOUR FAIT DE NOUVEAU PRÊTER SERMENT DE FIDÉLITÉ A SON FILS MOHAMMED ECCHEIKH ELMAMOUN

A.u mois de chaoual 992 (6 octobre-4 novembre 1584),
Elmansour fît de nouveau prêter serment de fidélité à son
fils, Mohammed Eccheikh Elmamoun, en qualité d’héritier
présomptif. Cette formalité était faite surtout à cause des
frères du jeune commandeur., frères qui, à l’époque du premier
serment, n’avaient pas encore atteint l’âge de puberté ; le
sultan voulait ainsi donner plus de force à leur serment et
couper court à toute contestation ultérieure. Ce fut dans ce
but que Elmansour quitta Murâkush et se rendit à Tâmesna,
d’où il envoya chercher son fils à Fez par le pacha Azzouz
ben Saïd Elouzkîtî. Quand les deux commandeurs et leur suite
furent réunis à Tâmesna, Elmansour assista en personne à
la cérémonie du serment. Entouré des personnages les plus
influents, il se fit apporter le précieux exemplaire du Coran
qui avait appartenu à Oqba ben Nâfi Elfihri 1 et qui était uu
des plus riches trésors des califes ; puis on apporta également
les deux Sahîh, celui de Elbokhâri et celui de Moslem, et
lecture fut ensuite donnée de la formule du serment. Elficb-
tâli, qui avait été chargé de lire ce document, était assisté du
cadi Aboulqâsem Ecchâthibi, qui expliquait aux assistants
les expressions difficiles contenues dans cet écrit. Tout le
monde prêta serment de fidélité, à l’exception des enfants

1. Le célèbre conquérant de l’Afrique et le fondateur de la ville de Qaïrouùn.
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CHAPITRE TRENTE-NEUVIÈME 175

de Elmansour, qui, le lendemain seulement, apposèrent, en
signe d’adhésion/ leurs signatures au bas du document.

Dans une lettre écrite par Zidân ben Elmansour, à qui ce
serment avait porté préjudice, j’ai lu ce qui suit: «J’ai assisté
au serment qui a été prêté à Mohammed Eccheik, souverain
du Murâkush ; tous les enfants de Elmansour étaient présents à
cette cérémonie et furent invités, sauf moi, à prêter serment.
Mon père, en effet, avait dit alors : « Un tel n’a pas à prêter
« serment, car il fera toujours ce que je lui ordonnerai de
« faire.» Ces paroles affectèrent péniblement mes frères qui,
par l’expression de leurs visages, manifestèrent leur mécon-
tentement. »

La cérémonie de ce nouveau serment terminée, Elmansour
songea à pourvoir chacun de ses fils d’un commandement et
à faire entre eux le partage de ses États ; il espérait ainsi ne
plus laisser trace de colère dans leurs âmes et empêcher les
passions haineuses d’envahir leurs coeurs. A Abou Fârès,
frère consanguin de Elmansour, il assigna le Sous et ses vil-
lages ; Aboulhasen Ali reçut Méquinez et le territoire voisin
de cette ville, et Zîdân eut en partage le pays de Tàdela.
Certaines circonstances firent plus tard modifier cette répar-
tition : Zidân alla à Méquinez et Aboulhasen à Tàdela. Cette
dernière combinaison fut définitive.

CHAPITRE XXXIX RÉVOLTE DE ENNASER BEN EL-GHALEB-BILLAII CONTRE SON ONCLE ABOULABBAS ELMANSOUR
Du vivant de son père EIghâleb, Ennâser fut lieutenant de la province de Tàdela ; mais, lorsque son père mourut et que le frère de ce dernier, Elmotawekkel, s’empara du pouvoir ainsi que nous l’avons exposé plus haut avec détails, celui-ci fit arrêter Ennàser et le garda en prison juqu a la fin de son règne. Plus tard, comme il a été dit ci-dessus, Elmoatassem ayant arraché le pouvoir des mains de Elmotawekkel, rendit la liberté à Ennàser et le traita avec égards. Celui-ci vécut alors dans une situation heureuse, sous les ordres de Elmoatasem, jusqu’à la mort de ce commandeur, qui eut lieu le jour de la bataille de Ouâdi Elmekhâzin. A ce moment, Ennàser se réfugia à Arzille, qui était alors au pouvoir des chrétiens, puis il passa la mer et alla en Espagne où il resta un certain temps auprès du roi de Castille. Le monarque chrétien l’envoya ensuite à Mélilla 1, mais, tout en l’internant dans cette ville, il lui en rendit le séjour agréable, dans l’espoir que Ennàser lui servirait à jeter la désunion parmi les musulmans.
Ennàser se rendit à Mélilla, où il demeura jusqu’au 3 du mois de chaaban de l’année 1003 (14 avril 1595). Les gens turbulents, les aventuriers de toute sorte et la plus vile canaille, en apprenant son arrivée dans cette ville, arrivèrent en foule auprès de lui et s’empressèrent de se mettre à sa disposition. Aussitôt que ces partisans eurent formé un groupe considérable et une véritable armée, Ennàser se mit à leur tête et quitta Mélilla pour se rendre à ïaza 2, qu’il occupa. Les tribus voisines, telles que lesBrânès et autres, se joignirent à lui et se disposèrent à l’envi à lui prêter secours et assistance. En entrant à Taza, Ennàser avait exigé que les habitants lui payassent une redevance, les chrétiens, leur avait-il dit, imposant même les oeufs.,
A la nouvelle de ces événements, Elmansour fut très
attristé et conçut de vives inquiétudes sur l’avenir ; en effet,
le Maghreb s’était soulevé à l’appel de Ennâser et tous les
grands personnages souhaitaient le succès de l’usurpateur,
ayant perdu toute sympathie pour Elmansour, qui les mal-
menait et faisait durement peser son autorité sur ses sujets.

Dans l’ouvrage intitulé: Ibtihddj elqoloub, l’auteur, à l’ar-
ticle consacré à la biographie du bienheureux ouali, Aboul-
hasen Ali ben Mansour Elbouzîdî, dit : « Un jour que, monté
sur une mule, il voyageait avec ses disciples, il s’écria:
« Frères, n’entendez-vous pas ce que dit ma mule? elle pro-
« clame le triomphe de Maulay Ennâser. Les pierres et les
« arbres redisent les mêmes paroles, et pourtant je vois autre
« chose que cela. » Les événements donnèrent raison au
ouali : tout, dans le Maghreb, se souleva en faveur de Mau-
lay Ennâser, mais, peu de temps après, il fut tué avant
d’avoir conquis le souverain pouvoir. »

Elmansour ayant envoyé une armée considérable combattre
Ennâser, celui-ci mit en déroute les forces dirigées contre
lui et accrut ainsi son prestige. Elmansour donna alors à son
héritier présomptif l’ordre de se porter contre le rebelle ; le
jeune commandeur partit aussitôt à la tête d’une magnifique armée
admirablement organisée et engagea un combat dans lequel
la fortune se déclara contre Ennâser, qui s’enfuit en passant
par Taza. Durant cette fuite, l’usurpateur, qui s’était arrêté
dans la petite ville de Ledjâïa du district de Djebel Ezzebîb,
fut atteint par l’héritier présomptif qui lui livra bataille et
réussit à s’emparer de sa personne. Ennâser ayant été mis
à mort, sa tête fut tranchée et expédiée à Murâkush. Ces
événements s’accomplirent en l’année 1005 (25 août 1596-
14 août 1597).

Dans ses Mohâdhardt, le cheikh Abou Ali Elyousi rapporte
1 anecdote suivante : « Quand Ennâser, neveu de Elmansour,

Nozhet-Elhâdi. 12
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p. \ • Y

178 NOZHET-ELHADI

se révolta contre son oncle, Sidi Ahmed ben Belqâsem Es-
soumaï déclara queEnnâser entrerait à Tâdela, et il entendait
par là qu’il y entrerait en souverain. En apprenant ce propos,
Sidi Mohammed Eccherqî s’écria : « Malheureux Baba
Ahmed, il a vu entrer la tête de Ennâser à Tâdela et il a cru
que c’était Ennâser en personne ! » Après sa défaite, En-
nâser eut en effet la tête tranchée et sa tête, portée à Murâkush,
passa à Tâdela durant le trajet.

La mort du rebelle causa une grande joie à Elmansour,
qui reçut à l’occasion de sa victoire de nombreuses députa-
tions venues pour le féliciter. De son côté, il écrivit au sultan
de la Mecque, Hassen ben Abou Anmi, au cheikh connaissant
Dieu, Sidi Ahmed Elbekri Esseddiqi, à l’imam Bedr-eddin
Elqirâfi et à d’autres personnages, pour les informer du succès
et du triomphe que Dieu avait bien voulu lui assurer.

L’éloquentsecrétaire, Abou AbdallahMohammed ben Omar
Ecchâouï, à l’occasion de cet événement, composa les vers
suivants :

« Reçois nos félicitations, commandeur des Croyants ; grâce à ta valeur

les destins ont précipité leur marche ;
v Grâce à toi ton empire a brillé, tandis que celui de 1on ennemi

s’assombrissait et que les tètes les plus altières tremblaient.
« Tel a été le sort funeste de celui que Dieu a voulu frustrer dans

ses espérances, et auquel le secours de l’infidèle ne pouvait

profiter.

« Pour lui, la prédiction s’est bien réalisée; mais si la tête est
arrivée la première, les pieds ne l’ont point suivie. »

Un autre auteur a fait une allusion semblable en parlant
du vizir Ibn Elferes, qui avait été tué et mis en croix : en le
voyant la tête penchée, il s’écria :

« Le poulain rétif a voulu arriver au but en dépassant les têtes des

chevaux pur sang et rapides à la course ;
« Il a donc couru, et ses pieds se sont mis en marche ; mais si la

tète est arrivée première, les pieds ne l’ont point suivie. »
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XL
DE LA CONSTRUCTION DU PALAIS DE L-BÂDI‘ PAR ELMANSOUR ; DATE A LAQUELLE IL FUT ÉDIFIÉ ET MOTIFS QUI LE FIRENT BATIR
Suivant l’auteur du Mendhil essafa, le motif qui engagea Elmansour à élever le Bedî’ et à employer à cette construction de précieuses richesses et des sommes considérables, fut le désir de laisser une trace durable de sa dynastie, issue du Prophète, et d’en faire valoir la supériorité sur les dynasties berbères et autres, telles que les Almoravides, les Almohades et leurs successeurs, les Mérinides. Tous ces gouvernements avaient élevé des monuments destinés à perpétuer leur souvenir, tandis que, jusqu’alors, la dynastie chérifienne n’avait rien fait de semblable pour augmenter sa gloire, bien qu’elle en fût plus digne que tout autre, à cause de son illustre ancêtre et de son antique noblesse. Ce fut donc dans le dessein de rehausser l’éclat des Chérifs que Elmansour se mit à l’oeuvre et construisit ce palais, car selon l’expression du poète :
« Lorsque les commandeurs veulent rappeler le souvenir de leur gloire, ils le font parle langage des monuments :
« Tout édifice qui atteint des proportions considérables reste comme l’indice d’un personnage glorieux. »
Dès que cette construction fut décidée, Elmansour convoqua tous les savants et les personnages réputés vertueux et leur demanda de fixer l’époque à laquelle on devrait commencer a mettre la main à l’oeuvre. Les premiers travaux de fondation eurent lieu pendant le cinquième mois du règne du commandeur, au mois de shawal de l’année 986 (1578), mais l’édifice ne fut entièrement terminé qu’en 1002 (1594), bien que la construction n’en eût pas été interrompue.
Elmansour avait fait venir des ouvriers de tous les pays, même d’Europe, et chaque jour le nombre des artisans et des architectes habiles était si considérable qu’il s’établit à la porte du chantier un marché important, auquel les négociants apportaient leurs marchandises et leurs objets les plus précieux. Le marbre apporté d’Italie était payé en sucre poids pour poids, Elmansour, ainsi que le rapporte Elfichtâli dans la Mendhil Essafa, ayant établi dans le Haha, le Chouchaoua et ailleurs encore, de nombreux pressoirs pour la canne à sucre. Quant au plâtre, à la chaux et aux autres matériaux, le sultan les avait tirés de tous les pays. On trouva même, dans les comptes, un reçu constatant qu’un individu avait livré un sa’ de chaux qu’il avait apporté de Tombouctou et qui formait sa part contributive dans la masse des charges imposées au peuple. Toutefois Elmansour se montra très libéral et très bienveillant dans cette circonstance ; il paya largement les ouvriers chargés de la construction et leur prodigua les gratifications. Il s’occupa même de l’entretien de leurs enfants, afin que ces artisans pussent se consacrer entièrement à leur oeuvre et n’en fussent distraits par aucune préocupation.
Le Bâdi‘ est un édifice de forme carrée; sur chacune des faces de ce carré se dresse une grande et magnifique coupole, autour de laquelle sont groupés d’autres coupoles, des palais et des habitations. Sa hauteur est considérable et il recouvre une vaste superficie. Il est certain que c’est la construction la plus remarquable et l’oeuvre la plus belle qui existe aujourd’hui ; les trompettes de la renommée sont insuffisantes a en célébrer la magnificence, car elle éclipse le souvenir de Ghomdân (palais de Himyar), fait pâlir Ezzahra (Xè s. andalousie) 2 et Ezzahira3et regarder avec dédain les coupoles de Damas ou les pyramides du Caire.
On y trouvait des onyx de toutes les couleurs et des marbres blancs comme l’argent ou entièrement noirs ; les chapiteaux des colonnes étaient recouverts d’or fondu ou de feuilles d’or fin. Le sol était pavé de superbes dalles de marbre poli et finement taillé et les revêtements des murs, couverts de faïences aux couleurs variées, simulaient un entrelacement de fleurs ou les riches broderies d’un manteau. Enfin, les plafonds étaient inscrutés d’or et les murailles, décorées de ce même métal, étaient en outre ornées de brillantes sculptures et d’inscriptions élégantes faites du plus beau stuc. La décoration terminée, le sultan fit courir l’onde la plus pure dans les cours de ce palais. Pour tout dire, le Bedi’ est un des monuments les plus hauts et les plus splendides qui aient existé, et il surpasse en beauté les palais de Bagdad. C’est une sorte de paradis terrestre, une merveille dumonde, le comble de l’art; il fait pâmer de plaisir et d’admiration.
C’est de lui que le poète a dit :

« Tout palais semble laid auprès du Bedi’, car c’est là seulement que les fruits sont savoureux et les fleurs odorantes :
« Son aspect est féerique, son onde est pure, sa terre parfumée et ses édifices se dressent fièrement dans les airs.
« Murâkush lui doit son immense célébrité et, grâce à lui, sa gloire durera des siècles. »
Des inscriptions en vers brodées, sur des portières, sculptées dans le bois, dessinées sur des faïences ou moulées en stuc, égayaient les yeux et provoquaient l’admiration et l’étonnement des visiteurs : chaque inscription était en rapport avec la nature de la coupole qui la contenait et quelquefois même elle renfermait une sorte de défi à l’adresse de la coupole voisine. Il serait trop long de reproduire toutes ces inscriptions, mais il ne nous semble pas qu’il y ait inconvénient à en donner ici quelques-unes. Nous allons donc écrémer ce réservoir et plonger dans cette mer de merveilles, afin d’y trouver des renseignements utiles et des consolations pour notre âme sur la façon dont le temps a agi envers ceux qui ont disparu.
Voici d’abord l’inscription gravée extérieurement sur la coupole appelée Elkhamsîniya et que l’auteur du NefhEtthib dit avoir été ainsi nommée parce qu’elle avait cinquante coudées. Ces vers sont dus àlaplumedel’éloquentsecrétaire, Abou Fârès Elfichtâli, qui fait parler cette coupole en ces termes :
« Je me suis élevée ; alors la pleine lune s’est abaissée et s’est prosternée devant moi ; à ce moment, le disque du soleil a formé comme une boucle à mon oreille ;
« J’ai mis la constellation d’Iklil comme couronne à mon front et j’ai suspendu les Gémeaux à mon cou, en guise de collier.
« Sur rca poitrine brillent les Pléiades, pareilles à une rivière de perles que termine un riche joyau.
« Je surpasse l’éclat des étoiles, car j’ai placé mes pieds sur la planète Saturne qui est au-dessous de moi.
« Je déborde de bienveillance et de générosité en un torrent qui recouvrirait la Voie lactée.
« Sur ce torrent, j’ai jeté pour la gloire un pont que viennent battre les flots de la mer qui engloutit tout ce qu’elle atteint.
« Au milieu des frondaisons courent des ruisseaux dont les cailloux chatoient à l’égal d’une tunique aux dessins bigarrés.
« Un rideau d’arbres les entoure et la source débordante sillonne le parc de ses eaux,
« Qui s’élancent à travers les plantes et s’ouvrent un chemin a travers les fleurs, en brillant comme une frange à l’extrémité des feuilles que,
« Dans son souffle nocturne, le zéphyr balance ; ainsi se balance un homme enivré d’absinthe.
« Ces eaux traversent des parterres embellis à grands frais et qui n’ont point à s’inquiéter si la nuée les inondera bientôt ou tardera à venir ;
« Elles débordent de leurs réservoirs et se répandent sur l’argile brillante, pareilles à des mers qui n’ont d’autres limites que les bornes de l’immensité,
« Et s’élèvent en gerbe d’une vasque centrale et, comme le soleil, elles ne redoutent ni éclipse, ni déclin :
« Lorsque les tuyaux y versent leurs eaux, la vasque ressemble à la pleine lune qui se montre dans le ciel, parmi les étoiles.
« Quand le soleil l’éclairé, elle réfléchit ses rayons sur sa face argentée en un ruissellement abondant.
« Moi-même je trace sur sa surface éclatante des arabesques qui sont pour ainsi dire parsemées de grains de musc,
« Et quand la blancheur des coupoles m’enserre comme un collier je suis, dans cette parure, pareil au joyau central ;
« Leurs blanches silhouettes m’entourent, pareilles à des vierges qui ont dépouillé leurs colliers et leurs voiles
« Pour montrer leurs tailles; mais la nudité les embellit et fait ressortir avec avantage leurs reliefs et leurs ciselures.
« Leurs couronnes s’élèvent dans les airs et vont briser, avec fracas, les sphères des firmaments de la générosité.
« Oh ! comme tu erres au loin dans la félicité ! dans la région que parcourt la gloire, à laquelle l’orthodoxie sert de monture,
« Temple de gloire, élevé par la puissance et dont les voeux des plus humbles des hommes ne cessent de parcourir l’enceinte ;
« Parc où gitent de nombreuses gazelles et qui n’est fermé, ni par les taillis, ni par le chaume, mais par les arceaux des coupoles.
« Là ce ne sont ni Yilhel, ni le kamth qui fleurissent ; ce sont les tapis et non le jujubier et Yarth * qui y servent de couches.
« Il semble fait de morceaux de musc que la nuée a humectés pour leur donner une forme.
« Quand la brise*, venue le matin, s’éloigne le soir, elle transporte à l’odorat de tous, le parfum de son ambre en forme de présent quotidien.
« Ezzahra et Elkhould 6 reconnaissent sa supériorité et les salons du Khosroès persan jalousent avec fureur sa magnificence.
« La tente de la gloire est là, dressée avec ses cordes tendues en l’honneur de celui qui, parmi les hommes, peut revendiquer la plus noble origine,
« L’Imam qui emporte la fortune dans les plis de son drapeau et qui fait mouiller les vaisseaux de la gloire là où il arrête ses pas.
« Il a conquis les contrées de la terre avec des cohortes qui ont hrisé les crânes de l’ennemi partout où elles l’ont vu s’agiter.
« Des flammes jaillissaient de leurs lances si hrillantes que leur éclat rendait blanches les chevelures des peuples d’Ethiopie.
« Ses escadrons victorieux, s’ils marchent au combat, sont précédés des destins qui les devancent au loin.
« Chaque fois qu’ils arborent la bannière alide, la victoire est une des conditions qu’ils posent pour l’arborer.
« Leurs croissants ne sont point là pour la parade ; leurs coursiers veulent chasser tout ce qui se trouve devant eux ;
« Ils obéissent aux hommes illustres qui tiennent leurs rênes et taillent une large part dans les libéralités de la Fortune.
« C’est la main du commandeur des Croyants, de celui qui mène en laisse les Grecs, les Persans et les Coptes,
« Qui a élevé à la gloire ces murailles et ces pavillons et qui tient la terre enlière sous sa dominalion. »
Voici maintenant les vers émanés du même auteur qui se trouvent à l’intérieur de cette même coupole :

« La beauté de mes merveilles charme les yeux ; la splendeur de mon aspect ravit le regard ;
« Mes sculptures sont si belles que leur éclat éblouit les yeux de tous les spectateurs.
« Au sommet de mon plafond apparaissent des étoiles brillantes dont la clarté à aucun instant ne s’obscurcit.
« Mon atmosphère est formée des vapeurs de la générosité qui projettent sur le sol l’ombre et l’obscurité.
«. Je surpasse en hauteur les sphères des sept cieux et c’est pour cela que la Fortune ne goûte plus un moment de repos.
« De mes croissants et de mes arceaux j’ai fait mes bracelets, mes anneaux de pieds et mes boucles d’oreille ;
« Les bassins d’eau m’entourent de tous côtés ; il y en a devant moi, à ma gauche et à ma droite ;
« Leur file s’étend au loin sous mon regard, la surface couverte de barques, de radeaux et de vaisseaux
« Tous ces ruisseaux se dirigent vers moi et lorsqu’ils arrivent, dans leur course, à confondre leurs eaux, en un lac,
« Vous voyez les étoiles se noyer dans cette masse et s’y refléter pareilles à des perles précieuses,
« Tandis que les gouttes d’eau, répandues à sa surface, sont comme des perles qui font pâlir celles des colliers de prix.
« Je suis fière et j’ai le droit de l’être, puisque j’ai été choisie pour servir de demeure au commandeur des Croyants,
« Elmansour, l’homme généreux par excellence, qui a élevé à la gloire d’indestructibles monuments,
« Le lion de la guerre qui, s’il rugit de colère, porte l’effroi jusque dans l’Inde et dans la Chine.
« Quand ses escadrons s’avancent contre l’ennemi, son nom seul inspire la terreur aux armées les mieux retranchées ;
« C’est lui qui les enveloppe au moyen de tous les stratagèmes, qui les brise sous la meule ou les affole.
« Il est l’imam des Maghrebs; il y brille comme un soleil qui répand jusqu’en Orient sa lumière éblouissante.
« Dans ces palais merveilleux je suis comme un joyau, qui brillera à leur horizon durant des siècles ;
« Les anges généreux, qui écrivent les actes de la destinée, se tiendront à ma porte tout dévoués à vos ordres,
« Car, ô commandeur des Croyants, vous êtes le bienvenu en ces lieux, entrez-y en paix et demeurez-y en toute sécurité. »
Le même auteur composa les vers suivants qui sont tracés, en marbre noir sur du marbre blanc, au fronton du monument:
« Dieu a inspiré l’auteur de ce fronton qu’il serait difficile à aucun autre d’égaler, quand il brille et resplendit à l’égal d’un parterre.
« Les sculptures qui l’ornent rappellent les arabesques des colliers, dont les femmes aux yeux noirs parent leur gorge.
« Il semble que l’or qui s’entremêle à ses ornements forme un dessin de brocart, sur un fond d’argent, blanc comme le camphre.
« Le sol même, sur lequel il repose, est pareil à une étoffe de soie qui serait ornée de superbes broderies à ramages.
«. Quand sa masse est sillonnée de lumière, des rayons brillants se reflètent de tous côtés.
«  Les palais anciens ne sauraient l’égaler en beauté, qu’il s’agisse de Khawarnaq (palais Lakhmide) ou de Sedir”.
« Si tu arrêtes ta vue sur ses jardins, ta foi chancelle, tant sa magnificence est enchanteresse.
« Les flots des deux bassins qui le précèdent, ondulent, semblables à des tentures que le vent d’ouest agite.

« Des statues d’argents ornent son vestibule ; on les dirait des êtres vivants, tant elles sont admirablement modelées.
« Mais pour apprécier un vin, il faut en boire une deuxième fois, car c’est alors seulement qu’il fait pénétrer l’allégresse dans les corps.
« De même, il faut revoir ces lions, qui rugissent en bondissant, et ces noirs pythons qui n’ont d”autre cri qu’un sifflement.
« Ses ruisseaux s’étendent comme un tapis de cristal sur lequel des barques étincelantes projettent l’ombre de leur masse;
« Les cailloux de leur lit et les nénuphars, qui flottent à leur surface, brillent avec l’éclat des perles égrenées.
« Quelle beauté dans cette oeuvre, dont la splendeur rivalise avec celle des étoiles qui éclairent le firmament.
« Il semble que toutes les fleurs des parterres entourent ce monument et, de quelque côté que l’on regarde, on ne voit qu’étoiles et pleines lunes.
« Le comble de ma gloire, c’est que l’auteur de celte construction ait été l’honneur et le guide de l’humanité, Elmansour,
« Le commandeur qui, par son rang, s’élève au-dessus des étoiles Castor et Pollux, et qui s’abrite sous le dais d’un trône dominant Arcturus ;
« Le pôle du califat, la couronne qui ceint le front d’une dynastie, celui au nom duquel les armées lancent des boulets,
« Qui vont faire trembler, jusqu’au fond de l’Iraq, une armée en train de franchir l’Euphrate sur un pont.
« Il est le rejeton du Prophète, fils de calife et de la race de ceux qui épargnent le sang et sont chastes, tout en étant puissants.
« Il est un océan de générosité, mais qui agite ses flots ; il est un glaive glorieux, mais qui féconde.
« C’est une montagne que l’on supporte et vénère sans peine et qui, au jour du combat, envoie des armées nombreuses.
« Puisse durer sa grandeur ; puisse son renom être rivé comme un collier au cou de la gloire!
« La victoire a fait pacte avec lui et, matin et soir, il voit arriver à lui d’heureuses nouvelles.
« Que cet endroit ne cesse jamais d’être le séjour de son bonheur et qu’il y plante après la victoire son étendard déployé !
« Que les coursiers de l’allégresse courent ici en son honneur et que des convives y fassent circuler la coupe de l’amitié! »
Sur une autre partie du Bedî’ on trouve encore, toujours du même auteur, l’inscription suivante :
« Les’ signes de la beauté se manifestent dans les monuments et exercent leur fascination, comme la prunelle des beaux yeux.
« On voit maintenant les soins qu’il a pris à faire une œuvre d’art et à la rendre digne du séjour des femmes.
« Sur chaque colonne sont des lames d’argent qui se dressent, tantôt droiles comme des branches,
« Tantôt la tige est couverte de trois rainures, enlacées les unes dans les autres.,
« Et recouvrant d’autres belles choses qui font pâlir celles des palais des Sapor et des Khosroès.
« Grâce à ses statues, la Kheizourâna reçoit un éclat pareil à celui du rubis de l’Inde.
« Tout cela est en rapport avec ta gloire et serait digne aussi des oeuvres produites à Sanaâ,
« Car tu es puissant, comme l’était le fils de Dhou Yazan, et ce palais peut être comparé à celui de Ghomdàn dans le pays yéménite.
« C’était un lieu mal famé, mais la foi et l’espérance y sont entrées maintenant pour t’y visiter,
« Et c’est devenu la demeure des califes et l’orthodoxie y fait entendre les sept versets rythmés ‘.
« C’est le vrai monde, qu’habite le guide de tous les peuples de la terre, qu’ils soient loin ou rapprochés,
« Ces palais qui n’ont point leur pareil sur le globe, pas plus qu’il n’existe pour la gloire un autre Elmansour. »
Sur le grillage du balcon, qui donnait sur les jardins et qui surmontait la coupole verte, on voyait encore ces vers que Elfichtâli avait composés en l’année 995 (12 décembre 1586-2 décembre 1587).
« Hàle-toi d’apporter le matin la coupe de l’allégresse et abreuve tes convives, soleils ou lunes en croissants.
« Monte sur mon belvédère au plafond étincelant, tu trouveras là Castor et Pollux réfugiés sous mon toit.
« Et loi, lune de la gloire, quand tu parviendras à mon sommet, tu n’accepteras plus d’autres compagnes que les étoiles.
« Ce palais s’éclaire et s’embellit, si l’on contemple d’ici son tapis de fleurs paré comme un fiancé,
« Et j’en veux à Elmansour Ahmed quand il cueille ces roses, qui sont dévorées d’envie en regardant leBedî’.
« 0 Commandeur, qui, dans ta grandeur, considères les rois comme des esclaves et dont l’univers entier est le domaine,
« Puissent les messagers du bonheur encombrer sans cesse ma porte et y amener la joie et les divertissements,
« Car il y a ici, pour l’honneur du califat, une dynastie si puissante que sa vue seule met en fuite l’avant-garde de Jésus. »
Un autre secrétaire avait composé les vers suivants, qui furent brodés sur une pièces d’étoffe d’or admirablement tissée qui servait à recouvrir les quatre parois de la coupole Khamsîniya ; ce genre de tapisserie était celui que les habitants du Maghreb désignent aujourd’hui sous le nom de Hdithi
Sur la première paroi :
« Promène ton regard sur cet admirable tissu et, en l’honneur de ma beauté, fais circuler la coupe ardente,
« Pour abreuver ces coteaux et ces parterres, car à quoi bon pour eux l’eau que versent les nuages.
« Comment d’autres parterres pourraient-ils briller d’un éclat pareil au mien ou même simplement l’égaler ?
«’ Alors que des êtres grossiers peuplent seuls ces parterres, tandis que moi je sers d’asile à des faons de gazelles ! »
Sur la deuxième paroi :
« On dédaigne toutes les beautés, pareilles à une tige qui se ploie, en présence du robuste saule qui se balance.
« Quant à moi, j’étends ma chevelure au-dessus d’Arclurus et je jette un regard de mépris sur le vulgaire.
« Je traîne les pans de ma tunique sur la Voie lactée, en me jouant, et suis toute glorieuse de mon inventeur Aboulabbâs ;
« Aucune coupole pareille à moi n’a été faite et nul autre n’a illustré, comme lui, le trône et les grandeurs. »
Sur la troisième paroi :
« C’est un commandeur à la puissance duquel les autres rois ne sauraient atteindre, eux qu’il accable sous son dédain et son ironie.
« Il est le nuage fécondant, l’océan des vertus, le lion des combats, la terreur des batailles,
« L’incomparable en splendeur et en gloire, le pôle de la grâce, le maître de la générosité et de la vaillance,
« Ce commandeur qui, par sa seule présence dans les pays .qu’il visite, change en effluves parfumés les senteurs des cloaques. »
Sur la quatrième paroi :
« Quand sa pleine lune s’élève au milieu d’un halo, elle éblouit de sa clarté les yeux qui la contemplent.
« Sous son règne, se montrent des astres tous plus brillants que des noces ou des jours de fêtes.
« Puisse-t-il, pour sa plus grande gloire, toujours bâtir et élever sa demeure sur des bases solides !
« Ce tant que le zéphyr fera onduler les branches et que les perles de la générosité vivront sur son front resplendissant. »
Un autre secrétaire avait aussi composé ces deux vers qui étaient gravés sur les deux chambranles d’une porte :
« O toi qui regardes, par Dieu ! arrèle-toi et réfléchis ! admire ces beautés et cette merveille accomplie,
« Et lorsque tu l’auras examinée avec foin, dis-toi : le mystère est dans les habitants et non dans l’édifice. »
L’éloquent secrétaire Abou Fârès Abdelazîz ben Mohammed ben Ibrahim Elfichtâli avait composé ce quatrain qui était gravé sur une des portes :
« Ces messagers de bonheur accourent à moi et les avant-coureurs de la félicité se précipitent vers ma porte ;
« Ils arrivent à l’heure fixée, comme la foule des pèlerins se rend au puits de Zemzem ‘.
« Les heureuses nouvelles se posent sur cette porte des félicités et, pareilles à des étoiles, brillent pour les Chérifs.
« Le mieux à faire serait de dire et cela sans crainte : le Bedi’ de Ahmed est le Jardin de délices. »
Quand, dit Elfichtâli, je présentai ces vers au sultan, il les admira sauf l’expression de Jardin qui lui déplut et le chagrina beaucoup. La construction du Bedi’ fut terminée en l’année 1002 ; le vizir, le Faqîh, le lettré, Aboulhasen Ali ben Mansour Ecchiâdhemî, avait composé le chronogramme suivant qui était gravé sur la Porte de marbre, l’une des portes duBedî :
« La beauté est un mot dont ce palais donne la signification. Que sa vue et sa splendeur sont admirables !
« C’est le Bedi’ dont les merveilles resplendissent, oeuvre dont le nom est si bien approprié à la chose dénommée.
« C’est un immense édifice, élevé sur les bases de la piété, et le sens de son nom indique, à lui seul, la date de sa construction.
« Cette date brille également, et les yeux de la mémoire la perçoivent, dans le complément de cette phrase : Dis : lui seul est Dieu. »
Le même vizir avait composé ces vers qui étaient gravés sur une des portes du Bedi ‘ :
« Cette porte est merveilleuse comme le croissant de la lune : le palais solide n’en est en quelque sorte que la continuation.
« Aussi l’a-t-on nommé Bedi’ en employant l’hyberbole, l’assonance et le pléonasme.
« Il est arrivé à la perfection et j’ai dit alors pour marquer sa date : demeure sans nodosité, ni déformation.
« Monument bâti par la piété qui vient de Dieu, sous les auspices du bonheur et de la félicité. »
C’est encore ce vizir qui avait composé ce vers qui figure sur l’auvent de la « Coupole de Cristal» :
« Si tu veux la date de l’achèvement du Bedi’, dis : le palais de Ahmed est le palais des félicités ‘. »
Lors de l’achèvement du monument, le vizir s’adressa au commandeur en ces termes :
« 0 souverain, dont l’empire s’est élevé au milieu des autres royaumes pareil à l’aurore qui suit les ténèbres,
« Ce palais est achevé, habite-le toujours heureux et en possession de ta couronne. »
«Elmansour, dit l’auteur du Nefh Etthib, avait conçu trois oeuvres admirables de formes et merveilleuses de beauté : le Bedî’, le Meserra et le Mochtaha. » Parmi les vers que Elmansour composa sur ces monuments on cite le distique allégorique suivant :
« Le parterre de ta beauté a montré ses splendeurs et j’ai cherché à détourner mon coeur de toi sans y réussir.
« Car si, ô beauté, tes branches élégantes se ploient dans le Meserra, tes grenades sont au Mochtaha. »
Voici ce que l’auteur du livre intitulé : Kitâb elbaydn elmoarib an akhbdr elmaghrib, le cheikh Abou Abdallah beu Adhâri l’Andalous, rapporte dans un passage que j’ai lu dans le second volume de son ouvrage :
« Le premier qui créa le Meserra, situé au delà du jardin de Essâliha, fut Abdelmoumen ben Ali, le chef des Almohades. C’est un immense verger d’une longueur de trois milles et d’une largeur à peu près égale ; il produit tous les fruits que l’on peut désirer et reçoit les eaux qui lui sont amenées de Aghmât ; on y a aussi creusé un grand nombre de puits. »
« Quand, dit Elyesa’, je quittai Murâkush en l’année 543 (1149), les produits des plantations de ce jardin, s’élevaient déjà, tant en olives qu’en autres fruits, à 30.000 dinars d’Abdelmoumen et pourtant, à cette époque, les fruits étaient bon marché à Murâkush. »
Il se peut que Elmansour ait simplement restauré le Meserra qui était tombé en ruines et qu’il ait déversé la vie à flots sur ses plantations mourantes.
Elmansour se montrait très fier du Bedî’ et après lui, ses fils en tirèrent aussi orgueil. C’est à cela que fait allusion Abou Fârès Elfichtâli dans ces vers :
« Ce Bedi’, il serait difficile d’égaler les merveilles que tu y as créées et qui en font une oeuvre admirable.
« La gazelle en est jalouse à en perdre sa beauté ; l’homme généreux, pour la même cause, en devient méchant.
« Tu as élevé toi-même cet édifice, avec toules ses décorations artistiques, acquittant ainsi la promesse que tu avais faite à la gloire et qu’elle attendait de toi.
« Dans tous les genres, tu as recherché la perfection et tu es arrive à l’atteindre, sans avoir éprouvé aucune faiblesse.
« Jouis, dans ce palais, de ta royauté qui y demeurera respectée etcueille là les branches du bonheur, tandis qu’elles sont encore verdoyantes. »
Quand le Bedî’ fut terminé, ses décorations et ses enjolivements achevés, Elmansour donna une fête magnifique à laquelle il invita tous les notables et les grands du royaume.
On servit aux invités des mets de toute sorte et des friandises variées, puis on leur fit des cadeaux et jamais auparavant on n’avait vu distribuer des sommes aussi considérables. Parmi la foule des gens, qui prirent part à cette fête, se trouvait un bouffon qui jouissait à cette époque d’une certaine réputation de sainteté:
« Que penses-tu de ce palais, ô un tel, lui dit Elmansour en plaisantant? »
« Quand il sera démoli, il fera un gros tas de terre, répliqua le bouffon. »
Elmansour fut tout interdit, eu entendant cette réponse, et en augura un sinistre présage.
Cette prédiction se réalisa et fut accomplie par le sultan victorieux Maulay Ismaïl ben Eccherif. Ce commandeur ordonna, en effet, de détruire le Bedi’ en l’année 1119 (1610) et cela pour des causes qu’il serait trop long d’énumérer ici. Toutes les constructions furent donc démolies de fond en comble, les matériaux bouleversés, les objets d’art mutilés et dispersés de tous côtés ; le sol resta ensuite en jachères, comme si jamais il n’avait été mis en valeur, et devint un pâturage pour les bestiaux, un repaire de chiens et un asile pour les hiboux. Ainsi se vérifia ce fait que Dieu n’élève rien sur la terre qu’il ne l’abaisse ensuite. Détail curieux : il n’y eut pas une seule ville du Murâkush qui ne reçût quelques débris du Bedi’.
A ce propos, je me souviens d’avoir lu le récit suivant d’un des historiens de l’Andalousie: « Le palais de Ezzàhira, bâti par Elmansour benAbou Amir, était une des merveilles du monde, et sa solidité était à toute épreuve. Sous le règne de Elmansour ben Abou Amir, unpersonnage, doué d’une grande perspicacité, vint à passer près de ce palais qui alors était florissant et embelli par ses habitants :
«O palais, s’écria-t-il, tu contiens quelque chose de chacune de nos maisons ; puisse Dieu rendre à chacune de nos demeures une parcelle de toi ! »
La fortune ne tarda pas à frapper ce palais de ses coups et il tomba bientôt au pouvoir de l’ennemi. Ou le détruisit alors et tous les objets d’art qu’il contenait furent disséminés de tous côtés, au point qu’on en retrouva quelques uns clans l’Iraq.
Au cours d’un de mes voyages, mon chemin me fit traverser le Bedi. En voyant ces ruines effrayantes, je récitai ces vers insérés par Mohiy-eddin ben Arbî dans son livre intitulé : Elmosdmardt, vers qu’il avait composés lors d’une visite aux ruines de Ezzâhira :
« Demeures qui brillez dans ces vallons, vous n’êtes plus peuplées. “Vous ne formez plus qu’une solitude,
« Dans laquelle les oiseaux gémissent de tous côtés, cessant parfois leurs plaintes pour les reprendre aussitôt.
« J’ai interrogé un de ces oiseaux qui, le coeur rempli de chagrin et de terreur, se tenait à l’écart.
« Pourquoi, lui ai-je dit, gémis-tu et te plains-tu? — Parce que, me répondit-il, le temps heureux a fui et ne reviendra plus. »
Je récitai ensuite ce distique de Ibn Elabbàr rapporté dans le Tohfat elqddim :
« Un jour m’adressant à un palais dont les habitants avaient disparu, je dis : Que sont devenus tes habitants si illustres pour nous ?
« Une voix me répondit : Ils n’ont séjourné ici que peu de temps ; ils sont ensuite partis et je ne sais où ils sont allés. »
Enfin je terminai par ces paroles du poète :
« Je me suis arrêté devant Ezzahra, et tout songeur je me suis lamenté en contemplant ses ruines.
« Ah ! Zahra, me suis-je écrié, reviens. — Celui qui n’est plus peut-il revenir, m’a-t-elle répondu ?
« Alors je me suis mis à pleurer, à gémir sur son sort. Arrière mes larmes, arrière !
« Les iraces de ceux qui ont disparu ne sont-elles pas elles-mêmes comme les pleureuses d’un convoi funèbre? »
En examinant le mot Bedi’, j’ai reconnu que la valeur numérique de ses lettres donnait le chiffre de 117, et que ce nombre est exactement celui des années pendant lesquelles ce palais est resté debout et florissant. Il fut en effet terminé en 1002 et, ainsi que cela est indiqué par le chronogramme de son nom, il dura 117 ans après son entier achèvement. C’est là une coïncidence singulière. La durée, l’éternité et le pouvoir absolu appartiennent à Dieu, le souverain rétributeur ; il demandera compte à tous, sans que personne puisse lui demander compte de ce qu’il fait.
XLI

DE LA FAÇON DONT ELMANSOUR ORGANISA ET DISPOSA SES ARMÉES
Sous les règnes de Abou Abdallah Mohammed Eccheikh Ehmahdi, de son fils Elghâleb et de son petit-fils Elmotawekkel, l’armée, dit Elfichtâli, était restée organisée à la façon arabe sous le rapport du costume, des vivres, etc… En arrivant au pouvoir, Elmoatasem qui, lors de son séjour chez les Turcs, avait vu leurs coutumes, avait essayé de suivre les habitudes étrangères et de les imposer à la population en toute chose ; mais le peuple répugna à ces usages et, malgré les ordres du commandeur, conserva ses anciennes traditions.
Dès que, grâce à Dieu, il fut monté sur le trône, Elmansour tenta de concilier les habitudes des Arabes avec celles des étrangers : il choisit, parmi les étrangers quelques affranchis qu’il éleva à ses frais et qu’il combla de ses faveurs. C’est ainsi qu’il fit choix de Mustafa-bey, — ce mot bey, en turc, signifie généralissime, — lui donna le commandement spécial des spahis et le chargea en outre de garder la porte du palais impérial. Au nombre de ces affranchis, il faut encore citer : le pacha Mahmoud, chargé des trésors du palais et de la garde des clés du trésor public ; le Qâ’id Al-‘Ulûj, chef de la troupe des renégats ; le pacha Jûdar, le conquérant du Soudan, chef des troupes andalouses, les Andalous formant un corps considérable de fusiliers ; ῾Umar, le caïd de l’armée du Sous. Tels étaient les principaux renégats que le commandeur avait à son service, mais au-dessous d’eux s’en trouvaient encore d’autres, comme Bakhtiâr et Beghi.
Tous les soldats étrangers, turcs et renégats, furent divisés en six corps:
1° les biyâk, porteurs d’un bonnet jaune doré orné d’une aigrette eu plumes d’autruche de diverses couleurs, formaient deux compagnies qui se tenaient devant l’appartement du commandeur ou devant sa lente ;
2° les sollriq avaient de longs bonnets qui retombaient sur les épaules ; ces bonnets étaient attachés au sommet du front des tubes jaunes dorés ; leurs ceintures étaient garnies de longs panaches de plumes d’autruche non apprêtées ; enfin ils plantaient dans les tubes, qui ornaient leurs bonnets, d’autres plumes d’autruche qui, fixées au sommet du front, étaient rejetées en arrière. Ils marchaient immédiatement après les biyâk ;
3° les belebei’douch, armés de leqqāf, sorte de lance au manche court et épais garni de plaques de fer retenues par de nombreux clous ; le fer de ces lances était , très long et très large et de chaque côté de la tige se dressaient à angle droit de formidables crocs. Ces troupes marchaient derrière les sollâq ;
4° les chanchariya, spécialement chargés de la cuisine et du transport des vivres ; leur chef Bakhtiûr était un des prisonniers faits à la bataille de Ouâdi Elmekhâzin ;
5° les qabjiya, qui avaient pour office de de garder les portes, de les ouvrir et de les fermer ; ils avaient à leur tète le caïd Mouloud Ecchâouï. Chaque nuit, une escouade de qabdjiya montait la garde et parcourait le chemin de ronde des remparts qui entouraient la ville. Ces hommes avaient en outre à s’occuper du trône et du lit de justice, sur lesquels siégeait le monarque dans son palais, et à régler le cérémonial des audiences ;
6° les chaouchat, dont la mission consistait à marquer la place des troupes en temps de paix et en temps de guerre ; c’est également à eux que revenait le soin de faire parvenir les lettres et missives envoyées de divers côtés pour annoncer d’heureuses ou fatales nouvelles.
Toutes ces choses, dit Elfichtàli, contribuèrent à donner à son règne un prestige que n’avaient pas eu les autres gouvernements. Chaque fois qu’Elmansour sortait, que ce fût un jour de fête ou qu’il s’agit d’une expédition ou d’une réception, toutes les troupes l’accompagnaient dans l’ordre indiqué ci-dessus.
Au moment du défilé, chaque caïd marchait en tête de sa troupe avec les drapeaux et entouré de son état-major composé de tous les officiers à cheval : ces officiers formaient ce qu’on appelait les Boloukbâchi et établissaient une démarcation entre les différents corps de troupes qui se suivaient.
Quant à l’armée dans son ensemble, ajoute Elfichtàli, elle était d’ordinaire disposée dans l’ordre suivant : les troupes du Sous ouvraient la marche, puis venaient immédiatement après les Cheraga, chacun de ces groupes étant partagé en deux divisions ; à leur suite prenaient place les deux corps d’élite des affranchis, renégats et autres, puis la troupe des Andalous avec tous ceux qui leur avaient été assimilés et qui avaient été incorporés dans leurs rangs, Ces deux derniers corps marchaient sur une même ligne, car ils avaient exactement même rang, et lorsqu’on distribuaitd.es gratifications, chacun d’eux avait tour à tour la préférence ; toutefois les affranchis occupaient la droite à cause de la supériorité que leur valait le titre d’affranchis. Chacun de ces corps avait en outre l’honneur de marcher aux côtés du sultan, et leurs chefs Mahmoud, caïd des affranchis (Mawâlî), et Jûdar, caïd des Andalous, prenaient la tête du cortège, abrités par les drapeaux qui flottaient au-dessus d’eux et entourés d’une escorte de Boloukbâchi. Après eux se trouvait le noyau principal formé des Biyâk, des Sollâq et des Beleberdouch, ces trois régiments marchant sur une même ligne en avant de Elmansour; les Biyâk prenaient place immédiatement à la droite et à la gauche du souverain, et l’un deux portait devant lui une de ses lances yézénites. Les Biyâk fournissaient aussi le porteur du parasol qui pendant la marche ombrageait la tête du sultan, comme aurait pu faire un turban; ce porteur était l’officier le plus élevé en grade après le caïd Perviz. Quand le sultan se rendait à pied à la mosquée de Elmansour, qui se trouvait du côté des tombeaux des Chérifs ou au Mus htaha, le caïd Perviz portait lui-même le parasol. Enfin, à droite età gauche des Biyâk, se tenaient les Sollâq, qui étaient eux-mêmes flanqués de chaque côté par les Beleberdouch, armés de leurs hallebardes. Le tout formait un ensemble tel qu’il jetait l’effroi dans les coeurs.
Les chevaux de prix étaient placés côte à côte, en rang, entre les deux divisions du gros de l’armée et s’étendaient jusqu’aux étendards du corps.d’artillerie ; ils étaient conduits par des cavaliers spéciaux appelés les serraja. Quant aux montures royales, elles étaient menées en laisse par dés gens de Ouzegha, marchant à pied, ce qui était une excellente mesure. Les spahis placés sous la direction du Beylerbey étaient divisés en deux grands escadrons qui marchaient, l’un à droite, l’autre à gauche, en avant de l’escorte qui portait le grand étendard blanc, appelé Ellioud Elmansour (le drapeau victorieux) : ce drapeau, emblème du pouvoir royal, flottait au-dessus de la tête de Elmansour et servait de point de repère à tout ceux qui suivaient. Il y avait d’ailleurs beaucoup d’autres étendards de diverses couleurs.
Devant le sultan on portait le grand tambour dont le bruit s’entendait à une très grande distance ; derrière lui se trouvaient les autres tambours, ainsi que les ghâithât. Ces derniers instruments étaient confiés à des artistes étrangers, passés maîtres dans leur art, et qui en tiraient des airs et des sons tels qu’ils ne pouvaient faire autrement que de surexciter les courages et d’inspirer des sentiments belliqueux. Cette musique faisait marcher les chevaux en cadence et donnait une forte dose de stoïcisme aux coeurs timorés. Outre les instruments déjà mentionnés , il y en avait encore d’autres sortes de flûtes et de longs tubes en cuivre de la grandeur du negir et qu’on appelait Trumbita. Tout cela était encore une des innovations des commandeurs de cette dynastie et une des choses qui contribuèrent à augmenter leur gloire et leur puissance. En arrière des étendards et de la musique venait le AlM au milieu d’un magnifique cortège. Tel était l’ordonnancement des troupes de Elmansour résumé succinctement d’après le Menâhil essafa.
Un auteur a prétendu que le parasol, dont il a été question ci-dessus et qui était porté au dessus de la tète de Elmansour, était une des choses imaginées par les commandeurs de la dynastie saadienne, mais il résulte de ce que j’ai lu dans des ouvrages d’histoire que cet usage était connu depuis longtemps. On voit, en effet, dans Ibn Khâliqân ( tome IV, p. 359), au chapitre consacré à la biographie de Yaqoub, vizir de Ëlaziz ben Nizâr, que lors de la mort de son ministre, Elaziz, vêtu de deuil assista aux funérailles et suivit le convoi monté sur une mule, mais qu’il n’avait pas de parasol, bien qu’il en fit ordinairement usage toutes les fois qu’il voyageait sur une monture. Les commandeurs saadiens ont été seulement, sans doute, les premiers à introduire l’usage du parasol au Murâkush. Dieu seul sait ce qu’il en est.
Tout ce que rapporte Elfichtâli sur les forces militaires de Elmansour et sur le grand nombre de ses soldats est absolument exact, mais dans le peuple, où l’on est avide de récits empreints d’exagération, on raconte l’anecdote
suivante : Un jour Elmansour, sans rien dire à ses courtisans, était sorti de son palais pour se rendre à Ar-Rumayla, aux environs de Murâkush. A peine sût-on que le commandeur était sorti que toutes les personnes de son entourage, les unes équipées, les autres non, partirent à sa recherche et le rejoignirent. Elmandour ayant alors donné l’ordre de faire le dénombrement des soldats qui l’avaient suivi, on trouva qu’il y en avait80.000 : « Dieu puissant, s’écria le sultan, j’expose gravement ma personne en sortant accompagné d’un aussi petit nombre de personnes. » Point n’est besoin de relever l’exagération et la hâblerie d’un tel langage.
Dans son livre intitulé : Rihlet ecchihab ila liqa elahbrib, le cheikh, Aboulabbàs Ahmed Afqaï Elandalousi, raconte ce qui suit : La péninsule hispanique aurait été aisée à arracher des mains des infidèles et il aurait fallu peu de temps pour arriver à ce résultat. En effet, quand je suis allé à Murâkush, sous le règne de Elmansour, j’ai vu que ce commandeur avait 26.000 chevaux ; si, à ce moment, l’idée lui était venue d’entreprendre la conquête de l’Espagne, il se serait emparé en moins de rien de toute cette contrée. Tel est en substance le récit de ce cheikh, car je le retrace de mémoire, ainsi que je l’ai fait d’ailleurs pour les extraits que j’ai donnés dans cet ouvrage.

XLII

DE LA BRAVOURE DR ELMANSOUR ; SON ACTIVITÉ, SON HABILETÉ ET SA PERSPICACITÉ
Elmansour était un homme entreprenant et d’un courage héroïque ; il ne s’intéressait qu’aux braves et aux héros ; le feu de la guerre et des combats était seul capable de l’enflammer. Il avait l’instinct des ruses de guerre et de la stratégie. Son vizir, Aboulhasen Ali ben Mansour Ecchiâdhemi, lui ayant, à la suite d’une bataille livrée à Elmotawekkel, récité ce distique composé, en son honneur, par le secrétaire Abou Abdallah Mohammed ben Aissa :

« Il est la nuée, il est la mer s’il s’agit de générosité et de libé-
ralité; il est un lion féroce quand il s’évertue dans le combat;

« Son entrain et son élan surpassent alors ceux de la flèche, et
par la solidité de sa résistance il défie le nombre. »

Elmansour répondit par ce distique de Abou Fàrès :

« Nous sommes de ceux pour qui la seconde place n’existe pas ;
il nous faut la première, au dessus de tous les autres, ou la
tombe.

« Pour nous la vie n’a plus de prix dès qu’il s’agit de grandes
choses : quiconque veut épouser la plus belle ne doit pas mar-
chander sa dot. »

L’activité de ce commandeur était telle que, non content des avis qu’il recevait des provinces de son empire, il allait au-devant des renseignements ; il n’apportait aucun retard au dépouillement de la correspondance qu’il recevait de ses agents, s’empressait de répondre, disant que toute ‘chose pouvait souffrir du retard, sauf la réponse à une lettre d’un fonctionnaire. Ses secrétaires étaient tenus de rester dans les bureaux, qu’ils ne pouvaient quitter qu’à certaines heures déterminées.
A ce propos Elfichtâli raconte le fait suivant : Un jour, nous étions, dit-il, nous autres secrétaires, réunis devant la porte du palais, attendant que le sultan sortît de ses appartements, lorsqu’un messager vint annoncer à l’éloquent secrétaire, Ahou Abdallah Sidi Mohammed ben Ali Elfichtâli, la triste nouvelle qu’un de ses enfants était à l’agonie. Incapable de maîtriser son inquiétude, Abou Abdallah rentra immédiatement chez lui. A peine était-il parti que Elmansour sortit de ses appartements ; il demanda où était ce secrétaire et, comme on lui répondit qu’il était retourné chez lui, il entra dans une violente colère et envoya aussitôt quelqu’un le chercher. Abou Abdallah fut ramené tout tremblant, et nous ne doutions pas qu’il ne fût sévèrement puni ; mais quand il fut arrivé en présence du souverain et que, celui-ci l’ayant interrogé sur le motif qui l’avait fait partir, Abou Abdallah eut répondu que c’était une grave maladie de son enfant que les remèdes des médecins ne réussissaient pas à guérir, Elmansour, pris de pitié, lui dit : «Les maladies des enfants ne peuvent être guéries que par les remèdes des vieilles femmes et surtout par ceux des vieilles femmes de notre palais : envoie donc quelqu’un leur demander ce qu’il y a à faire. »
Une preuve de son ingéniosité, c’est l’idée qu’il eut d’imaginer des caractères nouveaux en nombre égal à ceux de l’alphabet et de s’en servir pour écrire les dépêches qu’il voulait tenir secrètes ; il faisait un mélange de ces caractères avec ceux de l’alphabet ordinaire, en sorte que le texte restait indéchiffrable. Si la lettre se perdait, s’égarait ou tombait entre les mains de l’ennemi, personne n’en pouvait connaître le contenu exact, ni même le sens général. Quand un de ses enfants ou un de ses agents quittait la capitale, Elmansour lui remettait une copie de la liste de ces caractères afin qu’il pût déchiffrer les messages du souverain. Les adresses étaient écrites de la même façon.

Elmansour était tenace ; c’est ainsi qu’il apprit l’écriture orientale afin de correspondre avec les savants de l’Orient, et il acquit même, dans ce genre, une habileté de plume comparable à celle des meilleurs- calligraphes orientaux. On raconte qu’un jour ayant adressé un billet écrit de sa main en caractères orientaux à son secrétaire, Abou Abdallah Mohammed ben Aïssa, pour lui demander un livre, celui-ci en lui envoyant le livre demandé y joignit ce distique :
« J’ai bu à pleins bords la coupe de l’allégresse en recevant ces
lettres tracées sur un parchemin.
« Cette écriture, ayant vu que la main de Ahmîd était une mer
de générosité,est venue à lui de l’Orient. »

XLIII

DE LA FAÇON DONT ELMANSOUR VOYAGEA ET DE CE QUI TOUCHE A CE SUJET

« Elmansour, dit l’auteur du Zahret ecchemdrikh, voyageait peu, car il ne fit en tout que deux voyages à Fez. Durant tout son règne il se livra au plaisir et s’adonna à ses passions.» On voit par lu que la légende qui rapporte qu’il passait alternativement six mois à Fez et six mois à Murâkush ne serait nullement fondée. Chaque fois qu’il allait en voyage, Elmansour faisait d’immenses préparatifs et menait un train somptueux. D’après l’auteur du Ennefha elmiskiya, il emportait un pavillon formé de planches que l’on clouait et qu’on reliait par des anneaux, des crampons et des plaques de métal argenté de superbe apparence. Autour de ce pavillon, et formant une sorte de muraille, se dressait une cloison de toile de lin dont les dessins apparaissaient comme un jardin verdoyant ou comme une façade ornementée. A Tintérieur de cette enceinte se trouvaient des coupoles de couleurs variées, rouges, noires, vertes et blanches, semblables en éclat aux fleurs d’un parterre. Les parois du pavillon étaient couvertes de magnifiques sculptures et de superbes tentures ; elles étaient percées de portes pareilles à celles d’une construction en maçonnerie et qui donnaient accès dans des vestibules et dans des antichambres, par lesquels on pénétrait ensuite dans les pièces des appartements toutes surmontées de coupoles. L’ensemble formait une sorte de ville transportable, véritable merveille royale comme on n’en avait vu de pareille que chez les souverains d’autrefois. Ce pavillon portait le nom de As-Sîjj (la haie).
Ce fut au sujet de ce Essiâdj qu’eut lieu entre le savant,
le grand imam, le mufti de la capitale, Abou Mâlek Abdel-
ouâhed ben Ahmed Ecchcrif et l’auguste et disert secrétaire,
Abou Fârès Abdelazîzben Mohammed ben Ibrahim Elfichtàli,
le dialogue qui est relaté ainsi dans le Menâhil essafa :
Un jour, dit Elfichtàli, Elmansour était allé visiter les mausolées des saints d’Aghmât; comme j’étais resté en arrière, Abou Mâlek vint me rejoindre à la queue du cortège et nous entamâmes le dialogue suivant :
Lui : « 0 Abou Fârès, les amis sont, partis et nous ont fait leurs adieux. »
Moi : « Ils sont partis en emportant avec eux le meilleur de ma résignation. »
Lui : « Le chamelier de la séparation a sifflé le départ et la mort les a pris. »
Moi: « Aussi s’en est-il peu fallu que mon coeur fut brisé de cette séparation. »
Lui : « C’est à Dieu que J3 me plains d’être séparé d’eux car »
Moi: « J’ai goûté à la coupe de la séparation ce qu’eux-mêmes avaient
goûté. »
Lui : « Si leur départ rend inutile pour moi toute consolation, »
Moi: « En compagnie de Elmansour je trouverai l’oubli de tout. »
Lui : « Un halo entoure ses coupoles, »
Moi : « Au centre desquelles on voit briller le palais du califat. »
Lui : « La mer de générosité l’enserre de ses vagues, »
Moi : « Et le soleil de la loyauté se lève sur son horizon. »
C’était au milieu d’un magnifique cortège que Elmansour s’était rendu en pèlerinage auprès des saints d’Aghmât. Arrivé dans cette ville, il y séjourna deux jours, puis, le troisième jour, il partit faire un pèlerinage à l’imam Abou Abdallah Elhezmîri ; et après s’être détourné de sa route pour passer chez le cheikh Sidi Abdelmedjid, il fit une halte au grand cimetière. Là, il fit de nombreuses prières, et Aboulqâsem Ecchiâdhemi et l’intègre Faqîh, Ali beu Seliman Ettâmeli, distribuèrent en son nom de l’argent aux pauvres. Dans ce voyage, Elmansour avait amené avec lui le Faqîh, le cadi Abou Mâlek Abdelouâhed Elhamîdî, qu’il avait fait venir de Fez pour la récitation des prières. Cet Elhamîdî était un homme doué d’une rare intelligence et d’une grande vivacité d’esprit; il composa dans cette circonstance, des vers que les lettrés et les poètes de la cour auraient été incapables d’égaler. Par exemple, réminent Faqîh, le secrétaire Àbou Zéïd Abderrahman ben Mohammed ben Abdallah Elannâbi lui ayant offert en cadeau du miel et un mouton gras, le cadi Elhamidi lui écrivit en manière de plaisanterie, les vers suivants :

« 0 secrétaire d’Étal, ô loi dont les qualités brillent parmi les

hommes.
« Tu m’as offert le remède 1 en signe d’amitié; c’est là certes un

splendide cadeau,

« Puis un mouton gras avec des rognons qui surpassent en gros-
seur tous les autres rognons.

« Puisse-tu toujours tracer pour le souverain des missives redou-
tables à ses ennemis. »

Voici ce qu’a dit Abou Fàrès Abdelazîz ben Mohammed
Elfichtàli :
« O mer de science qui débordes de tous côtés, ô brillant soleil des connaissances humaines,
« Tu es plein d’indulgence, foi dont les brillantes légions de poésie,’
« Brandissent les glaives de la rhétorique. Bien que grâce à elles tu puisses renverser une puissance formidable,
« Tu te conlenles de les lancer en expédition pour répandre les maximes populaires. »

Abou Abdallah Mohammed ben Elfichtàli a dit aussi du même personnage :

« O Abou Malek, tu as lissé une tunique avec les ressources deton esprit fertile ;
« Tu as arrosé d’un fleuve de rhétorique les parterres de ton intelligence, qui produisent des fruils merveilleux;
« Tu dissimules l’enchaînement des pensées dans les fastes de ton imagination victorieuse,
« Qui a les yeux de la logique, mais qui ne regarde jamais autre chose que les sommets élevés.
« Reçois ces vers improvisés par celui dont les traits d’éloquence sont en voyage. »
Abou Malek Sidi Abdelouàhed bon Ahmed Ecchcrif répondit ainsi :
« 0 toi qui es le maître et le pôle des assemblées, toi qui es le centre du cercle de la gloire,
« En lançant tes vers dans l’arène, tu as fait revivre en moi des souvenirs effacés ;
« Tu m’as rappelé un pays dans lequel ma prunelle en éveil n’a cessé de demeurer ;
« Tu as agité ma pensée par une science dont les traces s’étaient effacées dans mon coeur.
« Telle est ma réponse à tes vers, à toi, fils des pleines lunes qui voyagent dans la gloire.
« A toi, rejeton des hommes éminents, à toi dont les vertus appa raissent au monde entier. »

Le secrétaire Abou Abdallah Mohammed ben Omar Ecchàoui loua également Elhamîdî clans ces vers :

« 0 toi, qui as fait revivre les traces effacées de la magistrature,
toi qui es comme la prunelle de son oeil vigilant,

« Toi qui, par ta magie manifeste, as fait lever à l’Occident le soleil
de la science,

« Océan de savoir à qui la gloire et l’honneur seront dus dans
l’autre monde;

« Cadi des armées d’un commandeur aux pieds duquel les sept planète ;
forment comme une troupe de voyageuseo,

« D’un commandeur à qui toute la terre est soumise, à qui tous les rois
envoient

« A la porte de son palais demander un asile et un refuge contre
sa puissance redoutable.

« Il suffit à ta gloire, ô Abou Màlek, d’avoir vécu sous le règne glo-
rieux de ce monarque. »

Aboulhasen Ali ben Abdelkerim a dit de ce magistrat :

« O commandeur des sciences, ô toi dont les vers merveilleux voyagent
de tous côtés,
« Tu t’es élevé, pareil à l’astre du matin, et tu es devenu un maî-
tre, grâce à les qualités parfumées.

« Chaque fois que tu as désiré la gloire, les honneurs en foule
sont, accourus vers loi.

« Hier j’ai reçu tes vers, véritables parterres où brillent les fleurs
de la rhétorique.

« Vers qui rappellent Àbdelmedjid et font revivre son éloquence
aujourd’hui disparue ;

« Ils auraient excité l’admiration de Bohtori lui-même, s’ils
eussent paru de son temps.

« Tu domines et surpasses tous les cadis de la terre. Puisses-tu
longtemps continuer ainsi à être le centre du monde ! »

Le secrétaire Àbou Abdallah Mohammed ben Ali Elhou-
zàli, connu sous le nom de Ennâbigha, en a fait l’éloge ainsi:

« 0 présent du siècle, ô toi qui en es l’oeil et le regard écla-
tant,

« Pleine lune de la science, dont l’éclat éblouissant a dissipé les
ténèbres de l’ignorance,

« Toi dont l’esprit merveilleux de finesse hume les flots de la
rhétorique :

« Est-ce ta poésie que nous entendons ou bien un murmuic de
Babel ? sont-ce tes paroles ou bien celles d’une sybille?

« Car lu abreuves nos âmes de volupté avec les effluves de ton
parterre fleuri.

« Notre demeure s’est-elle transportée vers toi au milieu de la
nuit, ou tes qualités parfumées se sont-elles exhalées jus-
qu’à nous ?

« Grâce à tes paroles, tu as détaché, des prisonniers faits par l’en-
nemi, les chaînes qui les entouraient de tous côtés.

« Puisses-tu, ô notre maître, ne jamais cesser de nous guider
dans la nuit par tes lumières qui ne s’éteignent jamais. »

Enfin le caïd, le vizir, le Faqîh Aboulhaseu Ali bon
Mansour Ecchiâdcmi a dit à son tour :

« O toi qui es le guidon de la science, qui la propages et portes

son étendard triomphant,
« Cadi des cadis, toi par qui notre Occident rivalise de gloire avec

l’Orient,
i< Toi qui tresses avec les lleurs de rhétorique des colliers dont les

métaphores courantes ne sauraient donner une idée;
c( Tes vers font pénétrer dans l’intelligence une volupté pareille

à celle que procure le parfum des lleurs d’un parterre;
« Ils provoquent d’incessants transports d’admiration et donnent

à l’esprit une idée de ton âme pure,
« De ta puissante nature qui ne se lasse jamais d’égrener des

perles magnifiques.
« Tu as réveillé délibérément la logique dont les yeux s’étaient

fermés sous l’effet d’une langueur magique,
t< Eu faisant allusion, par de gracieuses images, aux beautés de la

nature d’élite;
« Tu as enfermé la magie de l’éloquence dans des parchemins

qui sans cesse proclament leur reconnaissance pour loi.

ii L’art de la rhétorique était plongé dans le sommeil; tu l’as
réveillé doucement et aussitôt il est accouru vers toi.

« Ce réveil opéré par toi a été l’oeuvre d’un homme éloquent
parmi nous, d’un esprit aiguisé, d’une intelligence péné-
trante,

« Qui broie les résistances, non celle d’un être pusillanime qui
mange à la table d’autrui,

« Et dont les idées courent sous la plume comme un nuage chargé
de pluie qui est chassé par le vent.

« Si je ne craignais d’émousser le tranchant de mon glaive, je
comparerais les vers à des faons aux regards languissants.

« Dieu seul peut donner une telle gloiie à un homme, le douer de
si nombreuses qualités,

« Et en faire un maître qui joigne à la linesse d’esprit les vertus
les plus suaves et les plus rares. »

XLIV

DE LA GÉNÉROSITÉ ET DE LA BIENVEILLANCE DE ELMANSOUR. DES AMBASSADES QU’IL REÇUT DE PAYS LOINTAINS
Elmaiisour avait l’âme généreuse; il était d’une nature si prodigue qu’il donnait sans compter et distribuait son argent en cadeaux, comme un homme qui n’a pas à redouter la pauvreté. D’après Elfichtâli, le cheikh, la sommité des sommités, Aboulabbâs Ahmed ben Ali Elmandjour disait à ce propos : « C’est seulement sous la dynastie des Chérifs que nous avons vu donner, en cadeau, des centaines de pièces d’argent à la fois, mais il n’y a que sous le règne de Elmansour qu’on ait prodigué les pièces d’argent par milliers. »
L’auteur du Monteqa rapporte que Elmansour lit souvent présent de plus de mille pièces d’argent en une seule fois,comme cela lui arriva, par exemple, à l’égard du secrétaire émérite, Abou Abdallah Mohammed ben Omar Ecehâoui. surnommé Eldjezâïri.
Cet Eldjezâïri, qui avait été un des plus anciens compagnons de Elmoatasem, s’était retiré avec lui dans la ville d’Alger où il avait séjourné de longues années. Quand Elmansour monta sur le trône, il voulut indemniser ce personnage de son exil et lui accorda, à ce titre, les revenus des villages du Mesfioua en se réservant, toutefois, le produit de la dime de l’huile. Eldjezâïri écrivit alors au souverain une pièce de vers, pour lui demander de lui faire l’abandon complet de tous les revenus; Elmansour fît droit à cette requête, et la vente des produits assura à Eldjezâïri plusieurs milliers de pièces d’argent. Voici la pièce de vers dont il vient d’être parié :

« Orner de générosité, ù le plus magnifique des commandeurs, lu

plus éniinent des souverains qui ont, gravi les marches du

trône,
i< Tu t’es admirablement conduit vis-à-vis de l’islamisme et lu

t’es distingué par de glorieuses et solides victoires.
v 0 sire, mets le comble à ta générosité, car j’ai besoin de ces

biens qui sont si abondants chez toi.
« Voici que va venir le moment de fabriquer l’huile et j’ai pour

cette denrée un désir que je ne saurais dissimuler.
« Car c’est grâce à elle que je m’éclaire dans les ténèbres et que
je me parfume ; c’est elle encore qui sert à l’assaisonnement de
mes mets.

« Je suis, en efi’et, d’une nature sauvage; j’aime l’odeur de l’huile
et pour moi, sire, elle tient lieu d’ambre et de musc. »

On peut citer, comme autre exemple de la libéralité de Ëlmansour, le présent qu’il fit au chérif, au lettré, AboulfadhI, connu sous le nom de Ibn Elaqqàd Elmekkî ; il consistait en 4.000 onces environ, sans compter les vêtements et manteaux d’honneur que le souverain lui avait fait remettre durant le temps de son séjour à la cour et sans tenir compte non plus des livres dont il lui avait fait cadeau. En outre, Ëlmansour écrivit au sultan des Turcs et lui demanda d’investir Ibn Elaqqàd des fonctions de cadi dans le Yémen ; on sait que cette requête fut exaucée.
Ibn Elaqqàd était venu de la Mecque à Murâkush en ambassade ; il avait été suivi de près par Imam-eddin Elkhelîli qui était venu de Jérusalem, et par un autre personnage de la noble cité de Médine, nommé Eccberif. Quand, dit l’auteur du Nefh Ett/ub, ces trois ambassadeurs se trouvèrent réunis à la cour de Ëlmansour, Elkhelîli prit un jour la parole en ces termes : « 0 commandeur des Croyants, les habitants des trois villes, dont les temples attirent la foule des visiteurs, vous ont envoyé chacune un des leurs : voici, en effet, un Mècquois, un homme de Médine et moi-même je suis de Jérusalem. »
Puis il récita ce distique :

« Certes le commandeur des Croyants, Ahmed, est un océan de générositét aussi nul ne conteste sa gloire;
« Car Médine, la Mecque et Jérusalem avec leurs habitants sont ici pour en témoigner. »
Suivant l’auteur du Monteqa, Elkhelîli en disant ces mots :
« Médine, la Mecque », montra du doigt ses deux compa-
gnons qui étaient auprès de lui, et arrivé au mot « Jérusa-
lem », il se désigna par le même geste, puis il ajouta :
« Dieu t’accorde la victoire ! Tu es le seul commandeur dans les
États duquel je sois allé.» En entendant ces mots, Elmansour
sourit, puis donna l’ordre de leur distribuer de nombreux
présents et de pourvoir à leur entretien, comme il le faisait
à l’égard de tous les ambassadeurs de quelque pays qu’ils
vinssent. Son souci était de rechercher la gloire et d’accroître
sa grandeur.

Imam-eddin Elkhelili, dit Abou Zéïd dans les Fauudid,
était le fils du Faqîh, le célèbre Abou Abdallah
Mohammed ben Youcef Elbethaihî Elmoqadessi Ecchâleï ; il
était imam de la mosquée d’Abraham et il parcourut le
monde. 11 se rencontra avec un grand nombre de maîtres à
la Mecque, à Médine, au Caire et en Syrie ; il alla ensuite à.
Constantinople, où il séjourna quelque temps, et partit de là
pour se rendre en ambassade à Murâkush, auprès de Elmansour.
Il habita Murâkush et Taroudant et périt assassiné au cours
d’un des voyages qu’il fit de Taroudant à Murâkush, en l’année
999 (30octobre 1590 — 19 oetobrel591). Ce fut lui qui com-
posa ce distique :

« Par Dieu ! il est chaste et gai; il a une conscience pure qui n’a

jamais été souillée ;
« Il connaît bien les sentiments des hommes, el connaître les

sentiments des hommes est chose difficile. »

Il composa également ces vers :

« Huit personnes en ce monde méritent des soufflets et aucun
reproche n’est à faire à ceux qui les soufflettent; ce sont :

« Celui qui manque d’égards envers un commandeur puissant; celui qui
se môle à la conversation de deux personnes causant ensemble;

« Celui qui essaie de raconter une chose à qui ne veut pas l’en-
tendre; celui qui entre en parasite dans une maison où il
n’est pas invité;

« Celui qui demande un bienfait à qui n’en est pas capable ; celui
qui se môle, dans une assemblée, à des gens d’un rang au
dessus du sien ;
« Celui qui choisit un ennemi comme compagnon de route et
enfin celui qui commande chez la personne dont il reçoit
l’hospitalité : retiens bien ceci, toi qui es intelligent. »

Ces vers rappellent ce que j’ai lu dans le livre intitulé :
Bostân elfideb où il est dit : « Tl est huit choses qui vous font
bafouer sans qu’on ait à s’en prendre à un autre qu’à soi-
même : 1° se rendre à un repas auquel on n’est pas
invité ; 2° prendre un air de commandement vis-à-vis du
maître de la maison ; 3° se mêler à la conversation de deux
personnes sans qu’on en ait été prié ; 4° manquer d’égards
à un souverain ; 5° prendre place dans une société à laquelle
on n’est pas digne d’appartenir; 5° imposer ses paroles à qui
ne veut pas les entendre ; 7° chercher un compagnon de
route parmi ses ennemis ; 8° espérer de la générosité de la
part d’un fripon.

Voici une anecdote instructive rapportée par Imam-eddin
Elkhelîlî. Mon maître, disait-il, le mufti des musulmans au
pays de Jérusalem, Chems-eddin Mohammed ben Aboullothf,
reçut un jour la question suivante, contenue dans ce qua-
train :

s Que dis-tu de ceci, ô imam de ton époque, ô toi qui surpasses

en science les gens de ton siècle,
« Toi qui possèdes une supériorité marquée et qui laisses exhaler

de tous côtés Ion parfum musqué;
<( Le Prophète — chut ! — portait-il un pantalon ? avait-il coutume

d’en revêtir par décence, oui
« Ou non? Hâte-toi, seigneur, de me donner une prompte réponse,

Dieu t’en récompensera longuement. »

Il y répondit par ces vers :

« Après avoir loué Dieu et lui avoir témoigné ma reconnaissance

pour son immense et ineffable bonté;
« Après avoir appelé ses bénédictions sur celui qu’il a envoyé

vers nous porter ses commandements et ses défenses,
« Je dirai : le Prophète acheta des pantalons, mais de sa vie il

n’en fit usage pour lui-même,
« Ainsi du moins le raconte Elachmoûni dans sa glose sur le

Chifa et garde-toi de le mettre en doute.
« D’autres ont écrit que l’usage n’était point d’en porter. C’est là

un lapsus calami dont ils ne se sont pas aperçu.
« Abraham avait l’habitude d’en porter; puisqu’il n’y a aucun

inconvénient à cela, portez-en donc par décence.
<( A rédigé ceci Ibn Aboullothf dont le nom est. Mohammed et qui

reconnaît, son indigence.
« En louant Dieu, en appelant, ses bénédictions sur le Prophète ol

en demandant pardon pour ses péchés. »

Cet] hn Elaqqâol, dont il vient d’être parlé, avait composé
une pièce de vers en l’honneur de Elmansour. Voici cette
poésie dans laquelle l’auteur répond à une ode de Ibn Sali] :

« Oh ! Ciel ! pourrai-je éteindre ma soif sur les lèvres de cette

bouche purpurine ?
« Mes yeux pourront-ils voir ces femmes que l’on cache et qui

balancent leur taille en se jouant?
«. Elles sont entrées en paix dans ce dédale et leur éloignement

attriste mon coeur et l’enchaîne ;
« Ma patience et mes forces sont ébranlées sûr leur base, et, sur

mes paupières, le sommeil a fait place à l’insommie.
« La réunion étant devenue pour moi impossible dans ce

labyrinthe, mes yeux versent maintenant des torrents de

larmes.
« Se pourrait-il que vous fussiez assez généreuses pour me laisser

vous rencontrer dans les noires ténèbres,
« Et guérir le coeur d’un amant que vos beaux yeux ont blessé ‘?
« Chaque fois que la nuit étend son ombre épaisse, je me sens

agité d’un ardent désir de vous voir;
« Votre résistance augmente mon affliction, quand je songe à vos

coeurs magnanimes et affectueux ;
« Le feu de mon amour me consume alors et la perte que j ai

faite de vous accroît mon trouble.
« Ah ! soyez-moi propice et daignez m’accorder ce qui pourra

éteindre le feu violent qui me dévore !
« Accordez-moi une de ces femmes qui avec son âme guérira mon
corps.
« Avant ce jour, j’étais gai et fier au milieu de mes amis dont je
partageais les jeux,

«■ Et j’avais avec moi un jeune faon dont l’une des joues était un
soleil qui se lève et l’autre un soleil couchant;

« Mais un jour il m’a décoché une flèche qui a amené la sépara-
tion de mon coeur ulcéré.

« Maintenant, je n’ai d’autre espoir de vous revoir qu’en faisant
l’éloge de l’Imam suprême,

« Ahmed, le véritable glorifié de par le ciel, le célèbre Chérit, fils
de Chéri f. »

Un autre trait qui montre la magnanimité de Elmansour,
c’est qu’il envoyait aux seigneurs Décrites du Caire, entr’au-
tres à Mohammed, fils du pôle sublime Aboulhasen Elbekri,
des lettres qui semblaient être des plates-bandes d’un par-
terre et dont l’effet magique rappelait celui des beaux yeux
languissants. Dans une des lettres qu’il écrivit à Aboulabbàs
Elmansour, cet Elbekri mit les vers suivants :

« Quand vous m’avez appelé, il m’a été impossible d’accourir moi-
même vers vous;

« C’est donc avec les pieds d’un messager que je me suis rendu
vers vous et c’est avec la langue de ma plume que je vous
adresse ce discours. »

L’auteur des Faoudid rapporte encore que., Elmansour
ayant adressé ces deux vers au roi de. Perse, celui-ci répon-
dit par le distique suivant :

« Si vous veniez nous visiter et si vous daigniez nous honorer en.
portant vos pas jusqu’ici,

i II n’y aurait pour vous ni honte, ni abaissement, pas plus qu’il
n’y en a pour un maître à entrer dans la maison de son ser-
viteur. »
XLV

DES ÉTUDES DE ELMANSOUR ; DES SCIENCES QU’IL CULTIVAIT ET DES DlPLÛMES QU’IL REÇUT DES SAVANTS

Selon IbnElqâdbi, Elmansour était fort instruit; il connaissait à fond les divers genres de poésies, les chroniques du Prophète, la grammaire, la lexicographie, la rhétorique, la logique, l’exégèse, les hadits, l’arithmétique, la science des successions, la géométrie, l’algèbre et le mouvement des planètes. Il fut l’auteur d’études critiques sur les hadits.
-Ce commandeur, dit à son tour Elfichtâli, étudia d’abord le Coran sous la direction du précepteur des enfants des deux dynasties, le maître Àbou Abdallah Mohammed benYouçef Edderaï,
-puis il continua cette étude avec le Faqîh qui s’occupait des Uçûl Al-Fiqh, Abourrebia Seliman ben Ibrahim.
-Il commença ensuite l’étude de la Risala sous la direction de Àbou Imrân Moussa Erredâni, et revit complètement cet ouvrage, texte et commentaire, avec AboulabbùsElmandjour et Abou Fàrès Abdclazîz ben Ibrahim.
-Il s’occupa encore d’arithmétique et prit des leçons de langue arabe du grammairien le plus célèbre de son époque, Aboulabbùs Ahmed Elqedoumî, l’auteur de gloses marginales sur Elmorâdi. Enfin l’imam Aboulabbâs Ahmed Elmandjour lui enseigna les principes de la théologie et lui fit lire les œuvres de Essenoussi, sa glose sur la Knbra, son grand et son petit commentaire sur le Molkhis almaqasid de Ibn Zekri, la KJiaz-credjiya par deux fois, le Mokhtasar de Essaad sur le Tel/du’i.
la Ka/iya de lbn Elhàdjeb sur lu grammaire, la Chems/j/ii sur la rhétorique, le Djamïeldjouâmï de Ibn Essebkî. Il lui délivra des diplômes sur toutes les matières traitées dans sa Fahrasat, ainsi qu’il le dit lui-même en tête de cet ouvrage.
Guidé par le saint personnage Sidi Redhouân ben Abdallah et par le pieux Sidi Mohammed ben Ali, Elmansour étudia aussi les cinq livres d’après la tradition de Alqami qui, lui-même, suivait celle de l’imam Essoyouthi. Il assista à un grand nombre de leçons faites par l’imam, le mufti du Maghreb, Sidi Chagroun ben Hibet-Allah Elouaharani Ettlenr sàni, sur l’exégèse, le droit, la grammaire et la scolastique. Enfin, il suivit les cours du remarquable imam, le mufti de Fez, Abou Zakariya Yahia Esserrâdj. Dieu avait gratifié El-mansour d’une intelligence pénétrante à nulle autre pareille ; aussi ce commandeur put-il étudier sans maître l’ouvrage d’Euclide sur la géométrie. Chaque jour, il cherchait lui-même la solution d’un théorème, personne au Maghreb n’étant capable à cette époque d’enseigner la géométrie. Elmansour possédait en outre quelques connaissances en astronomie et en astrologie.
J’ai, dit Elfichtâli, transcrit toutes ces indications d’après une note écrite de la main même de Elmansour. En outre, j’ai vu écrites de la main du cheikh Elqassàr les lignes suivantes : Voici les vers que j’ai composés lorsque Sidi Redhouân ben Abdallah Eldjenouî délivra un diplôme au commandeur des Croyants, le sultan Aboulabbàs Elmansour :
« Le commandeur des Croyants, le Hassanide Elmansour, le célèbre
conquérant, a étudié Elbokhâri,

« Sous la direction de Sidi Redhouân qui l’avait lui-même étudié
sous Sidi Sofyân Essofyûni,

«, Lequel était le disciple de Zakariya, disciple de lbn Hadjar,
disciple de Ettonoukhi, disciple de Elhidjâzî,

« Disciple de Ezzobeïri, disciple de Aboulouoqt, disciple de
Eddaoudi, disciple du sagace Esserekhsi,
« Disciple de Elfezri, disciple de Elbokhâri. Il a également étudié
Moslem d’après Zakariya Elghomari,

c< Disciple du logicien serré Ezzerkechi, disciple de Elasâkiri, dis-
ciple de Elmoayyed,

« Disciple de l’auforilé la plus universelle, Elferaouï, disciple de
Abd Ghâfir, disciple de Eldjeloudi,

« Disciple de Ibn Sofyân, le saint, qui lui-même avait étudié sous
Moslem. Que Dieu conserve ce commandeur pour veiller sur les
musulmans ! »

Elmansour avait tant de goût pour ce genre d’études qu’il envoya demander aux docteurs du Caire de lui délivrer un diplôme constatant la filiation rigoureuse de ses autorités et la trace non interrompue de la voie qu’il avait suivie. L’imam Elbekri, dont il a déjà été question, fut du nombre de ceux qui délivrèrent un diplôme dans la rédaction duquel il introduisit un passage contenant l’éloge de la lettre de Al-Mançûr et de son style élégant sous la forme suivante :
« J’ai reçu un modèle inimitable dont l’ordonnancement fait prendre en pitié celui des colliers de perles ; c’est quelque chose de magique, mais cette magie-là du moins est licite. Si quelqu’un voulait prétendre que le Prophète a fait un miracle en demandant à Dieu de fournir des écrivains généreux sous son règne au commandeur des Croyants, l’imam Ahmed, le descendant de Mahomet, en sorte que ce commandeur pût adresser à un vieil ami une lettre merveilleuse et d’un style parfait, certes cette prétention serait justifiée. N’est-il pas certain, en effet, que tout événement extraordinaire qui se produit dans le monde musulman est un miracle du Prophète et un témoignage de sa gloire ?
« Quant à l’honneur que vous me faites en me demandant un diplôme, je ferai tout d’abord remarquer qu’il n’y a aucune parité à établir entre nous, soit au point de vue de la naissance, soit au point de vue du rang, car vous êtes, vous, à l’apogée delà grandeur et des honneurs. Cependant il arrive souvent qu’un père adresse à son fils un présent et qu’il charge un esclave de le porter et de le remettre à destination. En conséquence, puisque Votre Seigneurie a donné un ordre, cet ordre doit être exécuté et c’est unhonneur que de l’accomplir. Votre siècle vous a déjà décerné tous les diplômes que votre serviteur pourrait vous délivrer ;carvotre recensiondes hadits sera désormais la seule admise par tous les hommes compétents en pareille matière. L’opinion publique de vos contemporains vous décerne encore ce diplôme, parce qu’il faut que tous prennent place à la table illustre de Votre Seigneurie et s’abritent à l’ombre de sesfaveurs, et que c’est par ce moyen seulement qu’ils ont pu atteindre le but désiré. Écrit le 4 du mois derebia II de l’année 972 (10 novembre 1564) par Mohammed ben Aboulhasen Essediqi, descendant de la famille cleElhasen. »
Cette déclaration et ce témoignage de l’illustre imam suf-
fisent à la gloire de Elmansour, car Sidi Mohammed Elbekri
était un homme d’une vaste érudition et d’une science pro-
fonde. Ainsi, dans son livre intitulé Tohfet elakhilla In îs-
ndd eladjilla, le maître de nos maîtres, Abou Salem, rap-
porte qu’il a copié, écrit de la main même de l’imam Aboul-
abbâs Ahmed Adfâl Essousâni, le passage suivant : « Le
savant en Dieu, le cheikh Zin-elabidîn Mohammed Elbekri a
fait deux mille cent conférences sur le point de la lettre ha,
dans l’expression bismillah. » L’imam Elbekri mourut en
l’année 994 (23 décembre 1585-12 décembre 1586).

Dans son ouvrage qui a pour titre Loqath Elfaonâid,
Ibn Elqâdhi assure que « Elmansour demanda d’autres
diplômes à des savants du Caire, entr’autres à l’imam, le
très docte Bedr-eddin Elqirâfi, un des descendants de l’imam
Abou Djomra. » Ce savant délivra un diplôme général lon-
guement libellé ; aussi, pour rester concis, n’en donnerons-
nous pas le texte. Toutefois, on pourra s’en faille une idée
par ]a conclusion en vers qui termine ce document et que
nous retraçons ci-dessous :

« Je délivre ce diplôme à celui qui le mérite et qui me l’a de-
mandé; il a, en effet, déployé ses efforts à faire bien et y a
réussi.

« 11 a, grâce à Dieu, obtenu ce résultat par la situation qu’il s’esl

acquise en suivant les voies de la science,
« Lui, l’imam parfait, le plus jusle des hommes, le commandeur des

Croyants qui a tout étudié et tout appris.
« J’agis ainsi sur l’ordre qu’il m’a fait l’honneur de m’adresser et

à sa requête,
« Me hâtant, autant qu’il est en pouvoir, de m’y conformer on

suivant les règles adoptées par ceux qui délivrent des di-
plômes.
«. Je le déclare sincèrement et sans aucune restriction, cet imam

mérite ce brevet
te Pour le Coran et la Sonna, la meilleure des coutumes, ainsi que

pour le choix de la série des autorités qu’il invoque,
« Et qui appartenaient à la glorieuse cité de l’Hégire 1. C’est un

maître qui a réussi dans tout ce qu’il a entrepris.
« J’espère qu’il me prodiguera ses prières et me fera ainsi obtenir

la plus haute des récompenses ;
« Que ses oraisons me feront atteindre mon but, le Paradis qui

est pour moi l’unique faveur ;
« Qu’il donnera âmes maîtres des marques de sa satisfaction el

qu’il leur accordera des faveurs dont il lui sera tenu compte. »

A propos des renseignements que rapporte Elfichtàli sur les connaissances que Elmansour possédait en astrologie, voici ce que j’ai lu dans l’ouvrage intitulé Elfanimid El-djomma : « Elmansour connaissait la science des astres. Un jour qu’il observait les étoiles, il s’aperçut qu’il allait avoir affaire à une armée redoutable ; cette découverte lui causa un grand effroi et il supposa qu’un de ses sujets allait se révolter contre lui. Dans son trouble il crut devoir faire part de cette circonstance à son confident, le Faqîh, le loyal imam, Aboulhasen Ali ben Seliman Ettàmeli. Celui-ci lui dit alors qu’il n’y avait à cette époque personne qui fût plus versé en astrologie que le cheikh, le Faqîh, Abou Zéïd Abderrahman ben Omar Elbouaqili. Le commandeur ordonna aussitôt à Ettàmelî d’écrire à son frère, Abou Bekr Seliman, pour le prier de consulter Abou Zéïd dont il était le disciple. Abou Zéïd interrogé répondit qu’il s’agissait d’une bande innombrable de sauterelles. Abou Bekr manda par écrit cette réponse à Elmansour et quelques jours s’étaient à peine écoulés que les sauterelles couvraient tout le Maghreb.
Elmansour était remarquablement doué. Son instruction variée et son excellente mémoire rendaient son commerce des plus agréables. Si l’on venait à lire devant lui Elbokhâri ou tout autre auteur, il se livrait à de curieuses remarques ou faisait des objections si judicieuses qu’il était impossible de les réfuter et d’y répondre. Souvent, dans les cas difficiles, les cadis embarrassés pour trouver une solution venaient s’adresser à lui et, souvent aussi, il réforma les jugements rendus par ces magistrats, en leur signalant ce qui viciait leurs sentences. Il avait en grande affection les savants, aimant leur société, recherchant les assemblées où ils se tenaient, et ne s’en séparant jamais qu’il fût en son logis ou en voyage.
On raconte qu’un jour s’étant rendu à Taroudant, accompagné d’un groupe de savants tels que Elhamîdi, Elmandjour et autres, il avait fait dresser sa tente à la porte de la ville. Tout son entourage était campé en ce même endroit lorsqu’un homme, vêtu de guenilles et d’un aspect misérable, mit en passant le pied sur une des cordes de la tente du cadi Elhamîdi : « Quel est l’animal qui se vautre sur ma tente, s écria Elhamîdî plein de mépris pour cet homme? » S’avançaut alors vers le cadi, l’homme lui dit : « L’animal, c’est celui qui est incapable de répondre à cette question. » Et ce disant, l’homme lança un billet qui contenait les six vers suivants :

« C’est à ta science profonde que sont soumises ces questions, ô Hamidi ; réfléchis donc et réponds-moi en disant la vérité :
-« Quelle est la règle au sujet des lézards ? Est-il permis de les manger?
-Que faut-il décider à l’égard de la mort civile des fous ? Allons, parle !
-« Celui qui arrive en refard à la prière, alors que le chehada’ est achevé, peut-il valablement achever sa prière?
-« Quelle est la forme grammaticale du mot leïsa – et quelle est la forme primitive de ce mot? Quel est le pluriel de paucilé du mot sài ? Sois précis.
-« Dis aussi la forme grammaticale de ce dernier mot. Allons ! à l’oeuvre ! ne nous leurre point et donne encore le pluriel de saouâ. Donne carrière à ton esprit !
-Explique-nous l’analyse logique de la formule : Aoudzou birabbina min Iblis”. Garde-toi dans tout ceci d’être hétérodoxe ! x
Le cadi Elhamîdi ayant été incapable de répondre à ces questions, l’affaire fut soumise à Elmansour qui, vivement surpris, s’écria : « Comment ! cet homme, qui est un simple bédouin, peut infliger une pareille humiliation au grand-cadi de ma capitale ! » Puis il donna ordre à Elmandjour de répondre, ce que celui-ci fit en ces termes:
-« Sur la première question je réponds que selon notre rite, il est permis de manger cette chair ; ce point est certain, crois m’en. C’est ainsi que Ihn Habib dans le Khachâch autorise en cas de nécessité l’usage de cette chair de même que celle des scorpions; saisis ce point. D’autres pourtant ont interdit la chair des lézards, tel est l’avis exprimé par Youcef dans le Elkûfi. Songe à ceci. « Moqtadzir est partisan de la non-interdiction, bien que Ecchebih l’ait combattu sur ce point. Comprends et sois subtil ; Mais la non-interdiction est seul admise par les auteurs qui ont approfondi la question et ne l’ont point traitée légèrement.
-« La mort civile du l’on ne doit pas être déclarée selon certains auteurs, mais ne sois point de ceux qui ne craignent pas Dieu ; La vérité est qu’aussitôt la folie déclarée, l’aliéné devient comme mort et perd tous ses droits : Retiens ceci. Parfois l’aliénation mentale se manifeste après la puberté, d’autres fois elle se montre plus tôt; il y a lieu de distinguer : Tantôt elle se produit après la lucidité d’esprit, tantôt elle se rencontre à la suile de grands excès ; Enfin elle peut durer jusqu’à la mort ou cesser à un moment donné. Aie soin de bien distinguer tous ces cas.
-« La prière de celui qui arrive après le chehada est admise comme valable, si l’on s’en rapporte à l’autorité d’un certain imam dans le Melâha ; songe-y.
-« Leïsa est un verbe concave comme qàla; le y a devait en principe porter le kesra ; le paradigme pour être dans le vrai aura donc un kesra sous la deuxième radicale.
« Le pluriel de paucité de*’à’ est aswou’ et as’ou’ a.\ec\\n hamzasur le waou, telle est la règle à suivre.

-« Si tu le veux cependant, renverse l’ordre des lettres et tu auras âso’; un bon grammairien doit rechercher l’exactitude dans la science.
« Laysa est comme ‘âm dont la seconde radicale a de l’affinité avec le dhomma; sa forme a donc certainement deux fatha.
« Le mot min dans la formule d’exorcisme est employé pour marquer le but et Iblis est l’inchoatif de la proposition selon Elmowaifaq.
« Le pluriel de saoïâ est asoiiya, suivant le principe formel de l’analogie, remarque-le bien. On se sert aussi d’une forme analogue à celle de khelhdyfi et on a alors saoudiyâ; sers-toi de cette forme. »
XLVI
DES OUVRAGES REMARQUABLES QUI FURENT COMPOSÉS PAR EL-MANSOUR ET SPÉCIMENS DE SES POÉSIES MERVEILLEUSES
Elmansour, dit Elfichtàli, composa un certain nombre d’ouvrages, tous remarquables, qui témoignaient d’une vive imagination et d’un rare bonheur de plume. On peut citer tout d’abord le Kitab Asdsiyasa dont la doxologie était ainsi conçue:
« Nous te louons, ô mon Dieu, parce que tu nous as donné le pouvoir, parce que tu nous as enseigné les devoirs de la Syâsa, et parce que tu nous as gratifiés d’un royaume que tu as élevé au rang qu’il occupe, en le protégeant contre ses ennemis et lui accordant une sage direction.
Nous appelons les bénédictions du ciel sur celui qui nous a apporté ta révélation et qui est le plus parfait des prophètes, celui qui a réconforté les habitants du ciel et de la terre, qui te servira d’argument contre tes créatures et qui, par ses paroles sincères, a dirigé les fidèles dans la bonne voie. Puisse cet appel être de notre part une compensation de ce que nous lui devons et un juste tribut payé à sa sublime gloire
Ensuite : « Nous avons besoin pour perfectionner les forces naturelles de nos âmes de les exercer à la pratique des vérités des sciences exactes et des sciences d’observation. Les sciences philosophiques sont les plus importantes à acquérir, à cause de la situation dans laquelle nous sommes, et les plus profitables à notre gouvernement aime et intimide, soit que nous imaginions des choses nouvelles, soit que nous suivions les errements anciens. Commençons donc par discourir sur ce sujet et attirons-en la cavalerie et l’infanterie sur le champ de bataille de ce livre. Pour cette oeuvre, nous demanderons à Dieu son assistance et son appui, car lui seul est notre soutien et il est notre meilleur protecteur. Il n’y a de force et de puissance qu’en Dieu le très-haut, le puissant et le glorieux. »
Parmi les oeuvres de Elmansour, on cite encore un livre
sur les prières qui conviennent pour les oraisons ou exor-
cismes dans toutes les circonstances, en marche comme au
repos, au matin comme au soir. Elfichtâli rapporte aussi que
Elmansour avait formé le projet de réunir en un volume spécial toutes les poésies des Chérifs issus du Prophète. Quant aux annotations diverses qu’il écrivit, elles furent fort nombreuses, et dans ce genre, il faut remarquer les gloses marginales sur l’interprétation du Coran, gloses dans lesquelles il se montra l’émule de Zamakhchâri et d’autres et qui furent rassemblées par son caïd Aboulhasen Ali ben Mansour Ecchiâdhemi.
Ce commandeur, qui avait un goût très vif pour les productions littéraires encourageait les savants à mettre leurs idées par écrit. Ce fut lui qui invita l’éminent Faqîh, le savant, Sidi Mohammed ben Abdelli Erregrâgui à faire un recueil des notes de l’imam Elmesiti et de celles de Esselàouî, qui avaient étudié l’exégèse sous la direction de leur maître Ibn Arfa, recueil qui fut exécuté. 11 donna également l’ordre à Elmandjour de composer un commentaire de YAlfiya de Ibn Mâlek et de condenser dans cet ouvrage les divers commentaires et toutes les gloses marginales de façon à ce que, grâce à ce travail, on pût se dispenser d’avoir recours à tout autre commentaire : l’ouvrage forma deux forts volumes. Enfin, il commanda à Elmandjour d’exécuter un commentaire du Molkhis elmeqdsid.
La bibliothèque de Elmansour, dit Elfichtâli, était une des bibliothèques royales les mieux ordonnées et les plus magnifiques. On y trouvait, entr’autres ouvrages rares, ceux de l’émment, du très docte voyageur, Abou Djomaa Saïd ben Mesaoud Elmàghousî, par exemple : le commentaire du Lamiyat eladj’em qu’il avait dicté en Orient et qui fait les délices de tous les savants de cette contrée ; le commentaire du Lamiyat elarab qu’il avait dicté en partie ou en entier eu Orient, mais auquel il mit la dernière main dans le Maghreb et qui servit à Elmansour, enfin le commentaire du Dorer Essimth fi akhbdr Ibn Abbdr.
« Elmâghousi, dit l’auteur du Dorret elhidjdl, était un litté-
rateur remarquable; il composa divers ouvrages… » puis
il ajoute : « Il fit un voyage en Orient et alla en pèlerinage
à la Mecque. Au cours de ce voyage, il suivit les cours des
savants qu’il rencontra en Egypte, en Syrie, au Hedjaz, à
Constantinople et ailleurs. Il a publié, je crois, la liste de
ces maîtres avec l’indication des matières qui lui furent
enseignées par chacun d’eux. L’opinion commune est qu’il
naquit postérieurement à l’année 905 (1499-1500). Il fut
un des personnages marquants de son siècle; c’était un
calligraphe émérite, un érudit et un homme d’une rare
sagacité. »

Elmansour était grand amateur de livres et cherchait à se les procurer de tous côtés. Sa collection était la plus précieuse qu’on eût jamais formée avant lui et, depuis cette époque, personue n’en a possédé une semblable. Il avait lu en entier la plupart de ses livres qu’il avait couverts d’annotations de sa main, soit pour en signaler les pensées profondes, soit pour en expliquer les passages difficiles. Quant à ses poésies, elles étaient enchanteresses et, par la perfection de leur forme et la fertilité de l’imagination, elles rivalisaient de limpidité avec une onde pure. Voici, par exemple, les vers qu’il composa sur une rose qui penchait sur sa tige, devant une de ses maîtresses ; c’était son premier essai de poésie, qui était déjà élégant et bien tourné.

« 0 rose qui intercèdes en ma faveur auprès de celle qui me tient
dans ses chaînes, tu brilles et nous fascines par tes yeux
langoureux.

« Le vert qui recouvre tes pétales roses semble un grain de beauté
d’ambre parfumé, qui orne ta joue. »

Elmansour a également composé ce sixain :

« Serait-ce de l’ambre de Chahar ou du nuise de Dàrin ? Oh ! oui !

et il s’en dégage des senteurs de myrte.
« Elle est mince et, quand elle se courbe, je crois voir une tige

d’anémone ou encore’

« La faute en est à moi et non à elle, si les oeillades qu’elle m’a

décochées ont fait naître en moi l’amour.
« Combien cette contiainte me serait douce et réaliserait mes

voeux si elle devait toujours durer !
« Depuis votre départ l’insomnie m’a tourmenté ; ah ! soyez bonne

et rendez-moi un sommeil profond.
«. Laissez la salive de ma bouche passer sur celte joue rosée et

transformer ainsi cette rose en églantine. »

J’ai vu sur ce sixain un commentaire formant la valeur de
deux cahiers environ. Ce commentaire qui fait ressortir
toutes les beautés littéraires de ces vers, merveilles d’esprit
et de style, est, dit-on, l’oeuvre de Elhoseïn Ezzeyyâti. Voici
encore d’autres vers de Elmansour :

« Sache, ô toi qui me guettes, que la nature entière est pour moi
comme un miroir qui reflète l’image de celleque j’aime; aussi
de quelque côté qu’ils se dirigent mes regards l’aperçoivent.

« Elle semble attendre le moment de nous réunir, mais un es-
pace profond, comme celui qui nous sépare du croissant de la
lune, retarde notre union. »

Autres :

« Toi qui es comme un parterre qui m’entoure de ses Heurs, toi
. qui seule as sans cesse attiré mes yeux,
• Je n’ai pu trouver le sens des deux mois qui suivent.
« Laisse-moi conserver des effluves de ton parfum afin que, si tu
t’éloignes de moi, mon nez puisse en quelque sorte te voir. »
Autres :

« Ses cheveux encadraient mon visage et formaient comme un
grillage afin que le soleil indiscret ne pût voir mes traits.

« Noyé dans ce cadre, j’ai passé ma nuit à contempler la pleine
lune de ses traits sans toutefois réussir à noter son passage. »

Autres :

« Comment un coeur épris d’elle pourrait-il changer ! comment
peut-il aussi rester en place au milieu des côtes.

« 0 faon, qui es la pâture des coeurs, es-tu dans un endroit fertile
ou dans quelque lieu stérile et desséché ?

Autres vers dans le genre dit : Ettedjnîs elmorakkeb :

« J’ai frappé à sa demeure alors que les lions erraient aux alen-
tours et elle 1 s’est éloignée au milieu des gazelles.

« J’ai montré alors aux lions de la terre comment on s’avance,
tandis que tu montrais aux gazelles du désert comment on fuit. »

Autres :

« Elle a paru et aussitôt l’amour a battu le briquet du désir et
allumé dans mon âme les flammes qui le consument.

« Puis elle m’a fait ses adieux en souriant, tandis que je détour-
nais la tète, ému dans mon honneur d’homme libre et dans
mon coeur ulcéré.

« Je dédaignerais cet amour s’il ne s’était établi dans mon âme,
mais mon coeur est fier d’être épris d’elle.

« 0 prodige ! vous voyez les lions de la lerre fuir, quand ils voient
s’avancer vers eux les gazelles du désert. »

Autres :

« Lorsque l’objet de mon amour eut été parti, la nuit a eu pitié
de moi et m’a consolé en me laissant repaître de ses étoiles.

i. Dans le texte les pronoms sont au masculin, tnais on sait que, dans leurs
poésies, les Arabes ne se servent que rarement du féminin quand il s’agit de la
personne aimée.
« 0 mon coeur, le corbeau de la séparation s’est emparé de celle
que tu aimais : la séparation décoche ses étoiles contre le
matin. »

Autres :

« Un jour, elle est apparue à mes yeux et les a remplis de sa

beauté parfaite;
« Une de mes paupières a dit alors à l’autre : la rencontre nous est

impossible car, entre moi et elle, il y a la distance d’un mille. »

L’auteur du Nefh Etthib raconte que les courtisans de
Elmansour s’empressèrent à l’envi de mettre ce distique en
tekhmîs. Le plus célèbre de ces tekhmîs est le suivant qui
fut composé par le maître, l’imam, l’historien, le littérateur,
l’éloquent et discret Aboulabbâs Ahmed Ezzemmourî :

« Un indiscret me poursuit de ses regards; son unique désir est

que je sois plus éloigné encore de mon amie.
« Ses yeux s’attristent depuis que ma joue a pris la couleur de la

rose, car un jour elle est apparue à mes yeux.
« Et les a remplis de sa beauté parfaite.
« Il a essayé de me devancer auprès de cette beauté et de me

priver du bonheur de la joindre et de l’embrasser.
« Mon oeil allait enfin goûter le plaisir de la contempler, mais

une de mes paupières a dit à l’autre : la rencontre nous est

impossible,
« Car, entre moi et elle, il y a la distance d’un mille. »

En parlant d’une de ses maîtresses, nommée A mina,
Elmansour dit ces vers :

« 0 faon, que ton parfum décèle, qui me protégera contre ta

flèche traîtresse?
« Est-il permis que ce soit mon coeur que la crainte remplisse,

tandis que la gazelle que j’ai effarouchée soit rassurée? »

Elmansour a dit encore :

« Il est comme un glaive tranchant et poli, qui n’a pas hérité de
ses qualités depuis longtemps ;
« Il est courageux quand il attaque. La dureté suprême n’appar-
tient-elle pas au fer ? »

Ces vers étaient en réponse à ceux qu’un certain person-
nage avait faits contre Ibn Elhadîd (le fils du fer) et que
voici :

« Il est comme le fer froid et lourd qui n’a pas hérité de ses qua-
lités depuis longtemps;

« On peut lui appliquer le dicton : une chose de \aleur n’es!
jamais en fer. »

Le distique qui suit et qui forme un jeu de mots sur le
nom de Sollâf est dû également à Elmansour :

« Combien de femmes aux yeux noirs ont le regard ardent, qui
brûle à l’égal de la salive d’une lèvre empourprée.

« Ce regard passa comme un glaive sans jamais s’émousser et son
feu s’accroît quand il vient de Solla suivi d’un f. »

Autres vers de Elmansour :

« Les cils de tes paupières débordent sur le méplat de tes joues,
mais tes yeux les rejettent en arrière au moment de la passion.

« L’amour a injustement jugé mon ivresse, car tes paupières ont
fait un faux témoignage quand elles ont déclaré que je t’avais
possédée. »

Autres :

« Le parterre de ta beauté est merveilleux par ses fleurs; lu as
voulu accaparer la beauté, mais sans y parvenir;

« Les rameaux flexibles qui sont dans le Meserra, ô beauté, ont
leurs fruils dans le Mochteha. »

Autres :

« Par sa beauté, ton parterre a éclipsé ses rivaux et a réalisé les

promesses que tu tardais à accomplir.
« Serait-ce la splendeur de ces vergers qui serait venue en son

temps pour former l’éclat de tes joues?
« Tu as envoyé les zéphyrs s’établir dans ce parterre brillant
pour en faire ondoyer les rameaux. »

Autres :

« J’ai un ami qui est une merveille accomplie : pour moi, il est la

détermination et l’indétermination ;
« Je ne me plains pas de sa conduite à mon égard, car c’est un

compagnon d’enfance fidèle en toutes circonstances;
« Il est pour moi comme un verbe actif et transitif, avec ou sans

augment et intensif. »

Autres :

•a Ses yeux m’avaient semblé pleins de promesses, alors qu’ils

étaient d’accord pour me perdre.
« Le feu de ses regards me torturait et me trompait ; il éveillait

mon désir, et pourtant elle se riait de moi.

« Je me plains de la violence de ma passion et de son indifférence,

deux choses qui augmentent ma douleur.
« Si j’écoute celle-là, qui aurai-je pour remplacer l’espoir perdu ;

si j’écoute celle-ci, qui me rendra l’estime disparue. »

Autres :

« Oui! j’en jure par ce regard qui perce comme un glaive, par

cette taille qui se redresse comme celle d’une concubine de

prix;
« Par cet éclat qui brille quand elle sourit et nous montre des

dents semblables à des perles et à des grêlons ;
« Le croissant de la lune est sûrement jaloux de sa beauté, de sa

grâce et de sa souplesse. »
« C’est à cause de cela que le croissant est si faible et si amaigri.

La jalousie n’amaigrit-elle pas tous ceux qu’elle dévore? »

Ces vers offrent un parallélisme complet avec ceux qui
suivent et qui sont du cheikh, du littérateur, l’imam de
Jérusalem dont il a été question ci-dessus :

« Oui ! j’en jure par cette chevelure noire comme les ténèbres de
la nuit, par ce front qui brille comme l’aurore,
« Par ce visage que la pleine lune envierait, par ces joues dont
l’éclat égale celui du crépuscule,

« La gazelle du désert est sûrement jalouse de ce cou et de la
vivacité de ses yeux ;

« Aussi pleine d’effroi s’est-elle enfuie. Comment ne s’enfuirait-on
pas quand on redoute les voleurs ! »

Parlant d’une de ses concubines, la célèbre Nesîm, qui
habitaitla coupole de Nesîm, Elmansour dit ces vers qui for-
ment une cryptologie :

« 0 croissant qui se lève au milieu de mes tentures, ô gazelle qui

gîte à mes côtés,
« Tu m’as décoché une flèche. Efface deux lettres et, si tu prends

les deux extrémités, tu n’auras aucun doute en conservant la

dernière lettre de mon coeur. 2

Le commandeur avait écrit de son auguste main le commentaire suivant de ce distique : « les mots U$~ ji forment un tamis et U^jjUun isqdth, c’est-à-dire qu’ilfaut retrancher une partie desdeux premiers mots. ^AL” est un intiqdd : l’intiqâd indique quelles lettres du mot il faut conserver pour trouver le mot cherché ; ainsi, quand l’intiqâd exprime une idée comme celle de visage, de poitrine ou de couronne, on ne doit prendre que la première lettre du mot ; si c’est une idée de coeur, de ventre, d’entrailles ou de taille, prenez la lettre médiane ; si enfin c’est une idée de terme, de fin ou d’achèvement, conservez la dernière lettre du mot. Quand j’ai dit ^’-V j’ai voulu dire que si on prend la dernière lettre du mot L* sans le mettre au duel, c’est-à-dire alors de J* il ne reste que Le ,.. Dans l’expression Jp j~\ Oi,U, il y a également intiqâd, c’est-à-dire qu’il faut prendre le & du mot ^s. Ce jeu de mots s’appelle
encore cryptologie (v*0 ; il consiste à désigner le signe par
la chose ou la chose par le signe qui la représente. Lorsqu’on
veut indiquer le nom d’une personne au moyen de la cryp-
tologie, on n’est pas tenu d’en donner les voyelles, ni les
signes orthographiques ; on se contente d’en indiquer les
consonnes saus même s’astreindre à en reproduire exacte-
ment la forme. Employée en poésie, la cryptologie est
regardée comme une chose des plus belles; on l’appelle alors
El’amel ettedzyili. »

Elmansour composa sur le mot ghezdl (gazelle) le distique
suivant qui renferme à la fois une cryptologie et une
énigme :

« Flexible, le ventre replié et sans croupe, elle n’a pas de taille ou
du moins l’imagination peut seule se la figurer

« Pour la moitié de son nom le coeur palpite et, en renversant
l’ordre des lettres, on obtient le nom de celui pour qui l’oreille
d’un ami est toujours sourde. »

Voici l’explication fournie par le sultan lui-même sur ce
distique : « Par le mot JU j’ai voulu dire qu’il fallait prendre
le mot j»* ; les mots Lii-i ,s3^. forment intiqâd. Quant à <^j jij
c’est une expression qui sert à deux fins : 1° elle dissipe
toute hésitation sur la suppression qui reste à faire dans le
mot ^ai après en avoir retranché la lettre médiane, le ^ ;
2° elle indique l’endroit même où cette suppression doit avoir
lieu. J’ai d’ailleurs rendu ceci plus clair, en ajoutant ces mots
j^i 3U, bien qu’ils ne fussent pas nécessaires, ne voulant rien
introduire dans le vers qui ne se rapportât pas à la cryptologie.

Sur le nom de Amina, Elmansour fit encore le distique
suivant qui appartient au genre de El’amel ettedzyili.

« Pour mon malheur, je l’ai poursuivie à la chasse toute jeune

encore et, pour lui plaire, j’ai prodigué des trésors royaux.
« Elle est flexible, sa taille est mince ; par son amour elle donne
le double de ce que j’ai dépensé. »

Au dessous de ces vers Elmansour avait écrit : « Par le
mot M j’ai exprimé un terme de comparaison; indique l’intiqâd, le mot _^ marquant qu’il faut prendre le
milieu de l’expression : le sokoun qui est sur le Cj- Les mots ^Jj s’appliquent à l’idée
de mettre au duel et non à celle de replier. Ici le nom est
complet avec toutes ses voyelles et ses signes ; c’est un ‘amel
ettedzyili dans lequel le nom est donné avec toutes ses
voyelles, chose remarquable ainsi qu’il a été dit plus haut.
Le sultan composa encore un distique de ce genre sur le
vêtement appelé mansouriya. La mansouriya, dit Ibn Elqà-
dhî dans le Monteqa, était un vêtement de drap qui n’avait
pas été en usage jusqu’alors. Elmansour l’ayant imaginé le
premier, on donna son nom à ce costume qui fut appelé
mansouriya. Voici ce distique fait à l’occasion d’un vêtement
de ce genre en drap dit « coeur de pierre 1 » :

« Ils ont dépeint ma passion pour un ami et se sont réjouis lors.

qu’il leur a dit : je le repousserai.
« Mon coeur pour lui est de pierre. J’ai dit alors pour dépister

ces erreurs malveillantes : moi je suis dedans. »

Au dessous de ces vers, le commandeur avait écrit de son au-
guste main : « Ce distique renferme, en dehors de la cryp-
tologie, divers genres de beautés, entr’autres un djinâs
ettawria etterkibiya nommé encore elmofalleq. Dans ce der-
nier genre, il faut que les deux termes de l’allitération soient
formés chacun de deux mots, ce qui le distingue du morakkeb
simple, distinction que font peu de personnes. Dans ce dis-
tique, on trouve encore un insidjdm et un istikhddm. C’est
le Faqîh, Aboulhasen Ali ben Mansour Ecchiâdhemi,
qui m’a enseigné la chose et me l’a commentée dans un
cahier. Dans cette sorte de cryptologie on emploie souvent
la figure dite eVmael elhisdbi; je crois même être le créa-
teur de ce genre car je n’en ai pas vu un seul exemple avant
celui-ci. »

La cryptologie se trouve dans ces mots : ^ i; b’i jSf «tl^ £y
Ces mots ^ i; m signifient qu’il faut multiplier la valeur numé-

1. A cause de la couleur du drap.
rique de l’i par celle de « ; l’expression «us indique cette mul-
tiplication qui donne un produit égal à 260, chiffre qui équi-
vaut à la valeur numérique de JJU-J’JUJ*. Quant à jf «tl^Js le
mot jf~ par transposition de la lettre médiane devient ^-j.
On obtient donc la phrase f:j O*^ 3JU* qui forme la tavoria
et ili-j Ju» produit de la multiplication donnée ci-dessus
égale ^i^l, ce qui est encore une chose digne de remarque
ainsi que l’est l’expression Oto-j. Cette cryptologie mériterait
le nom de iftindn, car on sait que, pour les poètes, l’iftinàn
consiste à se servir de deux figures de rhétorique de valeurs
opposées dans un même vers, et ici l’opposition se trouve
dans un seul et même mot. En effet, il est évident que lit
<uàl>ï forme opposition avec *?:j{±*>.5 JUJ» qui, saisissez-le bien^
est tiré de la première expression par le calcul indiqué plus
haut. On pourrait aussi trouver Yistikhdâm d’une autre crvj>
tologie dans ce dernier hémistiche «us Cl D1 ^^.1 JL.U»J.

Uistikhddm auquel Elmansour veut faire allusion, dit l’au-
teur du Nef h Etthib se trouve dans ces mots 4^ lil, c’et-à-dire
« je suis dans ce vêtement nommé coeur de pierre », comme
l’indique d’ailleurs le récit; quant au second sens de «Us i/
il est parfaitement clair.

Un jour, dit Elfichtâli, je remis à son auguste majesté un
placet dans lequel je faisais appel à sa générosité pour me
délivrer de certains soucis pécuniaires. Le sultan me remit
mon placet avec l’apostille suivante :

« 0 secrétaire, qui, lorsque tu écris, semblés semer un parterre de

de fleurs variées,
« Voici ma réponse à la plainte que tu me fais de ta misera :

dissipe mon chagrin. »

Si, dit Elfichtâli, vous examinez cette apostille, vous trou-
verez dans ces deux vers une foule de beautés. Tout d’abord
ces vers annoncent la noblesse de leur auteur; tout homme
ayant un goût sûr comprendra qu’ils sont l’oeuvre d’un per-
sonnage qui possède la gloire, la puissance, l’ambition et
la magnanimité et qui, à cause de son rang, est accoutumé à
ce qu’on se plaigne à lui et à ce qu’on lui adresse des re-
quêtes dans de graves circonstances. Ces simples mots :
« Voici ma réponse à la plainte que tu me fais de ta misère »
annoncent la grandeur, l’illustration, l’autorité souveraine.
Puis ces mots : « dissipe mon chagrin » employés pour ré-
pondre à un plaignant marquent un sentiment de pitié et de
consolation, sentiment naturel chez un philanthrope et à plus
forte raison chez un descendant du Prophète. L’indication
contenue dans tout le second vers sur la générosité de son
auteur à l’égard de tous ceux qui se plaignent à lui de leur
misère, quels qu’ils soient d’ailleurs, suffit à dissiper le cha-
grin et à ôter tout souci, car la réunion des deux derniers
termes forme une énigme, dont le mot est argent. Le commandeur
ne s’est point contenté de fixer une somme ; il a voulu en-
core, sous une forme délicate, affirmer la réalisation de la
promesse qu’il faisait et l’accomplissement du voeu qui lui
était exprimé.

Voici maintenant l’explication de l’allusion faite par le
souverain qui a employé ici la figure dite eitawria elmorak-
kaba fi’lasl : le mot ^J est le synonyme de _p (laisse) que l’on
emploie communément dans le sens du mot précédent; ày-
est synonyme de f (souci), ce qui donne le mot ^JJ (argent 1)
en réunissant les deux syllabes, suivant le procédé usité dans
la tawria morakkaba. C’est là une véritable magie des mots,
et pour qu’un homme arrive à combiner le mot J>ji de cette
façon, il faut que Dieu lui ait donné une nature d’élite et

1. Ce jeu de mois de mauvais goût est absolument identique à celui qui en fran-
çais, consiste à demander une rosse au lieu d’une sole, puisque, dit-on alors, sol,
fait rhino et que rhino c’est rosse et que deux quantités égales à une troisième
sont égales entre elles.

l’ait formé du métal le plus pur et des éléments les plus
nobles.

Nous nous contenterons des spécimens énumérés dans ce
chapitre pour montrer la fertilité d’imagination et la valeur
littéraire de Elmansour ; une étude complète serait cependant
de nature à rendre de la vigueur à un esprit fatigué, mais
nous en avons dit suffisamment pour faire apprécier le per-
sonnage et la variété de ses connaissances. Dieu lui fasse
miséricorde !

XLVII

DU CÉRÉMONIAL ADOPTÉ PAR ELMANSOUR POUR LA FÊTE DE LA NATIVITÉ DU PROPHÈTE ET DU SOIN QU’IL APPORTAIT A LA CÉLÉBRATION DES FÊTES RELIGIEUSES
Au rapport de Elfichtàli, voici quel était le cérémonial pratiqué à l’occasion des fêtes de la nativité du Prophète : dès qu’on apercevait les premiers rayons de la lune de rebia I, le souverain adressait des invitations à ceux des facpiirs de l’ordre des soufis qui exerçaient les fonctions de muezzins et se dévouaient à faire les appels à la prière pendant les heures de la nuit. Il en venait de toutes les villes importantes du Murâkush et, de tous côtés, ces agents du culte se rendaient à l’invitation du sultan. Ordre était ensuite donné aux marchands de cire de préparer un certain nombre de cierges et de mettre tous leurs soins à cette fabrication. Aussitôt, ces habiles artisans se mettaient à l’oeuvre et rivalisaient de zèle comme le font les abeilles lorsqu’elles construisent les gracieux enchevêtrements de leurs alvéoles. Ces cierges avaient une grande variété de formes ; ils étaient si élégants qu’ils émerveillaient les regards et leurs couleurs étaient si vives que leur éclat ne pâlissait pas devant celui des plus belles fleurs.
La veille de la fête de la Nativité, les gens dont le métier consiste à porter les litières des fiancées, lorsqu’on les conduit à leurs maris, se mettaient en devoir de transporter en grande pompe ces magnifiques cierges. Ce cortège était si brillamment ordonnancé et présentait un si beau coup d’œil que les habitants de la ville accouraient de tous côtés pour le contempler. Aussitôt que la chaleur du jour commençait à se calmer, que le soleil était sur son déclin et sur le point de se coucher, les porteurs se mettaient en marche, tenant sur leurs têtes ces cierges qui semblaient être alors de jeunes vierges traînant les pans de splendides tuniques ; leur nombre était tel qu’on croyait voir une forêt de palmiers. Le cou tendu, hommes et femmes se bousculaient pour admirer ces porteurs de cierges que suivaient d’habiles musiciens jouant du tambour et de la trompette. Le cortège allait ainsi s’installer sur des estrades qui lui avaient été préparées dans une des salles du palais royal.
Dès que l’aurore apparaissait, le sultan sortait du palais, faisait la prière avec la foule du peuple, puis, vêtu d’une tunique blanche, emblème de la royauté, il allait prendre place sur le trône, devant lequel on avait déposé tous les cierges aux couleurs variées, les uns blancs comme des statues, d’autres rouges, tous garnis d’étoffes de soie, pourpres et vertes; à côté, étaient rangés des flambeaux et des cassolettes d’un si beau travail qu’ils causaient l’admiration des spectateurs et émerveillaient les assistants. Cela fait, la foule était admise à pénétrer ; chacun se plaçait selon son rang, et quand tout
le monde avait pris place, uu prédicateur s’avançait et faisait une longue énumération des vertus du Prophète et de ses miracles, rappelait succinctement tout ce qui avait trait à la naissance de Mahomet et à son allaitement. La conférence terminée, tous les assistants accomplissaient les cérémonies de l’office de la Nativité, puis on voyait alors s’avancer les membres des confréries murmurant les paroles de At-Tushtari m.896 {nè} et celles d’autres soufis, tandis qu’une troupe de coryphées déclamait des vers en l’honneur des deux familles 2.
Cette première partie de la cérémonie achevée, les poètes prenaient la parole à leur tour : tout d’abord, c’était le rossignol 3, qui, du haut de la chaire, présidait habituellement aux offices du vendredi et des fêtes, le grand-cadi Qâsem ben Ali Ecchâthihi qui débutait par réciter une qacida 4; ce poème s’ouvrait par un tekellouç et un nesib, il continuait par un panégyrique du Prophète et se terminait par l’éloge du commandeur et par des voeux formés pour son bonheur et celui de l’héritier présomptif.
Aussitôt qu’il avait terminé, c’était l’imam, le mufti, Abou Mâlek Abdelouâhed ben Ahmed, le chérif filalien qui débitait à son tour un poème du même genre; puis c’étaient successivement le vizir Aboulhasan Ali ben Mansour Ecchiâdhemi, le secrétaire Abou Fârès Abdelazîz ben Mohammed ben Ibrahim Elfichtâli, le secrétaire Abou Abdallah Mohammed ben Ali Elfîchtâli, le littérateur Abou Abdallah Mohammed ben Ali Elhouzâli, surnommé Ennabigha 3 et enfin le Faqîh, le littérateur, Aboulhasen Ali ben Ahmed Elmesfioui qui ré
*• La qasicla est un poème destiné à célébrer les vertus d’un personnage, mais, avant de commencer son panégyrique, le poète débute par une introduction dite tekhellouç suivie d’un nesib ou description d’une femme aimée.
citaient chacun un poème. Dès que ces agapes littéraires avaient pris fin, on dressait sur des tables des plateaux chargés de mets. Les notables, chacun suivant son rang, prenaient part les uns après les autres à ce festin auquel la foule des musulmans était admise ensuite. Enfin, quand les fêtes étaient terminées, chaque poète recevait une gratification proportionnée à son mérite.
Tel était le cérémonial adopté à chacun des anniversairesde la Nativité et il serait impossible d’énumérer toutes les largesses que le sultan faisait en cette occasion. Le récit qui précède est un résumé de celui du MendhilEssafa.
« Lors de mon retour de Turquie, dit l’auteur des Ennefha elmiskia fCssefdra ettorkia, j’assistai à l’une de ces fêtesde la Nativité. Elmansour avait invité le peuple à venir dans ses appartements fortunés et l’avait admis à pénétrer dans le Bedi’, ce palais aux coupoles altières. Toutes les pièces étaient tapissées d’étoffes de soie, ornées de sièges rembourrés, de portières, de moustiquaires et de lits incrustés d’or. Sous chaque arceau, dans chaque coupole, était dressée une estrade derrière laquelle se déroulaient sur le mur des bandes d’étoffes de soie couvertes de dessins semblables aux fleurs d’un parterre. Jamais, dans les siècles précédents, on n’avait vu une profusion pareille, car ces étoffes couvraient entièrement les murs et faisaient ressortir les soubassements et les colonnes de marbre de diverses couleurs dont les chapiteaux étaient garnis d’or massif. Le sol, pavé de marbre blanc rayé de noir, était coupé de distance en distance par des pièces d’eau.
« Tout le monde avait été admis, mais chacun était placé suivant l’ordre des préséances : cadis, ulémas, pieux personnages, vizirs, secrétaires, hôtes et soldats occupaient les places qui leur avaient été réservées et tous pouvaient s’imaginer qu’ils étaient dans le Paradis. Revêtu de son plus beau costume qu’il rehaussait encore par son aspect majestueux et imposant, le sultan se tenait assis sous les regards pleins de respect et d’admiration des assistants. On suivait d’ailleurs, en cette circonstance, le cérémonial accoutumé des audiences. Debout, derrière le commandeur, et présentant un spectacle imposant, se tenaient les nègres et les convertis coiffés de casques, la taille enserrée dans des ceinturons dorés et des écharpes d’étoffe tissée d’or ; devant eux étaient dressés les cierges. Comme la réception était ouverte, on voyait entrer des gens des diverses tribus, des soldats et des tolbas de toute catégorie. Parfois on arrêtait le flot des visiteurs ; on servait alors à ceux qui se trouvaient dans la salle des mets variés, dans des plats dorés de Malaga ou de Valence et dans de la vaisselle de Turquie ou de l’Inde. On apportait ensuite des aiguières et des bassins qui servaient aux ablutions des mains des invités. Enfin il y avait des brûle-parfums contenant de l’ambre et de l’aloès, et c’était dans des coupes d’or ou d’argent remplies d’eau de rose et d’eau de fleurs d’oranger, que l’on trempait de fraîches branches de myrte avec lesquelles on aspergeait abondamment les convives, de façon à ce qu’ils conservassent des traces de ces pai’fumsf. Les poètes récitaient leurs vers et le commandeur les traitait généreusement. La cérémonie se terminait par une prière en l’honneur du sultan. Le septième jour de la fête était célébré avec une pompe plus grande encore. Tel était le cérémonial accoutumé. »
On procédait de même, après le mois de ramadhan, lorsqu’on avait achevé la lecture du Sahîh de Elbokhâri. Dès que le mois de ramadhan commençait, le cadi et les principaux Faqîhs faisaient, chaque jour, la lecture d’un fragment du Sahih de Elbokhâri, qui était divisé par eux en trente-cinq parties. Cette lecture se continuait chaque jour jusqu’à la fin du jeûne et c’était seulement à l’octave de la fête que la lecture de tout le Sahih était achevée. Le sultan avait ainsi admirablement réglé ce service. Toutefois l’usage était que le cadi en personne présidât à cette lecture et lût lui-même environ deux pages d’un fragment, puis discutât sur les matières contenues dans ces pages avec les assistants, accueillant d’ailleurs toutes les observations que ceux-ci croyaient devoir présenter. La conférence durait jusqu’au moment où le jour commençait à grandir, et le cadi, levant alors la séance, emportait le volume qu’il achevait de lire chez lui ; le lendemain, il faisait de même pour le volume suivant. Pendant cette lecture, le sultan se tenait assis à une place qui lui avait été réservée près du centre du cercle que formait l’auditoire.
« Le commandeur, dit Elfichtâli, distribuait de fortes sommes d’argent aux pauvres, pendant le ramadhan, lorsque l’on avait achevé la lecture du Coran. Le jour de Achoura, il organisait une grande solennité pour la circoncision des enfants pauvres et donnait à chacun des nouveaux circoncis quelques coudées d’une belle étoffe de lin, des pièces d’argent et un morceau de viande afin, par cet usage, de perpétuer le souvenir de ce beau jour. Ses libéralités s’adressaient à une quantité innombrable de personnes et tous les pauvres avaient part à ses aumônes. Dans ce jour solennel et béni, le commandeur des Croyants se préparait une ample provision de bonnes oeuvres qui étaient destinées à peser d’un grand poids dans le plateau de la balance des bonnes actions au jour de la Rétribution promise. »
Mais il est temps pour compléter ce sujet de donner des spécimens de ces poèmes qu’on récitait dans ces nobles fêtes de la Nativité. Voici d’abord celui qui fut composé par l’imam, le cadi, Aboulqâsem ben Ali Ecchâthibi :

« Pourquoi ton image erre-t-elle toujours devant mes yeux ?

Pourquoi as-tu dressé tes tentes dans les replis de mon coeur ?-
« Faut-il que ceux qui me décochent les traits du blâme, à cause

de toi, soient florissants de santé, alors que je meurs d’amour

et de passion pour toi?
« Comment permets-tu que mes larmes se versent dans ton torrent?

Ne sais-tu pas qu’il est interdit de mêler les eaux de deux fleuves ?
« A peine ai-je eu le temps, dans un instant de demi-sommeil, de

goûter l’eau de tes lèvres que déjà tout avait disparu comme

si c’eût été un songe.

« Cesse tes discours si tu dois me repousser, car mon coeur
s’égare quand il entend formuler un refus.

« Je me remémore alors le hadits des deux Ilaqma et nies yeux
en pleurs ne cessent de verser d’abondantes larmes.

« Accepte du moins mon salut que t’apportera la brise; ma pas-
sion se trouvera ainsi soulagée et calmée.
« 0 désespérés des deux mondes, vous qui souhaiteriez la misère

plutôt qu’une existence fortunée, si cela devait vous permettre

de satisfaire longuement votre amour,
« Emparez-vous de cette terre qui m’est interdite, maintenant

que mon coeur est habitué à demeurer dans la solitude;
« Vengez-moi de ces gens hautains qui ont ravi mon coeur et qui

consument mon corps.
«. A chaque déclin du jour, les larmes brillent dans mes yeux et

cela à cause des étoiles qui les ont couverts de ténèbres ;
« Mes yeux brûlent du feu du désir; ce feu gagne mes prunelles

qui bientôt nagent dans un océan de larmes,
« Qui coulent sans fin, pour le seul qui ait droit à notre prière et

à notre salut,
« Le meilleur des êtres, Mahomet, le guide qui a chassé l’erreur

et lui a coupé sa bosse.
« Il est le trésor des mondes, la merveille de l’argile qui a servi

à former Adam, et il est venu pour confirmer l’existence de

ce secret de la création.
« 11 est le plus illustre de ceux qui ont été envoyés à 1 humanité,

et c’est auprès de lui que Younas ‘ a cherché protection,

quand il a été plongé dans les ténèbres.

i- Jonus.
« Tous les êtres réunis ne sauraient égaler cette personnalité qui

occupe le premier rang dans la gloire.
« Il a fait un voyage nocturne dans les sept deux et des troupes
d’anges sont venues, au devant de lui, lui rendre hommage ■
« Dans cette nuit, les anges se sont pressés en foule pour mar-
cher devant lui et derrière lui.
« 0 toi, le meilleur de ceux dont l’autorité réduit le rebelle à l’im-
puissance, toi qui lui imposes silence en l’obligeant à s’étouffer
avec sa salive;

« Ta gloire est si grande que l’orateur se fatiguerait vainement
à vouloir la décrire et que la plume elle-même resterait
muette.

« Que Dieu répande sur toi ses bénédictions, tant que la vie em-
bellira les parterres et que les fleurs ouvriront leurs calices.

« Je n’éprouve de plaisir à faire un panégyrique qu’autant qu’il
s’adresse, ô mon Dieu, à celui qui est l’imam de ton Prophète,

« Le meilleur des hommes et leur guide, Elmansour, celui qui
abrite le peuple à l’ombre de son gouvernement,

« Qui a répandu sur les deux continents sa puissance protectrice
et qui, grâce à elle, a été le défenseur des hommes et leur
maître.

« Comme l’aigle du désert, il a pris son vol au dessus de la terre
et s’est ensuite précipité pour déchirer les lions les plus
terribles.

« Dis aux rois : Donnez-vous à votre maître comme rançon et
demandez-lui qu’il vous garantisse votre sécurité,

« Car c’est lui qui, par son équité, fait revivre le pays et disperse
les monceaux de ruines accumulées.

« C’est à lui que Dieu a promis la domination du monde et la
conquête des Pyramides.

« O toi qui ressembles au Mahdi par la vigueur de tes desseins et
par leur prompte réalisation,

« Tu as, grâce à tes fils glorieux, donné le calme à l’univers et
consolidé l’Islamisme.

« Ces fils, qui t’entourent, sont semblables aux lionceaux qui
vivent dans les forêts touffues, aux jungles impénétrables.

« Elmamoun, le plus loyal d’entr’eux, est comme l’ondée bienfai-
sante du ciel ; il élève son front au dessus des nuées ;

« Il est le plus illustre de tous ceux que les hommes pourront
choisir comme chef, quand leur chef actuel aura disparu,

« Aussi Ahmed lui a-t-il fait prêter serment par cette nation glo-
Vue 258 sur 574

CHAPITRE QUARANTE-SEPTIÈME 245

rieuse; il sera fidèle à ce pacte et l’observera vis-à-vis de
ses sujets.

« Que la victoire ne faillisse jamais à ton glaive qui protège la
religion et l’Islamisme !

« Reçois donc ces vers que je t’adresse au nom de tes peuples, et
qui laissent échapper le parfum du flacon de musc que j’ai
ouvert. »

Voici maintenant le poème de l’imam, du savant, du très
docte, le Faqîh, le lettré, l’éminent, le glorieux mufti
de la ville de Murâkush, Abou Mâlek Abdelouâhed ben Ahmed,
le Chérif filalien, que Dieu lui fasse miséricorde et lui témoigne
sa satisfaction !

« J’ai passé la nuit sans sommeil, agité par la vue des éclairs ful-
gurants et par les tristes souvenirs qu’évoquaient en moi ces
demeures,

« Où gîtent maintenant les serpents et les vipères; à cette pensée
les larmes brillaient dans mes yeux.

« Il semble que jamais auparavant ces demeures n’avaient été

animées, ni peuplées, que jamais ce cercle eût été complet, ni

que les êtres qui me sont chers y eussent été réunis.

qu’ai-je à faire de Eladjâri, qu’ai-je à faire de Ellioua?
« C’est ici que pendant un instant j’ai traîné les pans de la robe

de l’amour, et cela, excusez-moi de le dire, sans que des yeux

méchants nous aient dérangés.
« C’est ici que cachés par les voiles d’une nuit sombre, je lui ai

confié mes peines et qu’elle m’a confié les siennes.
« 0 toi qui demandes ce qu’elle est devenue, sache que sa tribu

s’est éloignée et que mon coeur après cela a dû se fermer à

son amour.

« A-t-elle porté ses pas du côté de Elaqîq! ? Un brillant éclair lui
est-il apparu dans les cieux,

(( Pour lui montrer que la ville du Prophète était proche ? Ah !
c’est dans ces murs que les sources de la révélation ont dé-
bordé.

p S e •

1- Noms de localités célébrées par les poètes.
2. Nom d’une vallée près de Médine,
« Salut à ces lieux qu’a défendus le maître des hommes, celui
qui a donné de rudes assauts à l’idolâtrie.

« Dieu répande ses bénédictions sur toi, ô le meilleur des Pro-
phètes, toi qui es le plus parfait des êtres pour qui on joint
les mains.

« Sans toi, ce monde serait encore dans le néant; tu es celui en

qui tous espèrent, bons et méchants.
« A toi la gloire dans ce monde et dans l’autre; à toi le ran^-

assuré dans ce jour que tous les autres prophètes redoutent

avec terreur.

« Tu es leur maître, tous sont rangés sous ton étendard et toi
seul seras leur intercesseur auprès de Dieu.

« Puisse le Maître du Trône t’accorder la récompense que tu mé-
rites, cette récompense qui causera le dépit de tes détracteurs
et de tes ennemis.

« Puisse-t-il aussi récompenser cet imam, qui se rattache à toi
par ses généreux ancêtres qui sont seuls issus de toi,

« Lui qui est ton homonyme’, -véritable fils de Essihth, qui sait
gouverner les hommes et diriger les événements.

« O fils de califes, vis pour la gloire qui n’appartient qu’à toi seul,
car tu l’as achetée, tandis que les autres la vendaient.

« Que ton héritier présomptif vive longuement après toi et qu’il
déploie toute son énergie à la conquête de la gloire !

« Il est le loyal qui n’a à redouter aucune sédition, car la géné-
rosité déborde de ses deux mains.

« Je le dis en vérité, et les textes qui en font foi sont de véritables
hadits, dont nul ne conteste l’authenticité,

« C’est par vous, qu’au commencement de ce siècle, la religion a
repris son éclat et que les mers de la science ont roulé leurs
flots. »

Je ferai remarquer que l’allusion, qui se trouve dans ces
deux vers où il est dit que Elmansour a été le rénovateur de
la religion au commencement du xi° siècle, a déjà été for-
mulée en vers au cours de cet ouvrage parle cheikh Elqassàr.

Quant au hadits dont on veut parler, c’est celui que 2

a dégagé sous cette forme : « Au déhut de chaque siècle

1. Ahmed est un des surnoms du Prophète.

2. Le nom manque dans tous les manuscrits.
Dieu enverra quelqu’un qui renouvellera pour son peuple
les choses de la religion. »

Certains théologiens estiment
qu’il s’agit clans ce hadits d’un souverain, d’autres d’un saint
personnage et d’autres enfin d’un savant. L’opinion du cheikh
Elqassâr et celle de l’imam, Sidi A.bdelouûhed ben Ahmed,
le Chérif fîlalien, sont tout à fait concluantes en ce qui concerne le rôle glorieux de Elmansour, car la piété de ces deux personnages leur aurait interdit l’exagération et l’hyperbole et ils n’auraient pas décerné clans leurs panégyriques des éloges qui n’eussent pas été mérités. Sans doute, c’est un lieu commun en poésie de faire, par exemple, l’éloge de la justice et de la bravoure d’un commandeur, maison n’arrive pas à dire de pareilles choses sans que cela repose sur un fonds de vérité. Là-dessus d’ailleurs Dieu seul sait à quoi s’en tenir. Sur ce sujet, voyez le livre intitulé : Azhâr erriddh fi akhbdr mendqib elqddhi ‘Iyddh clans lequel le cheikh, lerudit Aboulabbas Ahmed benMohammed Elmaqqari traite en détails et à fond cette question du rénovateur de la religion.

Voici le poème récité par le vizir Aboulhascn Ali ben
Mansour Ecchiâdhemi Elmorâbithi :

cf A cause de l’éloignement des hommes du désert et de ceux du
pays des dattes, mes soupirs vont grandissant et de même
mon mal s’accroît.

« Leur voisinage peut seul me guérir et dissiper les angoisses et
les soucis de mon âme.

« Mais quand j’aurai visité leur pays, où retrouverai-je ceux qui
autrefois habitaient FAlhamhra?

« Ils sont partis, et ce n’est plus que le souvenir de leurs de-
meures glorieuses, où florissaient le laurier et l’amour, qui
agite mon esprit.

« En les faisant périr, peu s’en est fallu que la caravane du destin
n’emportât dans l’espace nos coeurs loin de nos poitrines.

« 0 bonheur ! si la fortune voulait me seconder et répondre à un
appel qui vient de si loin,
Vue 261 sur 574

p. \oX

248 NOZHET-ELHÂDI

« Je chevaucherais sur une lettre semblable à un croissant qui
rivalise avec le hamza, sauf au vocatif, pour un appel lointain 1

« Et je fouillerais les recoins du désert, dévorant les hauts espaces
sur une noble et altière monture,

« Qui plongeraitdans-les ténèbres de l’atmosphère, pareille au pro-
nom mystérieux qui se cache dans une énigme ;

« Elle semblerait un vaisseau qui, dans les flots du mirage, vogue-
rait à pleines voiles par un vent favorable.

« Ce sera à Mina 1, dont le sol est jonché de cailloux, que j’arrêterai
ma monture pour visiter ensuite le rendez-vous des pèlerins,

« C’est là que je metlrai pied à terre pour y dresser ma tente à
l’ombre du Glorieux qui est mon espoir et mon but suprême.

« Je roulerai mes joues sur le sol afin de les couvrir de cette
poussière qu’ontfoulée les pieds du plus parfait des prophètes,

« De celui qui a fait revivre l’orthodoxie, qui par sa blancheur a
effacé l’erreur et l’idolâtrie ainsi que le péché à la couleur
bronzée.

« Dieu répande sur lui ses bénédictions, tant que la générosité
sera bienveillante pour le méchant, tant que l’aurore dissi-
pera les ténèbres.

« Qu’il les répande aussi sur ses généreux compagnons et sur les
membres de sa famil le qui tous ont été de si nobles seigneurs.

« Admirons aussi l’héritier de sa gloire et de sa puissance, le re-
jeton de sa race prophétique, son illustre descendant,

« Le meilleur des califes, Ahmed Elmansour, celui qui possède
la perfection et tous les titres de gloire ;

« Ce glaive de l’Inde dans la main droite de la Foi, cet astre qui
brille dans les ténèbres.

« 0 commandeur, toi dont les glaives protègent l’orthodoxie, toi qu’à
cause de ta raison prévoyante,

« Dieu a fait le dépositaire et le gardien de la victoire, comme
il a déposé les fleurs dans les corolles et dans les spadices,

« Il faut que tu t’illustres par une conquête éclatante à l’égal du
matin qui dissipe les ombres de la nuit.

« Oui, tu t’empareras de l’enceinte sacrée qui, cela est certain,
demeurera sous les étendards victorieux.

1. Je n’ai point saisi la métaphore contenue dans ce vers.

2. Nom d’une localité, voisine de la Mecque, où s’accomplit une des cérémonies
du pèlerinage.
Vue 262 sur 574

CHAPITRE QUARANTE-SEPTIÈME 249

« Tu verras alors foutes les contrées se soumettre à toi, grâce aux
commandeurs magnanimes qui sont tes fils.

« Ton oeil se réjouira en songeant à ton successeur, à celui qui
gouvernera les hommes et sera l’astre des émirs.

« Mohammed Elmamoun, le meilleur de ceux qui ont gravi les
degrés de la perfection et qui ont marché à la gloire.

« Il est la branche qui ressemblera à la tige-mère; il lui ressem-
blera pas des vertus qui ne se transmettent que par le sang. »

Enfin, voici le poème du secrétaire, du littérateur, Abou
Fârès Abdelazîz ben Mohammed ben Ibrahim Elfîchlâli :

« Ils ont lassé ma patience, et pourtant la patience était mon fait ;

ils ont privé mes paupières des douceurs du sommeil,
« Ils ont fortifié dans mon coeur les tourments de l’amour, mais

malgré leur cruauté ma passion n’a cessé de fructifier.
« Et s’ils ont épuisé dans ma coupe la liqueur de la séparation,

pourtant leur affection est toujours restée ma compagne et

mon convive.
« Si leurs efforts ont provoqué traîtreusement mon inimitié, mon

coeur cependant se contente de suivre avec ardeur les traces

de leurs litières.
« Arrête leurs chameaux et demande leur de quel côté ils ont

porté leurs pas : sont-ils partis de nuit pour aller à Edjiz’ou

pour se rendre à Elban ?
« Ont-ils été à Essafh du côté de Ellioua là où les rim 1 et les

gazelles prennent leurs ébats?
« Où sont-ils donc allés? serait-ce sur les collines du Tihama qu’ils

ont attaché leurs montures ou bien dans les plaines de

Noam an ?
« Ou encore se sont-ils répandus dans la vallée d’un torrent, comme

des gens qui cherchent un asile avant même d’avoir été

attaqués?
« Alors qu’ils pressaient leurs montures, le guide les a-t-il détour-
nés de leur route pour les conduire au ravin de Boddan ?
« Ont-ils attaché leurs chameaux près du couvent d’Abdoun ou

bien ont-ils été guidés de nuit, par les moines, vers le couvent

de Nedjrân?

p. \ or

1- Le rim, est une sorte de gazelle blanche.
Vue 263 sur 574

250 NOZHET-ELHADI

« Ils ont voyagé de nuit alors que les ténèbres obscurcissaient l’ho-
rizon, et les litières des femmes se déroulaient avec leurs
formes et leurs couleurs variées ;

« Leurs blanches coupoles, lorsque l’aube apparaissait, brillaient

dans les replis de la plaine pareilles à des étoiles.
« Elle t’appartient, ô mon Dieu, cette caravane qui franchit rapi-
dement l’espace, conduite par unebeauté auxcharmesrebondis;
« Fais reposer ses montures qui emportent l’objet de mon amour

avec une ardeur égale à celle que met le vin dans le corps de

l’homme ivre ;
« Fais qu’elle se réfugie dans la vallée sainte, dans cet asile où

sourd une onde fraîche, où le saadân 1 remplit les pâturages,
« Où l’enceinte sacrée offre une bénédiction qui embaume par

ses parfums de myrte et de cassie;
« Là le chîh’de Yatsreb 3 envoie ses effluves et excite matin et

soir mon désir et mon agitation.
«. Malgré mon désir de rester en repos, un devoir pieux m’attire

dans cette terre*…
« Je me suis souvenu du Nedjd et du parfum de ses genévriers,

quand le zéphyr de Médine est venu me vivifier ;
« Tout ému je songe à ces lieux qui sont ceux de mon repos,

de mon âme et de mon parfum.
« Je vais m’élancer plein d’ardeur vers ces contrées où sûrement

j’oublierai mon amour et trouverai ma consolation et
« Me diriger vers les hautes montagnes de la Mecque, dès que

brillera un éclair du Tthama ou deTahalan.
« 0 vous, qui habitez le territoire tacré, sachez que mon culte
pour la fleur n’était qu’une feinte pour dissimuler le désir qui
m’enchaîne et m’attire vers vous.
« Quand donc mes paupières ulcérées seront-elles guéries par

votre vue, qui lance des clartés brillantes dans les pupilles des

yeux?
« Qui me fera la grâce de rapprocher le moment de notre ren-
contre, celte grâce que la fortune m’a toujours refusée!
« Votre onde bienfaisante qui a arrosé ElkhîF a été grossie du

1. Plante réputée pour être la meilleure nourriture du chameau.

2. Sorte d’armoise.

3. Ancien nom de Médine.

4. Je ne trouve aucun sens aux deux derniers mots de ce vers dont le texte
varie d’ailleurs dans les manuscrits.

5. Montagne près de la Mecque.
Vue 264 sur 574

CHAPITRE QUARANTE-SEPTIÈME 25i

torrent des larmes qui coulent de mes yeux toujours en

pleurs.
« Les araksi des rives de l’Aqîq ont grossi à la faveur de cette

humidité et leur ombre a abrité Mina. Mais l’objet de mon

amour s’approche;
« Enfin j’adresse aux champs qui s’étendent entre Meroua et

Safa * le salut d’un homme épris, que le sort a toujours déçu
« Salut à ces demeures où les anges les plus glorieux récitent les

paroles de la révélation, invocations et versets du Coran;

« A cette terre dans laquelle la Foi a donné ses premiers fruits

et dont les plaines ont reçu les premières ondées de la reli-
gion.
« C’est là que s’est fixé le cortège du Prophète, si nombreux qu’il

était comme une mer qui déborde sur les plaines et les

vergers ;
« Que l’âme loyale a donné son message qui a valu à la bonne

nouvelle ses louanges les plus flatteuses.
« C’est là que le cachet de la foi a été brisé par le plus noble des

êtres, la gloire de la famille de Nizâr, issue de Maadd, fils

d’Adnân %
« Mohammed, la meilleure des créatures de l’univers, le seigneur

de tous les habitants de la terre, hommes et génies,
« Celui dont la mission a été annoncée longtemps à l’avance par

les plus habiles devins et par les moines instruits.
«. Avec tout autre que lui, la grâce d’un tel événement n’aurait

pu atteindre ces sommets élevés, ni plonger dans ces abîmes

insondables.
« Elle n’aurait pas fait que, dans chaque jardin de l’Eden il y eût

quatre êtres qui louent Dieu : un homme, une houri et deux

pages;
« Ni que le soleil de la foi eût dissipé les ténèbres de la nuit de

l’infidélité qui obscurcissait la terre ;
« Ni que les musulmans fussent enveloppés d’une protection qui

met en fuite loin d’eux les suppôts de l’enfer.
« 11 a fait des miracles qui ont imposé le silence à tous ses détrac-
teurs et qui ont été comme le glaive de la preuve, pour tous

ceux qui doutaient.

p. \ oi

1. Arbre épineux dont le chameau mange les jeunes pousses.

2. Nom de deux collines, voisines de la Mecque, où s’accomplissent certains rites
du pèlerinage.

3. Ancêtres de Mahomet.
Vue 265 sur 574

p- \ 0 0

252 NOZHET-ELHADI

« Il a partagé en deux le disque de la lune et il a étanché par
l’eau, qui coulait de sa main, quiconque était altéré.

« Il a fait parler les idoles qui se sont alors dépouillées devant

Dieu de leurs parures mensongères.
« A son appel, le roc a répondu et s’est couvert aussitôt d’une

guirlande de fleurs qui se montraient au milieu des branches.
« Sa clarté a illuminé tous les palais de la Syrie en même temps

qu’elle s’étendait à tous les pays proches ou éloignés.
« Sur son invitation, qui a été entendue de toute la terre, les

hommes ont suivi de nouveau la voie qu’ils avaientabandonnée.
« Mais le miracle par excellence a été le livre de Dieu qui a con-
fondu les menteurs, terrassé les superbes,
« Et montré à quel degré s’élevait son éloquence persuasive :

arrière les rythmes de Qaïs et de Sahbân ‘ !
« Il est le prophète de l’orthodoxie; il a fait lever la vérité comme

un astre dont l’éclat efface celui du mensonge et de l’erreur,
« Grâce à la puissance de la Foi, il a abaissé les Césars qui

avaient arraché la couronne à la famille de Sassan 2.
« Il a, par ses disciples, conservé à la religion pure l’héritage

des souverains de la Chine qui régnaient depuis le temps des

Grecs.
« II a, du poison des lances brunes, gorgé un César et lui a fait

ainsi goûter en quelque sorte la piqûre des serpents.
« Bientôt les terres du polythéisme et de l’infidélité sont deve-
nues semblables à un champ où l’écho ne répète que le cri

strident du démon. x

« La foi a alors brillé de tout son éclat et l’orthodoxie a montré

la splendeur de son visage à quiconque s’en approchait.
« 0 toi, le plus noble et le plus illustre des fils de la terre, toi, le

plus généreux des hommes arabes ou étrangers,
« Qui pourrait dans ses vers décrire toutes tes vertus, alors même

qu’il mériterait la palme du panégyrique !
« C’est à toi que nous adressons ces pensées afin qu’elles soient

arrosées par l’eau pure qui coule sans cesse de tes mains.
« Secours-moi lorsque mes péchés seront exposés au jour de la

rétribution et feront pencher, de leur poids, le plateau de la

balance,

1. 11 s’agit ici du grand poète Imroulqaïs et d’un orateur célèbre de la tribu
de Wâïl.

2. La dynastie persane des Sassanides.
Vue 266 sur 574

CHAPITRE QUARANTE-SEPTIÈME 253

« Car, sans tes puissantes recommandations, jamais les portes du
pardon et de la clémence ne se seraient ouvertes.

« Que Dieu te salue, tant que la brise qui souffle fera courber
vers le sol les branches flexibles

« Et que le vent du sud emportera dans ses flancs une bénédic-
tion, qui, pendant la nuit, envoie ses effluves sur toute la terre,

« Vers les deux Omar ‘ tes compagnons et vers ton émule en
gloire, ton beau-père, Olsman !

« Salut encore à Ali, le plus grand saint de ta famille, lui qui a
attiré sur ses rejetons une si grande part des faveurs divines.

« C’est sur toi, ô Prophète de Dieu, que je base toutes mes entre-
prises et ma résolution prise, noirs et blancs me sont égaux.

« Tu as parlé à mon coeur qui maintenant se retourne sur les
charbons ardents du désir ; àh ! viens à mon appel !

« Plût à Dieu que je susse si je puis lancer maintenant mes jeunes
chamelles pour aller vers loi ou agiter mes jarres,

« Et franchir l’espace en dirigeant vers toi à travers les plaines
immenses des méharis’ aux longues crinières,

i Qui allongent leur cou, enflammés par le désir de voir l’en-
ceinte sacrée, quand, ainsi que moi, le chamelier les excite
par ses chants !

« N’effaceras-tu pas mes péchés lorsque je foulerai aux pieds ces
pays et ces contrées ?

« Mais quoi! Peut-être faudra-t-il que je tourne bride, car j’oc-
cupe un certain rang auprès d’un de tes descendants, l’il-
lustre chef de ma patrie.

« Si la valeur et la richesse sont assurées à ceux qui te font un
pèlerinage, sache que par sa générosité, ton descendant El-
mansour Ahmed m’a rendu riche;

« Il est mon soutien; lui, qui a sous ses pieds les deux choses les
plus hautes et qui domine les sept cieux, il m’a approché de lui.

« Il donne la couronne aux rois de son siècle et, quand il fait la
guerre, son glaive s’abat sur un monceau de couronnes.

« Les lions des forêts redoutent de faire du bruit quand un chas-
seur, comme lui, les poursuit et fait craquer les branches de
bambou sous ses pas,

« Il est un lion qui, lorsqu’il pousse son rugissement, oblige les
autres lions à se cacher et à se tapir dans leurs fourrés.

1. On désigne sous ce nom les deux khalifes, Abou Bekr et Omar.

2. Chameaux de course.
Vue 267 sur 574

P’ S o-[

254 NOZHET-ELHADI

« Quand ses troupes soulèvent au-dessus d’elles des nuages de
poussière et que le tonnerre de ses feux gronde autour de
son cortège,

(c Des foudres tombent alors sur la lerre des ennemis et déchaî-
nent comme une mer d’abîmes et de flots tumultueux.

« Les nobles coursiers de ses escadrons dans leur course éche-
velée sont capables de briser le R.edhoua s’ils le gravissent.

« Ses cavaliers, innombrables, sont rusés et habiles, et tous ces
braves frappent courageusement de leurs lances.

« Quand la nuit du combat les enveloppe au milieu de l’ardeur
de la lutte, les éclairs qui jaillissent de leurs lances guident
leurs pas.

« Ce sont ces troupes-là qui ont fait goûter à l’ennemi les an-
goisses du danger et qui ont fait rouler dans la poussière la
tête de Sébastien ;

« Ce sont elles qui ont conquis de nombreuses contrées et qui oui
imposé un énorme tribut aux commandeurs du Soudan.

« Il est l’imam des hommes, d’une noble origine, d’une famille
qui a régné sur le monde, de la race de Zidàn.

<.( Ces commandeurs sont des piliers de la foi, des soutiens de l’autorité royale, des personnages dont les grands desseins s’élèvent au dessus de Saturne. « Ils sont les Alides, eux dont les faces ont l’éclat de la pleine lune lorsque la flamme du temps s’obscurcit. « Ils sont les membres d’une famille dont Dieu a édifié la renom- mée, avec une base solide, sur le colline de la gloire. « C’est par l’un d’eux que Dieu a divulgué sa loi et les versets du Verbe et de la Distinction ‘ proclamant hautement leur supé- riorité. « Ils sont les rejetons du neveu de l’Elu et ses exécuteurs testa- mentaires : quels plus beaux titres de gloire que ces liens du sang et ceux de la confiance. « Ils sont comme l’arbre de la gloire qui couvre de son feuillage les parterres de la renommée : les richesses de la révélation se sont étendues aux deux contrées. « C’est à leur illustration si haute et si pure que Maadd a dû sa supériorité sur les autres Arabes, Ad et Qahtân. « Ces commandeurs feront ma gloire si je dois être honoré parmi les hommes et si, par mes fonctions, je me rattache à la famille de Selmân. 1. Noms donnés au Coran. Vue 268 sur 574 CHAPITRE QUARANTE-SEPTIÈME 255 « Si le poète doit partager l’honneur de ceux qu’il loue, ma part avec Elmansour sera certainement grande. « Car la fortune sourit, au front de cet Imam qui, à cause de sa puissance, devrait ceindre deux couronnes sur sa tète royale. « Par son ambition, il s’est élevé au-dessus des astres et, pareil à l’aigle, il plane au-dessus des cieux. « Il a élevé dans les sphères les plus hautes son règne qu’entoure, comme un double collier, une auréole de gloire. « Quand il siège sur son lit de justice et qu’il drape sa stature royale dans des emblèmes de souverain, « Vous croiriez voir le Loqmân de l’intelligence qui va parler, ou encore le Khosroès de la justice trônant dans son palais. « S’il se sent ému par des louanges sincères, les bienfaits coulent de ses doigts avec la rapidité du torrent. « 0 toi qui es le chef de l’Islam, guette l’éclair du destin et hâte- toi d’aller aux sommets des parterres cueillir une double part de gloire. « Dieu a décidé, pour ton renom, que tu serais le maître du monde, que tu conquerrais l’espace conquis entre le Sous et le Soudan, « Que tu posséderais, sans qu’on le la dispute, toute la terre du pays du Soudan au pays de Baghdân, « Que tu la remplirais d’équité et que tu planterais ton étendard sur les deux villes saintes ou sur le sommet du Ghomdàn 1. « Combien, grâce à toi, l’Iraq recouvrerait de splendeur; ce serait encore par toi que la bonne nouvelle serait portée jusqu’aux confins de l’Oman. « Si ton glaive voulait menacer les pays de l’Orient, tu t’empa- rerais bien vite de la couronne de Khosroès et de celle du Khaqan*. « Si les anciens rois ressuscitaient maintenant, tu ferais partie de la glorieuse famille des fils de Merouân 3 : « Esseffâh 4 s’unirait à toi et sous son étendard noir, le pays du Khorassân suivrait tes lois. «■ La gloire n’atteint son apogée qu’autant qu’elle repose sur l’appui des longues lances et des javelots. p. \ «V 1. Grand palais édifié à Satiaa dans le Yénaen. 2. Le sultan de Constantinople. 3. Les Omeyyades. 4. Le premier des khalifes abbassides. Vue 269 sur 574 256 NOZHET-KLHADI « Voici les filles de la muse dont je te découvre les beautés ; elles sont belles à rendre jalouses les houris du séjour de la félicité ; « Elles accourent vers toi, ô commandeur des Croyants, pareilles à des parcelles de musc ou aux fleurs brillantes d’un parterre ; « Elles rivalisent de splendeur au point qu’on pourrait les com- parer à des perles rares ou encore à des colliers d’or. « Puisses-tu toujours posséder l’univers et protéger la religion dans le royaume de Salomon ! « Puisse la victoire éclatante s’attacher toujours à tes pas el soumettre comme de vils esclaves les rois à ton autorité ! » Dans le NefhEtthtb, on trouve le récit suivant : « L’auteur de ce poème m’a dit lui-même que, par ces mots « si, par « mes fonctions, je me rattache à la famille de Selmân », famille à lacpuelle appartenait Lisân-eddîn Ibn Elkhathîb, il entendait faire allusion aux fonctions de secrétaire et de lieu- tenant du commandeur qui avaient été également exercées par Lisân-eddin. Ce passage renferme en outre une tawria[ à l’égard de Selmân le Persan, que Dieu lui soit propice ! » Ce long poème est un des plus remarquables qui aient été composés ; aussi l’auteur du Monteqa n’a-t-il, de tous les panégyriques écrits en l’honneur de Elmansour, reproduit en entier que celui-ci. L’auteur du Nefh Etthib en a fait éga- lement un grand éloge et l’a vivement admiré. On se laisse- rait entraîner trop loin si l’on voulait reproduire tout ce qui a été dit de poésies dans ces cérémonies, qui avaient lieu en l’honneur de cette incomparable Nativité, mais en voici assez sur ce sujet. Dieu nous soit propice ! 1. Figure de rhétorique qui consiste à employer un mot ayant deux sens, l’un habituel, l’autre plus rare et à vouloir faire entendre ce dernier sens au lecteur. Vue 270 sur 574 CHAPITRE XLVIII DE LA CONDUITE DE ELMANSOUR ET DES TRAITS PRINCIPAUX DE SON ADMINISTRATION Elmansour était un administrateur fort habile, et tout en étant ferme et résolu dans ses desseins, il demandait volon- tiers avis dans les affaires importantes. Il avait choisi le mer- credi comme jour de conseil, et ce jour-là qu’il appelait le jour du Divan, il réunissait les principaux fonctionnaires et les notables et discutait avec eux les décisions à prendre dans tous les cas graves et dans les questions difficiles. C’était également dans cette audience qu’il recevait les plaintes de ceux qui n’avaient pu autrement les faire parvenir jusqu’à lui. Malgré l’étendue de son empire et l’opulence de ses reve- nus, Elmansour imposait à ses sujets le versement de sommes considérables à titre de contribution extraordinaire. Il aug- menta ainsi les charges déjà si lourdes qui pesaient sur le peuple durant le règne de son père, charges que nous avons énumérées plus haut, en détail, dans la biographie de ce der- nier commandeur. Les populations se plaignirent vivement de l’ag- gravation de charges que firent peser sur eux le souverain et ses agents. Elmansour n’était pas avare du sang de ses sujets et ne redoutait pas de le répandre à l’occasion ; mais si nous voulions rapporter tout ce qu’il fit à cet égard, nous manquerions à la ligne de conduite que nous nous sommes imposée dans ce livre, à savoir : ne point montrer les actions honteuses et voiler les turpitudes. Ce que nous en disons suffit du reste pour que le lecteur sache à quoi s’en tenir sur ce que nous dissimulons. Nozliet-Elhddi 17 p. \ t>\
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258 NOZHET-ELHADI

Dans son livre intitulé Elfaoudid, Abou Zeïd raconte ce
qui suit : « Mohammed Elkebir, un oncle maternel de El-
mansour, s’était emparé injustement d’une ferme apparte-
nant à un homme du Draâ. Ce dernier vint se plaindre au
sultan qui lui dit : « Combien vaut cette ferme ?» — « Sept
« cents onces, répondit le plaignant. » — « Tiens, les voici,
« répliqua le sultan, mais dis bien à mon oncle que je lui
« donne rendez-vous pour le jour où nous serons appelés à
« rendre nos comptes, moi n’étant plus alors souverain, ni
« lui oncle de souverain 1. » Le propriétaire de la ferme, en
rentrant dans son pays, rapporta à Mohammed les paroles
de Elmansour. Pressant alors sa tète dans ses mains, Moham-
med, après un instant de réflexion, dit à l’homme de repren-
dre son bien et lui remboursa la valeur du dommage qu’il
lui avait ainsi causé. »

Un jour, le grand-cadi de Fez, Abou Malek Abdelouâhed
Elhamîdi, accompagné de Faqîhs et de notables de la
ville de Fez, se rendait à Murâkush afin, suivant sa coutume, de
célébrer les fêtes religieuses avec Elmansour. En route, il
rencontra une troupe d’hommes et de femmes enchaînés et
l’une de ces femmes, au moment où il passait, fut prise des
douleurs de l’enfantement et accoucha en plein champ. Ce
pénible spectacle attrista vivement le cadi et resta profondé-
ment gravé dans son esprit ; aussi, arrivé auprès de Elman-
sour, il lui fit part de ce qu’il avait vu et manifesta ouverte-
ment sa réprobation. Le sultan ne répondit rien à cela, mais
il tint le cadi à l’écart pendant quelques jours, jusqu’au mo-
ment où celui-ci, comprenant les motifs de la colère du commandeur,
lui exprima ses regrets d’avoir divulgué un pareil fait et mit
ses paroles sur le compte d’une étourderie. « Si ce que tuas
vu n’était pas, dit alors Elmansour, tu n’aurais pu venir ici

i. Au joui’ de la Résurrection.
Vue 272 sur 574

CHAPITRE QUARANTE-HUITIÈME 259

et voyager pendant dix jours avec tes compagnons en paix et
en sécurité. Les gens du Maghreb sont des fous dont on ne
ne saurait traiter la folie autrement qu’en les tenant avec des
chaînes et des carcans. » Dans cette circonstance, Elmansour
avait fait preuve d’une grande indulgence vis-à-vis du cadi,
parce que celui-ci avait été son professeur : il supportait
d’ailleurs bien des choses de ce personnage à cause de leurs
anciennes relations d’élève à maître.

Une autre fois, le cadi Elhamîdi, accompagné de tholbas,
s’était rendu auprès du souverain ù l’occasion d’une fête.
Comme il revenait de la capitale, il se trouva faire route avec
une troupe de musiciens et de chanteurs de Fez, qui étaient
allés prendre part à la même cérémonie, conformément à
l’usage. Un de ces artistes montra alors à ses compagnons
une flûte en or garnie de pierreries dont Elmansour lui avait
fait présent. « Moi, dit un autre, j’ai reçu tel cadeau. » —
« Et moi, reprit un troisième, on m’a donné un présent tel
que jamais ni cadi, ni aucun thaleb de son entourage n’en a
obtenu d’aussi magnifique. » — « Aussitôt que je serai de
retour à Fez, s’écria le cadi, je vais, sans perdre une minute,
l’aire apprendre la musique à mes enfants, car, à cette heure,
la pratique de la jurisprudence est devenue un métier ingrat.
Si la musique n’était pas la science la plus estimée, serions-
nous revenus les mains vides, alors qu’un de ces artistes rap-
porte une flûte d’or? » Ces paroles, ayant été répétées à
Elmansour, celui-ci se contenta d’adresser au cadi quelques
légers reproches.

On raconte encore qu’un thaleb admis en présence de El-
mansour, lui récita ces deux hémistiches ‘ bien connus :

« Notre époque ressemble à su population et sa population est ce
que vous voyez. »

p. \ o^

»• Le texte porte « oes deux vers » mais il n’y en a qu’un.
Vue 273 sur 574

260 NOZHET-ELHADI

En récitant ce vers, le thaleb avait mis le mot « époque»
au cas indirect 1. « Pourquoi, lui dit le sultan, inflé-
chis-tu ce mot? » — « Par Dieu, riposta le thaleb, je veux
infléchir cette époque comme elle nous infléchit elle-même.))
Elmansour admira cette réponse et la tint pour une ingé-
nieuse excuse.

Certain agent du souverain, à ce que l’on raconte, avait
injustement dépouillé de ses biens une femme du Doukkala.
Celle-ci se rendit à Murâkush et porta plainte au sultan contre
les exactions de cet agent, mais Elmansour n’écouta pas sa
réclamation et ne lui fit pas rendre justice. En sortant du
palais, la femme alla rejoindre ses enfants et leur dit : « Par-
tons ! Je croyais que l’eau était pure à sa source, mais main-
tenant que je vois qu’elle est trouble jusque-là, tout ce qui
en sort doit être également souillé. » Les anecdotes de ce
genre au sujet de Elmansour sont très nombreuses.

P- \ n –

CHAPITRE XLIX

DES MONUMENTS ÉLEVÉS PAR ELMANSOUR ET DES ÉVÉNEMENTS QUI
SE PRODUISIRENT SOUS SON RÈGNE

L’auteur du Monteqa rapporte que Elmansour fit exécuter
de grands travaux et qu’il laissa de nombreux monuments,
entr’autres les deux citadelles qu’il fit édifier à Fez, l’une en
dehors de la porte de Eldjisa, l’autre en face de la porte de
Elfotouh. Ces deux forteresses, connues sous le nom de El-
• besâtin 2, mot dont le singulier est bastion, sont d’une telle
solidité qu’on ne peut s’en rendre compte qu’en les voyant.
Parmi les constructions érigées par Elmansour, on peut
encore citer les deux forts bâtis à Laroche et dont l’un porte
le nom de Hisn-elfath ; ce sont deux magnifiques et solides ou-
vrages.
Il fit également construire des pressoirs pour la canne à sucre à Murâkush, dans le pays de Haha et dans celui de Chefchaoua. Ces usines, dit Elfichtâli, avaient été déjà commencées par le père de Elmansour, Abou Abdallah Mohammed Eccheikh Elmahdi. Sous le règne de ce dernier commandeur, les plantations de cannes à sucre étaient devenues si nombreuses que le sucre au Maghrib se vendait à vil prix ; on a, du reste, vu plus haut qu’on avait acheté aux chrétiens du marbre contre son poids en sucre.

D’après le Elmonteqa elmeqçour, ce fut en l’an 996 (1588) que Elmansour envoya à la mosquée de Elqarawin sa grande vasque de marbre, ainsi que le piédestal qui la supporte : ces deux pièces pèsent ensemble 100 quintaux. La vasque dont il s’agit est celle qui se trouve au pied du minaret de la mosquée. Suivant Ibn Elqâdhi, l’auteur du Monteqa, les vers suivants étaient gravés sur le bord de cette vasque :

« C’est l’imam de la religion orthodoxe, Elmansour, qui m’a érigée; il est la mer de générosité parmi les fils d’Adnân
« Grâce à lui je possède toutes les beautés, et il m’a élevé au plus haut degré de splendeur.
« Quiconque se plaint de la soif et vient m’embrasser, reçoit en abondance la pluie qui coule de mes paupières.
« N’allez pas nier que les larmes puissent couler de joie : l’œil pleure dans l’excès du contentement.
« Buvez en paix de cette onde qui murmure; il n’y a pas de péché à ce que des pleurs abondantes débordent de mes canaux.
« 0 gloire des sultans, fils de Fathime, toi dont la renommée s’étend jusqu’aux confins de TOman,
« Mes larme.-; en coulant frottent de leurs flots la main du calife qui est un descendant de Zidàn.
« Que ce calife ne cesse de diriger la religion et les hommes tant qu’un amoureux tressaillera et sera ému de mes beautés,
« Lui qui m’a dressée à l’époque dont voici la date : Pour la religion et pour la récompense future, la mer de générosité m’a créée. »
La science de la géométrie donne lieu à des applications merveilleuses. Si, par exemple, on se demande comment il a été possible de connaître le poids de cette vasque et de son piédestal et de dire qu’il est de cent quintaux, alors qu’il est en général impossible.de faire une pareille pesée, la réponse à faire est la suivante : On parvient à évaluer ce poids en plaçant la vasque sur une barque ou un navire, par exemple ; on marque le point auquel arrive l’eau sur la coque de la barque ou du navire qui porte la vasque ; on retire ensuite cette vasque et on remplit de pierres, de terre ou de sable le navire de façon à ce qu’il s’enfonce et que l’eau arrive à la marque qui a été tracée. On retire alors ces matériaux, pierres, terre ou sable, on les pèse par petites quantités et l’on arrive ainsi à connaître exactement le poids d’un objet très pesant. C’est du moins ce que rapporte lbn Elqàdhi, dans le Djedzouet eliqtibds, si je ne me trompe, quand il parle du bassin de marbre qui se trouve à la Medresa Elmisbàhiya. A propos de ce passage, le maître de nos maîtres, le très savant, l’érudit, Abou Zeïd Sidi Abdcrrahman ben Abdelqader Elfâsi, avait de sa main écrit une note dont voici le sens : Ceci est vrai à la condition qu’on mette dans la barque quelque cliose de pesant comme des pierres ou du plomb, par exemple, mais si l’on y plaçait des eboses légères, telles que du crin ou de la laine, on n’arriverait pas au but qu’on s’est proposé. Dieu sait si cela est vrai.
En l’an 987 (1579) la cherté des vivres fut excessive et
l’on donna à cette année le nom d’année des légumes. Il y
eut pendant une partie de cette même année une très forte
épidémie de grippe ; beaucoup de personnes ayant succombé à
la suite de longues quintes de toux, l’année fut encore appelée,
pour ce motif, l’année de la toux. Sous le règne de Abou
Merouân Abdelmalek, une grande comète se montra dans la
constellation du Scorpion; elle n’y demeura que quelques
jours et disparut ensuite. Peu après on vit apparaître une
autre comète plus petite que la première. Durant le règne
du sultan Abou Mohammed Abdallah Elghâleb, on aperçut
dans le ciel une grande étoile qu’on n’y voyait pas en temps
ordinaire et, sous le règne de son fils Mohammed ben
Abdallah, on remarqua dans l’atmosphère une lueur rouge du côté de l’orient. Cette lueur éclaira la marche des troupes que Abou Merouân amenait dAlger, de même que l’apparition de la comète coïncida avec l’apparition des troupes chrétiennes que Mohammed ben Abdallah amena à sa suite à Ouâdi Elmekhâzin.

Le % du mois de dzoulqaada de l’année 997 (13 septembre 1589) les chrétiens évacuèrent la ville de Asila par suite de la terreur que leur inspirait Elmansour. Ils partirent avec leurs enfants, sans emporter de leurs richesses autre chose que quelques légers objets. A ce sujet, Aboulabbâs Ahmed ben Elqâdhi composa les vers suivants :
« 0 Elmansour, réjouissez-vous de votre succès, Dieu vous a fait

atteindre le but que vous poursuiviez contre vos ennemis,
« En se servant de vous comme d’un glaive pour décimer ses

ennemis, et en dispersant par vos soins les milices de l’erreur.
« Grâce à votre valeur vous avez mis en déroute le polythéisme

triomphant, sans même qu’on ait vu votre glaive sortir du

fourreau.

p. \-\r

1- Ou plutôt des herbes des champs.
« Par votre seul prestige, vous avez broyé les coeurs de ces
perfides, et conquis Asila, le refuge de vos ennemis.

« Quel admirable commandeur! que dis-je, quel grand saint que celui
qui a su se concilier l’amitié de la poudre des ennemis !

« Qu’il ne cesse donc d’être comme un soleil dans le ciel de la
gloire et comme un collyre aux yeux de l’illustration. »

Par ces mots « qui a su se concilier l’amitié de la poudre
des ennemis », l’auteur fait allusion à la tentative faite par
les chrétiens qui, avant de quitter la ville d’Asila, avaient
creusé sous la citadelle une mine qu’ils avaient remplie de
poudre. Au moment de leur départ, ils avaient allumé une
mèche dont la longueur avait été calculée de façon à ce que
le feu atteignît la poudre à l’instant otiles musulmans entre-
raient dans la ville. Mais Dieu sauva les musulmans de ce
danger, comme il leur avait épargné les périls du combat.
En l’année 1001 (8 octobre 1592-27 septembre 1593) on amena à Elmansour un éléphant du Soudan. Le jour où cet animal entra dans Murâkush fut un véritable événement : toute la population de la ville, hommes, femmes, enfants et vieillards, sortit de ses demeures pour contempler ce spectacle.
Au mois de ramadhan 1007 (28 mars-17 avril 1599) l’éléphant fut conduit à Fez. Certains auteurs prétendent que c’est à la suite de l’arrivée de cet animal que l’usage de la funeste plante, dite Tubaku, s’introduisit dans le Maghreb, les nègres qui conduisaient l’éléphant ayant apporté du tabac qu’ils fumaient et prétendant que l’usage qu’ils en faisaient présentait de très grands avantages. La coutume de fumer qu’ils importèrent se généralisa d’abord dans le Draâ, puis à Murâkush et enfin dans tout le Maghreb. Les docteurs de la loi émirent à l’époque des avis contradictoires au sujet du tabac : les uns déclarèrent son usage illicite, d’autres décidèrent qu’il était licite et d’autres enfin s’abstinrent de se prononcer sur la question. Dieu sait ce qu’il faut penser à cet égard.
L’an 993 (1585) un certain personnage du nom de Elhadj Qaraqoueh se mit à la tête d’une insurrection dans les montagnes de Ghomara et de Hibth. Cet homme qui prenait le titre de commandeur des Croyants avait débuté par être tisserand et par faire montre de piété et de vertus. Après qu’il eut été pris et tué, sa tête fut portée à Murâkush.
Au mois de dzoulqaada 996 (22 septembre-22 octobre 1588)
Elmansour se mit en route ; durant ce voyage, on vint lui
annoncer la bonne nouvelle que les chrétiens avaient été
surpris devant Ceuta. Le chef de l’expédition dirigée contre
les infidèles, Ahmed Enneqsîs, s’était placé en embuscade
avec un corps de cavalerie. Les habitants étant sortis de la
place avec leurs enfants et Jeurs domestiques, les musul-
mans se portèrent entre les chrétiens et Ceuta et faillirent
s’emparer de la ville. Ce fut au sujet de cet événement que
l’auguste et éloquent secrétaire, Abou Abdallah Mohammed
ben AliElfichtâli, récita le distique suivant qui contenait le pré-
sage de la conquête prochaine de Ceuta :

« Voici Ceuta qui conduit son fiancé vers ton palais au milieu d’un
cortège de jeunes gens et de vieillards.

mettras après elle dans une conquête prochaine. »

Au mois de djomada II de l’année 1009 (1601) il y eut une grande inondation à Fez, et, au mois de chaaban suivant, une seconde inondation, plus considérable encore que la première, détruisit des maisons et emporta, malgré son épaisseur et sa solidité, le barrage construit sur la rivière de Fez. Ce barrage avait été construit par Ahmed Elouattâsi, et ce fut au moment où il venait d’être terminé que l’imam Sidi Ali ben Haroun avait dit ces vers :
« Dieu a bien dirigé l’esprit de ses adorateurs et, par ce barrage, il a confondu l’esprit des ignorants.
« Il a rapproché autant qu’il l’a voulu les choses éloignées. Long-
temps je proclamerai la louange de Maulay Ahmed.

« Qu’elle aille ou qu’elle vienne, ma langue s’écriera : les esprits
des rois sont les rois des esprits. »

C’est encore à propos de ce barrage que le cheikh, l’imnm,
Abou Zakariya Sidi Yahia ben Esserràdj a dit :

« Dieu n’a-t-il pas bien guidé celui qui, dans la certitude de son

jugement, a construit ce solide barrage?
« Qu’il maintienne la puissance de ce commandeur; qu’il assure des

succès et des triomphes éclatants,
« A cet imam de l’orthodoxie, Ahmed le bien-aimé, la terreur de

ses ennemis, l’appui des musulmans ! »

C’est toujours de ce même travail que le cheikh, l’imam,
Abou Malek Abdelouahed ben Ahmed Elouancherîsî, a voulu
parler quand il a dit :

« Habitants de Fez, Dieu vous a bien inspirés en vous faisant construire ce barrage sur l’avis de Aboulabbâs, le défenseur de votre cité.
« Grâce à lui vous ferez revivre vos arbres et. vos fruits en dépit des gens qui nient ses bienfaits.
«. Que ce commandeur vive, que le bonheur ne cesse d’être à ses ordres et qu’il reçoive de toute façon le témoignage de notre sincère reconnaissance! »

Le cheikh, maître de nos maîtres, le savant Faqîh,
Sidi Mohammed ben SaïdElmerghîtsi, citant dans son Fah-
rasa ces paroles du Coran : « Quiconque se détournera pour
ne point entendre le nom du Miséricordieux, nous le met-
trons au pouvoir d’un démon qui ne le quittera pas » XLIII, 35

Il y a une admirable moralité à tirer de l’histoire surprenante et édifiante que voici. Sous le règne du sultan Aboulabbâs Ahmed Elmansour, vivait dans la ville de Murâkush un homme qu’on appelait Ali Eccheraâl. Un jour des jours de Dieu, cet homme en rentrant chez lui aperçut un jeune nègre qui était couché sur son lit et dormait. Poussant aussitôt un cri, il chercha son sabre pour tuer ce jeune homme quand celui-ci lui dit : « Allons, un peu de calme, tu ne peux rien contre moi. » — « Et pourquoi cela? répliqua Ali. » — « Parce que je suis un démon et que tu as été mis en mon pouvoir, répondit le nègre. » — « Et pourquoi, s’écria l’homme, m’a-t-on mis en ton pouvoir ? » — «Malheureux ! s’exclama le nègre, n’as-tu donc jamais entendu ces paroles du Coran : « Quiconque se détournera pour ne point entendre le nom du Miséricordieux, nous le mettrons au pouvoir d’un démon qui ne le quittera pas. » — « C’est vrai, dit Ali, Dieu le Très-Haut a dit la vérité. » Puis il se mit à réciter ces mots : « Je me réfugie auprès de Dieu, le Clément ; louange à Dieu le maître des mondes, » et il continua à réciter des prières. Durant ces invocations, le démon s’évanouit peu à peu et finit par disparaître complètement. Depuis ce moment, grâce à Dieu, Ali ne manqua pas un seul jour de réciter le Coran en entier et il devint un homme vertueux,
CHAPITRE L : DES PRINCIPAUX SECRÉTAIRES, VIZIRS, PREVOTS ET CADIS DE CE COMMANDEUR
Ce commandeur eut de nombreux secrétaires dont le plus célèbre fut Abou Fârès Abdelazîz ben Ibrahim Elfichtâli. Voici comment s’exprime le Dorret Elhidjdl au sujet de ce personnage :
« Le premier Wazir al-Qalam de la plume était Abû Fâris ‘Abdelazîz As-Sanhâji. C’était un Faqîh, un prosateur et un poète; il fut l’historiographe du règne de Elmansour, et l’histoire qu’il composa comprend plusieurs volumes dans lesquels sont relatés tous les événements ayant trait à la dynastie des Chérifs depuis ses débuts jusqu’à l’époque à laquelle il écrivit son ouvrage ; on y trouve le récit des batailles, des expéditions et des faits auxquels prit part cette dynastie et en outre une étude détaillée sur les splendeurs du règne de Aboulabbâs Elmansour Maulay Ahmed Eddhebi (Dieu lui fasse miséricorde !). Elfichtâli écrivit aussi le Meded eldjeïch sur l’ouvrage de Ibn Elkhathîb Esselmâni, intitulé : Djéich ettauchîh ; une introduction sur la mise en ordre alphabétique du Divan de Motanebbi et de nombreuses et brillantes poésies. C’était un homme aux vues larges, à l’esprit élevé et jouissant d’un grand prestige ; il maniait la plume avec une grande élégance et possédait une grande finesse d a-propos et beaucoup d’esprit. En un mot, c’était le chevalier des divans et de la rhétorique. Il avait reçu les leçons d’un grand nombre de maîtres, tels que Aboulabbâs Elmendjour, Aboulabbâs Ezzemmouri, Abou Malek Abdelouâhed Elhamîdi et d’autres savants de cette époque. Il était né en 956 (1549). »
L’auteur de Elïldm ajoute que Elfichtâli composa un commentaire de la Maqsoura de Elmakoudi et l’auteur du Nefh Etthîb rapporte qu’en parlant de ce Wazir, le sultan du Murâkush, Elmansour, disait : « Elfichtâli nous a rendus plus célèbres que tous les autres commandeurs de la terre ; on peut le comparer à Lisân-eddin Ibn Elkhathîb. »
Elfichtâli eut avec Elmansour l’aventure siiivante : un jour qu’il avait écrit au commandeur pour se plaindre de ses embarras financiers, celui-ci composa le distique suivant qu’il écrivit sur la requête en manière d’apostille :
« 0 secrétaire, toi qui, lorsque tu écris, plantes un véritable parterre des branches de toutes les sciences.
« Voici ce que j’ai à répondre à la plainte que tu m’adresses au sujet de ta détresse : Dissipe mon chagrin ! »
C’est-à-dire : voici de l’argent. J’ai retrouvé ce distique dans mes notes, mais je ne me souviens plus d’où je l’ai tiré. Il faut encore admirer ces vers qui ont été composés par Abou Ali Elhasen Elmesfioui et qui furent gravés sur une des constructions élevées par le secrétaire Abou Fârès Abdelazîz; ils sont rapportés dans le Nefh Etthîb :
« Découvre la gloire dans l’amphore de l’allégresse et fais circuler la coupe de l’amitié sans tache.
« Mes faveurs se sont répandues sur ces murs splendides et les

ont recouverts aux yeux du monde, d’une parure joyeuse.
« Les arabesques qui sillonnent ma tunique s’entrelacent comme

les paillettes d’or qui ornent la gorge des houris.
« Aucun palais ne saurait atteindre au degré que je possède

d’offrir la quiétude ;
« Au milieu des constructions du Murâkush et de sa contrée, je

dédaigne Ezzaura et Elkhabour,
« Car mon dôme qui s’élève merveilleux dans les airs abrite celui

qui a obtenu la palme de la poésie et de la prose,
« Celui qui, lorsqu’il s’empare de la plume, en fait sortir des

colliers magiques qui s’étalent au milieu des lignes,
« Abdelaziz, le frère de la gloire, le secrétaire d’État du calife

Ahmed Elmansour,
« Puisse-t-il ne cesser de vivre dans la paix et la félicité tant que

les feuilles s’agiteront dans les parterres vivifiées par la

rosée. »

L’auteur du Nefh Ettkib rapporte qu’il échangea une cor-
respondance avec ce vizir qui, d’après mon ami, l’auteur
du livre Eli’ldm, mourut en l’année 1032 (5 novembre 1622
— 25 octobre 1623). C’est d’ailleurs la date indiquée
également par le secrétaire, le littérateur Abou Abdallah.
Mohammed ben Ahmed Elmeklâti, dans son poème obituaire
en lam, quand il dit :

« La main de la prose est maintenant desséchéel ; les premiers
jours de ce siècle implacable l’ont emportée. »

Parmi les secrétaires de Elmansour il faut encore citer : Abou Abdallah Mohammed ben Ahmed ben Aïssa, l’auteur du livre ayant pour titre : Elmerndoud wa al-Maqçûr min sana As-SulTân Abilabbds Elmansour. C’est lui qui a dit :

« Quand la fortune vous accorde quelque laveur, n’en tenez aucun

compte ; ce qu’elle donne ne dure pas ;
v N’ayez point confiance en son équité vis-à-vis des hommes,

car la fortune est comme le cadi de Sodome. »

Et ce distique :

« Quand vous obtenez une pantoufle d’un souverain, conlenlez-

vous d’un pareil bienfait ;
« N’ayez nulle confiance en sajuslice à l’égard des hommes: la

chute est toujours en proportion de la hauteur à laquelle ou

s’est élevé. »

2° Abou Abdallah Mohammed ben Omar Ecchaouï; c’était
un lettré et ce fut lui qui lança cette épigramme contre les
notaires :

« Les notaires que nous fournit notre époque sont aussi éloignés
de l’honnêteté que de la science du notariat ;

« Ils sont jeunes d’âges et jeunes d’intelligence. Par Dieu ! même
s’il s’agissait d’un chien, il ne faudrait pas accepler leurs
“lémoignages. »

Il composa également cet éloge de Elmansour :

« 0 illustration des califes, ton pouvoir est assuré et continué

par le triomphe de ta gloire.
« Tes bienfaits se répandent sur toute la terre et, grâce à eux, î!

n’est plus parmi les hommes un seul malheureux.
« L’Occident se drape dans les vêlements de ta bonlé et l’Orient

tressaille au bruit de ta gloire.
« Verse sur moi les nuages de ta générosité qui déhorde, mais

aie pitié de moi et ne va pas me noyer. »
3° L’éloquent secrétaire, Abou Abdallah Mohammed ben Ali Elouedjdi, thaleb des plus illustres et grand cueilleur de fleurs de rhétorique. Il était surtout remarquable dans le style épistolaire, et j’ai vu de lui une lettre à propos de laquelle Abou Fârès Abdelazîz Elfichtâli lui décerna les plus grands éloges et fit ressortir l’élévation de ses pensées et la hauteur de son esprit. Parmi ses oeuvres poétiques, je citerai la réponse qu’il adressa au Faqîh, Abou Zeïd Abderrahman ben Ibrahim Elmestetraï, qui lui avait proposé l’énigme suivante :
« Je propose ces énigmes à un homme supérieur, intelligent et et illustre ; qu’il me montre sa profonde sagacité ;
« Quelles sont les deux choses longues et durables qui partagent le temps sans commettre d’injustice ?
« Quel est l’ami qui m’est venu après une longue attente et qui a juré un pacte avec chaque maladie,
« Hôte qui n’arrivait d’aucun pays et que j’ai reçu pareil à un agneau sans os. »
Voici le texte de la réponse :
« Être qui m’es cher, tu as eu un fils ; c’est là le mouton qui a connu le sein de sa mère ;
« C’est là l’ami dont le visage ressemble à une personne aimée et dont on n’arrive qu’avec bien des peines à développer les les qualités.
« Les deux choses qui sont longues sont le nehar qui est employé souvent à la place du mot jour.
« Et la nuit qui est aussi large que la terre, quand durant son temps je suis privé de sommeil.
« Mais c’est foi, seigneur, qui es habile à déchiffrer les énigmes.
Puisses-tu vivre aussi longtemps que les gouttes d’eau tomberont des nuages ! »
Il est encore l’auteur de ce distique :
« Que de soirées m’ont paru rapides en compagnie d’un ami et combien j’aurais voulu qu’elles consentissent à ne jamais finir !
« Ils sont aussi bien courts les moments d’allégresse durant lesquels on peut rencontrer un ami, à l’abri des regards indiscrets. »
J’ai lu écrit de la main même de Ibn Elqâdhi les mots suivants : « Abou Abdallah Elouedjdi étant à Murâkush au mois de rebia II de l’année 1006, m’a récité ces vers qu’il appliquait à lui-même :

« Il s’était vêtu de jaune pour briller, ce jeune faon qui semblait

s’être échappé des jardins de l’Eden ;
« Il était si beau quand il s’est montré que vous eussiez cru voir

la lune au milieu d’un halo d’or. »

Il me récita également ceux-ci qui dépeignaient encore sa
personne :

« Sa tunique jaune avait l’éclat du soleil qui brille et ses lueurs
couvraient les joues des buveurs ;

« Quand elle se reflétait dans une coupe, l’échanson s’écriait :
est-ce une pleine lune que je vois resplendir au fond de cette
coupe? »

Au rapport de Eli’Mm, Elouedjdi mourut en 1033 (25 oc-
tobre 1623—14 octobre 1624).

4° Le lettré, l’éloquent secrétaire, Aboulhasen Ali ben Ahmed Ecchami. — Les Oulad Ecchami descendent de la tribu de Khazeredj ; ils ont été apparentés par alliance avec la famille de Elmansour. — C’était un Faqîh érudit ; il composa de brillantes poésies dont une grande partie a été rapportée par Elmaqqari dans son ouvrage intitulé : Feth elmo’atdl fi medh ennïdl. Il mourut en 1032 (1623) ; il est mentionné dans le Eli’Mm.
5° Le célèbre et éminent secrétaire Abou Abdallah Mohammed ben Ali Elfichtâlî, l’auteur d’un obituaire en vers rimant en lam ‘ ; il a composé de belles poésies dont nous avons déjà cité d’importants fragments.
6° Enfin un personnage que l’on compte parmi les secrétaires, bien qu’il ait occupé une situation plus haute que celle de secrétaire, le Faqîh, le littérateur, l’incomparable, l’intelligent, Abou Abdallah Mohammed ben Yaqoub de la tribu berbère des Ait Yousi dans le Sous. Il fut certainement, à son époque, le littérateur le plus remarquable de Murâkush et des autres villes de l’empire. C’était à lui que les secrétaires s’adressaient, chaque fois qu’ils avaient une dépêche difficile à rédiger, et on le consultait dans tous les cas douteux et importants. Il vous suffira du reste pour juger de sa valeur de savoir que l’imam Aboulabbâs Ahmed Baba Essoudâni a transcrit des passages entiers de cet auteur dans son Kifdyat elmohtddj, qu’il en parle comme d’une autorité scientifique et qu’il en a dit ceci :
« Je n’ai pas rencontré, dans tout le Maghreb, quelqu’un qui fût plus sûr, plus digne de créance, et plus érudit dans les diverses sciences que Ibn Yaqoub. »

Dans sa Fahrasat, Ibn Yaqoub a mis de fort beaux vers,
parmi lesquels je citerai les suivants, dans lesquels il énumère
les animaux qui entreront dans le Paradis :

« Le bélier 1 qui sera égorgé, puis la huppe messagère, l’âne de
Azîz, la chamelle de Sâlih,

« Le veau d’Abraham, la chamelle de Ahmed, le chien des Com-
pagnons de la caverne, cet admirable aboyeur,

« La génisse rousse de Moïse, celle dont la couleur réjouissait les
yeux, enfin la fourmi qui parla et donna un excellent conseil,

« Seront dans le Paradis, ainsi que le poisson de Jonas. Tout homme
sensé devra réfléchir avant de s’attaquer à ces animaux. »

Voici qui est également de lui :

« Pendant toute la nuit il m’a semblé que j’avais des aiguilles
dans les yeux, car je veillais sans pouvoir goûter le sommeil.

p. \-\\

1. Ce bélier, qui symbolise la mort, sera égorgé en présence des bienheureux et
des réprouvés, aussitôt après le jugement dernier, pour bien monLrer que la mort
n existant plus, les récompenses et les châtiments seront éternels.
« Je songeais à une affaire qui aurait réussi si j’avais trouvé un
aide ; mais quand le but est grand, il est rare de trouver un
appui. »

Aboulabbâs Ahmed ben Elqâdhi exprima la même opinion
dans le distique suivant :

ï A celle qui me disait : Pourquoi ne vois-je personne venir à ton
aide, toi qui es étrangère et éloignée des tiens?

« J’ai répondu : Je recherche lagrandeur, et quand lebutest grand,
il est rare de trouver un appui. »

En somme, Elmansour eut de si nombreux secrétaires que
la liste complète en serait bien longue ; ce que nous en
avons dit est très suffisant.
Parmi les vizirs de ce commandeur, l’auteur du Dorret essolouk cite : 1° Abdelazîz ben Saïd Elmezouâr, connu sous le nom de Ould Maulât-Ennas. Voici l’article que lui consacre le Dorret Elhidjdl : « Abdelazîz ben Saïd ben Mansour Elouzkîti fut le compagnon de Ahmed Eddzehebi ; on l’appelait le caïd Azzouz et il commandait dans la montagne de Deren. C’était un des descendants de Mesaoud ben Ouârkâs, le caïd de Ennâsir l’Almohade à la bataille de Eloqâb ‘ en Andalousie ; il était aussi connu sous le nom de cet ancêtre, l’auteur du Raudh Elqarthds. Abdelazîz avait une très grande ambition. 11 rassembla un grand nombre d’ouvrages scientifiques et l’on prétend que sa bibliothèque contenait 50,000 volumes. Il était né à Taroudanl en 956 (1549) ; sa famille, qui est établie dans la montagne de Deren, y occupe une situation importante et jouit d’un grand crédit. »
2° Mouloud, un des affranchis du précédent et
3° Ennâsir ben Ali ben Chaqra. L’auteur du traité intitulé Elfaoudid rapporte que sous le règne de Elmansour, il y avait un poète appelé Eddâïm, également habile à manier l’éloge et la satire. Ce poète composa sur le caïd Ibrahim Essofiani l’éloge suivant :
€ Au milieu des ténèbres de la nuit, il veille comme un moine et, dans l’ardeur de la mêlée, il se fait admirera l’égal des héros. »
Il dit également en parlant du chef de la police, Mohammed ben Mohammed ben Elhasen, surnommé Elmismar (le clou) :
« Que de glaives ont disparu emportés par le temps! Comment, après cela, un clou’ aspirerait-il à l’éternité. »
Voici comment il parle du caïd Moumen ben Molouk, le renégat :
« Si tous les musulmans étaient comme Moumen, aucun désastre ne pourrait atteindre les musulmans. »
Parmi les prévôts de Elmansour, Ibn Elqâdhi cite : 1° Aboulhasen Ali ben Seliman Ettâmeli, fils du neveu du Faqîh, l’honorable Elhasen ben Otsmân. Ce personnage, dans une réponse à une question de droit, est dépeint par Sidi Abderrahman Ettlemsâni, l’habitant de Redana, comme un homme loyal, de bon conseil et un pieux jurisconsulte. On a déjà vu précédemment le portrait qui en a été donné par Elmendjoûr, dans la biographie de l’oncle de Aboulhasen qui fut un des prévôts du sultan Abou Mohammed Abdallah Elghâleb-billah. Aboulhasen fut le premier de sa famille qui vint habiter Elmouâsîn, et c’est de lui que parle le Faqîh, le subtil, l’intelligent Seliman ben Ibrahim ben Seliman, en disant :
« Par Dieu ! tes pieds n’ont foulé le sol de Murâkush et tu n’as traversé un jour ses jardins,
« Que pour faire les grandes choses que tu concevais et ressembler par là aux habitants de Elmouâsin. »
Quant aux cadis de Elmansour, on cite : à Murâkush, le jurisconsulte, le cadi Aboulqâsem ben Ali Ecchâthibi qui exerça durant de longues années ses fonctions judiciaires ; ce fut à lui que le Faqîh, le littérateur, le prosateur et poète, Abou Fârès Abdelazîz ben Mohammed Elficbtâli, adressa les vers suivants :

« On a élevé aux fonctions de cadi, à Murâkush, un Faqîh d’un esprit remarquable ;
« Il console ses concitoyens; il est généreux pour l’étranger et il rend des sentences qui ne sauraient être réformées.
« Il n’a aucun défaut. Si, pourtant, car il se laisse dominer par une femme, sa maîtresse ;
« C’est elle qui le gouverne : il lui obéit alors qu’elle refuse de céder à ses ordres.
« A ce propos je vais lui citer ce vers d’un ancien, à lui qui sait manier la rime :
« Plût au ciel qu’il ne fût pas cadi et que ce fût elle qui rendit la justice ! »
Aboulqâsem répondit :
« 0 Abdelaziz, toi qui as tous les défauts, ne crains-tu pas, malheureux, de t’exposer à de graves périls.
« Fumier que tu es, convoiterais-tu donc mes fonctions, toi qui ne sais pas même les règles de la prière !
« Ne te souviens tu plus du temps passé, alors que toi et ta fiancée vous viviez au milieu des archers ;
« Tu leur servais parfois de proxénète, parfois aussi tu leur faisais abandon de ton corps.
« Sois-donc comme ton sacripant de père qui fréquentait les rebelles et éloignait de lui les gens honnêtes.
« Garde-toi de t’occuper à l’avenir de mes fonctions, car avec ma langue je brise les plus durs cailloux. »
Ecchâthibi mourut en 1002 (1594). Son successeur fut Abou Abdallah Mohammed ben Abdallah Erregragui, connu sous le nom de Bou Abdelli. C’était un des savants les plus remarquables de son époque ; dans les controverses qu’il soutint contre les savants de Fez, il eut toujours gain de cause. Il mourut en 1022 (1613). La date de sa mort est donnée dans ce vers de l’obituaire, rimant en lam, de Abou Abdallah Elmiklâti :
« Quant à Ibn Abdallah ses pareils * sont rares ; quel admirable cadi et quel homme juste et vertueux ! »
A Fez, Elmansour eut pour cadi, le Faqîh, le savant éminent, Abou Malek Abdelouâhed ben Ahmed Elhamîdi. Ce magistrat connaissait à fond le Mokhtasar de Sidi Khelil ; ce livre faisait la base ordinaire de son enseignement qui comprenait en outre diverses autres sciences. Il commença à exercer ses fonctions sous le règne du sultan Abou Mohammed Abdellah Elghâleb-billah, en l’année 970 (1563). Pour se venger de lui, le sultan Elmoatasem le fit un jour mettre en prison et l’y laissa un certain temps.
Elhamîdi dépêcha ses enfants auprès de Sidi Redhouân, le priant d’intercéder en sa faveur auprès du sultan Elmoatasem. Sidi Redhouân, par un distique écrit de sa main, répondit au cadi pour l’engager vivement à solliciter sa grâce, en se réclamant seulement de la protection du Prophète et de sa haute influence : le Prophète étant, disait-il, en quelque sorte la porte de Dieu. Voici ce distique :
« Dans les circonstances graves et dans les dangers, ne faites appel qu’à l’homme énergique, à celui qui peut dire en présence du péril : Me voici.
« Tourne donc bride, frappe à son palais, demande-lui son appui, ô mon frère, et entre dans la maison par la porte,
Le cadi se conforma à cet avis ; il s’adressa directement à son maître et aussitôt la délivrance survint. Ce fut dans le même ordre d’idées que Sidi Redhouân composa ces vers ;

« Lorsque vous implorez un homme généreux au nom de son ami
il rougirait de ne point accéder à votre demande.

« Or qui donc est plus généreux que toi, ô Maître de l’univers
et qui pourrait être ton ami plus que celui qui est né parfait

« Le Prophète Mahomet. Honneur donc à lui qui est le seigneur
des hommes d’aujourd’hui, comme il l’a été de ceux d’autre-
fois. »

J’ai lu dans le texte autographe du Djedzouet eliqtibâs de
Ibn Elqâdhi, ces mots que l’auteur avait rayés à l’encre
rouge : « Abdelouâhed ben Ahmed Elhamîdi, le juriscon-
sulte, qui fut cadi de la ville de Fez, était très versé dans la
connaissance des doctrines de Ibn Malek. Néanmoins il ne
tenait aucun compte des lois de la religion mahométaneetles
rejetait derrière son dos, jugeant, malgré sa science, d’après
ses propres caprices, sans s’inquiéter de ce qu’il faisait : lui
et ses assesseurs gagnèrent ainsi des sommes si considéra-
bles qu’il serait impossible de les évaluer. Quand il mourut,
mon ami, le vizir Abderrahman ben Ibrahim Elyestetsni,
composa pour la circonstance le distique suivant :

« Elhamîdi et sa bande ont disparu, ainsi que les funesles jours

de son autorité ;
c< Il est mort, sa balance sera légère ; il est allé rejoindre sa mère dont l’enfant a été maudit. y>

Ce cadi, Elhamîdi était un lettré et un poète remarquable.
Voici quelques-uns de ses vers :

« Quiconque n’espère pas que sa science lui survivra est mort,

alors même qu’il est encore en vie.
« C’est la science qui fait que l’homme existe sa vie durant; ce

sont les éloges qu’elle lui procure, lorsqu’il est mort, qui le

font revivre. »

Parlant d’un thaleb connu sous le nom de Otsmân Eddzeb-
dzoub, qui était un grand amateur de discussions, il dit :

« La voix de Otsmân, dans les assemblées, rappelle la voix d’un

rossignol des boucs.
« Il n’a ni intelligence, ni jugement et tout ce qu’il mérite, c’est
de recevoir des coups de nerfs de boeuf. »

Parlant d’un autre thaleb, connu sous le nom de Elham-
mam à qui on avait volé ses vêtements dans un bain, Elha-
midi s’écria :

« Il fallait voir marcher Elhammam sortant tout nu du bain;

« Son crâne étaitblanc comme la zédoaireet sa démarche rappelait
celle d’un lion. »

Il mourut en 1003 (16 septembre 1594-6 septembre 1595).
Il eut un conflit avec Elmendjoûr ; aussi un jour que le
sultan Elmansour avait chargé Elmendjoûr de présider la
prière, Elhamîdi refusa à ce dernier l’entrée du mihrdb. —
« Laisse-le entrer, dit le sultan, car il est ton supérieur par
la science. » — « Si sa science lui assure la première place,
répliqua Elhamîdi, sa basse extraction lui donne le dernier
rang. » Dieu leur accorde à tous son pardon !

Quant au cadi de Tombouctou dans le Soudan, ce fut Abou Djaafar Omar ben Elâqeb Essenhâdji ; il exerça en qualité de grand-cadi du Soudan et de ses dépendances.
DU FILS DE ELMANSOUR, SON HÉRITIER PRÉSOMPTIF, ABOU ABDALLAH MAULAY ELMANSOUR, SURNOMMÉ ECCHEIKH
Ainsi qu’on Fa vu précédemment, Abou Abdallah Moham-
med Eccheikh Elmamoun, l’héritier présomptif de Elman-
sour, avait, du vivant de son père, exercé longtemps les
fonctions de gouverneur de Fez et des provinces du Maghreb
qui sont voisines de cette ville. Elmansour avait pour ce fils
une vive sollicitude ; son désir de le voir arriver au pouvoir
était si grand qu’il n’apposait jamais son cachet sur le moin-
dre petit sac d’écus du trésor sans dire : « Dieu fasse que ce
cachet soit rompu par la main d’Eccheikh ! « ïl espérait, en
effet, que ce fils lui succéderait et gouvernerait comme lui
ses sujets ; mais le destin immuable et préétabli en avait
décidé autrement et comme l’a dit le poète ;

« L’homme n’arrive pas à tout ce qu’il souhaite ; les navires ne
sont pas toujours poussés par les vents qu’ils désireraient
avoir. »

J’ai lu la lettre suivante, adressée par Elmansour au commandeur
héritier :

« De la part de l’adorateur de Dieu, de celui qui combat
dans la voie du Seigneur, l’imam, le commandeur des Croyants,
Aboulabbâs Elmansour-billah, fils du commandeur des Croyants,
Abou Abdallah Mohammed EccheikhElmahdi, le Chérifhassa-
nien. Dieu, par sa puissante protection, consolide son auto-
rité et fasse à ses troupes la faveur et la grâce de les rendre
victorieuses ! A notre fils, aotre héritier présomptif, le commandeur
très glorieux, très cher, très éminent, Baba Eccheikh, que
Dieu vous fasse atteindre la perfection et vous accorde dans
ce monde et dans l’autre la réalisation de vos voeux ! Le salut
soit sur vous avec la miséricorde de Dieu et ses bénédic-
tions !

« Ensuite, nous vous adressons la présente lettre de la
ville de Murâkush (Dieu la protège ! rien ne la défendra mieux
que les bonnes oeuvres accumulées par notre souverain, grâce
à Dieu à qui nous adressons toutes nos louanges.) Nous
avons dû vous écrire (Dieu veille sur vous et vous favorise !)
parce que nous avons appris que vous aviez engagé là-bas,
à votre service, un certain nombre de personnes des Oulâcl
Telha, entr’autres, les neveux de Ali ben Mohammed et ceux
de Mohammed ben Molouk, en leur assignant comme salaire
une somme d’environ 5000 pièces. Quel avantage pensez-
vous donc retirer des services de gens pareils, que vous vous
soyez engagé dans une dépense aussi considérable? Tout au
contraire, il ne pourra résulter de tout cela que des inconvé-
nients certains, et cette forte dépense ne profitera en rien, ni
à vous-même, ni au pays.

« Si, en ce qui concerne ces Oulâd Talha, vous avez
voulu suivre nos errements et imiter notre conduite, parce
que nous avions nous-même pris ces gens à notre service,
souvenez-vous que vous et moi nous nous sommes trouvés
dans des circonstances tout à fait différentes. D’abord la
ville de Murâkush n’est point dans les mêmes conditions que la
ville de Fez : ici, ces gens étant éloignés de leur pays, pou-
vaient rendre des services qu’ils ne sauraient rendre chez
vous. Nous connaissons d’ailleurs bien ces populations ayant
été dans leur pays. Ils nous avaient demandé à nous-même
de les employer alors que nous étions chez eux et, à ce mo-
ment, nous n’avions pu faire autrement que de nous engager
à les prendre ; aussi, quand ils sont venus nous trouver au
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p. \ Vo

282 NOZHET-ELHADI

jour dit et réclamer l’exécution de notre promesse, il nous
a été impossible de ne pas faire droit à leur réclamation •
mais alors nous avons mis comme condition qu’ils résideraient
à Murâkush. C’est sous cette réserve que nous avons admis
un certain nombre d’entr’eux à servir dans nos rangs et,
malgré cette restriction, nous avons éprouvé les p]us vifs
regrets d’avoir pris cette mesure. Nous avions commis une
faute et le mieux eût été de les traiter généreusement et de
ne point les employer.

« Pour vous, vous n’aviez pas les mêmes ménagements à
garder, car vous n’étiez lié par aucune promesse antérieure
qu’il vous fût obligatoire de tenir ; vous pouviez donc les
écarter en nous demandant notre autorisation et notre avis,
car alors nous vous aurions dégagé aisément, en mettant pour
condition qu’ils serviraient ici à Murâkush, condition que nous
avions imposée à ceux d’entr’eux que nous avions employés
nous-même. En conséquence, nous vous recommandons ins-
tamment de les licencier et de ne garder absolument aucun
de leurs cavaliers à votre service, pas même un de ceux dont
nous avons parlé, enfin de n’employer aucun homme des
OulâdTalha. Nous vous donnons l’ordre de les éloigner et
de leur dire que le sultan vous défend de les garder à votre
service à Fez et, pour dégager votre responsabilité vis-à-vis
d’eux, vous leur ferez lire la lettre que nous joignons à celle-
ci. Toutefois, évitez de les froisser par des paroles dures;
recevez-les, au contraire, avec bonté, ne cessez pas de leur
montrer un visage riant et affable, mais fermez bien la
porte à toutes leurs espérances.

« Ce qui est plus grave que tout cela et qui nous paraît si
difficile à supporter que nous nous refusons à le croire, c’est
la découverte que nous avons faite que les Oulâd Talha, àli
ben Mohammed et ses contribules, sont au courant de toutes
vos affaires. Nous nous sommes aperçu, en effet, qu’ils
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CHAPITRE CINQUANTE ET UNIÈME 283

avaient certainement là-dessus des informations plus com-
plètes que celles possédées par l’un quelconque de vos plus
hauts fonctionnaires, qui pourtant sont nos concitoyens et
font partie de notre entourage intime. Tandis que ceux-ci
sont discrets et ne cherchent à approfondir que leurs propres
affaires, les autres ne songent qu’à connaître nos forces et
les secrets de notre gouvernement ; pourtant ce sont ces der-
niers que vous avez pris pour confidents et pour amis ; vous
les tenez au courant de votre situation, de vos affaires, alors
que ces gens-là habitent toujours le territoire de nos enne-
mis et sont sous leur dépendance. Dès qu’ils savent quelque
chose surnosbesoins, nos décisions ou nos projets, les Turcs
en sont immédiatement avisés et avec autant d’exactitude
que s’ils étaient au milieu de nous et prenaient directement
leurs informations.

« En admettant que les Oulâd Talha aient pour vous les
meilleures dispositions, ce sont toujours des Arabes, c’est-à-
dire des gens qui ne gardent rien pour eux des choses qu’ils
savent et qui, ne sachant distinguer ce qu’on doit celer de
ce qu’on doit divulguer, ne sont plus maîtres d’eux dès qu’il
s’agit de parler et de bavarder. Enfin, c’est pour nous une
question brûlante, qui nous déchire les entrailles et nous tor-
ture le coeur. Ignorez-vous donc que l’on cherche à cacher
certaines choses des plus insignifiantes aux étrangers, même
quand ce sont des amis les plus intimes ou des parents les
plus proches.

« Ne savez-vous pas aussi qu’un jour notre frère, Baba
Mansour, ayant une chose de très minime importance à
demander à notre frère, Baba Abdallah, et remarquant la
présence clans la salle d’audience de Mansour ben Elmezouâr,
nosa pas, par délicatesse, adresser sa demande avant d’avoir
consulté son voisin pour savoir si ce ne serait pas mal à lui
de parler en présence de Elmezouâr. Or son voisin qui était

p- \ v\
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284 NOZHET-ELHADI

le caïd Dahho ben Fercdj lui répondit par ces mots : « Cet
homme est un étranger, ne demandez rien devant lui. »

« Eh bien, ce Mansour ben Elmezouâr était un des servi-
teurs les plus fidèles et les plus intimes de nos pères ; il était
de nos familiers et de notre entourage à cause de la haute
estime que nos prédécesseurs lui avaient accordée. C’était
en outre un ennemi des Turcs qu’il avait souveut combattus
en personne. Il avait pris part avec notre frère, Baba Ham-
mou Elharrân, à tous les grands combats qui avaient été
livrés sur le territoire des Turcs et ailleurs, à l’époque de la
conquête du Maghreb central; il avait ensuite accompagné
Baba Abdelqâder, partageant avec lui sa bonne et sa mau-
vaise fortune. Lorsqu’il vint de Tlemcen, il amena ses enfants
et fit le voyage à pied comme Baba Abdallah, qui lui aussi
amena ses enfants, et comme bon nombre de nos fidèles de
cette contrée. Il continua toujours de servir avec zèle et
dévouement et acquit ainsi une haute considération auprès
de nos prédécesseurs. Remarquez en outre qu’il fut un de
ceux qui obtinrent le commandement de Taza et plus tard du
Fahs, deux commandements qui n’ont jamais été confiés
qu’à des serviteurs intimes dont l’affection, le zèle et le
dévouement étaient assurés. Son affection, sa loyauté, son
abnégation et son désintéressement étaient si grands que,
lors de l’entrée du chef des Turcs Salah-Raïs à Fez, il quitta
cette ville avec ses enfants et se rendit ici auprès du sultan,
comme le firent tous les gens de Fez. Et lorsque nous-
même nous entrâmes dans cette ville, venant de la direction
de l’orient, les habitants do Fez suivirent le chef du Djebel à
Murâkush, sans jamais s’inquiéter dans ces circonstances de ce
qu’on pouvait dire d’eux.

« Voilà le personnage devant lequel on éprouvait de la
honte à formuler une demande des plus simples, sous ce
prétexte que c’était un étranger. A plus forte raison devrait-
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CHAPITRE CINQUANTE ET UNIÈME 285

on user d’un pareil procédé à l’égard de gens qui n’ont
jusqu’à ce jour cessé de vivre sur le territoire ennemi et
d’y passer leurs jours et leurs nuits. Et ce sont pourtant
ces hommes-là avec qui vous vous mêlez et que vous mettez
au courant de toutes vos affaires, au point qu’ils en sont arri-
vés à connaître tout ce qui vous touche. C’est là une chose
qui nous met hors de nous.

« Un autre point nous a aussi vivement irrité et nous nousdemandons comment un étranger a pu arriver à un tel résultat. Ainsi Ali ben Mohammed, causant un jour avec nous, s’est mis à faire l’éloge de votre bravoure, de votre sang-froid dans les combats, de votre générosité à l’égard des malheureux, puis il a ajouté : « Il manque de cavalerie, car il n’a pu en mettre en ligne, ni dans la première, ni dans la «seconde de ses expéditions. Les tribus qui ont de la cavalerie «ont refusé de marcher avec lui. » Ce discours nous a vivement irrité et nous nous sommes demandé comment un étranger pouvait être si bien renseigné. Aussi n’avons-nous trouvé autre chose à répondre que de réfuter ce qu’il avançait, de dire le contraire de ce qu’il supposait et d’attribuer ce fait à votre négligence, afin de ne pas lui laisser croire, comme je voyais bien qu’il le pensait, que le pays était dépourvu de cavalerie.
«Notre fils, lui avons-nous donc dit, n’a rien donné à ces tribus ; il s’est au contraire montré généreux envers des gens qui ne le méritaient point, envers de misérables caïds bien connus pour manger l’argent des autres sans souci des intérêts de l’État ou même à son détriment. S’il avait répandu ses libéralités sur ces tribus, elles se seraient groupées autour de lui. En effet les Oulâd Mothâ ont environ 3,000 chevaux; les Oulàd Abou Azîz, 1,500 ; les Azfi, les Oulâd ’Imrân, les ‘Abda, les Shyâdma, les Oulâd Bou Râs, les Ahmir, les Monâbaha commandés par Sais et les Monâbaha placés sous les ordres de Omar ben Mohammedben Abbou ont également de la cavalerie.»
Etnous nous mîmes à lui énumérer toutes les tribus du Sous et celles de Murâkush en indiquant le nombre de leurs chevaux, nombre qui l’étonna. « Si «notre fils, ajoutâmes-nous, avait été équitable à l’égard de ces tribus, il aurait pu mettre en mouvement 16,000 de leurs cavaliers ou même davantage; il aurait pu en couvrir toute cette contrée et les répandre sur sa surface comme se répandit le flot d’Arim 1, aussi bien dans sa première que dans sa «seconde expédition. Si même il leur avait envoyé des recruteurs et des archers, il aurait pu marcher à l’ennemi avec des forces telles que personne n’aurait pu lui résister ou échapper à ses coups.»

En conséquence, nous vous recommandons et
vous invitons instamment à vous tenir sur la plus grande
réserve avec tous ces gens, à ne point leur laisser pénétrer
le secret de vos affaires et à ne point les tenir au courant de
votre situation. Ne soyez plus si négligent en pareille matière.
« Nous avons également appris que malgré leur récente révolte et leur turbulence, tous les Kholth formaient un corps de fusiliers sous les ordres de Moustafa. Voilà donc ces gens en possession de fusils et d’armes à feu, eux qui naguère encore, lorsque nous luttâmes contre eux, n’avaient d’autres armes que des épieux. Vous est-il permis vraiment de leur témoigner une pareille tolérance, alors que ces événements ne se sont pas passés, assez loin de vous, pour que vous en ayez seulement entendu parler, ni produits à une date assez éloignée pour que vous les ayez oubliés, car ils datent d’hier ; vous les avez vus, vous y avez pris part ; comment pourriza vous les avoir oubliés, quand les blessures qu’ils ont faites ne sont pas encore guéries. Le caïd Moumen qui vient de se révolter ne s’est pas réfugié ailleurs que chez ces gens-là.
Nous insistons donc pour que vous vous priviez des services
des Kholth et que vous n’écoutiez plus les avis de Moustafa,
ni d’aucun d’autre sur ce point.

« On nous a encore rapporté que les caïds turbulents des
Oulâd Hoseïn, qui sont auprès de vous, ont établi leur cam-
pement de la porte de Elkhemîs à Dâr-Debibegh 1. On dirait
vraiment que vous avez aussi oublié la conduite que tenaient,
hier à peine, les Oulâd Hoseïn qui pillaient le pays, allumaient
le feu de l’insurrection et ravageaient la contrée, puisque
vous les laissez s’établir en cet endroit. Aussitôt que vous
recevrez la présente lettre, vous ferez arrêter tous ces caïds
rebelles et, en particulier, Ahmed ben Abdelhaqq des Oulâd
Yahia ben Ghanem dont le père était chambellan du Méri-
nide, car c’est lui qui est le principal fauteur de tous ces
désordres. Vous ne laisserez pas même une aile à ces tribus
et pour accomplir cette tâche contre ces gens-là et leurs
pareils, qui leur ont prêté la main, vous donnerez au caïd
Moumen ben Molouk mille fusiliers supplémentaires. Tous
ces soldats, que vous gardez là-bas, ne s’occupent qu’à jeter
le trouble dans la ville et chaque jour vous avez à enregistrer
quelque meurtre inutile. Leur départ sera donc un excellent
moyen d’empêcher leurs excès et permettra de tirer d’eux
le meilleur parti possible.

« En ce moment vous n’avez pas un seul secrétaire digne d’un personnage tel que vous et capable de rédiger votre correspondance. Parfois vos lettres sont tracées avec une écriture convenable, mais par quelqu’un qui n’est pas au courant des règles du style ; le plus souvent l’écriture est indéchiffrable et le rédacteur un ignorant. Étant notre représentant et notre héritier présomptif, il peut vous arriver en cette qualité de recevoir des lettres de tout le monde, du dey d’Alger, du souverain de Tunis, même du sultan des Turcs ou des souverains chrétiens. A un moment donné, tous ceux qui nous écrivent peuvent avoir à vous écrire aussi ; il est donc nécessaire que vous soyez à même de répondre d’une façon convenable à quiconque s’adressera à vous. En outre votre secrétaire doit être une personne sur la discrétion de qui vous puissiez compter. En conséquence, il vous faut faire choix d’un caïd de camp, d’un chambellan, d’un secrétaire d’État, d’un Conseil et d’un prévôt comme celui que nous avons, Sidi Aliben Selimân.
« Nous devons aussi appeler votre attention sur cette question des caïds qui cherchent à vous imposer la charge de leurs enfants. C’est ainsi, par exemple, que vous avez pris à votre service les enfants et les frères du caïd Barka et que vous leur avez attribué une somme de 500 onces. Nous insistons vivement pour que vous n’employiez plus personne de cette famille, car si nous avons donné Salé au caïd Barka, c’était uniquement pour qu’il y emmenât ses enfants et ses frères. Il faudra agir de la même façon à l’égard de tous ceux à qui nous avons donné, comme à Barka, une fonction, ou que nous avons investis de la charge de caïd. Gardez-vous surtout d’enrôler, parmi les fusiliers, les gens des montagnes qui ne pensent qu’à bien manger et à s’enrichir; il n’en faut prendre aucun, car, sachez-le bien, en agissant ainsi, c’est comme si vous vouliez qu’ils ne vous paient plus d’impositions, ni maintenant, ni plus tard. Si vous avez besoin de recruter des hommes, vous pouvez les choisir, par exemple, dans le Sous, le Draâ ou à Murâkush et, avec eux, vous n’aurez rien de semblable à redouter ; si vous n’en trouviez pas là et qu’il fallût absolument vous adresser ailleurs, prenez alors des habitants de la ville de Fez, mais jamais d’autres. D’ailleurs, comme nous avons à notre service un très grand nombre de fusiliers du Sous, si vous désirez en avoir, vous n’aurez qu’à nous le faire dire et nous les mettrons aussitôt à votre disposition.
« Nous vous recommandons instamment de répondre point par point sur toutes ces questions et de nous envoyer, s’il plaît à Dieu, votre réponse par le serviteur qui vous remettra ces lignes ; nous y tenons absolument. Telles sont les questions qui ont motivé l’envoi de cette présente lettre. Dieu, dans sa grâce, veille sur Votre Grandeur. Salut. Le 1er de djomada I de l’année 1011 (17 octobre 1602).
CHAPITRE LII : VOYAGE DE ELMANSOUR DE MURÂKUSH A FEZ ET DES MOTIFS QUI LE PROVOQUÈRENT
On a vu précédemment que Eccheikh Elmamoun ben
Elmansour avait été nommé lieutenant de son père pour le district de Fez. Il menait là une conduite déplorable et son administration était funeste à ses sujets. Débauché, d’un caractère ignoble, Elmamoun était passionné pour l’amour contre nature et s’adonnait à la boisson ; il était en outre sanguinaire et indifférent à toutes les choses de la religion, prières ou autres pratiques. Aussitôt que sa perversité et ses vices avaient été connus du peuple, un des vizirs de son père, le caïd Ibrahim Essofiâni, lui avait adressé une première fois des remontrances sur son odieuse conduite, mais Elmamoun n’avait tenu aucun compte de ces observations et avait persisté dans ses débauches. Plus tard, Ibrahim ayant renouvelé ses reproches et ses admonestations, le commandeur lui fit administrer un poison aux effets duquel il succomba bientôt.
Le sultan avait un autre grief contre son fils ; un de ses secrétaires, Abou Abdallah Mohammed ben Aïssa, dont il a été question déjà ci-dessus, avait été arrêté par Elmamoun qui lui avait imposé une forte contribution, lui avait ravi ses trésors et s’était emparé de tous ses biens ; il lui avait même pris quatre-vingts boîtes incrustées d’or et cent ballots de drap de diverses couleurs. Enfin, ces exactions devenant plus nombreuses, et des plaintes arrivant de tous côtés, le sultan écrivit à son fils d’avoir à cesser ses excès et à réprimer ses malversations et ses abus de pouvoir. Mais tous ces reproches ne firent qu’exciter Elmamoun.
Voyant que son fils méconnaissait ses ordres, qu’il ne mettait aucun frein à sa cupidité et à sa tyrannie, Elmansour se décida à aller lui-même à Fez, afin de trouver un moyen de le ramener à de meilleurs sentiments. Dès que Eccheikh connut ce projet, il rassembla ses troupes, arma ses milices, donna à ses compagnons des avances d’argent et mit son monde sur le pied de guerre. Son armée s’élevait, dit-on, au chiffre de 22.000 hommes, tous vêtus de costumes de drap et de soie et présentant un ensemble magnifiquement équipé et d’un aspect superbe. 11 avait dessein, aussitôt qu’il apprendrait le départ de son père de Murâkush, de gagner Tlamsan à la tête de ses troupes et de demander protection aux Turcs.
Mais Elmansour, ayant appris les projets de son fils Eccheikh de se rendre à Tlemcen, différa son départ de Murâkush et lui intima, en termes d’ailleurs affectueux, de ne point donner suite à ses idées. Il lui conféra en même temps le gouvernement de Sidjilmassa et du Draâ, en faisant abandon en sa faveur des revenus de ces deux provinces : « Nous vous laissons, ajoutait-il, tous ces revenus et ne vous en demanderons jamais aucun compte. » Tout cela était fait dans le but de calmer l’excitation de ce fils et de le ramener à de meilleurs sentiments.
Shcikh parut se soumettre aux ordres de son père ; il se mit un jour en route pour Sidjilmassa, mais à peine avait-il fait quelques pas hors de Fez qu’il rentra dans cette ville où il se livra à ses anciens errements. Elmansour lui dépêcha alors des notables et des ulémas de Murâkush qui, par des exhortations, de sages conseils et aussi par des menaces de la malédiction paternelle, firent les plus grands efforts pour retenir Elmamoun dans ses débordements. Celui-ci écouta d’un air distrait tous ces avis, bien décidé à n’en tenir aucun compte ; toutefois il se montra bien disposé à ne plus chercher à se soustraire à une rencontre avec son père et, en apparence du moins, il modéra ses habitudes vicieuses.
Revenus à Murâkush, les notables et les ulémas annoncèrent au sultan que son fils s’était amendé, qu’il se conduisait mieux, qu’il était très calme et résolu dorénavant à écouter ses ordres et ses défenses.
Elmansour ne fut nullement rassuré par ces paroles :
« C’est là, dit-il, un amendement qui, selon toutes probabilités, est perfide et mensonger ; ce n’est pas un retour véritable à de meilleurs sentiments. »
Peu de temps après cela,Elmansour donna l’ordre à son fils Zîdân, qui était son lieutenant à Tadla, d’envoyer cent cavaliers sur la route de Taqbâlet, avec mission de faire retourner en arrière quiconque se trouverait là, allant de Murâkush dans la direction de la province de Gharb ; il expédia, avec des instructions semblables, son affranchi, Mesaoud Eddouran, occuper la route de Salé. Laissant alors à son fils, Abou Fârès, le commandement de Murâkush, il quitta cette ville à la tête de 12.000 cavaliers.
Parti de Murâkush dans la première décade du mois de djomada Ier de l’année 1011 (17-27 octobre 1602), le sultan, pressant sa marche, mit quelques jours à peine à atteindre Eddâroudj, localité voisine à la fois de Fez et de Méquinez.
Eccheikh, durant ce temps, ignorait la marche de son père et les desseins qu’il nourrissait contre lui. Un jour qu’il avait envoyé des gens guetter les voyageurs qui venaient de Murâkush et s’informer auprès d’eux de ce qui se passait, ces espions furent tout surpris de voir les plaines envahies par un flot de nobles coursiers et des troupes déboucher des sommets des ravins et se répandre dans le fond des vallées. Grâce, en effet, à la précaution prise par Elmansour d’intercepter les communications, ils étaient restés sans nouvelles. Ils revinrent en toute hâte vers Eccheikh, la frayeur agitant leurs membres et les rendant incapables d’aucune résolution ; ils lui firent part de l’étonnante surprise qu’ils venaient d’éprouver et lui racontèrent ce qu’ils avaient vu.
Se voyant cerné de tous côtés, Eccheikh n’eut d’antre ressource que d’essayer de fuir; il monta donc aussitôt à cheval et alla se réfugier dans la zaouïa du bienheureux ouàli Abou Eccheta, dans le district de Fichtala, près de la rivière de Ouergha. Ce saint Abou Eccheta était mort 18 ans environ avant cette époque, car, selon le Mirât, il serait mort en 997 (1589).
Eccheikh s’établit dans la zaouïa avec ses courtisans, ses compagnons de débauche et leurs ignobles acolytes.
Instruit de ce fait, Elmansour expédia à la zaouïa le pacha Jûdar ainsi que le caïd Mansour Ennebîli, après avoir juré, par les serments les plus solennels,.qu’il leur ferait subir un châtiment exemplaire s’ils ne lui ramenaient point son fils. Les deux personnages se rendirent auprès de Eccheikh, mais celui-ci, ayant refusé de se livrer entre leurs mains et s’étant retranché dans la zaouïa avec ses compagnons, une lutte très vive s’engagea; enfin, après des péripéties qu’il serait trop long de^raconter, ils réussirent à s’en emparer. Elmansour ordonna alors d’emprisonner son fils à Méquinez puis, quand cet ordre eut été exécuté, il se rendit dans la résidence royale de Fez la Neuve. Il rendit grâce à Dieu du succès qu’il venait de lui faire remporter sans effusion de sang et, à cette occasion, il répandit d’abondantes aumônes.
Elkheizourân, la mère de Eccheikh, s’adressa aux notables de Murâkush, qui étaient venus avec Elmansour, et les pria d’intercéder auprès de ce dernier en faveur de son fils, en fournissant au nom de celui-ci toutes les excuses qui seraient de nature à apaiser le courroux du sultan. Les notables allèrent trouver Elmansour et le supplièrent d’user d’indulgence et de pardonner à son fils :
« Eccheikh, dirent-ils, a pris devant Dieu l’engagement de renoncer à ses projets ; il se repent de tout ce qu’il a fait et sera dorénavant vertueux. »
— Allez à Méquinez, répondit le sultan; informez-vous exactement de la situation actuelle, voyez s’il a renoncé à ses turpitudes et si, oui ou non, il a rompu avec ses anciens errements. »
Quand les notables se trouvèrent en présence de Eccheikh, ils constatèrent qu’il était plus pervers que jamais et ils furent même témoins de choses si ignobles de sa part, que la langue se refuse à les décrire. Dans l’entretien qu’ils eurent avec lui, dans la prison, Eccheikh ne leur demanda rien autre chose que des nouvelles de ses familiers et de ses horribles compagnons de débauche ; il ne manifesta de regrets qu’à l’occasion de cette triste engeance qu’il tenait seule en estime.
Parmi les notables que Elmansour envoya une première et une deuxième fois à son fils, on cite les Oulàd Sidi Abou Omar Elqastheli, les Oulâd Sidi Abdallah ben Sâsi, les Oulâd Sidi Yahia ben Bekkâr, etc.. A leur retour de Méquinez, comme Elmansour les interrogeait sur le résultat de leur mission, quelques-uns d’entre eux eurent l’hypocrisie de dire qu’ils avaient trouvé Eccheikh plein de remords et de repentir de ce qu’il avait fait. Mais l’un des Oulâd Abdallah ben Sâsi prenant la parole s’écria :
« Par Dieu! je ne veux rien dissimuler devant Dieu, ni tromper en face le commandeur des Croyants. Vous ne pouvez désormais, ajouta-t-il, confier aucun pouvoir à votre fils, ni le mettre à la tête des créatures de Dieu, car l’avons trouvé toujours animé de ses instincts pervers ; ses sentiments sont mauvais, ses intentions coupables ; il n’éprouve pas le moindre remords de ce qui s’est passé, et il n’a renoncé ni à ses turpitudes, ni à ses débordements. »
En entendant ces mots, les assistants gardèrent tous le silence.
« Que faire de cet enfant, demanda Elmansour, donnez-moi votre avis. »
Personne n’osa répondre, excepté le pacha Abdelazîz ben Saïd Elouzkîti qui prit la parole en ces 1termes :
« Mon avis, dit-il, est que vous devez mettre à mort cet enfant, car il est incorrigible et il ne faut rien espérer de bon ou de bien de lui; si j’en parle ainsi c’est que je l’ai vu à l’oeuvre. »
Le conseil ne fut pas goûté de Elmansour qui s’écria : « Comment pourrais-je faire périr mon fils ! »
Toutefois , il donna l’ordre de garder très étroitement Eccheikh et de rendre son emprisonnement plus rigoureux, puis il quitta la ville pour aller camper à Dahr Ezzaouïa et de là gagner Murâkush. Il laissa son fils Zidân en qualité de lieutenant à Fez et, de son camp, écrivit à son fils Abou Fàrès auquel il avait laissé le commandement de Murâkush. Voici, en entier, la lettre qu’il lui adressa et par laquelle il l’instruisit de tout ce qui s’était passé :
« A notre fils, le très illustre, le très sympathique, réminent, l’excellent, le très glorieux, l’auguste, le très fortuné, le glorieux Baba Abou Fârès. Dieu vous récompense de votre perfection et exauce vos voeux ! Le salut soit sur vous avec la miséricorde de Dieu et ses bénédictions! Ensuite :
« C’est de Elmosteqa, où nous sommes avec notre armée
fortunée, que nous vous écrivons la présente lettre. Le
seul événement dont nous ayons à vous entretenir est
celui que la Destinée a fait éclater et que le Suprême Agissant
a décidé, une de ces terribles calamités que le Sort envoie
nuit et jour, je veux dire l’affaire de votre frère qui, par ses
péripéties, a bouleversé le fond de mon être et a menacé ma
sécurité. Toutefois Dieu, dans sa bienveillante assistance,
après nous avoir secouru d’abord, nous a ensuite complète-
ment délivré. Qu’il en soit loué éternellement et qu’il
reçoive les témoignages de la reconnaissance que nous lui
devons.

«Voici maintenant quelques détails sur cette affaire (Dieu
vous protège et vous préserve de tout mal!). Nous avions
essayé de ramener votre frère dans la bonne voie et, dans
ce but, nous avions épuisé toute la somme d’indulgence dont
nous étions capable et mis en oeuvre toutes les ressources de
la politique qui pouvaient donner l’espoir d’arriver à un
heureux résultat. Nous étions même allé jusqu’à lui accorder
le gouvernement de Sidjilmassa et du Draâ, en lui faisant
abandon de tous les revenus de ces pays, et l’avions autorisé
à emmener avec lui tout son entourage. Nous espérions que
ce changement de résidence apaiserait ses idées d’insubordi-
nation, ferait renaître le calme dans son esprit, ramènerait
son coeur volage à de meilleurs sentiments et ferait rentrer
dans son âme les idées d’humanité qui l’avaient fuie.

« Tout d’abord il avait paru décidé à se rendre dans son
nouveau commandement; il s’était mis en route et avait
quitté Fez, paraissant disposé à n’y plus revenir, mais tout
d’un coup il avait fait volte-face et est rentré dans cette ville.
A ce moment nous avions espéré qu’il avait renoncé à ses
idées d’insubordination et de révolte, que le repos et le
calme étaient rentrés dans son esprit. Pas du tout, ce retour
cachait des sentiments tout autres que ceux qu’il laissait
paraître et des intentions bien différentes de celles qu’il ma-
nifestait.

« En effet, dès qu’il fut informé que nous étions campés à

p. \\r
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296 NOZHET-ELIIADI

Dàroudj, il ne fut plus maître de lui, et le mercredi soir 15
de ce mois, il s’enfuit précipitamment comme quelqu’un qui
a fait un mauvais coup et, sa hâte fut telle qu’il arriva seul à
la zaouïa de Abou Eccheta. Il y fut bientôt rejoint par une
foule énorme composée de ses janissaires, d’un ramassis de
courtiers d’insurrection et de gens à la mine sinistre et capa-
bles de tout. Aussitôt nous enjoignîmes au pacha Djouder
d’équiper sans retard 500 spahis et d’emmener avec lui le
caïd Moumen ben Molouk à la tête de 500 cavaliers, puis
nous leur expédiâmes d’autres troupes qui allèrent se joindre
à eux en même temps que 2.000 fusiliers environ de Baba
Zidàn (Dieu le garde !). La zaouïa fut cernée de tous côtés
et les cols et défilés furent gardés par nos troupes.

« Durant toutes ces opérations, nous n’avions pas négligé
un seul instant d’essayer de ramener le calme dans l’esprit
de Eccheikh et de lui montrer les dangers auxquels sa con-
duite l’exposait; pour ce faire, nous lui avions envoyé des
marabouts chargés de lui offrir des gages qui le rassurassent
et de prendre en notre nom des engagements de nature à
l’amadouer et à gagner sa confiance. Nous avions encore
l’espoir que sa conscience le ramènerait dans la bonne voie
et ferait naître en lui le désir de s’arracher à ses déporte-
ments ou tout au moins d’y mettre un frein ; mais ses com-
pagnons de débauche, qui l’entouraient en foule, attisaient
le feu de sa méchanceté et l’encourageaient à la résistance et
à la rébellion.

« Ce fut alors que nos troupes, protégées par le Ciel, se
précipitèrent sur les rangs de ses soldats, à la tête desquels
il n’était pas, et qu’un combat acharné s’engagea entre les
deux armées. Le feu dura depuis midi jusqu’au milieu de
l’après-midi; à ce moment, Dieu décida le triomphe de ceux
qui combattaient pour le bon droit et la défaite des milices
de l’erreur. Ainsi s’accomplit, grâce au Juge suprême,
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CHAPITRE CINQUANTE-DEUXIÈME 297

l’arrêt inéluctable du Destin dont je vous fais part dans cette
lettre.

« Conformément au décret de la prédestination, il est pris
maintenant et emprisonné dans la ville de Méquinez. Dieu
l’a voulu ainsi, et, dans ces circonstances, sa volonté a été
une chose merveilleuse et digne de remarque. Nous vous fai-
sons connaître tout cela, afin que vous sachiez combien Dieu
nous a été bienveillant dans cette catastrophe, qui a affligé
notre règne, et dans ces douloureuses conjonctures. Vous
verrez aussi par ce récit combien Dieu a droit à notre recon-
naissance pour avoir donné à ce conflit cette heureuse solu-
tion. C’est d’ailleurs lui seul qui mérite les louanges et la
gratitude des hommes. Demandons-lui qu’il nous fasse parti-
ciper à son aide et à sa protection, en sorte que nous n’ayons
rien à redouter, ni des proches en qui nous mettons notre
confiance, ni des étrangers dont nous devons nous défier.
Lundi soir, 20 de djomada Ier de l’année 1011 (5 novembre
1602). »

J’ai également lu la lettre écrite de Fez par Elmansour à
son fils Abou Fârès, en réponse à la question que celui-ci lui
avait adressée pour savoir si, oui ou non, il devait quitter
Murâkush où la peste venait de se déclarer. Voici le texte entier
de cette lettre :

« De la part de l’adorateur du Dieu Très-Haut, de celui
qui combat dans la voie de Dieu, le calife, l’imam, le commandeur
des Croyants, Aboulabbâs Ahmed Elmansour-billah, fds du
commandeur des Croyants, Abou Abdallah Mohammed Eccheikh
Ëlmahdi, fils du commandeur des Croyants, Abou Abdallah Moham-
med Eccheikh Elqaïm-biamrillah, le Chérif hassanien. Que,
par son puissant secours, Dieu assure l’exécution de ses or-
dres, qu’il assure le triomphe de ses armées et favorise toutes
ses entreprises !

« A notre fils, le très illustre, le très puissant, l’excellent,

p \Ai
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298 NOZHET-ELHADI

le très pieux, le sympathique, le très fortuné, l’illustre et
très zélé Baba Abou Fârès. Dieu vous accorde sa protection
et daigne veiller sur vous ! Que le salut soit sur vous ainsi
que la miséricorde de Dieu et ses bénédictions! Ensuite.

« Nous vous adressons la présente missive de notre capi-
tale, florissante grâce à Dieu, la blanche ville des Mérinides.
Dieu la comble de prospérités, de bien-être et de ses faveurs
constantes ; qu’à cette occasion, il reçoive nos louanges et
l’expression de notre gratitude ! Votre bien chère lettre est
parvenue à notre auguste personne dans la soirée de mardi
et c’est le lendemain matin mercredi que nous y répondons ;
si elle nous était arrivée le jour du Divan, nous n’aurions pas
retardé notre réponse d’un seul instant et nous vous aurions
écrit le jour même de sa réception, tant était vif notre désir
de faire diligence pour que vous receviez ces lignes.

« La première chose que vous vous empresserez de faire
sera de quitter la ville, dès que le moindre indice de peste
vous aura été signalé, même si le mal était sans gravité et
qu’une seule personne eût été atteinte. Notre nègreMesaoud
et le caïd Mohammed ben Mousa ben Abou Bekr resteront
dans la casbah avec cent de vos fusiliers que vous leur lais-
serez pour renforcer la garde particulière de cette citadelle.
Placez votre confiance en Dieu et vous pourrez alors sortir
en paix : ne faites pas comme nous avions fait nous-mème,
n’hésitez pas à vous mettre en route et à vous déplacer cons-
tamment. Aussitôt que vous aurez quitté la ville, ne séjour-
nez jamais plus de deux jours de suite dans un même endroit.
Rendez-vous à marches forcées jusqu’à Salé où, s’il plaît à
Dieu, vous arriverez heureusement et en bonne santé et où
nous nous rencontrerons dans les meilleures conditions de
santé et de bonheur.

« Ne négligez pas de faire usage du remède, dès que vous
sentirez le moindre mouvement de fièvre ou même que vous
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CHAPITRE CINQUANTE-DEUXIEME 299

appréhenderez sa venue; employez la dose habituelle et ne
manquez pas de vous en servir. Quant à notre fils (Dieu le
garde!), comme il est encore très jeune et que sa constitu-
tion ne lui permet pas encore de faire toujours emploi du
remède, on lui administrera la potion connue et bienfaisante
que nous avons laissée en grande quantité chez Ettounsi ;
cette potioû servira également à tous les jeunes enfants dont
nous confions la garde à Dieu. Toutefois si la potion amenait
un refroidissement dans l’estomac, faites prendre du remède
une ou deux fois, autant qu’il sera nécessaire, et revenez
ensuite à la potion. Par sa grâce et par égard aussi pour sa
créature la plus pure, le meilleur des hommes, Notre Sei-
gneur Mohammed, Dieu, je l’espère, se chargera de vous
protéger et étendra sur vous, comme un rempart infranchis-
sable, sa sauvegarde et sa providence. Sa grâce et sa bonté
feront que notre pays et ses habitants seront épargnés.

« Envoyez-nous en toute hâte les marchandises. Pressez vi-
vement le caïd MesaoudEnnebîli de se rendre au poste que
nous lui avons assigné à Khandaq-Elouâd, dans le Sous, où il
devra demeurer. Le passage parTadjedhachtruinerait notre
pays s’il devait devenir définitif et nous avons entendu dire
que les gens du Deren en parlaient beaucoup, mais si Dieu
veut, cela tournera contre eux. Quant à vous, faites tous vos
efforts pour que tout le monde passe comme autrefois par le
chemin de Boubiâren et employez tous vos soins à ce que
cette voie soit adoptée par eux, je veux dire par les gens qui
suivent la voie de Tadjedhacht. Qu’ils se hâtent d’agir ainsi,
avant que je ne me rende dans cette contrée où j’arriverai,
s’il plaît à Dieu, heureusement et en bonne santé.

« En ce qui concerne l’affaire de Abîbi qui vous a écrit de
Khandaq-Elouâd au sujet des céréales, disant qu’il ne leur
en restait d’approvisionnement que pour un seul mois, nous
vous avions déjà invité précédemment par écrit d’avoir à

P- \ A*
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300 NOZHET-ELHADI

leur expédier des grains par voie de mer. Si vous avez pu le
faire, les choses iront bien, sinon, donnez à Abîbi l’ordre de
s’arranger de façon à trouver des grains, quand il devrait,
au besoin, les acheter. Insistez vivement dans vos instruc-
tions pour qu’il fasse son devoir et prenez un ton ferme à son
égard.

« Notre oncle maternel, le caïd Ahmed ben Mohammed,
vous a demandé l’autorisation de quitter la capitale moham-
médienne’, en cas d’épidémie. Si l’épidémie devenait grave,
ne l’empêchez pas de partir et dites-lui d’aller rejoindre la
colonne à Khandaq-Elouâd, après avoir confié la garde de la
casbah aux Andulous et à leur caïd. Pour ce qui est de l’af-
faire de Moumen ben Mansour Heksîma, vous nous avez dit
que ce personnage s’était transporté à Demnât à la suite
d’une douloureuse maladie, qu’il avait dû s’y faire conduire
par un chaouch et que son frère le révolté lui avait fait
demander une entrevue à Tamsalouhet. Laissons aller les
choses à la grâce de Dieu. D’ailleurs celui qui est surplace
est à même de mieux juger. Voici ce que j’avais à vous
mander. Dieu vous accorde sa faveur et sa protection ! Salut.
Le mercredi, 14 de rebia Ier, le mois vénéré, de l’année 1011
(1er septembre 1602.)

« Cette lettre était déjà écrite, lorsque nous avons reçu
celle que vous nous avez adressée et à laquelle nous allons
répondre point par point.

« Ne lisez, et même ne laissez pénétrer dans votre palais,
aucune des lettres que vous recevrez du Sous, soit du gou-
verneur de cette province, soit de votre cousin ou de tout
autre ; faites remettre ces lettres à votre secrétaire qui se
chargera de les lire et vous donnera connaissance de leur
contenu. Et comme le secrétaire devra venir en votre pré-

1. Murâkush.
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CHAPITRE CINQUANTE-DEUXIÈME 301

sence et qu’il sera alors en contact avec vous, qu’il n’ouvre
jamais ces lettres avant de les avoir, au préalable, fait trem-
per clans du vinaigre très fort ; il les étendra ensuite et les
fera sécher. C’est alors seulement qu’il les lira et qu’il vous
en communiquera le contenu. Vous ne devez d’ailleurs pas, à
ce que je sache, recevoir du Sous des lettres que vous ayez à
tenir secrètes vis-à-vis de personnes telles que vos secrétaires.

« Nous avons pris connaissance de la dépêche écrite par
notre cousin Ahmed ben Mohammed Esseghîr. Au milieu du
flux de ses paroles, nous avons pu nous assurer, ainsi que
vous le disiez, qu’il exagérait l’importance de l’épidémie, afin
d’avoir un prétexte de quitter le Sous. Vous lui enjoindrez donc
d’avoir à s’abstenir de se rendre auprès de vous àMurâkush ; vous
direz que cela nous déplairait et qu’il ne doit pas songer à
quitter un poste que nous lui avons assigné, surtout à un mo-
ment où nous sommes loin de ce pays. Vous ajouterez que s’il
abandonnait son poste, il perdrait certainement les fonctions
qu’il occupe auprès de nous et qu’elles ne lui seraient jamais
rendues. Toutefois, si l’épidémie prenait une grande violence
dans ces contrées, au lieu de sortir des villes et d’aller s’éta-
blir dans leur voisinage, qu’il aille rejoindre le corps d’armée
de ses compagnons d’armes à Khandaq-Elouâd.

« En ce qui concerne Mohammed ben Abderrahman
Elouerdi, nous avons examiné avec attention la liste des
demandes qu’il vous a adressées et nous nous sommes aperçu
qu’en notre absence, il était impossible de faire droit à la
plupart de ses requêtes. En conséquence, nous vous invitons
à employer tous vos efforts pour qu’il retourne à son poste,
en lui faisant observer qu’il est là beaucoup mieux à sa place
que n’y serait son frère. Accordez-lui, parmi les desiderata
formulés dans sa pétition, tout ce qu’il vous sera possible de
lui concéder et, pour tout le reste, ajournez-le jusqu’au moment
où, si Dieu veut, nous serons de retour.
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p. \ A V

302 NOZHET-ËLHADI

« Au sujet de notre frère Ahmed ben Elhasen, à qui nous
avons assigné la province du Draâ, sa vie durant, vous nous
dites qu’il n’est pas à la hauteur des fonctions qu’il occupe
et qu’il est incapable de les remplir. Sans aucun doute, votre
appréciation est exacte,, mais nous avons dû le choisir pour
deux raisons : la première, c’est qu’il offre des garanties au
point de vue pécuniaire, car il a une fortune personnelle qui
nous empêchera, s’il plaît à Dieu, de perdre nos redevances :
la seconde, c’est que le tribut du Draâ est aisé à percevoir,
ainsi que chacun sait. Il se peut, en outre, que notre frère
ne se plaise point dans ce gouvernement et qu’il préfère
rester chez lui : dans tous les cas, ceux qui vous disent du mal
de lui sont mus par des sentiments d’hostilité, et si vous tenez
vos renseignements de gens comme Mesaoud Aoutâdi, mé-
fiez-vous en.

« Nous avons examiné la liste des affaires que vous nous soumettez et nous avons vu que vous aviez envoyé les grains des p?*essoirs 1 avec 100 fusiliers. Nous ne nous souvenons pas de vous avoir jamais écrit à ce sujet, et ce que nous vous avions mandé c’était seulement de faire transporter par mer les grains destinés au corps d’armée qui est campé à Khandaq-Elouâd. Si c’est de ces derniers grains qu’il s’agit, c’est bien aux troupes qu’ils sont destinés, mais s’il s’agit d’autre chose, faites-nous savoir de quoi il est question ; les grains des pressoirs devant être exclusivement fournis par les juifs et les chrétiens.
« Vous nous mandez également que Ahmed ben Moham-
med ben Moussa vous a avisé des dégâts survenus au pont
et que vous lui avez adressé des reproches pour ne pas vous
avoir averti plus tôt. Il nous est difficile de savoir exactement
ce dont il s’agit, car vous ne nous faites pas connaître si les

1. Il s’agit des pressoirs destinés à extraire la mélasse des cannes à sucre.
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CHAPITRE CINQUANTE-DEUXIÈME 303

dégâts se sont produits dans la partie ancienne ou dans celle
qui est l’objet des réparations dont nous avons ordonné
l’exécution. Renseignez-nous donc sur ce point, afin que
nous soyons à même d’apprécier la situation.

« Pour l’affaire des Oulâd Talha, occupez-vous de leur
trouver un arrangement, soit auprès de Aïsi, soit auprès de
tout autre, mais faites en sorte qu’ils ne reviennent plus se
plaindre à nous. Ould Ibrahim ben Elhaddâd n’est pas
encore arrivé à ce jour, bien que nous ayons recule registre
des captifs.

« Au sujet de la veste dont vous avez parlé à la lingère
chargée de ces costumes auprès de l’intendant de notre
garde-robe, envoyez chercher YoucefËlabdi, parlez-lui vous-
même et dités-lui de retirer cette veste des mains de cette
femme et de remettre la veste à sa place. Quant aux autres
vestes qui sont chez vous il est inutile de les rendre, gardez-
les pour votre usage personnel. Nous avons aussi donné à ces
artisans, nous voulons dire à Berkâdh le Salétin, une com-
mande destinée à notre fille chérie Thahira (Dieu la garde et
la protège!). Dès que cette veste sera terminée, réunissez
tous ces costumes afin qu’à notre arrivée ils soient tout prêts.
D’ici, nous avons aussi donné ordre au Salétin de nous tisser
de ces tuniques et nous voudrions trouver tout cela terminé.

« Pressez vivement les architectes pour qu’ils terminent
promptement les écuries et le bain ; occupez-vous de faire
recouvrir la nef des écuries qui est contiguë au rempart de
la casbah, ainsi que la coupole qu’elles contiennent, de façon
que nous trouvions ces travaux terminés lorsque nous nous
rendrons auprès de vous. 11 faudra aussi faire placer les
colonnes de marbre dans cette partie de l’édifice, au moment
où on la recouvrira. Ne manquez pas de nous tenir au cou-
rant de l’avancement des travaux de ces deux constructions.

« Nous vous recommandons bien de soigner notre jeune
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p. \AA

304 NOZHET-ELHADI

cheval bai ; ne tolérez pas qu’on lui donne du fourrage, cela
le ferait engraisser et le rendrait plus malade. Voyez plutôt
à le faire monter chaque jour par quelqu’un et qu’on ne lui
enlève jamais la selle du dos tout le long du jour. Donnez-le
au directeur du Meserra qui le montera pour se rendre du
Meserra chez lui et vice versa. Recommandez-lui qu’il ne le
laissse pas monter par un autre que lui et qu’il reste sur le
dos de cette monture toute la journée.

« Nous vous recommandons bien, aussitôt que l’épidémie
se déclarera dans vos contrées, si, grâce à Dieu, vous quittez
la ville en bonne santé, de ne point laisser derrière vous
votre cousine, la mère de notre fds chéri, la fdle de Abdel-
mâlek.

« Donnez àYoucef Elabdil’ordre de prendre, chezl’officier
chargé de notre garde-robe, la quantité du nouveau remède
qui sera nécessaire ; c’est celui qui était dans la coupole de
Mechouar et qui, par vos soins, a été apporté dans notre
auguste demeure. Faites appeler Omm Elmân, la surinteii-
dante de notre palais, donnez-lui ce remède qui sera destiné
à notre maison; dites-lui d’en administrer une dose à nos
femmes tous les quatre jours; elle-même devra aussi en
prendre, ainsi que Youcef Elabdi et le chef de la garde par-
ticulière, nous voulons dire Mesaoud ben Molouk.

« Que Dieu vous garde et veille sur vous et vos enfants !
Nous vous recommandons à Dieu qui ne laisse rien péricliter
des choses qu’on lui confie. Vous êtes sous sa sauvegarde et
sous protection : il nous remplacera auprès de vous en sorte
que vous serez dans la main droite du Miséricordieux dont
les deux mains sont des mains droites 1. Le salut le plus com-
plet soit sur vous de nouveau ainsi que la miséricorde du
Très-Haut et ses bénédictions ! Nous envoyons nos saints à

1. La main gauche étant réputée impure, on dit de Dieu qu’il a deux mains
droites.
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CHAPITRE CINQUANTIÈME-TROISIÈME 305

notre très cher et très affectionné fils, Baba Abdelmalek et
à notre fille chérie Seyyidat-Elmolouk. Nous désirons ardem-
ment vous voir et sommes attristé de n’être point près de
vous. Puisse Dieu nous réunir en considération de Notre-
Seigneur Mahomet; qu’il répande ses bénédictions sur le
Prophète et lui accorde le salut ainsi qu’à sa famille, la meil-
leure des familles ! Amen. »

CHAPITRE LUI

DE LA MORT DE ELMANSOUR ET DE LA FAÇON DONT ELLE EUT LIEU

Les premiers symptômes de la maladie de Elmansour se
manifestèrent pendant qu’il était avec son armée campé
à Dahr-Ezzaouïa, localité située à peu de distance de la
ville de Fez la Neuve, le mercredi, 11 du mois de rebia, le
prophétique, le resplendissant et le béni, de l’année 1012
(20 août 1603). Ce jour-là, en revenant de Fez la Neuve à son
camp, le sultan prit le lit et le garda jusqu’au lundi suivant,
jour où il mourut (Dieu lui fasse miséricorde !) ; il fut enterré
ce même jour, lundi, au moment de la prière àeVas?\ Il était
mort de la peste.

Dans son commentaire du Djarni’ chdmil de Bahram, le
cheikh Sidi Abderrahman ben Yaqoub Essemlâli dit : « Il y
eut dans le Maghreb une peste qui dura de longues années,
car elle commença en 1007 (4 août 1598— 24 juillet 1599)
et finit en 1016 (28 avril 1607—17 avril 1608). Elle exerça
ses ravages dans les plaines et les montagnes et fit périr un
nombre considérable d’habitants, parmi lesquels de grands
personnages, entr’autres le sultan Aboulabbâs Ahmed ben
Elmansour qui mourut en l’année 1012. » L’auteur de Elfa-

Nozhet-Elhddi 20
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306 NOZHET-ELHÂDI

oudid et d’autres s’exprimant à peu près dans les mêmes termes.

Une légende populaire rapporte que Elmansour aurait été
empoisonné par son fils Zîdân, à l’instigation de la mère de
celui-ci, au moyen d’une figue-fleur que Zîdân aurait offerte
à son père au moment où ce fruit était dans sa primeur.
Privé des secours d’un médecin, le sultan serait mort, mais,
alors qu’il se sentait perdu, il aurait dit à son fils : « Tu as
été trop pressé, ô Zidân ; puisse Dieu ne pas te laisser jouir
paisiblement du pouvoir » ; ou quelque chose d’approchant.
La légende ajoute que c’est à cause de cela que les armes
de Zîdân ne furent jamais victorieuses, car il fut vaincu dans
près de vingt-sept batailles. Ainsi que le démontre ce qui a été
dit plus haut, cette légende ne repose sur aucun fondement et
n’est qu’une pure fiction. En effet, Elmansour fut victime de
la peste, et aucun des historiens qui méritent créance ne fait
mention de cet empoisonnement qui n’est qu’uu de ces récits
imaginés par le peuple et par des thalebs ignorants.

Elmansour fut enterré aussitôt après sa mort, le lundi,
après la prière de Yasr, dans Fez la Haute ; son corps fut
ensuite transporté à Murâkush où il fut enseveli dans les tom-
beaux des Chérifs.Le superbe mausolée, qui lui fut construit
là, est bien connu ; sur la dalle qui recouvre sa tombe sont
gravés les vers suivants :

« Ceci est le mausolée de celui qui a donné à la gloire l’occasion

d’être fière,
« Ahmed, dont l’étendard a été victorieux et qui a connu toules

les gloires.
« O miséricorde divine, hâte-toi de venir répandre incessamment

tes Ilots,
« Afin d’arroser cette tombe, car ta bienveillance est inépuisable.
« Parfume ce sol d’un parfum qui embaume comme son souvenir.
« La date de sa mort correspond, sans qu’il y ait aucune restriction

à faire, à ces mots :
« Il repose dans la vérité, auprès du Souverain Tout puissant. »
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CHAPITRE CINQUANTE-TROISIÈME 307

J’ai lu ceci dans les notes d’un auteur: « Quelqu’un ayant
vu Elmansour en songe et lui ayant demandé ce que Dieu
avait fait de lui, le défunt sultan lui aurait répondu par ces
deux vers : » mais l’auteur de la note ne cite pas ce distique.
L’auteur du Kitdb elislit \ rapporte avoir entendu dire, au
moment où Elmansour quittait Murâkush pour se rendre à Fez,
que le sultan ne retournerait plus à Murâkush. Cette croyance
était alors très répandue parmi le peuple et, effectivement,
les choses se passèrent ainsi. « J’ignore, ajoute-t-il, ce qui
avait donné lieu à cette croyance. Dieu s’était-il prononcé sur
ce point et avait-il répandu lui-même cette idée parmi le
peuple ou bien était-ce une prédiction formulée par des
devins? Cette dernière opinion me parait la plus vraisem-
blable. »

A rapprocher de ce qui.précède, bien qu’elle se soit pro-
duite après l’événement, la prédiction suivante : L’entrée
des troupes du sultan Aboulabbâs dans le Soudan, la capture
du sultan Sokia dans son palais de Kaghou et la conquête de
Tombouctou et de ses dépendances avaient été du nombre
des signes précurseurs de la prochaine venue de l’imam
fatimite, le mahdi. De même, la peste qui régna durant ces
années, les séditions et la cherté des vivres, qui d’ailleurs
persiste encore dans les divers pays, avaient été également
des indices de la venue du mahdi; il faut même ajouter à
cette liste, à ce qu’on nous a dit, la prise d’Oran qui devait
être faite soit parle mahdi Lui-même, soit par ses ordres.

Tels sont, du moins, les dires des gens qui ne savent point
la réalité des choses. De semblables récits troublent les esprits
naïfs, mais l’homme clairvoyant préfère à ces histoires le
témoignage des faits. Dieu nous préserve de nous voir enle-
ver la ville de Fez, comme certains hâbleurs du peuple nous

1. Abou Mahalli, dont la biographie sera donnée plus loin.

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308 NOZHET-ELHADI

le prédisent! Sans doute, l’Islam a été rudement éprouvé
par la discorde qui régna entre les fils de Elmansour ; on a
pu voir dans ce fait un symptôme des plus graves, mais ce
sont là des présomptions à rejeter, car la science de la vérité
s’est perdue, la porte en est close et la clé n’en existe plus.
Le destin immuable et inéluctable est entre les mains du
Souverain qui est lui-même la vérité et que l’on doit adorer.

CHAPITRE LIV : DES CONTESTATIONS QUI SE PRODUISIRENT ENTRE LES ENFANTS DU SULTAN ABOULABBAS ELMANSOUR AU SUJET DE LÀ ROYAUTÉ ET DES GRAVES ET FUNESTES ÉVÉNEMENTS QUI EURENT LIEU A CE SUJET.

A peine Elmansour était-il mort et ses funérailles terminées que les notables de Fez, les grands personnages influents de cette ville, se mirent d’accord pour prêter serment d’obéissance à Zîdàn, fils du sultan défunt, disant que Elmansour avait, de son vivant, désigné pour lui succéder ce fils entre les bras duquel il venait de mourir. Parmi ceux qui émirent cette opinion se trouvaient : le grand-cadi, Aboulqâsem ben Abou Ennoaïm Elghassâni, le Faqîh, AboulhasenAliben ImrânEsselâsi, le maître, Sidi Mohammed Ecchâoui et le cheikh illustre, Abou Abdallah Mohammed ben Qâsem Elqassâr.
On raconte que le cadi ci-dessus nommé adressa au peuple le discours suivant : « Salut à vous ! A la mort du Prophète de Dieu, le peuple se groupa autour de Abou Bekr Esseddîq ; eh bien ! faisons de même. Puisque notre souverain, Ahmed, est mort, prenons son fils Zidân que voici et qui mérite la couronne à plus juste titre que ses frères, et acclamons-le ! » L’assistance prêta aussitôt serment de fidélité au nouveau souverain dont l’élection eut lieu le 16 du mois derebia Ier, le mois du Prophète, de l’année 1012 (1603).
Les habitants de Fez écrivirent alors aux habitants de la ville de Murâkush pour leur annoncer la proclamation de Zîdân, mais le peuple de cette dernière ville refusa de reconnaître le nouveau souverain et, le vendredi suivant, il prêta serment de fidélité à Abou Fârès. Ce commandeur se nommait Abdallah ; Abou Fârès était son surnom, et il avait pris pour titre royal le nom de Elouàtsiq-billah. C’était un homme ventru, gros mangeur et sujet à des attaques d’épilepsie. On assure que cette dernière circonstance le porta à faire bâtir la grande mosquée voisine du mausolée du cheikh qui connut Dieu, Aboulabbâs Essibti ; il créa, dans ce magnifique édifice, la bibliothèque qui est près du mihrab de cette mosquée et qu’il enrichit des livres les plus rares et les plus précieux. Il avait ainsi espéré attirer sur lui les bénédictions du saint personnage et guérir de sa maladie. La mère de ce commandeur, on l’a vu précédemment, se nommait Eldjauher, suivant les uns, Elkheizourân, suivant d’autres.
L’auteur de Monteqa rapporte que le secrétaire, Abdelqâder ben Ahmed ben Belqâsem Elfichtâli, avait composé des vers qui furent brodés sur le baudrier de Elouàtsiq-billah Maulay Abou Fârès. Voici ces vers :
« Je retrousse ses manches et dédaigne tout autre baudrier qui
brille sur la tunique d’un homme costumé,
« Lorsqu’au jour du combat je suis orné d’un sabre qui ressemble
au brandon d’un foyer ;
« Car je suis sur les épaules d’un commandeur favorisé de Dieu, l’illustre
héritier du trône, Abou-Fârès. »

Les habitants de Murâkush ayant refusé de reconnaître Zîdân et ayant proclamé souverain Abou Fârès, il se produisit à ce sujet de vives discussions. Le cadi et le mufti de Fez rendirent des fetoua ‘ en prenant pour base le badits suivant : « Quand deux personnes auront été choisies pour califes mettez à mort celle qui aura été nommée la dernière. »
Quand son père était mort, Zîdân avait tenu secret cet événement et il avait dépêché quelqu’un avec mission de se saisir de son frère Eccheikh qui était prisonnier à Méquinez ; mais le pacha Djouder avait déjoué cette tentative en emmenant Eccheikh sous bonne garde à Murâkush, et en le remettant aux mains de Abou Fârès, frère germain de Eccheikh, qui le maintint d’ailleurs en prison. Tel est le récit donné par un auteur.
L’auteur du commentaire du Zahret ecchemdrikh fi’ilm ettarikh rapporte une version différente. Il dit que Zîdân, après s’être occupé des funérailles de son père, fut trahi par le caïd Ahmad ben Mansour Al-‘Ulj, qui réussit à emmener la moitié de l’armée et à la conduire à Murâkush. Le caïd avait d’abord dégagé Eccheikh de ses fers et l’avait ensuite conduit à Murâkush où il l’avait mis entre les mains de son frère Abou Fârès qui le fît remettre en prison. Abou Fârès garda Eccheikh en prison jusqu’au moment où il envoya le pacha Djouder combattre Zîdân à Fez. Quand Zîdân atteignit les bords de l’Omm Errebia, Abou Fârès rendit la liberté à Eccheikh puis, s’adressantà ce dernier et à ses compagnons, il leur dit : « Partez cette nuit même et hâtez-vous, de façon à vous trouver demain matin au camp de Djouder sur les bords de l’Omm Errebia. »
Pour combattre Zidân, Abou Fârès avait organisé une armée dont il avait donné le commandement à son fils, Abdelmâlek, assisté du pacha Djouder. « Vous savez, lui avait-on dit, que votre frère Zîdân est un homme courageux, connaissant toutes les ruses de guerre et les stratagèmes ; votre fils Abdelmâlek sera donc incapable de lui résister. Vous auriez plus de chances de succès en rendant Eccheikh à la libei’té et en lui confiant le commandement de vos troupes.
Les gens du Gharb aiment Eccheikh. et refuseront de le combattre parce qu’il a été leur gouverneur. »
Abou Fârès se décida alors à mettre Eccheikh en liberté, après lui avoir fait prendre l’engagement de se conduire dignement, d’être docile et de ne point se révolter contre lui ; puis il l’expédia à la tête de 600 hommes pris clans les divers corps de troupes que Elmansour avait réunis avec l’intention de les envoyer à Kaghou, dans les provinces du Soudan. Aussitôt que Eccheikh eut rejoint l’armée de Abdelmâlek, la foule, qui venait d’apprendre sa venue, se porta vers lui avec enthousiasme et lui témoigna toute sa joie de le revoir.
Zîdân et Eccheikh prirent contact au lieu dit Mouâta, surles bords de l’Omm Errebia. Abandonné de la majeure partie de ses soldats, Zîdân fut vaincu et dut se replier en déroute sur Fez. Abou Fârès avait bien recommandé à ses compagnons de s’assurer de la personne de Eccheikh, si la victoire se déclarait contre Zîdân, mais Zîdân ayant été vaincu, Eccheikh se tint à l’écart avec tous les gens du Gharb qui l’avaient suivi, en sorte que les compagnons de Abou Fârès ne purent rien contre lui. Il partit ensuite pour Fez à la poursuite de Zîdân.
Aussitôt arrivé à Fez, Zidân demanda aux habitants de cette ville de repousser l’ennemi et de supporter les rigueurs d’un siège, mais ceux-ci refusèrent de prendre les armes et, manifestant ouvertement leurs sympathies pour Eccheikh, ils déclarèrent le choisir pour souverain et se soumettre à son autorité. Zîdân s’éloigna donc de Fez, emmenant toute sa suite et ses bagages ; une forte armée, composée des partisans de Abou Fârès, se mit à sa poursuite sans pouvoir l’atteindre ; continuant alors sa route dans la direction de Tlemcen, il arriva à Oudjda, où il séjourna quelque temps, avant de retourner à Sidjilmassa, puis dans le Draâ et enfin dans le Sous.
Eccheickh entra à Fez où tous les habitants de la ville, hommes et femmes, accueillirent sa venue avec les plus vives démonstrations de joie. 11 se déclara alors prétendant au trône et s’empara du pouvoir royal, puis il donna l’ordre aux troupes venues de Murâkush de retourner dans leurs pays, ce qu’elles firent.
Aussitôt que Eccheikh eut réalisé le projet qu’il avait formé de s’emparer du pouvoirroyal et d’être seul maître du trône, il fit mander les deux grands Faqîhs, Aboulqâsemben Abou Ennoaïm, le grand-cadi de Fez, et Abou Abdallah Mohammed ben Qâsem Elqassâr, le mufti de cette même ville ; il leur reprocha d’avoir élevé Zîdân au pouvoir et d’avoir dit en parlant de lui et de son frère Abou Fârès qu’étant fils de concubines, ils ne pouvaient avoir le pas sur des enfants nés de femmes légitimes. On sait, en effet, que Abou Fârès et Eccheikh étaient tous deux fils d’une concubine nommée Elkheizourân, suivant les uns, Djauher, suivant d’autres, tandis que Zîdân avait eu pour mère la noble dame Chebânia.
Pour se venger de ces deux personnages, Eccheikh les expédia sous bonne escorte à Murâkush, auprès de son frère Abou Fârès, afin que celui-ci prît à leur égard telle décision qu’il jugerait convenable. Le cheikh Elqassâr mourut pendant le trajet, à peu de distance de Murâkush et fut enterré dans la koubba 1 du cadi ‘Iyâdh, vers le milieu de l’année 1012 (début 1604). Quant au cadi, Aboulqâsem ben Abou Ennoaïm,il fut reçu par Abou Fârès qui, après avoir agréé ses excuses et lui avoir pardonné, le renvoya comblé d’honneurs à Fez. Certains auteurs ont donné cette version, mais d’autres assurent que ce fut Zidân qui manda le cheikh Elqassâr et ils racontent ces faits d’une façon différente. Dieu sait mieux que personne quelle est la vérité.
Eccheikh s’occupa ensuite des caïds qui avaient été au service de son père : il s’empara de leurs trésors, mit la main sur toutes leurs richesses et infligea la torture à ceux d’entr’eux qui essayèrent de dissimuler leurs biens. Puis il convoqua les négociants et leur demanda de lui prêter de l’argent ; enfin, il montra de nouveau la tyrannie, les mauvais procédés et les ignobles instincts qui l’avaient déjà fait remarquer.
Il organisa une armée destinée à aller combatre son frère, Abou Fârès, à Murâkush ; cette armée, composée d’environ 3.000 hommes, fut placée sous les ordres de son fils Abdallah, qui marcha contre Abou Fârès et le rencontra dans une localité appelée Akelmîm, selon les uns, Mers-erremâd, selon d’autres. Le combat s’engagea aussitôt et, après une lutte acharnée, la fortune des armes se déclara contre Abou Fârès qui perdit environ cent hommes de ses partisans ; son camp fut pillé et il dut s’enfuir seul jusqu’à Mesfîoua.
Abdallah ben Eccheikh entra à Murâkush et abandonna cette ville à la fureur de ses troupes qui pillèrent les maisons et violèrent les femmes ; lui-même il prit part à ces excès, —n’est-il pas tout naturel qu’un fils ressemble à son père, —et il alla même, à ce que l’on raconte, jusqu’à avoir des rapports incestueux avec les femmes de son aïeul Elmansour et à abuser de ses anciennes favorites ; il mangea et but publiquement du vin pendant le ramadhan, enfin il se livra à toutes les voluptés, rejetant loin de son visage le voile de la pudeur. L’entrée à Murâkush avait eu lieu, le 20 du mois de chaabân de l’année 1015 (22 décembre 1606).
Lorsqu’il s’était enfui de Fez, ainsi que nous l’avons dit précédemment, Zîdân s’était dirigé vers Tlemcen et avait établi sa résidence dans cette ville. De là, il avait envoyé à Alger demander secours aux Turcs contre ses frères, mais lassé d’attendre les Turcs qui temporisaient, et désespérant même de les voir venir, il se rendit à Sidjilmassa où il entra sans avoir ni à lutter, ni à combattre. Ensuite il passa dans le Draâ et du Draâ dans le Sous, comme on l’a vu plus haut,
A ce moment, les habitants de Murâkush écrivirent à Zîdân de venir dans cette ville, dût-il venir seul ; il se mit aussitôt en route et arriva au milieu delà nuit. Abdallah ben Eccheikh n’eût pas le temps de se reconnaître que déjà le peuple de Murâkush avait acclamé Zidân et, se groupant autour de ce nouveau chef, avait fait périr Abdallah Aarâs, le caïd de Eccheikh. Ce dernier partit aussitôt à la tête de ses troupes, et fut bloqué par les gens de Murâkush au milieu des murs qui séparent les jardins. Près de 5.500 des partisans de Abdallah ben Eccheikh furent tués à l’endroit dit, Djenân Bekkâr (le jardin de Bekkâr) et Zîdân donna l’ordre de massacrer les troupes de son rival qui étaient restées en arrière, dans la ville : tous les soldats de Fez que l’on trouva à Murâkush furent ainsi exterminés.
Abdallah était parti en pleine déroute ; quand il arriva, avec ses troupes décimées et en désordre, auprès de son père, celui-ci fut vivement irrité de ce spectacle affligeant. Il songea tout d’abord à mettre sur pied une seconde armée et à réunir de nouvelles troupes, mais la pénurie de ses ressources et l’épuisement du trésor ne lui permirent pas de réaliser son projet ; il n’osa pas, dans ces circonstances, s’adresser aux négociants pour leur faire un nouvel emprunt, n’ayant pu encore leur rendre les sommes qui lui avaient été prêtées par eux précédemment.
En présence de ces événements, Eccheikh fît retomber le poids de ses malheurs sur ses caïds ; changeant d’attitude à leur égard, il s’empara de toutes leurs richesses, les dépouilla de leurs trésors et distribua une partie de leurs biens aux négociants. Puis, comme il avait ainsi réuni des sommes considérables, il donna de l’argent à ses soldats, en sorte que Abdallah put se préparer à marcher de nouveau sur Murâkush.
Les habitants de Fez avaient été vivement irrités du massacre de ceux des leurs qui s’étaient trouvés à Murâkush et disaient bien haut qu’ils voulaient venger leurs concitoyens ; aussi bon nombre d’entr’eux se décidèrent-ils, sans demander ni solde, ni rations, à partir avec Abdallah ben Eccheikh, qui quitta Fez à la tête d’une foule considérable, formant une armée imposante.
Aussitôt qu’il apprit la marche de Abdallah, Zidân, qui était alors à Murâkush, envoya à sa rencontre le pacha Moustafa, à la tête de troupes nombreuses recrutées parmi les gens de Murâkush et de la contrée avoisinante. Les deux armées prirent contact à un endroit situé sur la route de Salé et appelé Ouâdi Tefelfelt : la bataille fut terrible ; Moustafa fut défait dans ce combat, où près de 9.000 hommes de Murâkush trouvèrent la mort. Eccheikh avait envoyé de Fez un certain nombre de adels pour faire le dénombrement des morts sur le champ de bataille.
A la suite de cette victoire, Abdallah ben Eccheikh, poursuivit sa route sur Murâkush. Les habitants de cette ville, au nombre d’environ 36.000 combattants, sortirent de la place et joignirent leurs adversaires à l’endroit appelé Râs Elaïn, mais ils furent vaincus, et Zidân dut abandonner précipitamment Murâkush pour se réfugier dans des positions inexpugnables, sur les sommets de hautes montagnes. Abdallah ben Eccheikh pénétra alors dans Murâkush, où il commit plus d’atrocités encore qu’il n’en avait exercé la première fois. Un grand nombre d’habitants quittèrent la cité pour se retirer dans la montagne de Djillez et vinrent grossir la masse des gens intrépides, courageux et résolus qui s’étaient retirés là.
A la suite de l’arrivée de ce renfort, les réfugiés de Djillez décidèrent de prendre comme souverain, Maulay Mohammed, fils de Maulay Abdelmoumen, fils du sultan Maulay Mohammed Eccheikh Elmahdi ; c’était un homme pieux, bienfaisant, réservé et jouissant d’un grand prestige. Dès qu’il eut connaissance de la mesure prise par ces réfugiés, Abdallah ben Eccheikh marcha contre eux pour les attaquer et essayer de s’emparer du commandeur qu’ils avaient mis à leur tête, mais dans la rencontre qui eut lieu, ses soldats ayant lâché pied, Abdallah vaincu, dut quitter Murâkush et prendre la fuite.
Mohammed ben Abdelmoumen prit immédiatement possession de Murâkush ; il fit grâce à tous les gens du Gharb de l’armée de Abdallah, qui étaient demeurés dans la ville, et leur accorda des subsides. Cette mesure déplut aux habitants de Murâkush, qui reprochèrent au commandeur cet acte de générosité. 1500 d’entr’eux environ, qui formaient le groupe des mécontents, écrivirent en secret à Zidân qui, aussitôt, se rendit à leur appel et vint camper sous les murs de la ville.
Mohammed ben Abdelmoumen sortit pour combattre son rival, mais à la suite de la lutte acharnée qui s’ensuivit, il fut obligé de prendre la fuite. Zîdân rentra alors dans Murâkush et fit grâce également à tous les soldats ayant appartenu au parti de Abdallah ben Eccheikh.
Dans le commentaire du Zahret ecchemdrîkh, il est dit que le prétendant, élu dans la montagne de Djillez, s’appelait Abou Hassoun et que c’était un des descendants du sultan, Aboulabbâs Ahmed Elaaredj, dont il a été question ci-dessus. L’auteur ajoute que ce Abou Hassoun avait d’abord envoyé Moustafa à Murâkush, mais que les habitants de cette ville l’en avaient expulsé au mois de chaabân de l’année 1016 (décembre 1607). Il dit encore:
« Abdallah ben Eccbeikh fut vaincu le 6 du mois de chaouâl de cette même année (janvier 1608) ; il prit la fuite aban-donnant son camp, son artillerie, ses armes et la majeure partie de ses troupes ; il se dirigea du côté de Tamesna et, pendant sa fuite, ses compagnons et lui eurent de rudes épreuves à subir; ils durent payer, jusqu’à trente onces, un moudd de froment, et un quart de mitsqâl, un pain d’unedemi-livre. Sur leur route, ils pillèrent toutes les populations qu’ils rencontrèrent, habitants des tentes ou habitants des maisons, et leur enlevèrent même des filles. Ils arrivèrent à Fez, le 24 du mois du mois de chaouâl de cette année (12 février 1608).
A la fin du mois de dzoulhiddja (milieu d’avril 1608), Abdallah mit en mouvement son armée et marcha sur Murâkush. Il rencontra l’ennemi sur les bords du Bou Regrâg, lui livra combat, mais vaincu il abandonna son armée et s’enfuit accompagné seulement d’un petit nombre des siens. Zidân fit quartier aux soldats de son adversaire. Ce combat eut lieu au mois de chaouâl de l’année 1017 (janvie 1609).
Zîdân expédia alors en avant le pacha Moustafa, qui marcha sur Fez et vint mettre son camp sous les murs de cette ville, à Dahr-Ezzaouïa. Là, Moustafa trouva une grande quantité de grains qu’il fit distribuer à ses soldats, puis il se mit en marche dans le dessein de s’emparer de Eccheikh, de son fils Abdallah, de Abou Fârès et du fils de ce dernier, Abdelmâlek, qui se trouvaient à ce moment tous réunis à Alcazar-Elkebir. Dès qu’il connut ce projet, Eccheikh s’embarqua à Larache avec ses caïds et sa mère, laissant Moustafa faire prisonniers tous ceux de ses partisans qui se trouvèrent à Alcazar-Elkebir. Abdallah et Abou Fârès, qui avaient également pris la fuite, allèrent s’établir à l’endroit dit le plateau des Béni Ouartsîn.
Instruit de la présence de ces deux commandeurs en cet endroit Zîdân se porta à leur rencontre et vint camper en face d’eux dans un endroit appelé Arouàrât. Trahis par leurs soldats qui se rallièrent à Zidân, Abdallah et Abou Fàrès prirent la fuite et ne s’arrêtèrent qu’à Dâr Ibn Mechaal où ils demeurèrent jusqu’au moment où Zidân fut rappelé à Murâkush par la nouvelle des troubles qu’y avaient provoqués certains perturbateurs- Alors seulement, Abdallah et Abou Fârès quittèrent Dàr Ibn Mechaal pour marcher sur Fez. Moustafa sortit de cette ville pour engager le combat. Au cours de cette lutte, qui dura longtemps, le cheval de Moustafa ayant trébuché désarçonna son cavalier qui fut pris et tué. Un très grand nombre de soldats du pacha périrent en même temps que lui dans cette journée ; leur camp fut pris et pillé et l’ennemi s’empara d’environ 6000 vaches laitières. Abdallah entra ensuite dans la ville de Fez, accompagné de son oncle Abou Fârès. Cette bataille eut lieu le 7 du mois de rebia II de l’année 1018 (10 juillet 1609).

CHAPITRE LV : ASSASSINAT DE ABOU FARÈS ; DERNIERS ÉVÉNEMENTS DE SA VIE
Vaincu une première fois par Zidân, Abou Fârès s’était
enfui dans le Sous où il était demeuré auprès de Abdelazîz
ben Sa’id, un des amis de son père ; puis, pour échapper à
la poursuite acharnée dont il était l’objet de la part de Zîdân,
il s’était réfugié auprès de son frère Eccheikh. Il accompa-
gna ensuite Abdallah ben Eccheikh jusqu’au moment où celui-
ci ayant tué Moustafa entra à Fez et s’en empara, ainsi que
nous l’avons raconté précédemment. Mais les caïds des Che-
raga ayant formé le dessein de faire périr Abdallah et de
nommer à sa place son oncle, Abou Fârès, Abdallah, mis
au courant de leur projet, alla de nuit, accompagné de son
chambellan, Hammou ben Omar, trouver son oncle Abou
Fârès qui, à ce moment, était sur son tapis de prière, entouré
de ses femmes. Il fit sortir les femmes et donna l’ordre d’é-
trangler son oncle qui, jusqu’au dernier moment, se débattit
et chercha à le frapper de ses pieds. Ceci se passait au mois
dedjomada Ier de l’année 1018 (août 1609).

Le peuple fut fort affligé de l’assassinat de Abou Fârès
qui, par ses admonestations, détournait Abdallah d’un grand
nombre de turpitudes et l’empêchait de commettre certaines
iniquités, en refusant d’y donner son acquiescement. Il n’y
a de force et de puissance qu’en Dieu et c’est lui qui dispose
de tout.

CHAPITRE LVI DU SULTAN ECCHEIKH BEN ELMANSOUR ET DES ÉVÉNEMENTS QUI S’ACCOMPLIRENT JUSQU’AU MOMENT OU IL FUT DÉPOSÉ ET MIS A MORT
Après s’être conduit comme nous venons de le dire et s’être enfui à Larache, Eccheikh quitta cette ville et s’embarqua pour la Péninsule où il alla demander assistance au souverain des chrétiens ‘ (que Dieu l’anéantisse !) ; mais celui-ci refusa d’abord tout secours. Comme Eccheikh insistait pour obtenir des hommes et de l’argent, offrant de laisser ses enfants et sa suite en otages, le commandeur chrétien ne voulut céder qu’à la condition qu’on ferait évacuer Larache par les musulmans et qu’on remettrait la ville aux mains des chrétiens. Eccheikh, ayant accepté cette clause et s étant engagé à la faire exécuter, partit ensuite pour Hodjr Badis où il débarqua au mois de dzoulhiddja de l’année 1018 (mars 1610).
Arrivé à Hodjr Badis, Eccheikh séjourna quelque temps dans cette ville et la quitta ensuite pour aller s’établir dans le pays du Riff. A ce moment, des ulémas et des notables de Fez, tels que le Faqîh, le cadi, Aboulqâsem ben Abou Ennoaïm, le cbérif célèbre, le glorieux, le pur, Abou Ishaq Ibrahim Essaqli Elhasani, etc., vinrent le trouver et le féliciter de son retour.
Eccheikh, tout joyeux de recevoir cette députation, pria le capitaine des chrétiens de faire tirer le canon, afin d’eu imposer à ces délégués et de leur montrer la puissance des chrétiens auxquels il venait de demander assistance. Le capitaine fit alors tirer des salves à briser le tympan et à ébranler les montagnes, puis il débarqua de son vaisseau et vint saluer les notables. Dès que le capitaine se présenta, Eccheikh donna l’ordre aux notables de se lever ; tous se levèrent et remercièrent le capitaine des bons procédés dont il avait usé à l’égard de leur commandeur et du renfort qu’il avait amené. Selon l’usage des chrétiens, le capitaine avait salué en ôtant son chapeau.
Le peuple blâma vivement la conduite des notables qui s’étaient levés pour recevoir un infidèle ; du reste, à cause de cela, ils furent frappés par le Souverain Juge du bâton de la servitude et de l’avilissement, car à leur retour à Fez, ils furent arrêtés en chemin par les Arabes des Hayâïna qui les détroussèrent et leur enlevèrent tout ce qu’ils avaient avec eux ; on ne leur laissa pas même leurs vêtements, sauf au cadi Aboulqâsem ben Abou Ennoaïm qui fut respecté, parce qu’on avait reconnu à son costume qu’il était cadi.
Eccheikh se transporta ensuite à Qasr Abdelkerim où il séjourna quelque temps. Là, il demanda instamment aux chefs de son entourage et aux caïds de son armée de s’occuper avec lui du soin de remettre Larache aux chrétiens, afin que le commandeur chrétien exécutât la promesse qu’il avait faite de lui fournir des hommes et de l’argent. Personne ne voulut consentir à l’aider dans cette tâche, sauf le caïd Eldjerni qui lui offrit son concours dans cette circonstance.
En conséquence, Eldjerni reçut l’ordre de se rendre à Larache avec mission de faire évacuer la ville et de n’y laisser aucun musulman. Il se mit en route, mais quand, arrivé à Larache, il invita les habitants à sortir de cette place, ceux-ci s’y refusèrent. Cependant, quand il en eut fait périr un certain nombre, les autres se décidèrent à partir tout en larmes en laissant ondoyer au dessus de leurs têtes les étendards de l’humiliation et de l’avilissement. La ville ayant été évacuée par les musulmans, Eldjerni y demeura jusqu’au jour où les chrétiens vinrent l’occuper, le 4 du mois vénéré de ramadhan, de l’année 1019 (20 novembre 1610).
L’occupation de Larache produisit de violents sentiments de colère dans les coeurs musulmans et excita une réprobation universelle. Le chérif Ahmed ben Edris Elhasani se rendit dans toutes les assemblées religieuses pour y prêcher la guerre sainte et demander qu’on portât secours aux musulmans de Larache. Une foule nombreuse se groupa autour de ce chérif, bien décidée à tenter l’entreprise, mais Eccheikh fit arrêter ce mouvement par son caïd Hammou, surnommé Abou Dobeïra; après de longs efforts, celui-ci vint à bout de détourner ceux qui voulaient tenter l’aventure. Néanmoins, comme il redoutait le scandale et que tous, grands et petits, manifestaient leurs sentiments de réprobation à l’occasion de la cession de Larache, ville musulmane, aux chrétiens, Eccheikh imagina, pour se justifier, de consulter, par écrit, les ulémas de Fez et d’ailleurs, sur cette affaire.
Pour poser la question, il rappela tout d’abord qu’il avait dû, contre son gré, se réfugier avec ses enfants et sa suite sur le territoire de l’ennemi infidèle. Retenu par les chrétiens, qui n’avaient consenti à le laisser sortir du pays où il était entré qu’à condition qu’il livrerait la ville de Larache, il n’avait pu lui-même partir qu’en laissant ses enfants en otages jusqu’au moment où il aurait réalisé la promesse qu’on lui avait arrachée. Dans ces conditions, ajoutait-il en terminant, m’était-il permis, oui ou non, de racheter la liberté de mes enfants par la cession qui m’était demandée ?
Les ulémas répondirent : Quand il s’agit du rachat de musulmans, surtout si ces musulmans sont les enfants d’un commandeur des Croyants et, mieux encore, les descendants du seigneur des Prophètes, du plus parfait des Envoyés, de notre seigneur et maître Mohammed (Dieu répande sur lui ses bénédictions et lui accorde le salut!), nous sommes unanimement d’avis qu’il est permis, s’ils sont au pouvoir des infidèles, de les racheter moyennant la cession d’une des villes musulmanes.
Cette consultation juridique avait eu lieu après la cession de Larache, et si certains ulémas formulèrent cette réponse, c’est uniquement parce qu’ils redoutaient la colère du souverain. Un grand nombre de Faqîhs s’étaient d’ailleurs dérobés à l’obligation de répondre, en prenant la fuite ; parmi eux on cite : l’iman Abou Abdallah Mohammed Eldjennân, l’auteur de gloses célèbres sur le Mokhtasar ; l’imam Aboulabbâs Ahmed Elmaqqari, l’auteur du Nefh Etthîb. Ces deux personnages demeurèrent très longtemps cachés afin de sauvegarder leurs croyances religieuses, et d’obtenir que d’autres qu’eux eussent à répondre à la consultation. Ce fut encore pour ce même motif que certains ulémas quittèrent la ville de Fez pour aller vivre dans la campagne : de ce nombre furent l’imam Sidi Elhasen Ezzeyyâti, le commentateur du Djomal, l’imam érudit, Aboulabbâs Ahmed ben Youcef Elfâsi, et bien d’autres. La force et la puissance appartiennent à Dieu.
Eccheikh s’établit dans le Fahs et vit accourir autour de lui une tourbe de gens ignobles, fauteurs ordinaires de séditions, de troubles et de rapines. A la tête de ces soudards, il ravagea tout le pays et marcha sur Tétouan, dont il s’empara, le gouverneur de cette ville, Ahmed ben Enneqsîs, ayant pris la fuite et abandonné la place. Eccheikh continua ainsi à parcourir la province de Fahs jusqu’au moment où les cheikhs de ce district, voyant l’affaiblissement du pouvoir du sultan, son manque de loyauté et l’abandon qu’il faisait aux infidèles du territoire musulman, se concertèrent pour le faire assassiner. Le moqaddem Mohammed Abou Elléif Ae fit périr par surprise au milieu de son camp, au lieu dit Feddj Elferes. Le corps de Eccheikh resta abandonné et nu pendant plusieurs jours ; enfin quelques personnes de Tétouan vinrent le chercher et l’ensevelirent près de cette ville, en même temps qu’un de ses enfants et quelques-uns de ses compagnons, entr’autres les Eddobéiritesl qui avaient été tués le même jour que lui. Plus tard, le corps du commandeur et celui de son fils furent- transportés à Fez et enterrés par les soins de la mère de Eccheikh. L’assassinat avait eu lieu le 5 du mois de redjeb de l’année 1022 (21 août 1613).
On assure que ce fut à l’instigation du rebelle Aboulabbâs Ahmed ben Abdallah, connu sous le nom de Abou Mahallî, que Eccheikh aurait été assassiné. Abou Mahallî aurait écrit aux deux moqaddems, Ahmed ben Enneqsîs et Mohammed Abou Elleïf, pour les engager vivement à tuer le commandeur, ce qu’ils auraient fait aussitôt. Les biens de Eccheikh furent pillés ; sa fortune était considérable et on cite comme ayant été livrés au pillage deux moudd pleins de rubis. Une partie de sa fortune faisait le chargement complet d’un navire qu’il avait laissé à Tanger; suivant l’arrêt inéluctable du destin, les chrétiens se saisirent de ce navire après l’assassinat du sultan.
Eccheikh, que Dieu lui pardonne ainsi qu’à nous, avait une instruction variée ; il possédait des connaissances solides qui lui avaient été enseignées par des maîtres de ses deux capitales. Voici de lui un distique que j’ai vu écrit de la main d’un auteur distingué qui lui en attribue la paternité : c’est
une énigme à propos de ces mots de YAlfiya de Ibn Malek :
« il se met à l’accusatif comme spécificatif. »

« 0 toi qui interroges tous les lecteurs de la Kholasa 1 sur une
chose étrange, il me semble qu’il faut la lire

« Comme un terme circonstanciel d’état, et alors c’est un nom mis
à l’accusatif à cause de Ma et c’est un spécificatif : voilà qui
est plus merveilleux. »

Parmi les secrétaires de Eccheikh, il faut citer le littéra-
teur, le Faqîh, l’érudit, Ahoulabbâs Ahmed ben
Mohammed, fils du cadi Mohammed Elgherdîs Etteghelloubi,
qui était un des hommes les plus habiles et les plus remar-
quables dans l’art de rédiger. Dans son commentaire du
Deldil Elkheirdt, le cheikh Sidi Elarbi Elfâsi, à propos des
mots de cet ouvrage : « j’avais pour voisin un copiste » dit
ceci : « Le cheikh, le secrétaire, le raïs, Aboulabbâs Ahmed
ben Mohammed Elgherdîs, le chef des secrétaires rédacteurs
de la ville capitale de Fez, m’avait emprunté l’ouvrage inti-
tulé : Kitdb elanba fi charh elasmd de Aqlîchi. Bientôt après,
Elgherdîs fut atteint de la maladie dont il mourut et lorsque
j’allai lui faire visite, je trouvai ce livre à son chevet en
même temps que des cahiers déjà copiés et d’autres préparés
pour la copie. « Si je me rétablis, me dit-il, j’en copierai
« autant que je pourrai ; je ne m’arrêterai que si mon mal
« m’emporte. » — « Pourquoi, lui répliquai-je, vous imposer
« ce souci?» — « Parce que, répondit-il. c’est avec mes doigts
« que j’ai commis une quantité innombrable de pécbés envers
« Dieu, et j’espère, qu’en me livrant, dans l’état où je suis, à la
« copie de ce livre, j’aurai accompli une bonne oeuvre dernière
« qui servira à me faire pardonner mes péchés. » Dieu permit
qu’il réalisât son voeu, car il acheva la copie de ce livre ; il
succomba à la maladie dont il était atteint, maladie qui dura
de l’année 1019 à l’année 1020 (26 mars 1610-4 mars 1612).
En tous cas, le métier de copiste est très important au point
de vue des travaux scientifiques.

C’est en parlant de ce secrétaire que le poète a dit :

« 0 Gherdis, tu as joui de la vie pendant que la Fortune dormait
tu t’es trouvé à Fez en même temps que Ibn Djebbour.

« Enfin, grâce à ton heureuse étoile, Kheizourân s’en est allée dans
la tombe : le malheur des uns fait le bonheur des autres. »

CHAPITRE LVII : DES DÉBUTS DU REBELLE, LE FAQÎH, ABOULABBAS AHMED BEN ABDALLAH, CONNU SOUS LE NOM DE ABOU MAHALLI ; SES AVENTURES ET SA MORT
Voici ce que dit Abou Mahallî dans son livre intitulé Islit elkherit fi qitli bioloum elafrit ennefrit : « Je suis né à Sidjilmassa en l’année 967 (1560). Je tiens de mon père et de tous mes oncles paternels que les Oulâd Abou Mahallî descendent du Seyyid Elabbâs, fils de Abdelmotthalib. Un des caïds de Aboulabbâs Elmansour m’a rapporté tenir d’un des familiers de ce sultan que celui-ci possédait un livre de généalogie dans lequel ce fait était indiqué. Un thaleb, que je ne puis soupçonner ni de mensonge, ni d’erreur, m’a également affirmé qu’il avait possédé un ouvrage de généalogie dans lequel il était dit que notre tribu, les Oulâd Mahallî, se rattachait à Abdallah, fils de Djaafar. Elle aurait quitté Méquinez pour aller à Sidjilmassa enseigner au peuple les devoirs de la religion et la théologie ; une partie de ses descendants, sous le nom de Miknâsa, seraient établis dans le district de Tlemcen. Comme je demandai ce livre au thaleb, celui-ci me répondit qu’il avait été brûlé dans sa maison, ce que je ne révoque nullement en doute ; je crains seulement qu’il ait confondu Abdallah, fils de Djaafar, avec Abou Djaafar Elmansour, le calife abbasside.
« Mon professeur, Aboulabbâs Sidi Ahmed ben Aboulqâsem Essoumaï Ettadeli, m’a dit avoir lu le Mokhtasar eddzîl de Essemaâni, à Murâkush, en l’année 981 (1573) et avoir vu dans ce livre que deux opinions régnaient à l’égard des Oulâd Mahalli, les uns prétendant qu’ils appartenaient à la tribu des Maghraoua, les autres à celle des Lemtouna. Il serait possible, à ce que l’on assure, de concilier ces deux opinions, les Maghraoua se disant issus de Qaïs Ghîlân ; or Qaïs appartient à la tribu de Modhar et les Modhar sont des Arabes purs ou, en d’autres termes, anciens.
« Quant à notre ancêtre le plus illustre, celui qui prit le le surnom de Abou Mahallî, je n’ai pu, malgré la célébrité dont il a joui, connaître les motifs qui l’avaient fait surnommer ainsi, ni avoir des détails sur sa biographie. Sur tout ceci cependant, comme je l’ai écrit ailleurs, on a fait de nombreuses recherches, surtout le généalogiste le plus éminent de son époque, Eccheikh Ettadeli.
« C’est par l’exercice des fonctions de cadi que notre famille s’est rendue célèbre dans notre pays où on nous appelle les enfants du cadi et où notre zaouïa est désignée sous le nom de Zaouia du Cadi. La science est toujours restée en honneur dans nos familles et particulièrement dans celle de mon père, dont les frères et les fils ont été des hommes instruits. Moi-même, j’ai été élevé par mon père qui a mis tous ses soins à me donner une solide instruction. Ma mère, lorsqu’elle était enceinte de moi, vit en songe un des plus grands saints de notre pays et un des professeurs les plus habiles à enseigner, Sidi Ali ben Abdallah, qui lui faisait boire un bol de lait. J’espère que Dieu a réalisé l’interprétation qui fut donnée de ce songe, clans lequel le lait a été regardé comme représentant la religion, la théologie et la vérité.
« Ce fut dans le courant de l’année 980 (1572) que je quittai mon pays pour aller achever mes études à Fez; à cette époque, j’étais pubère ou à peu près; je ne songeais qu’a m’instruire et n’avais d’autre préoccupation que de meubler ma mémoire et mon intelligence.
« Je demeurai à Fez quatre ou cinq ans, jusqu’à l’époque à laquelle les chrétiens, comme je l’ai dit plus haut, vinrent à Ouâdi Elmekhâzin. La population était consternée par cet événement, et un de mes amis, un vertueux thaleb, que je consultai sur ce qu’il convenait de faire, m’engaga à quitter la ville et à aller clans la campagne, en attendant le retour de la paix et de la sécurité. En conséquence, je me rendis dans la patrie du miel et du beurre, à Adjedzihara; là, j’appris la Risdla 1, car à Fez je n’avais appris que de la grammaire et encore n’avais-je guère puisé qu’un seau dans le puits de cette science.
« Dès que la panique fut calmée je rentrai à Fez, où régnait Elmansoûr, qui venait de chasser les chrétiens. Je continuai à m’occuper de grammaire, bien que mon plus vif désir fût de loger dans ma mémoire la science du droit et d’en étudier à fond la technologie. Durant ma première sortie de Fez, j’avais fait un pèlerinage au tombeau du cheikh qui exauce les prières qu’on lui adresse, Abou Yaaza; je m’adressai àlui pour obtenir de Dieu qu’il me mît au nombre de ceux qui possèdent toutes les sciences à fond et qu’il m’accordât son absolution.
« Une année s’était à peine écoulée, depuis cette époque,que je me trouvai dans la zaouïa du cheikh Sidi Mohammed ben Mobarek Kzzaeri, et cela sans avoir éprouvé le désir de m’y rendre, car, à ce moment, j’étais passionné pour l’étude et ne songeais nullement à embrasser les doctrines des soufites. Les soufites d’alors jouissaient, en effet, d’une triste réputation, et, pour ma part, j’éprouvais à leur endroit la plus extrême défiance.
« Enfin, le bandeau qui couvrait mes yeux se déchira et,
quand j’eus vu ce que je vis, je me convertis. Je m’attachai
donc à suivre mon cheikh car, sans son aide et celle de Dieu,
j’eusse à coup sûr péri, de même que, si je n’avais été dirigé
par lui, je me serais certainement égaré. Et comment en
aurait-il pu être autrement, puisque c’est grâce à ce cheikh
que Dieu m’a dégagé de l’océan de mes passions où j’allai
m’engloutir, qu’il m’a conduit par sa miséricorde au milieu
des disciples qui suivent la large voie tracée par Abou Abdallah
Sidi Mohammed ben Mobârek, de la tribu des Zoaïr, de la
secte des Djerrâr et le dixième chef des siècles 1.

(( Ce personnage appartenait à la tribu du Maghreb appelée
Zoaïr, nom qui a la forme d’un diminutif, mais dont l’ad-
jectif ethnique s’obtient en prenant pour base la forme aug-
mentative. Un vieillard très âgé de cette tribu m’a raconté
que leur ancêtre avait reçu le surnom de Zoaïr, parce qu’il

\. En d’autre termes, le principal personnage du xe siècle.
labourait en se servant d’un attelage composé d’un cham eau
et d’un cheval et que, lorsqu’il voulait exciter ces animaux à
marcher, il se servait, pour le premier, de l’expression za\
qui sert habituellement à faire avancer les chameaux, et, pour
le cheval, du terme n, qui s’emploie d’ordinaire avec les
chevaux pour les presser dans leur marche. On réunit les
deux syllabes qu’il prononçait alors et on en fît son surnom.
Aujourd’hui le peuple a pris l’habitude de faire usage de zodir,
forme diminutive de ce surnom. Suivant ce même vieillard,
avant de s’appeler Ezzaeri, cet ancêtre se nommait Selimân,
mais dans l’usage son surnom prévalut sur son nom. Il était,
assurait-il, le frère de JBerbouch et de Achbân, auxquels di-
verses tribus arabes du Sous ultérieur font remonter, encore
aujourd’hui, leur origine.

« Je demeurai environ dix-huit ans auprès de ce cheikh
Abou Abdallah et ne le quittai que sur son ordre formel ;
ce fut lui qui, sans me consulter, m’envoya à Sidjilmassa en
me disant que moi seul ferai le bonheur des habitants de
cette ville. En partant, et sans que je le lui eusse demandé,
il m’offrit son bâton, son burnous et ses chaussures ; puis, au
moment des adieux, il prit de sa main droite un bonnet qu’il
posa sur ma tête en guise d’insigne religieux. Après m’être,
sur son ordre, installé dans mon pays, j’allai une douzaine
de fois lui rendre visite : ma dernière visite eut lieu au mo-
ment où je revenais de mon premier pèlerinage à la Mecque,
pèlerinage que j’accomplis durant sa bienheureuse existence,
en l’année 1002 (27 septembre 1593-16 septembre 1594). Ce
fut au cours de cette dernière visite que le cheikh me dit pour
me bénir : « Que Dieu t’éprouve plus qu’il ne m’a éprouvé
« moi-même! » J’interprétai ces paroles comme l’annonce de
l’empressement que met, comme vous le voyez, la foule à se
réunir autour de moi. Contrairement à son habitude, le cheikh,
après ces paroles, poussa un grand cri tel que, pendant tout

P. r.r
Vue 343 sur 574

330 NOZHET-ELHADI

le temps que j’avais vécu avec lui, je ne lui en avais jamais
entendu proférer d’aussi violent, car il était d’une nature
calme.

« Après la mort de ce maître (que Dieu le fortifie et le
sanctifie!), je demeurai au moins trois ans sans agir, puis le
renoncement au monde fit alors briller à mes yeux ses char-
mes accoutumés. Que le cheikh reçoive les témoignages de
ma reconnaissance et de mon admiration pourm’avoir com-
blé de ses faveurs et m’avoir dirigé dans la bonne voie ! »

Abou Mahallî énumère ensuite les noms de ses autres maî-
tres, tels que Elmendjoùr, Sidi Ahmed Baba Essoudâni, etc.,
et en dresse une liste qu’il serait trop long de rapporter; il
ajoute ensuite : « Je pris une résolution définitive à mon re-
tour du pèlerinage de la Mecque, car ce fut au mois deredjeb
de l’année 1001 ou 1002 (avril 1592 ou mars-avril 1593)
que j’entrai en relations avec l’ami sincère et intelligent,
Abou Yahia Elfâsi, ainsi qu’avec Elbadekhchi de Boukhara,
à l’occasion de la Nokhba de Ibn Hadjar; à mon retour je
visitai les provinces du Maghreb jusqu’à l’OuâdiEssaoura, où
je m’établis ensuite avec toute ma famille. »

Tel est le résumé des débuts de Abou Mahallî puisé dans
le livre dont j’ai parlé ci-dessus, livre qui est intéressant.
Ayant eu l’occasion de lire cet ouvrage dans un volume de
recueils, j’en ai extrait ces notes sommaires. C’est sur l’assis-
tance de Dieu que nous devons compter ; c’est lui qui nous
dirige dans la voie la plus droite.

CHAPITRE LVIII

LE CHEIKH PUISE A UNE AUTRE SOURCE ET DE L’ORIENT A L’OCCIDENT
FAIT RETENTIR LE MONDE DE VOCIFÉRATIONS

Dans une épître intitulée : Maqâm ettedjellî min sahbat
ecchei/eh Abî Mahallî, longue dissertation en prose rimée,
le cheikh, le Faqîh, Aboulabbâs AhmedEttouâti, ainsi
que j’ai pu le constater moi-même sur son manuscrit auto-
graphe, rapporte ce qui suit : « Tout d’abord, le Faqîh
Aboulabbâs Ahmed ben Abdallah Abou Mahallî était un simple
légiste ; après s’être dirigé quelque temps dans la voie du
soufisme, il reçut l’inspiration divine et manifesta bientôt les
signes de sa mission providentielle. Le peuple en foule ac-
courut le voir en pèlerinage, les uns venant isolément, les
autres en groupes. Sa renommée se répandit bientôt dans
tout le pays et ses adeptes devinrent très nombreux. Moi-
même, ajoute Ettouâti, en apprenant tout cela, je me rendis
auprès de lui et y demeurai un certain temps, jusqu’au jour
où je vis qu’il se donnait pour être le mahdi avéré, annoncé
par les traditions authentiques. A ce moment, je refusai de
le suivre dans cette voie et l’abandonnai à ses vanités. »

Dans ses Mohâdharât, Abou Ali Elyousiraconte que Aboul-
abbâs Ahmed Abou Mahallî se trouvant un jour avec son
maître, Ibn Mobârek, se sentit tout à coup envahir par une
inspiration soudaine et s’écria en se débattant : « Je suis sul-
tan, je suis sultan. » — « 0 Ahmed, lui dit alors son maître,
en admettant que tu sois sultan, tu ne seras pas capable d’ef-
fondrer le sol sous tes pas, ni d’égaler les montagnes en hau-

P. r-i
Vue 345 sur 574

332 NOZHET-ELHADI

teur. » Un autre jour, se trouvant dans une réunion de sou-
fîtes, il fut de nouveau pris de convulsions et se mit à crier :
« Je suis sultan. » Un autre soufite qui se trouvait dans un
coin de la salle tomba aussitôt en convulsions et s’écria :
« Trois ans moins un quart. » Ce fut ainsi, en effet, que les
choses se passèrent.

On rapporte encore que, au moment où il faisait ses tour-
nées autour du temple de la Mecque, lors de son voyage dans
le Hedjâz, on l’entendit s’écrier : « 0 mon Dieu, tu as dit et
tes paroles sont la vérité : et ces règnes nous les donnerons
à tour de rôle aux hommes. Fais donc, ô mon Dieu, que
je sois du nombre de ceux qui régneront. » Mais il avait ou-
blié de demander que son règne se terminât bien ; aussi, s’il
fut exaucé dans sa prière, les circonstances l’entraînèrent
bientôt dans la voie fatale qu’avait tracée le Destin.

Abou Mahallî était un Faqîh éminent; son style
était élégant et ses pensées élevées. Il a composé divers ou-
vrages, entre autres : Elouidhdh, Elqasthds, Elislît, Medje-
nîq et Essokhour fïrred ‘ala ahl elfodjour. J’ai vu dans
l’exemplaire autographe de ce dernier ouvrage la réponse
faite par Elkharroubi à la célèbre épître de Abou Omar El-
merrâkochi. Il fut aussi l’auteur de poésies médiocres. Il
s’était cru capable d’accomplir la mission de réformer les
moeurs et ce fut là, sans qu’il s’en doutât, ce qui causa sa
perte.

Dans les Mohddharât, le maître de nos maîtres, Abou Ali
Elyousi s’exprime en ces termes :

« Abou Mahallî avait suivi la voie que lui avait tracée Ibn
Elmobârek Ettâstâouti et était arrivé à posséder ainsi la grâce
jusqu’à un certain degré. Il composa sur ce sujet des traités
qui prouvent qu’il en était ainsi, et ce ne fut que plus tard
qu’il sentit naître en lui ses idées ambitieuses.

« On raconte qu’au début il s’était lié d’amitié avec Ibn
Vue 346 sur 574

CHAPITRE CINQUANTE-HUITIEME 333

Abou Bekr Eddilaï. Comme, à cette époque, les moeurs étaient
extrêmement relâchées dans le pays et que le mal s’était
propagé de tous côtés, Ahmed ben Abdallah dit une nuit à
Abou Bekr : « Voulez-vous que nous allions dès demain parmi
«le peuple l’exhorter à se mieux conduire et lui défendre de
« continuer ses méfaits? De la sorte nous nous mettrions nous-
« mêmes à la tête de la réforme des maux qui couvrent le pays
« et l’affligent. » Ibn Abou Bekr refusa de prêter son concours
à cette oeuvre, donnant pour prétexte que le mal était trop
général et trop profond. « Nous n’avons pas, ajouta-t-il,
« toutes les qualités requises pour nous donner comme
« réformateurs. »

Le lendemain de cette conversation, les deux amis sorti-
rent. Ibn Abou Bekr se rendit sur le bord de la rivière, lava
ses vêtements, se rasa la tête, puis passa le reste de son temps
à dire des oraisons et à faire ses prières canoniques aux
heures prescrites. Abou Mahallî, pour sa part, mit à exécu-
tion ses projets de réforme ; dans ce but, il se laissa entraîner
dans des discussions et des querelles telles qu’il ne put faire
ses prières canoniques au moment voulu et, enfin de compte,
il n’aboutit à aucun résultat. Le soir, quand les deux amis
retournèrent dans leur demeure pour y passer la nuit, Ibn
Abou Bekr dit son compagnon : « En ce qui me concerne,
j’ai accompli tous mes devoirs : j’ai fait mes prières aux heu-
res prescrites et je suis rentré ici, sain et sauf, l’âme pure et
tranquille. Pour ce qui est de ceux qui se livrent au mal,
Dieu réglera leur compte. » Puis, après avoir dit ces mots
ou quelque chose d’approchant, il ajouta : « Et toi, mainte-
nant, vois dans quelle situation tu t’es mis. »

En dépit de tout cela, Abou Mahallî ne renonça pas à son
projet ; il se rendit un peu plus tard dans les contrées du
sud, sur les bords de l’Ouâdi Essaoura et là, il se posa en pré-
tendant ; il annonça qu’il n’avait été amené à jouer ce rôle que

p. Y
Vue 347 sur 574

334 NOZHET-ELHADI

par suite de l’extrême corruption des moeurs et le déborde-
ment des mauvaises passions, puis, non content de cela, il
déclara être le Mahdi attendu, envoyé pour faire la guerre
sainte. Il sut ainsi gagner la confiance du peuple qui marcha
à sa suite.

Abou Mahallî entra en correspondance avec les chefs des
tribus et les grands personnages des villes ; il les exhorta à
se mieux conduire et insista pour qu’ils suivissent les pré-
ceptes de la Sonna ; il fit répandre le bruit qu’il était le fa-
timite\ affirmant que quiconque lui obéirait serait dans la
bonne voie, tandis que ceux qui contreviendraient à ses ordres
seraient au nombre des égarés. Parfois, dans le but d’en-
flammer le zèle de ses disciples, il leur disait : « Vous êtes
supérieurs aux disciples du Prophète, car c’est à une époque
d’erreurs que vous vous levez au secours de la Vérité, tandis
qu’eux vivaient au temps même de la Vérité. » Et il leur
débitait encore d’autres sornettes du même genre.

Dans un poème, où il combattait Abou Mahallî et engageait
le peuple à se méfier de lui, le Faqîh, Abou Zakarïa
Yahia ben Abdallah ben Saïd ben Abdelmonaïm ElMhi, a
fait allusion à tout cela quand il a dit :

« 0 nation de l’Élu, du Guide, vous manque-t-ildonc de modèles

parmi les ulémas des temps passés ?
« Croyez-vous donc que Dieu va vous laisser ainsi abandonnés? Il

vous a mis à même de saisir pourquoi
« Je m’adresse à vous au nom de celui qui vous rassemblera au

jour de la Résurrection. Ne voulez-vous donc pas comprendre

— l’homme vain n’est pas comme celui qui sait —
« Que votre Maghreb est partout maudit par la Providence! 0

mon Dieu, sois notre soutien.
« Quand on dit aux hommes que leurs passions les égarent, ils

répondent que le Faqîh un tel a péché avant eux et que

1. Le Malicli véritable doit appartenir à la famille du Prophète, et par consé-
quent, être un fatimite ou descendant de Fathiuia, la fille de Mahomet.
Vue 348 sur 574

CHAPITRE CINQUANTE-HUITIÈME 335

« Si cette réponse n’était pas décisive, l’Imam se serait prononcé

sur ce point et qu’on n’aurait pas vu venir l’illustre fils de

celui qui détruit.
« A ceux qui leur disent : « Voici ce qu’a dit le meilleur des

« êtres », ils répondent : Ce que nous apprend ce maître de

l’heure 1, nous suffit;
« Nous sommes supérieurs aux disciples du Prophète ; nous aurons

une récompense qui doublera les bracelets de nos bras. »
« Les illusions du moment ont séduit les coeurs de la foule qui,

éprise de lui, a perdu la bonne voie. »

Il y eut, du reste, entre Abou Mahalli et Yabia ben Ab-
dallah, un échange de correspondances et d’épigrammes en
vers et en prose. Voici, par exemple, ce que dit Abou
Mahallî :

« 0 Yabia, ô vil immondice ! Comment oses-tu prétendre criti-
quer les autres à l’exemple des grands auteurs de l’antiquité !

« C’est comme si tu assurais appartenir à la famille du Prophète,
alors que tu es le dernier de la plus infime des tribus.

« Ton visage est celui d’un singe, rien n’est plus horrible à voir;
quant à ta tête, c’est celle d’un coq qui émerge d’un tas de
fumier ;

« Quand tu la coiffes d’un turban, elle te donne l’apparence d’une
vieille femme chrétienne accroupie, en train de laver des
torchons. »

On prétend que Yahia avait été le condisciple et l’ami de
Abou Mahallî à la médressa de Fez. Quant aux sarcasmes
qu’ils échangèrent entre eux, je m’abstiendrai de les retracer
dans cet ouvrage. Que Dieu soit indulgent pour tous.

1. Nom que le vulgaire donne au Mahdi.

p. T • ”
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CHAPITRE LIX

ENTRÉE DE ABOU MAHALLI A SIDJILMASSA, DANS LE DRAA ET A MURÂKUSH
ET DES CIRCONSTANCES DANS LESQUELLES CES ÉVÉNEMENTS SE
PRODUISIRENT.

p. Y • V

Quand Abou Mahallî eut groupé autour de lui une foule
considérable de partisans et qu’il vit ses nombreux adeptes
accourir en pèlerinage auprès de lui, il déclara hautement
qu’il fallait s’occuper de réformer les abus qui s’étaient intro-
duits et propagés parmi le peuple. « Les enfants de Elman-
sour, disait-il, cherchent à s’entre-détruire pour conquérir
la royauté. Dans cette lutte fratricide, le peuple a été décimé,
les richesses de la population mises au pillage et les harems
violés ; il importe de mettre un frein aux agissements de ces
prétendants et de briser leur autorité. »

En apprenant la nouvelle que Eccheikh, fils de Elmansour,
avait fait évacuer par les musulmans la ville de Larache et
l’avait vendue aux infidèles, Abou Mahallî avait bondi de
colère, et cette colère avait paru provoquée plutôt par soa
zèle pour la religion de Dieu et l’intérêt des musulmans que
par le désir de grouper autour de lui les défenseurs du pays.

A la suite de cet événement, il partit un jour pour Sidjil-
massa avec l’intentiou de s’emparer de cette ville, dans
laquelle Zidân avait laissé comme lieutenant un certain
Elhâdj Elmir. Le lieutenant de Zidân sortit aussitôt de la ville
à la tête d’environ 4.000 hommes et se porta à la rencontre
de Abou Mahallî, qui n’avait avec lui qu’un chiffre approxi-
matif de 400 combattants. A peine les deux armées se trou-
Vue 350 sur 574

CHAPITRE CINQUANTE-NEUVIÈME 337

vèrent-elles en présence que le combat s’engagea : la lutte
se termina par la défaite des troupes du lieutenant de Zîdân.
Dans le peuple, on répandit le bruit que les balles qui attei-
gnaient les partisans de Abou Maballî, arrivaient sans force
et ne produisaient aucun mal ; cette croyance augmenta aux
yeux des populations la vénération qu’elles professaient
pour Abou Mahallî et lui valut un prestige considérable.

Entré dans Sidjilmassa, Abou Mahallî réforma les abus et
fitrégner la justice dans cette ville. Des députations envoyées
par les habitants de Tlemcen et les Benou Râched, vinrent
le complimenter sur son triomphe et le féliciter de ses suc-
cès ; parmi les membres de ces députations, se trouvait le
savant Faqîh, Sidi Saïd Qodoura Eldjezâïri, l’auteur
d’un commentaire sur le Essollem, qui fut un des disciples
de Abou Mahallî ainsi que celui-ci le rapporte dans son livre
intitulé : Elislit.

Instruit par les fuyards, qui le rejoignirent, de la défaite
de ses troupes, Zîdân organisa un armée considérable qu’il
expédia sous le commandement de son frère, Abdallah ben
Mansour, connu sous le nom de Ezzobda. Aussitôt qu’il fut
informé de ce mouvement, Abou Mahallî se rendit dans
le Draâ; là, il livra bataille à Abdallah qui fut défait et perdit
environ 3.000 hommes de son armée. Cette victoire renforça
le parti de Abou Mahallî, lui donna une grande autorité et
réunit sous ses ordres les provinces du Draâ et de Sidjil-
massa.

Le caïd Younès Elaïssi, victime du ressentiment de Zidân,
avait quitté ce commandeur pour se rendre auprès de Abou Ma-
hallî; il mit celui-ci au courant des secrets de son ancien
maître, dont il dépeignit la faiblesse, et réussit, par de cons-
tantes excitations, à le faire marcher sur Murâkush. Zidân aban-
donna immédiatement cette ville et s’enfuit vers le port de
A.sfi, d’où il songea un instant à s’embarquer pour la Pénin-

Nozhet-Elhâdi 22
Vue 351 sur 574

p. T-À

338 NOZHET-ELIIÂDI

suie ‘. Abou Mahalli entra donc dans le palais impérial de
Murâkush et s’y installa en maître ; il donna même le nom de
Zîdân à un fils qui lui naquit alors dans ce palais et l’on
assure qu’il épousa la mère de Zidân et qu’il consomma le
mariage avec cette commandeursse. L’ivresse du pouvoir souve-
rain lui troubla dès lors l’esprit, et bientôt il négligea
la dévotion et la piété qui avaient été les bases de sa
fortune.

Dans ses Mohddhardt, le cheikh Elyousi raconte le fait
suivant : Lorsque Abou Mahallî fut entré à Murâkush, ses frères
en religion vinrent lui rendre visite et lui adresser leurs féli-
citations. Admis en sa présence, ils lui manifestèrent la
joie que leur causait son arrivée au pouvoir et le complimen-
tèrent. Un seul homme parmi eux avait gardé le silence et,
comme Abou Mahallî lui demandait pourquoi il n’avait rien
dit en insistant pour avoir une réponse, cet homme répondit :
« Aujourd’hui tu es un sultan ; si donc tu veux que je te dise la
vérité, promets-moi de ne me faire aucun mal. » — « Parle
sans crainte, répliqua Abou Mahallî. » — « Au jeu de la
balle’ 2, reprit l’homme, cent ou deux cents personnes pous-
sent devant elles une balle au milieu de grands cris et de
bousculades qui font que quelques-uns se rompent un mem-
bre ou se blessent assez grièvement pour en mourir; per-
sonne pourtant ne s’émeut de ces accidents, quoique, en
somme, cette balle, si vous l’examinez bien, ne soit formée
que de vieux chiffons roulés. » Abou Mahalli ayant saisi le
sens de cet apologue, se mit à pleurer et s’écria : « Nous
avons voulu faire revivre la religion et voilà que nous l’avons
fait périr ! »

1. L’Espagne.

2. Les joueurs sont armés de solides bâtons recourbés avec lesquels ils frappent
la balle. Divisés en deux camps rivaux, qui doivent chacun conduire la balle dans
une direction opposée, il arrive souvent, dans l’animation du jeu, que les parte-
naires échangent, sans le vouloir, de terribles horions.
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CHAPITRE LX

ZIDAN APPELLE YAHIA BEN ABDALLAH A SON SECOURS. ABOU MAHALLI
EST MIS A MORT. CIRCONSTANCES QUI ACCOMPAGNÈRENT CET ÉVÉNE-
MENT.

En présence de ces événements, Zidàn ayant acquis la
certitude que son influence était gravement compromise et
qu’il était trop faible pour tenir tète à Àbou Mahallî, écrivit
au Faqîh, Abou Zakarïa Yahia ben Abdallah ben
Saïd ben Abdelmonaïm Elhâhi Eddaoudi, pour implorer
son aide et son assistance. Yahia, qui habitait la zaouïa de
son père dans la montagne de Dcren, jouissait d’une grande
considération dans le pays du Sous où il comptait de nom-
breux adeptes. En faisant appel à l’appui de ce personnage
et en lui demandant secours, Zîdàn avait écrit ces mots :
« Vous avez le devoir de défendre ma couronne, car je suis
un des vôtres. Il vous faut donc agir en ma faveur et com-
battre avec moi quiconque conspirera contre moi. » Abou
Zakarïa répondit à l’appel de Zidan et se porta à son secours,
il rassembla de nombreuses troupes de tous côtés et, à la
tète de ses partisans, il se mit en marche sur Murâkush, le 8 du
mois de ramadhan de l’année 1022 (22 octobre 1613). Arrivé
à l’endroit dit Foum Tânout, à deux journées de marche
de Murâkush, Abou Zakarïa reçut de Abou Mahallî la lettre
suivante :

« Au nom du Dieu clément et miséricordieux.

« Delà part de Ahmed ben Abdallah à Yahia ben Abdallah.

J’ai appris qu’après avoir rassemblé une armée sous vos
Vue 353 sur 574

p. v .<\ 340 NOZI1ET-ELI-IADI drapeaux vous étiez campé en ce moment à Tânout. Des- cendez dans la plaine afin que nous nous trouvions face à face. Le chacal use de ruse, mais le lion attaque résolument. On n’affermit son pouvoir qu’en frappant avec la lance et en combattant avec l’épée. Salut. » Voici la réponse que fit Yahia : « Au nom du Dieu clément et miséricordieux. « De la part de Yahia bon Abdallah à Ahmed bon Abdal- lah. Ensuite : Le pouvoir n’appartient ni à vous, ni à moi, mais uniquement au Souverain qui sait tout. Je viens à vous avec des gens armés de fusils et bien aguerris, recrutés dans la tribu des Chebâna et chez leurs alliés, les Benou Djeràr; j’ai aussi des terribles et valeureux guerriers du pays qui va de Hechtouka aux Benou Kensoùs. Je vous donne ren- dez-vous à Djillez, où Dieu tirera vengeance du pervers et fera triompher celui qui lui est cher. Salut. » Se mettant alors à la tête de ses troupes, Yahia marcha sur Murâkush et vint camper près de Djillez, montagne qui domine la ville de Murâkush. Ahmed ben Abdallah, de son côté, se porta à la rencontre de son adversaire et l’action s’enga- gea entre les deux armées près de Djillez. Dès le commen- cement du combat, Abou Mahallî fut atteint en pleine poi- trine d’une balle qui le tua sur le coup ; ses troupes se débandèrent aussitôt et son camp fut pillé par l’ennemi. On coupa la tète de Abou Mahallî et on la suspendit aux rem- parts de la ville de Murâkush, où elle demeura exposée pendant près de douze ans, ainsi que les tètes des principaux chefs de son armée. Cette tête fut ensuite enlevée et enterrée dans le mausolée du célèbre ouali, Aboulabbâs Essebti, au des- sous de l’école qui, en cet endroit, est contiguë à la mosquée. Le cheikh, le célèbre Faqîh, Aboulabbâs Ahmed Elmerîdi Elmerrakochi (Dieu lui fasse miséricorde !) a fixe la date du soulèvement de Abou Mahallî et celle de sa mort, Vue 354 sur 574 CHAPITRE SOIXANTIÈME 341 par cette phrase : « Il se souleva bouc 1 et mourut bélier. » On remarquera la forme piquante de ce chronogramme et la fine allusion qu’il contient. Les disciples de Abou Mahallî assurent qu’il ne mourut point, mais qu’il disparut seulement. Cette croyance a per- sisté jusqu’à ce jour chez quelques-unes des populations de l’OuàdiEssâoura, du moins cela m’a été affirmé par quelqu’un en qui j’ai une entière confiance. La force et la puissance appartiennent à Dieu ! Abou Mahallî ayant ainsi péri, Yahia entra à Murâkush et s’installa clans le palais des souverains ; il jeta là son bâton de voyage et songeait à s’y établir à demeure, quand il reçut de Zîdân une lettre dans laquelle celui-ci lui disait : « Si tu es venu dans le seul dessein de me secourir et de me débar- rasser du rebelle, tu m’as fait atteindre mon but et tu as donné la paix à mon coeur. Mais si c’était pour mettre du feu dans ton âtre et t’emparer du pouvoir royal comme d’une proie, Dieu, dans ce cas, n’a réjoui que tes yeux ! »’ Yahia fit aussitôt ses préparatifs pour retourner dans son pays, voulant montrer ainsi qu’il n’avait pas ambitionné le pouvoir suprême et qu’il était venu dans le seul but de pro- téger l’autorité du commandeur dont il s’était engagé à défendre la couronne. Il se mit donc en route pour son pays, tandis que Zîdân rentrait à Murâkush. On assure que Yahia avait véri- tablement voulu se faire proclamer souverain, mais que les soldats berbers qui l’accompagnaient avaient, à la suite d’une série d’événements, refusé de l’aider dans ses projets. Dieu, par sa grâce et sa bonté, peut seul favoriser une entreprise. 1. Les mots traduits par « bouc » et « bélier » forment deux chronogrammes, donnant les dates de 1019 et 1022. Vue 355 sur 574 p. *\. CHAPITRE LXI SUITE DE L’HISTOIRE DE YAIIIA BEN ABDALLAH. QUELQUES MOTS SUR CE PERSONNAGE ET SUR DIVERS FAITS QUI SE RAPPORTENT A LUI Ce personnage s’appelait Yahia ben Abdallah ben SaïJ ben Abdelmonaïui Eddaoudi Elmennàni Elliâhi. Son grand- père Saïd avait été, par sa science et sa piété, l’homme le pins remarquable de son temps ; il avait fait revivre la Sonna dans le Sous et avait donné, dans ce pays, un vif éclat à l’islamisme. C’était, en parlant de lui, que Sidi Ahmed ben Moussa Essemlâli disait : « Aucun fils de femme n’a été son égal dans le passé, aucun ne le sera dans l’avenir. » Tout le monde s’accordait à vanter sa gloire, ses vertus et son extrême sollicitude. « Savez-vous, disait-il un jour à ses disciples, ce que fera pour vous votre cheikh, au jour de la Résurrection? » — « Non, répondirent ceux-ci. » — « Eh ! bien, leur répliqua-t-il, il vous assistera au moment de la pesée ‘ ; toute bonne action qui sera en excédent chez l’un de vous, il la prendra pour la reporter à l’actif de ceux de vos frères qui en auront besoin, de façon à ce qu’il ne reste pour l’enfer que ceux dont les bonnes oeuvres auront été tout à fait insuffisantes. En outre, il se tiendra près du Siràth jusqu’à ce que vous ayez tous, jusqu’au dernier, franchi ce pont. » Il fit un si grand nombre de miracles qu’il serait impossible d’en donner la liste complète. II mourut en l’année 953 (4 mars 1546-21 février 1547). Après sa mort, son fils Abdallah prit sa place et imita i. La pesée des bonnes et mauvaises actions, au jour du jugement dernier. Vue 356 sur 574 CHAPITRE SOIXANTE ET UNIÈME 343 son père en suivant la même voie que lui ; quelques per- sonnes prétendent même qu’il le surpassa. Abdallah fut un savant qui pratiquait ses devoirs de piété et un saint homme modeste qui donnait d’excellents conseils. « Je ne me souviens pas, disait-il, d’avoir commis la moindre infraction à mes devoirs envers Dieu, ni d’avoir fait du mal à un seul animal, pas même à une fourmi. » L’auteur du Bedzl elmondsaha s’exprime sur ce person- nage en ces termes : « Jamais je n’ai vu un aussi pieux per- sonnage, ni entendu dire d’aucun saint qu’il ait pris plus à coeur que lui l’instruction et l’éducation de ses disciples. Sa sol- licitude était telle que, même pour les laboureurs de la zaouïa, il avait désigné un de ses disciples qui était chargé de leur fournir l’eau dont ils avaient besoin aux heures de la prière. Ce disciple, à ce moment, devait porter à l’endroit où on labourait de l’eau, une écuelle et du feu ; il faisait chauffer l’eau, et les laboureurs, après avoir fait leurs ablu- tions l’un après l’autre, récitaient la prière en commun. « Il avait composé un ouvrage sur les terreurs de la vie future ; il le lisait en arabe et en berbère à ceux qui venaient le voir en pèlerinage. On ne pouvait arriver jusqu’à lui que pendant la nuit et, sauf une seule fois, il ne se montra jamais de jour à personne. 11 disait que son maître Sidi Ahmed ben Moussa lui avait recommandé d’agir ainsi. Il fît de nombreux miracles et peut-être qu’un jour nous en ferons le récit dans un ouvrage autre que celui-ci. Il fut le disciple de Sidi Ahmed ben Moussa, de Sidi Abdallah Elhibthi, dont il suivit les doctrines, de Mohammed ben Ibrahim Ettinmârti, de Ezzeqqâq, de Elouancherisi et d’autres. Il mourut en 1012 (H juin 1603-30 mai 1601) et fut enterré à Beradàa, dans la montagne de Deren, à l’endroit même où il avait établi sa zaouïa sur l’autorisation qui lui en avait été donnée par le sultan Elghâleb-billah, Ses disciples étant devenus Vue 357 sur 574 p. “m 344 NOZHET-ELHADI fort nombreux et sa réputation très grande, il fut desservi auprès de Elmansour et dénoncé à lui comme un homme dangereux. Elmansour avait envoyé son caïd Mansour ben Abderrabman Eleuldj avec ordre d’arrêter le cheikh, mais, grâce à Dieu, celui-ci put se soustraire à ce danger. « Sidi Abdallah mort, son fils Yahia prit la direction de la zaouïa et continua les traditions de son père. Yahia était un Faqîh d’une instruction variée ; il avait été à Fez où il avait suivi les leçons de maîtres tels que Elmendjoîir et autres, et il avait été en outre le disciple du bienheureux, du savant qui connaît Dieu, le célèbre Sidi Ahmed ben Mohammed, connu sous le nom de Adbâl Essousâni, qui est enterré dans le Draâ. Ce fut sous la direction de ce maître, son principal guide, qu’il étudia un grandnombre de sciences, et ce fut de lui qu’il reçut son diplôme de docteur pour la science des hadits. » A son tour, l’auteur de Elfaouâid Eldjomma dit : Yahia était un érudit ; il avait étudié les hadits, la jurisprudence, la syntaxe, la lexicologie et le soufisme. Il m’a raconté qu’il avait vu en songe Abou Horerïa. « Je vis, disait-il, un « homme de taille moyenne au teint fortement coloré en « rouge et comme je lui demandai son nom il me répondit : « Je suis Abderrahman ben Sakhr ou Abderrahman ben « Sakhr Eddoûsi, dont vous avez entenduparler. » — « Avez- « vous assisté, ajoutai-je, à la fracture de la lune 1 ? » — « Non, répliqua-t-il, mais la chose est authentique. » Je lui « demandai alors sa bénédiction et plaçai sa main sur mon « visage pour me porter bonheur. Quand je me réveillai, je « fis des recherches sur l’époque à laquelle s’était converti « Abou’Horeïra et je constatai qu’elle était postérieure à la « fracture de la lune. » \. On prétend que Mahomet pour prouver sa mission divine fendit la lune en deux. Ce miracle est rapporté dans le Coran, sourate LIV. Vue 358 sur 574 CHAPITRE SOIXANTE ET UNIEME 3-45 « Yahia me récita ensuite ces vers qui s’appliquaient à lui: « 0 Abou Zeïd, il n’est personne qui, comme moi, puisse dans un hadits remonter jusqu’à une autorité pareille à la tienne. « Toi qui es l’hôte du monde entier, atténue les vices dans les bourgs et redoute le châtiment de Dieu. » « Yahia était un poète distingué ; il a composé sur la félicitation un poème rimant en lam, qui renferme un grand nombre d’allitérations et qu’il a lui-même commenté, dans un fascicule intitulé : Errechfa elheniya min risdlat ettehnia. Il a également écrit une pièce de vers du mètre redjez, sur les martyrs. Mon ami, le cadi Abou Zeïd Essedjetâui, m’a raconté avoir lu un gros volume contenant les poésies épi- grammatiques et autres échangées entre Yahia et Abou Mahallî ; ce recueil avait pour titre : Ettedjelli fima ouaqaa beina Yahia oua Abi Mahallî. « De même que son père et son aïeul, Yahia eut une grande réputation de sainteté et ses adeptes furent nombreux. De tous côtés la foule se rendait en pèlerinage auprès de lui et de grands personnages eux-mêmes allèrent le visiter. Toutefois, il tomba dans des errements analogues à ceux qu’avait suivis Abou Mahallî, car il usurpa le souverain pouvoir et se conduisit en véritable sultan. Cette circonstance troubla son repos et ternit sa réputation ; il ne s’était pas aperçu qu’il avait été à ce moment le jouet des perfidies les plus subtiles et des embûches du Satan maudit. » Certains auteurs assurent que, lorsque l’ambition s’est logée dans le coeur d’un homme, celui-ci ne la délaissera jamais, dût-il en perdre la vie. Aussi l’auteur de Elfaoudïd ajoute-t-il après ce qui vient d’être rapporté au sujet de Yahia : « Il essaya de réunir le pouvoir temporel à la direc- tion spirituelle des affaires de la nation, mais, malgré tous Vue 359 sur 574 p. v\r 346 NOZHET-ELHADI ses efforts, il mourut avant d’avoir pu mener à bout son oeuvre. » Ce fut à son retour du Sous que Yahia songea pour la première fois à s’emparer de la royauté et à réunir sous une même autorité les villes et les tribus du Maghreb qu’il voyait désunies. Il alla d’abord à Taroudant, s’empara de vive force de cette ville et l’occupa. Ce fut alors qu’il s’engagea entre lui et Aboulhasen Ali, petit-fils du bienheureux Sidi Ahmed ben Moussa Essemlâli, une série de luttes et de com- bats à faire blanchir les cheveux et à rendre caducs des enfants encore à la mamelle. Il poursuivit sans relâche ses projets de conquérir l’autorité absolue jusqu’au jour de sa mort qui eut lieu le mercredi soir, 6 du mois de djomada II de l’année 1035 (4 mars 1626), dans la casbah de Taroudant. Le lendemain, son corps fut porté au ribdth de son père et de son grand-père, et ce fut à côté de la tombe de ce dernier qu’on l’enterra. Yahia était en correspondance avec Zîdân à qui il donnait des conseils ; il le contraignait souvent à subir la présence des personnages qui étaient venus réclamer son appui, ce qui froissait vivement Zidân. La lettre suivante que j’ai lue et qui avait été écrite par Yahia donnera un aperçu de cette situation que nous venons de signaler : « De la part de Yahia ben Abdallah ben Saïd ben Elmo- naïm (que Dieu lui conserve toujours sa bienveillante faveur ! Amen !) 0 mon Dieu, nous t’adressons nos louanges en toutes circonstances et nous te sommes reconnaissants, ù patron des Croyants, d’écarter loin d’eux les malheurs et les épreuves. Nous te demandons de répandre tes bénédictions sur ton Élu, le meilleur des êtres et de lui accorder le salut, à lui dont la tombe attire la foule des voyageurs. 0 Seigneur, nous te prions de nous donner des marques de ton exquise générosité et de ta haute faveur aussi bien quand nous sorti- Vue 360 sur 574 CHAPITRE SOIXANTE ET UNIÈME 347 mes en voyage que quand nous sommes au repos. Nous implorons ta face auguste afin que, ô Tout-Puissant, tu nous épargnes la colère que méritent nos mauvaises actions. « Le salut le plus complet de Dieu, ses faveurs les plus étendues, sa miséricorde et ses bénédictions soient sur le magnanime, l’auguste commandeurmolouyen 1, l’imam de la famille de Ali! Comment vous portez-vous et comment vous trouvez- vous dans ces temps où le sort s’acharne à détruire les reli- gions et entraîne les fidèles à ne songer qu’à assouvir leurs passions. Nous appartenons à Dieu; il n’y a de force et de puissance qu’en lui, sur qui nous comptons, car il est la meil- leure des providences. « Cette lettre qui vous est adressée a pour objet d’élucider trois points qui se rattachent à ces paroles du Prophète : « La «religion, c’est le bon conseil. » Et comme on demandait alors à Mahomet à qui il appartenait de donner des conseils, il ré- pondit : « A Dieu, au Prophète, aux grands des musulmans « et enfin au peuple lui-même. » « Nous allons donc traiter les trois points suivants : 1° Doit- on s’appuyer sur vous et reconnaître votre autorité? 2° Faut-il combattre vos décisions ? 3° Doit-on s’astreindre à vous donner des conseils et vous rappeler avec fermeté que vous êtes tenu de préserver vos sujets de l’arbitraire de vos agents ? « Sur le premier point, les raisons ne manquent pas. L’appui qu’on vous doit s’explique par les égards qu’on est tenu d’avoir pour toute personne appartenant à l’auguste fa- mille du Prophète. Abou Bekr Esseddîq n’a-t-il pas dit, en effet : « Révérez Mahomet dans la personne des membres de 1- La Molouya, qui est la rivière la plus importante du bassin méditerranéen du Murâkush, traverse des contrées où l’autorité du sultan est souvent méconnue. C’est sans doute pour affirmer leur autorité sur ce territoire que les souverains maro- cains prennent souvent le titre de commandeurs molouyens ou de la Molouya. Vue 361 sur 574 P. Y\t 348 NOZHET-ELHÂDJ « sa famille » et il a ajouté : « Certes, les parents du Pro- « phète me sont plus chers que mes propres parents. » « 0 membres de la famille du Prophète, vous aimer est un des dogmes que Dieu nous a révélés dans le Coran. « Il suffit à l’éclat de votre gloire qu’on puisse dire : Quiconque n’a pas prié pour vous n’a pas fait de prière. » « Il est donc du devoir des principaux musulmans d’enga- ger le peuple à se bien conduire vis-à-vis des descendants du Prophète et de chercher à leur ramener, soit de vive voix, soit par correspondance, tous les esprits égarés. C’est pour- quoi, pour notre part, nous avons mis tout notre zèle à attein- dre ce but. Puisse Dieu rendre cette conviction sincère chez tous ! « Deuxième point : Du moment que le Destin a voulu que cet homme appelé à disposer de notre vie, de celle de nos femmes, de tous nos biens, se laissât entraîner par des interprétations bien éloignées de la vérité, à introduire des choses contraires à la saine doctrine ; que ses fonctionnaires aient molesté les sujets bons ou méchants; enfin que ce chef à qui nos serments nous liaient mît lui-même injustement la main sur nos personnes ou sur nos biens, nous l’avons inter- pellé. En parlant ainsi, nous avions agi selon les décisions prises par les imams, car tout le monde avait pu constater de visu tous les griefs que nous venons d’énumérer. Mais les événements ont suivi leurs cours d’après l’ordre du Des- tiu ; le passé comme l’avenir est tout entier au pouvoir de Dieu ! « Troisième point : Sur ce dernier point nous avons pour nous le Coran, la Sonna et lTdjmâ’. « Dans le Coran, en effet, la sourate Elasr nous fournit des arguments qui sont probants pour tous les temps et a toutes les époques. Dieu, dans le livre saint, fait aussi dire à Moïse : « 0 mon Dieu, à cause des faveurs dont tu m’as Vue 362 sur 574 CHAPITRE SOIXANTE ET UNIEME 349 « comblé, je ne serai jamais du nombre de ceux qui protè- « geront les méchants 1. » Certains docteurs ont vu là un té- moignage justifiant le droit d’adresser des représentations par écrit aux commandeurs chargés du pouvoir. Dieu, d’ailleurs, suffit à tout. Quelle admirable Providence ! Ajoutons encore ces mots du Coran : « Prêtez-vous une assistance mutuelle « pour la vertu et la piété, mais ne vous entr’aidez pas pour « le vice et l’irréligion 2. » « La Sonna nous donne ces hadits : « Tout aide est un « complice » ; « quiconque d’entre vous voit une iniquité doit « la faire disparaître de sa main ; s’il ne peut le faire avec sa « main, qu’il le fasse avec sa langue, et, à son défaut, avec « son coeur : par ce moyen, il doublera sa foi. » Or, nous avons été impuissants à obtenir justice par nos discours et nos écrits, parce que le pouvoir effectif était seul entre vos mains ; vous nous aviez si bien enchaînés et domptés, par un ensemble de mesures, qu’il nous était difficile même de protester. « On trouve dans un autre hadits ces mots : « Quiconque « prêtera son concours pour le meurtre d’un musulman, ne « fût-ce qu’en prononçant la moitié d’un mot, sera amené au « jour de la Résurrection avec ces mots inscrits sur le front : « Celui-ci doit désespérer de la miséricorde divine. » « Dans son commentaire sur le Mokhtasar, Elmouâq dit : « Celui qui aide à destituer quelqu’un de son emploi pour le « donner à un autre et qui ne craint pas pour cela de répandre « le sang d’un musulman, sera également responsable du « sang qui aura été répandu. » Elmouâq cite ensuite le hadits cote nous avons donné ci-dessus pour faire ressortir l’énor- mité de cette honteuse action. « Nous appartenons à Dieu et c’est vers lui que nous 1. Sourate XXVIII, verset 16. 2. Sourate V, verset 3. Vue 363 sur 574 P. r\ 350 NOZHET-ELHADI devons retourner. Par Dieu ! nous avons été bien trompé quand nous avons cru autrefois que nous ne vous verrions plus répandre le sang, ainsi que vous nous l’aviez souvent promis par écrit, par messagers ou encore par des gages d’amnistie. « Nous redoutions déjà les effets de votre cruauté à Azem- mour, à Asfi, à Murâkush et dans le Gharb ; aussi avions-nous insisté pour obtenir la confirmation des engagements pris par vous. Ce fut alors que nous reçûmes la visite du caïd Abdessâdeq qui nous apporta un exemplaire du Coran de petit format et qu’il nous dit appartenir au sultan de Tlemceu. « Le sultan, ajouta le caïd, m’a donné l’ordre de jurer, en son « nom, qu’il confirmait l’engagement pris avec vous d’assurer « la sécurité de tous ceux que vous prendriez sous votre « protection, et d’exécuter toutes les mesures que vous jugeriez « profitables à la nation du Prophète. » Comme cela ne nous suffisait pas, le cadi est venu nous apporter ces mots que vous nous écriviez : « Je ferai exécuter tout ce qui vous « paraîtra utile et je respecterai tous ceux à qui vous aurez « assuré votre protection. » « Revenu plus tard dans votre palais, vous nous avez écrit de nouveau que vous continueriez à observer la con- vention intervenue entre nous et que toute chose serait réglée conformément aux préceptes de la loi divine. Aussi avons-nous été bien saisi en apprenant que vous aviez man- qué à l’engagement pris devant Dieu et que vous aviez trahi la promesse de sécurité que nous avions faite au peuple. Vous emprisonniez les uns, vous enchaîniez les autres; vous pi’essuriezles gens ou les chassiez de leur pays. « D’autres nouvelles nous arrivaient encore de tous les points de la côte ; on nous annonçait qu’on y vendait des musulmans aux chrétiens infidèles (Dieu les anéantisse !) et nous ne pensions point qu’il y eût parmi les fonctionnaires Vue 364 sur 574 CHAPITRE SOIXANTE ET UNIEME 351 auxquels vous aviez confié le commandement des ports du Murâkush, quelqu’un capable de commettre un tel forfait. Ne sachant point si vous étiez au courant de tout cela, ce qui nous aurait déchargé de tout blâme au point de vue de la loi, ou si vous ignoriez ces faits, nous avons voulu, pour calmer uos angoisses, vous informer de ce qui se passait et nous vous avons écrit à ce sujet, mais vous ne nous avez jamais répondu. Vous avez tenu là une conduite bien étrange, surtout si vous récapitulez les faveurs dont Dieu vous a comblé, en vous ramenant dans le palais de votre père, en vous permet- tant de remonter en paix sur votre trône. Ce sont là des bontés dont le souvenir doit être gravé dans votre coeur, et si vous étiez porté à considérer ces faits autrement, songez que tout ce qui est dans les cieux et sur la terre appartient à Dieu. « Pour ce qui. est de l’Idjmâ’, nous ne sachions pas qu’il y ait eu des docteurs interdisant de donner de sages conseils aux grands d’entre les musulmans ou d’attirer leur attention sur ce qui pourrait leur être profitable à eux ou à leurs sujets. Bien au contraire, ils considèrent cela comme un des devoirs de la religion, ainsi que l’établit le premier des hadits que nous avons cités et d’autres. « Vous avez été, à ce qu’on nous a appris, irrité du ton peu courtois de nos lettres ; pourtant, par égard pour votre rang, nous ne vous avons jamais dit la moitié de ce que disaient les premiers imams aux seigneurs de leur temps ; d’ailleurs vous avez lu leurs livres et vous savez sur ce point des choses que nous ignorons, ne les ayant point étudiées. Il sera suffisant, nous le pensons, de vous citer les conseils donnés par Elfodhaïl ben Iyâdh, par Sofiân Ettsouri et par notre imam Malek, qui adressèrent de remontrances à ceux de leurs contemporains qui détenaient le pouvoir. Parmi les commandeurs ainsi admonestés, les uns pleurèrent et profitèrent Vue 365 sur 574 p. V\ o 352 NOZHET-ELHADI des conseils donnés, d’autres s’évanouirent à la lecture de ces documents et tombèrent malades ; enfin il en est qui éprouvèrent des remords et cherchèrent à se corriger. Cha- cun de ces imams modifiait son attitude suivant l’époque ou suivant la forme du gouvernement. « Voilà donc les exemples que nous avons suivis et nous avons agi vis-à-vis de vous comme l’avaient fait, à l’égard de vos ancêtres, nos maîtres et nos aïeux. Telle a été, par exemple, l’attitude du maître de notre père, Sidi Abdallah Elhibthi, envers défunt votre grand-père. Notre ambition est de faire suivre nos bons avis dans ce monde et dans l’autre ; c’est pour cela que nous avons usé de ces procédés envers vous et que nous continuerons à nous en servir, car, en tout état de cause, nos avertissements profiteront aux Croyants. « Louange à Dieu ; qu’il répande ses bénédictions sur notre seigneur Mahomet et qu’il lui accorde le salut ainsi qu’à sa famille, la meilleure des familles ! Écrit à la date de la der- nière décade du mois de rebia Ier, le mois noble et prophé- tique, sur l’ordre de celui qui a été mentionné ci-dessus, par l’adorateur de son Dieu, Mohammed ben Elhasen ben Bel- qâsem (Dieu lui soit pi’opice!) Louange à Dieu, le maître de l’Univers. » Le sultan Zîdân répondit à cette lettre en ces termes : « Au nom du Dieu clément et miséricordieux. « Que Dieu répande ses bénédictions sur notre seigneur Mahomet ; et qu’il lui accorde le salut ainsi qu’à sa famille et à ses compagnons ! « De la part de l’humble serviteur soumis à Dieu, Zîdân ben Ahmed ben Mohammed ben Abderrahman, au Seyyid Abou Zakaria Yahia, fils du Seyyid Abdallah, fils du Seyyid Saïd ben Abdelmonaïm. Que Dieu vous aide, ainsi que nous, à suivre la bonne voie et qu’il nous préserve des mauvaises Vue 366 sur 574 CHAPITRE SOIXANTE ET UNIÈME 3S3 pensées et des mauvaises actions. Le salut soit sur vous avec la miséricorde de Dieu et ses bénédictions. Ensuite : « Nous avons reçu votre lettre et, après en avoir brisé le cachet, nous avons pris connaissance des divers points qu’elle contenait. Si nous vous répondions sur le ton qui convien- drait au rang de la personne à qui vous vous êtes adressé, cela vous déplairait certainement et serait de nature à pro- voquer l’inimitié et la haine entre nous. « On raconte qu’un jour Otsman envoya chercher Ali (que Dieu honore sa face !) et, quand celui-ci fut en sa pré- sence, il lui reprocha l’attitude des fils des Compagnons du Prophète, qui s’étaient ligués avec les renégats, dont la con- version à l’islamisme avait été faite autrefois par Abou Bekr Esseddiq. Comme, durant ce discours, Ali ne répondait rien Otsman lui dit : « Pourquoi gardes-tu le silence? » — « 0 « commandeur des Croyants, répondit Ali, si je parle, je vous dirai « des choses qui vous déplairont ; si je me tais, alors seulement, « vous aurez obtenu de moi ce que vous désirez. » « Mais pour ce qui est de nous, nous ne pouvons nous dis- penser de vous répondre ; toutefois avant de le faire nous vous adressons le prologue suivant : « Quand Abdelmalek ben Merouân eut donné le gouver- nement de l’Iraq à Elheddjâdj, — la conduite de Elheddjâdj est trop connue pour qu’il soit utile de la rapporter ici, — Ihn Elachaats songea à se révolter contre lui et bon nombre de tabi’ se montrèrent prêts à suivre son exemple ; on peut citer entr’autres, Sa’id ben Djobeïr et d’autres fils des Com- pagnons du Prophète. Ce dessein étant bien arrêté, les con- jurés invitèrent Elhasen Elbasri à se joindre à eux : « Je ne « le ferai pas, répondit celui-ci; certes, j’estime que Elhed- « djâdj est un des fléaux de Dieu, mais je préfère chercher « un refuge contre lui dans la prière. » « Certains docteurs éminents, parmi les Persans, tirent de Nozhel-Elhâdi 2:! Vue 367 sur 574 p. un 354 NOZHET-ELHADI cette réponse la conclusion que c’est un grand péché de se révolter contre le souverain et qu’il vaut mieux subir le joug de son autorité, si oppressive et si injuste qu’elle soit. « Vous savez d’ailleurs ce qu’il en est de l’histoire de Abderraliman ben Elachaats, de Saïd et de leurs congénères et vous connaissez également ce qui est advenu aux habi- tants de Elharra, quand ils furent assaillis sur le territoire sacré de la Mecque parles troupes de Yezid ben Moawia. Ce fut en apprenant cet événement que Yezid, qui était alors en Syrie, dit ce vers : « PKit au Ciel que mes cheikhs eussent été lémoins à Bedr de la frayeur qui s’empara des Khazeredj, au moment du combat ! » te Tous ces événements sont bien connus de tous ; ils se passaient à l’époque où vivaient encore les principaux Com- pagnons du Prophète ou leurs enfants, etpersonne n’a jamais songé à nier ces faits, ni entrepris d’en contester l’authen- ticité. « Venons-en maintenant à la réponse à votre lettre. Vous nous avez rapporté les paroles d’Abou Bekr Essediq au sujet des membres de la famille du Prophète, ainsi que les ha dits qui enjoignent de les vénérer\ de les honorer et de les glo- rifier à cause de l’Envoyé de Dieu lui-même. Eh ! bien, puis- que votre devoir est d’honorer les membres de cette famille, c’est nous tout le premier à qui vous êtes tenu de témoigner ces honneurs ; vous mettrez ainsi en pratique ces mots du Coran : « Dis : je ne vous demande pour lui aucun salaire; « aimez seulement ceux qui lui sont apparentés 1. » Dieu a, en quelque sorte, fait de ce verset une règle de conduite, car personne n’a pu manifester d’inimitié pour la famille du Prophète sans avoir été renversé la face contre terre. 1. Coran, sourate XLII, verset 22. Vue 368 sur 574 CHAPITRE SOIXANTE ET UNIÈME 355 « En ce qui concerne les hadits relatifs aux conseils, par Dieu ! nous ne demandons pas mieux que de recevoir vos avis, en secret comme en public, et nous vous serons très reconnaissant de nous en faire part ; nous verrons môme là une preuve de votre affection et compterons cela comme une marque d’amitié. Toutefois nous ne les suivrons que dans la mesure de nos moyens, car il est dit dans le Coran : « Dieu « n’imposera à aucune âme que ce dont elle sera capable 1. » C’est pour cette raison que la plupart des docteurs, dans la préface de leurs ouvrages, s’expriment à peu près dans ces termes : Je n’ai épargné aucun effort sur tel sujet, parce que les âmes nobles et élevées ne doivent jamais laisser de côté l’occasion de faire bien, ni manquer d’essayer d’accom- plir tout ce qu’il ne leur est pas impossible d’atteindre ou ce qu’il n’est point par trop difficile d’exécuter. « Parlant ensuite de l’affaire de Abou Mahallî, de sa con- duite et du pouvoir qu’il avait usurpé, vous dites que la faute en est à nous qui n’avons pas fait appel à votre aide. Mais vous oubliez qu’à plusieurs reprises, nous vous avons demandé de prendre les armes et qu’il a fallu vous envoyer messages sur messages avant d’obtenir votre concours. Cependant, en cette circonstance, il n’était point besoin de vous donner d’autre raison que celle-ci : « Abou Maballî « s’est mis hors la loi de la communauté musulmane)), ou de vous citer autre chose que ces paroles du Prophète : « Tuez, « quel qu’il soit, celui qui lèvera l’étendard de la révolte ! » « Ah! si cet agitateur était arrivé régulièrement au pou- voir, s’il avait été proclamé souverain par ceux qui dispo- sent de la couronne ou encore qu’il eût employé quelque moyen analogue à celui dont on avait fait usage défunt mon grand-père, qui fut élevé au trône grâce au concours des p. nv 1. Coran, sourate II, verset 286. Vue 369 sur 574 356 NOZHET-ELHADI ulémas du Maghreb et des plus illustres personnages reli- gieux, il n’eût pas fallu, dans ces conditions, ni le combattre, ni lutter contre lui : un souverain ne pouvant, en effet, être déposé pour cause d’impiété ou de tyrannie. Les Compagnons du Prophète étaient encore très nombreux à l’époque de Yezid ben Moawia et pourtant pas un d’eux ne songea à se révolter contre ce calife, ni même à essayer de le déposer, quoique aucun d’eux n’eût consenti à le suivre dans ses erreurs, l’eût-on pour cela menacé de lui scier le corps en deux. « Dès que Abou Mahalli s’était révolté, vous auriez dû, vous et les autres, m’aider contre ce rebelle, puisque vous m’aviez prêté serment de fidélité ; ce serment vous liait et vous faisait un devoir de m’ètre soumis. Votre père vous était supérieur, car il a été dit : « Vos pères vaudront mieux que « vos fils, jusqu’au jour de la Résurrection. » Aussi malgré les excès bien connus de tous que commit mon oncle Abdelmalek (que Dieu lui soit favorable et indulgent!), votre père, qui vivait sous son règne, qui lui avait juré fidélité et lui avait envoyé des députations, ne refusa jamais de lui obéir; en aucune occasion, il ne manifesta de résistance à l’autorité royale; il ne renia point son commandeur, ne fit rien qui pût porter atteinte à son pouvoir et jamais on ne l’entendit élever la moindre protestation. Ou il approuvait les actes du souverain, et il était son complice ; ou il les désapprouvait, et alors quelles raisons avait-il de garder le silence et de conti- nuer ses relations avec lui? « Vous avez aussi parfaitement su que l’influence religieuse de Ahmed ben Moussa Eldjezouli lui avait donné une auto- rité presque absolue et que, grâce à la célébrité dontil jouis- sait parmi le peuple et parmi les grands du Maghreb, tout le pays était à sa dévotion. Or Maulay Abdallah (que Dieu re- froidisse sa tombe!), qui régnait à cette époque, se livrait, comme chacun sait, à toutes sortes d’excès ; malgré cela, le Vue 370 sur 574 CHAPITRE SOIXANTE ET UNIÈME 357 cheikh ne cessa pas un instant de faire des prières pour le commandeur et pour le maintien de son empire ; il manifesta tou- jours des sentiments d’affection pour Maulay Abdallah, bien que celui-ci ne fit que nommer, révoquer, tuer et autres choses semblables. « Cependant, pour échapper à ce tyran, Eldjezouli avait dû se réfugier dans la zaouïa de Elmorabith Elandalousi, puis dans celle de Ould Azik et ailleurs; malgré cela, il con- tinuait avec succès à intercéder auprès du commandeur en faveur des gens ; il ne menaçait point, il ne récriminait pas ; il res- tait dans ces limites sans aller au-delà et continuait à demeu- rer fidèle et dévoué. Le commandeur ayant donné à Ibn Hosaïn l’ordre de faire fermer la porte de la maison du cheikh, ce- lui-ci la laissa fermée et ne la rouvrit que quand il y eut été autorisé. Personne ne songea à faire une affaire de cet évé- nement; on n’en jasa point et l’on n’en tira pas prétexte à ouvrir la porte de l’insurrection. « Les caïds de Maulay Abdallah, par exemple, son vizir Ibn Chaqra, Abdelkerim benEccheikh, AbdelkerimbenMou- men Eleudj, Elhibthi, Ezzerhouni, Abdessâdeq ben Molouk et d’autres, dont les noms ne me reviennent pas en mémoire, car il y a longtemps que se passait ceci, étaient plongés dans tous les excès ; ils s’enivraient avec des liqueurs fermeutées, ils s’entouraient d’hétaïres et usaient de tapis de soie ou d’autres objets interdits, tels que des ustensiles d’or et d’argent. « Or, à cette époque, vivaient Ahmed ben Moussa Eldje- zouli, Ibn Hosaïn Eccherqi, Abou Omar Elqastheli, Moham- med ben Abdallah Ettinmàrti, Ecchathibi et d’autres cheikhs illustres par leur piété, qui était si grande qu’aucun de ceux qui marchent dans cette voie n’ont pu les dépasser, ni même acquérir quelque vertu en dehors de leur appui. Ces saints personnages ont continué à mener une vie exemplaire sans faire d’opposition au souverain, sans faire entendre la moin- p. UA Vue 371 sur 574 35S NOZHET-ELHADI dre critique contre le sultan ou les chefs de son armée qui, pourtant, avaient tous charge d’âmes dans l’empire et étaient seuls responsables de son administration. « A l’exemple de ces illustres saints, on peut également citer le célèbre savant de son époque, l’incomparable maître des maîtres de l’Ifriqiya et d’une partie du Maghreb, Abdel- aziz Elqosamthîni 1, l’apôtre du soufisme, l’auteur d’une foule de miracles. Ce cheikh habitait Tunis alors que le commandeur, qui régnait dans cette ville, et tous les agents placés sous ses ordres commettaient des iniquités sans nombre, dont le reten- tissement fut aussi grand parmi les peuples d’Orient que parmi ceux de l’Occident. Néanmoins, jusqu’à sa mort, ce cheikh continua à demeurer dans le pays, sans essayer de réformer les abus, ni de prêcher la vertu. « Quand vous dites de celui qui aide au meurtre d’un musulman, ne fût-ce qu’en prononçant un demi-mot, qu’il viendra au jour de la Résurrection avec ces mots écrits sur le front: « Celui-ci doit désespérer delà miséricorde divine », c’est un argument qui tourne contre vous et nullement contre nous, car nous n’avons jamais fait mettre à mort qui que ce soit, pas même un assassin, sans nous conformer aux déci- sions des cadis et des docteurs de la loi, quand il s’en trou- vait là. Remarquez que, dans ce hadits, la menace s’adresse à celui qui tue une seule personne ; que pensez-vous qu’il arrivera à celui qui essaye d’ouvrir les portes d’une sédition dans laquelle le nombre des victimes peut s’élever à cent, deux cents, mille ou cinq mille, et où il y aura des fortunes pil- lées, des femmes violées, etc. « Ignorez-vous donc ce qu’a coûté la révolte de Abou Mahallî, en hommes tués et en richesses gaspillées ! Aucun calculateur n’en pourrait dresser la statistique et aucun écri- 1. Forme vulgaire, pour Elqosanlhini, originaire de Constantine, Vue 372 sur 574 CHAPITRE SOIXANTE ET UNIÈME 359 vain n’en saurait faire la description complète. Abou Mahallî est seul responsable de toutes ces calamités, car c’est lui qui en a été le premier la cause en ouvrant les portes de l’insur- rection. Il a fait mettre à mort tous ceux qui avaient pris parti pour nous et ça été à cause de lui que, dans un seul jour, on a massacré 500 hommes qui, sans lui, n’auraient point péri ce jour-là. « Voici, du reste, au point de vue du respect dû à la vie humaine, un passage du Coran plus important que vos cita- tions : « Nous avons écrit ceci pour les fils d’Israël : Celui « qui tue quelqu’un, sans avoir à punir un meurtre ou une « iniquité commise sur la terre, est aussi coupable que s’il « avait fait périr le genre humain tout entier ‘. » « Les paroles de Elmouâq que vous citez ne sauraient avoir force d’argument contre un souverain. Ce Faqîh, en effet, n’a voulu parler que des fonctionnaires qui exis- taient de son temps, tels que les officiers de police, l’offi- cier de police du marché, par exemple, qui sont les agents d’exécution du cadi, ou encore d’autres fonctionnaires du même ordre. Or Abou Mahallî, n’ayant pas été réguliè- ment investi de fonctions, ne pouvait avoir à subir une révo- cation au sens strict du mot. « D’ailleurs, nous avons lu et étudié sous des maîtres illustres tout ce qui a été écrit par Elmouâq et d’autres ; nous connaissons les doctrines des Chaféitcs et des Hanéfites et nous avons nous-mêmes, plus d’une fois, enseigné ces matières. Nous ne sommes pas de ceux à qui on peut appli- quer ces paroles : le plus malheureux des hommes est le savant à qui Dieu n’a pas permis qu’il profitât de ses études. « Pourquoi, du reste, avoir recours aux paroles de Elmouâq et vouloir en faire un argument décisif en faveur du but que P. m 1. Coran, sourate V,” verset 35, Vue 373 sur 574 360 NOZHET-ELHADI vous poursuivez? Que ne nous répondez-vous plutôt à ce que nous vous avons écrit au sujet de Younès Elyousi, en vous citant ces paroles du Prophète : « L’abstention fait « devenir rebelle », paroles qui, au dire de Elobbi, sont la condamnation des gens des zaouïas ? Mais vous avez pré- féré ne point répondre, ce qui est peu digne au point de vue des convenances de la discussion. « Dites-nous donc pourquoi vous avez voulu soustraire Younès Elyousi aux poursuites de la justice, alors qu’il avait gardé nos biens par devers lui, que les servantes de nos femmes étaient restées dans sa maison jusqu’au jour du combat; il devait cependant rendre compte aux musulmans de ces biens et de ces existences. Vous qui prétendez être de ceux qui réclament la justice, pourquoi n’en avez-vous pas voulu à ce moment? Vous saviez bien alors que vous ne le disculperiez pas, que vous agissiez contre votre conscience et vous étiez certainement libre à ce moment de faire ce que vous vouliez. « Ajoutez à cela que, lorsque nous avons arrêté la femme de Younès, vous nous avez écrit en sa faveur et que, sans hésitation, nous lui avons rendu la liberté aussitôt après avoir reçu votre lettre. Si nous avions été cruel, nous l’au- rions maltraitée, comme son mari avait maltraité les ser- vantes de nos femmes et nos femmes elles-mêmes. Mais jamais, depuis que nous vous connaissons, nous n’avons négligé de tenir compte de votre recommandation. « C’est encore à cause de vous et sur votre demande que nous avons mis en liberté Ibrahim ben Yaza. Cependant cet homme était débiteur de plus de 50.000 onces, et cet argent n’était autre que celui qui porte le nom d’argent du trésor publie des musulmans : Ibrahim aurait donc dû être main- tenu en prison à perpétuité. « Pour les gens de la citadelle que nous avions tous ex- Vue 374 sur 574 CHAPITRE SOIXANTE ET UNIÈME 36i puisés jusqu’au dernier, nous les avons tous réintégrés aus- sitôt que, par écrit, vous nous avez demandé de le faire. De même nous avons laissé à la tète de notre maison Ibn Yaqoub Aouzâl, le chef de la ville, une sorte de khalîfa, bien qu’il eût fait une expédition sans nous en demander l’autorisation, ni prendre notre avis. Nous l’avions remplacé, mais dès que vous nous avez eu écrit à son sujet, nous lui avons rendu ses fonctions. En quelles circonstances vos lettres sont-elles par- venues jusqu’à nous, sans que nous nous soyons hâté de souscrire à ce que vous nous demandiez? « Dans l’affaire de Azemmour, n’avons-nous pas, aussitôt votre lettre reçue, destitué le gouverneur de cette ville et rendu à la liberté les personnes qu’il détenait et auxquelles nous avons restitué leurs chevaux. Tout le monde n’a-t-ilpas reconnu la sagesse des mesures que nous avons prises à l’égard des Hannâcha ainsi qu’à l’égard des Arabes ? Les Arabes, vous le savez, ont ravagé toute la terre et ont ruiné à la fois ces contrées et celles du Gbarb. On peut encore avec justesse, leur appliquer cette sentence formulée par Sahnoun sur les Arabes de l’Ifriqiya et du Maghreb : « Si « nous leur réclamions l’impôt de la dime pendant toute la «durée de l’insurrection dans le Maghreb, ils seraient ruinés, « mais les gens perdant toute retenue en viendraient à désirer «les insurrections pour qu’on les laissât en repos. » « Lisez sur ce sujet le livre intitulé : Elifdda lilqddi, dans lequel l’auteur traite cette question, à propos d’une décision juridique, et la formule clairement dans son style ancien. «Les Arabes, dit-il, se sont maintenus dans le Maghreb « parce qu’ils sont les hommes qui ont le moins de coeur. « Voyez donc ce qu’ils ont fait ; que pensez-vous de ce peuple « qui a dévasté le monde et dont les jeunes gens et les «vieillards étaient pour détruire sur le pied d’égalité. » « Si vous prêtez l’oreille à leurs discours, si vous cédez p. VY- Vue 375 sur 574 362 NOZHEÏ-ELHADI à leurs passions en faisant avec eux opposition au sultan, vous aurez consommé ainsi la ruine du monde. Lisez la lettre que notre ami nous a envoyée de chez les Raharaena, et ce qui s’est passé là vous instruira. Maintenant, avant d’aller plus loin, je veux vous adresser un apologue, bien qu’il ait un caractère purement littéraire. « On disait à Ibn Erroumi, de son nom Ali ben Elabbàs : Pourquoi ne dis-tu pas comme Abdallah ben Elmoatezz : « On dirait que nos couvents ‘ lorsque le soleil y darde ses rayons « Sont comme des flacons d’or dans lesquels il est resté des frag- ments de musc. » « Parce que, répondit-il, il n’a pas pu dire, comme moi, « en parlant du pain : « 0 mes amis, jamais je n’oublierai ce boulanger auprès duquel j’ai passé : il étalait son pain avec la rapidité d’un clin d’oeil : « Entre le moment où le pain apparaissait dans sa main, à peine formé, et celui où on le voyait s’arrondir comme la lune « Il ne s’écoulait pas plus de temps que n’en mette à se former les cercles, à la surface d’une eau dans laquelle on a jeté une pierre. » « Chacun de nous, ajoutait-il, décrit les choses de sa mai- « son. Par le Dieu du Temple ! les gens de la Mecque con- « naissent mieux que qui que ce soit leurs ravins et le « banquier sait mieux que tout autre la valeur des écus. » « L’histoire de Elkhidhr et de Moïse suffit d’ailleurs à dé- montrer ces vérités à tout homme intelligent. Quand Elkliidhi* défonçait l’embarcation, qu’il tuait le jeune homme, qu’il re- levait le mur, Moïse cherchait à l’empêcher de faire tout cela et il fallut que Dieu lit connaître à Moïse, qui les ignorait, les motifs secrets de toutes ces actions. 11 y avait donc entre la science de Moïse et celle de Elkhidhr le môme rapport 1. Je ne suis sûr ni de la lecture de ce mot, ni de son sens. Vue 376 sur 574 CHAPITRE SOIXANTE ET UNIÈME 363 qu’il y a, au point de vue de la surface, entre un anneau de porte et l’immensité d’un désert. Tel est l’avis de certains docteurs, car d’autres assurent que chacun de ces deux per- sonnages avait reçu de Dieu une science spéciale. C’est d’a- près cette doctrine que Ibn Elarbi Elhâtemi, dans un de ses ouvrages, le Kitdb Elfosons, à ce que je crois, établit que Dieu, lorsqu’il porte son choix sur un saint personnage et lui accorde spécialement son affection., peut lui donner une science qu’il n’a pas accordée aux prophètes. Moi-même, ajoute-t-il en parlant de lui, Dieu m’a fait savoir des choses que ni Adam, ni aucun autre homme n’a jamais sues. Le pouvoir suprême, vous le savez, est subordonné à certaines conditions indispensables et doit employer certains moyens qu’ilne convient pas de divulguer. « Mais revenons à vos idées et à vos projets. Dites-moi comment vous entendez que nous nous conduisions à l’égard des populations du Gharb. Voudriez-vous que nous suivis- sions la voix tracée par Maulay Abdallah? Mais les temps ne sont plus les mêmes ; les denrées ont renchéri et atteint le maximum de leur valeur. Dieu lui-même tenait compte des circonstances quand il envoyait ses prophètes ou qu’il révé- lait les livres saints ; c’est là une chose que sait tout homme qui a étudié la théologie, qui a pratiqué les livres révélés, qui a reçu la science de la bouche des maîtres et qui a fait son éducation dans les assemblées savantes. « Nous allons, à ce propos, vous exposer brièvement ce que l’on a rapporté au sujet du kharddj. Nous ne nous appesantirons pas sur les principes qui ont présidé à l’éta- blissement de cet impôt au début de l’Islamisme et sous les grandes dynasties, car cela est fort connu. Mais, pour ce qui est du Gharb, en particulier, nous dirons que le pre- mier qui établit le kharàdj fut x4.bdelmoum.en ben Ali et il le fit porter sur la propriété foncière, se fondant sur ce que le p m Vue 377 sur 574 364 NOZHET-ELHÂDI Gharb était un pays conquis. Telle a été, du moins, l’opi- nion de certains docteurs, car il en est d’autres qui disent que les plaines furent seules terres conquises, tandis que les montagnes auraient été terres de capitulation. « Cette première opinion admise, vous concevez bien que, du moment que les habitants de l’époque de la conquête ont péri et disparu, toutes les plaines, par voie d’héritage, appartiennent aujourd’hui au domaine public et que le kharâdj sur ces terres dépend du bon plaisir du maître du sol, qui est le sultan. Pour les montagnes, il y aurait lieu de distinguer les parties qui ont été terres de capitulation, mais comme il n’existe aucun moyen de faire cette distinction, il faut s’en tenir ici à une question d’appréciation. Cette appréciation a été faite par nos généreux ancêtres, dès les premiers temps de leur noble dynastie, et, sur ce point, ils se sont mis d’accord avec les docteurs de la loi ainsi qu’avec les principaux maîtres en théologie de cette époque. Les choses demeurèrent établies sur ces bases équitables jusqu’au jour où le vent de la discorde vint à se déchaîner sous le règne de notre cousin, le maître de la montagne, qui fut chassé des villes du Maghreb par notre seigneur l’Imam et défunt son collègue, et qui dut appeler les Turcs à son secours. La révolte s’étendit jusque dans la montagne et dura jusqu’au moment où le commandeur périt avec les chrétiens (que Dieu les maudisse !) dans la bataille célèbre. « Dieu ayant alors amené sur le trône le commandeur dont le nom est sanctifié dans la montagne, celui-ci délivra l’Isla- misme du déluge de dangers qui l’avait envahi et établit les choses de la façon la plus équitable. Mais comme au milieu de ces troubles, le Maghreb était menacé d’être dévoré par deux ennemis, l’un, les Turcs, peuple puissant, l’autre, les chrétiens, les ennemis de notre religion, le commandeur se vit dans la nécessité d’augmenter le nombre de ses Vue 378 sur 574 CHAPITRE SOIXANTE ET UNIÈME 365 soldats pour tenir tête aux ennemis, protéger la religion et r défendre les citadelles de l’Islam. L’augmentation de l’armée devait amener un surcroît de dépenses et ce surcroit de dépenses déterminer un accroissement d’impôts qui aurait imposé une lourde charge au peuple. Or il répugnait au commandeur d’aggraver les charges qui pesaient sur ses sujets et de manquer ainsi aux sentiments d’équité qui le guidèrent durant tout son règne. « En cette occurrence, il ne resta plus au commandeur d’autre parti que d’étudier avec soin l’assiette de l’impôt. Il s’aperçut alors que, depuis l’époque à laquelle on avait établi la taxe, il s’était produit entre le taux auquel on avait estimé la matière imposable, céréales, beurre, moutons, et la valeur qu’avaient ces mêmes objets durant son règne, un écart du double environ. Mû par un sentiment d’équité, il offrit à ses sujets de choisir entre le paiement de l’impôt en nature et son paiement proportionnellement à la valeur des denrées imposables sous son règne. « Le peuple préféra payer d’après ce dernier mode ; il redoutait en effet, en adoptant l’autre système de voir les denrées renchérir encore et les charges de l’impôt augmenter par ce seul fait. Le souverain ayant adopté cette mesure, tout le monde reconnut qu’il avait sagement agi, et per- sonne, soit parmi les personnages religieux, soit parmi les personnages politiques, ne trouva rien à redire à cela. Plût au ciel que nous pussions aujourd’hui exiger de nos sujets le paiement de l’impôt d’après les cours du jour, car depuis cette époque la valeur des denrées a quadruplé. Qu’en diriez-^vous, vous qui nous payez actuellement une redevance si légère? Enfin, sur tout ceci, reportez-vous à ce qui a été dit par l’imam Maouerdi dans ses Ahkdm Essolthania, au sujet de l’assiette de l’impôt, vous trouverez dans ce livre les renseignements les plus complets. p. YVY Vue 379 sur 574 366 NOZHET-ELHÂDI « Vous paraissiez surpris que nous mettions beaucoup de temps à vous répondre, alors pourtant que nous tardons moins à le faire que vous-même. Ainsi, pour la lettre pres- sante que vous nous aviez adressée au sujet des gens de Àzemmomr, il nous a bien fallu envoyer quelqu’un pour chas- ser le gouverneur de cette ville, faire mettre en liberté les gens qu’il détenait et attendre le retour du messager avant de pou- voir vous répondre. Mais cela fait, nous vous avons écrit immé- diatement la lettre que vous avez reçue. D’ailleurs la diligence ou le retard à répondre dépendent, vous le savez, de diverses circonstances; il se peut, par exemple, que nous n’ayons pas connaissance de la question dont vous nous entretenez, qu’il nous faille envoyer faire une enquête et rechercher les causes de cette affaire ; tout cela exige un certain temps qui varie, selon les localités ou les difficultés d’information, et nous ne saurions vous répondre sans préciser les faits et les motiver. Quand nous avons par devers nous les renseignements né- cessaires pour traiter la question que vous nous soumettez, notre réponse ne se fait jamais attendre, vous avez pu le cons- tater maintes fois. Si cette lettre a tardé à vous être écrite, cela tient aux événements qui ont fait que Dieu nous a permis de remonter sur le trône et de nous retrouver au milieu de nos frères. « Chassé par les populations du Maghreb, nous avons dû nous rendre en Orient, où nous sommes entré en relations avec les Turcs et les chrétiens. Ils nous ont reçu chez eux comme nous les recevions chez nous ; nous avons conféré ensemble, soit de vive voix, soit par correspondance, et du- rant tout notre séjour parmi eux nous avons été traité comme un souverain encore assis sur son trône. Grands et petits, chefs et subordonnés, tous ont reçu des marques de notre générosité et ont sollicité des témoignages de notre faveur. Malgré la modicité de nos ressources et la Vue 380 sur 574 CHAPITRE SOIXANTE ET UNIÈME 367 pénurie de notre trésor, nous avons donné à tous de riches présents. « Nous avons ensuite cessé notre correspondance avec nos égaux, les seigneurs des Arabes et des étrangers, et sans avoir recours à personne, nous avons prodigué toutes les réserves dont nous pouvions disposer pour nous constituer une armée complète de fantassins et de cavaliers. Les étran- gers nous avaient vivement sollicité ; ils avaient fait toute sorte de bassesses pour nous garder auprès d’eux et nous ranger sous leur drapeau; ils nous avaient offert des fiefs superbes, des résidences royales, et tout cela en termes affectueux et avec des paroles obligeantes. « Le sultan Amurat lui-même, le chef des saintes milices, a été jusqu’à nous dire : « Un homme tel que vous ne sau- « rait demeurer avec les Arabes ; je mets à votre disposition « ma fortune, mes troupes, mes vaisseaux ; vous irez où « vous voudrez et où il vous plaira. » Avant de quitter tous ces personnages, nous leur avons adressé une lettre auto- graphe dans laquelle nous leur disions que nous allions cher- cher nos femmes et notre entourage, et que nous revien- drions auprès d’eux, si nous ne pouvions rentrer dans notre royaume ou reconquérir tout ou partie de notre pays. Nous avons quitté ces seigneurs sans que, pas plus parmi eux que parmi les Arabes, la moindre souillure eût terni l’hermine de notre honorabilité. Nous ne sommes redevable d’aucune fa- veur, ni d’aucun bienfait à personne, sinon à Dieu, dont la bonté pour nous a été immense. « Depuis cette époque, nous sommes entré dans Sidjil- massa en dépit de. ses habitants et de son gouverneur; de là, nous sommes allé dans le Sous, où nous avons choisi pour être notre intermédiaire entre notre frère et nous, le bienheu- reux personnage, qui connaît Dieu, Abou Mohammed Ab- dallah ben Mobarek, et c’est grâce à lui que nous avons re- p. VYV Vue 381 sur 574 368 NOZHET-ELHÂDI trouvé notre famille et nos biens. A ce moment, les Turcs nous avaient envoyé, dans le Sous, un boloukbâchi du nom de Moustafa Soulhi; cet envoyé venait nous demander de tenir notre engagement. Nous étions décidé aie suivre, mais notre famille aussi bien que nos partisans s’émurent de ce projet et considérèrent comme une chose très grave que nous quittassions le pays. Nous nous rendîmes à leur désir de nous voir rester dans le Maghreb, et nous fimes un bout de con- duite à l’envoyé turc, qui retournait auprès des siens, au moment où il quittait Sidjilmassa, alors que nous étions entré pour la seconde fois dans cette ville dont les habitants avaient cherché à se soustraire à notre autorité. Nous fimes accom- pagner l’envoyé turc par un ambassadeur chargé par nous d’offrir aux Turcs, de notre part, des présents et de l’argent. « Plus tard, aidé des habitants de Fez, nous avons attaqué Murâkush; malgré l’abondance des troupes et des approvision- nements de cette ville, comparée à la modicité de nos res- sources et à notre isolement, Dieu nous assura la conquête de cette cité. Nous retournâmes ensuite, pour la seconde fois, dans le Sous; sur notre route nous rencontrâmes Maulay Ahmed Eccherif à la tète des troupes de la ville de Murâkush qui s’étaient rangées sous ses ordres, parce qu’elles appar- tenaient au clan de son grand-père. Nous passâmes malgré eux et nous combattîmes Ahmed dans les plaines et dans les montagnes jusqu’à ce qu’enfin Dieu, se prononçant en notre faveur, nous permit de nous emparer de ce personnage. « Ce fut à ce moment que commença à paraître le traître Abou Mahalli ; nous perdîmes la tète. Notre seigneur Ali, qui nous était de beaucoup supérieur, l’a dit : « On perd la tète « quand on n’est plus obéi. » Tandis que Abou Mahalli pé- nétrait dans ces Contrées, nous partions pour le Sous, espé- rant que nous rejoindrions nos tribus à l’endroit où elles se réunissaient habituellement. Mais, avant que nous les eus- Vue 382 sur 574 CHAPITRE SOIXANTE ET UNIÈME 369 sions atteintes, Abou Mahallî les avait déjà attaquées. Elles lui livrèrent combat et le contraignirent à se retirer après un rude engagement. Enfin nous ralliâmes nos tribus et la lutte continua avec des chances diverses. « Durant toutes ces épreuves, avez-vous jamais entendu dire que nous ayons eu besoin de qui que ce soit, grand ou petit. Si nous vous rapportons tout ceci, c’est pour que vous n’ignoriez pas, comme vous pourriez l’avoir supposé, que l’ambassade que nous vous avions dépêchée était envoyée sous l’empire de la nécessité et de la contrainte. Certes, nous sa- vons bien que nous ne nous sommes pas adressé à vous pour des choses temporelles ; nous avions entendu parler de votre foi vive, de votre sainteté, de votre dévouement à Dieu et de votre attachement à la Sonna du Prophète ; il n’y avait donc rien d’étonnant à ce qu’on s’adressât àun personnage jouissant de ces vertus pour en obtenir des prières, des bénédictions et la paix du coeur. « Il est bien certain que nous nous sommes rendu dans votre maison, que nous avons séjourné près de vous, que dans nos conversations il a été question de Abou Mahallî et d’autres. Vous avez même rédigé le document dont nous avons suivi les instructions; ce document écrit de votre main, nous l’avons par devers nous et si nous avons oublié quelques-uns de ses termes ou si nous n’avons pas agi d’après son con- tenu, dites-le nous et nous le rechercherons. « Dans cette ville de Murâkush, nous nous serions conduit, dites-vous, de la même façon. Nous avons, en effet, vu Abdelmouraen ben Sâsi, nous lui avons même fait une autre visite pendant qu’il était malade, mais croyez-vous que nous soyons allé lui demander son appui temporel et que nous n’ayons fait sa connaissance que dans ce but? Croyez-vous qu’il en ait été de même avec Mohammed Abou Omar avec qui nous avons eu une entrevue dans la medressa bâtie par Nozhet-Elhddi 24 p. YYi Vue 383 sur 574 p. XVo 370 NOZHET-ELHADI Maulay Abdallah et à qui nous avons également fait une visite dans sa maison? Mais nous n’avons agi ainsi que pour resserrer des liens d’amitié et arriver à mieux connaître Dieu. Si nous avions pu supposer que cela donnât lieu à une autre interprétation et laissât croire que nos démarches avaient un but intéressé, nous n’eussions certes pas fait une seule visite à l’un d’entr’eux, quand il nous eût promis l’empire du monde avec toutes ses bourgades 1. Le bonheur et le mal- heur sont entre les mains du Souverain Créateur et c’est à lui qu’il vaut le mieux s’adresser. Notre conduite n’avait rien eu de répréhensible ‘ pour que nous eussions besoin d’être rassuré. « Les gens qui étaient dans la maison dont vous parlez étaient tous des membres de ma famille ou des descendants de mes oncles. Nous allons d’ailleurs quitter cette maison pour nous transporter dans un des ports du Murâkush, ainsi que nous vous l’avions annoncé de vive voix lorsque vous nous avez dit comme le tenant de votre père : « C’était bon « du temps de nos ancêtres de s’établir dans la montagne. » « Ce que vous a dit le cadi à l’époque où nous arrivions au Sous et où nous parvenait votre lettre contenant ces mots : « Les gens se rassemblent, les esprits sont troublés et « les convoitises se manifestent; nous désirons vous donner « un avis, car les commandeurs ont besoin de conseils « est exact; notre intention était seulement de rentrer dans notre pays, sans qu’il en résultât aucun inconvénient pour les deux partis. Tous les engagements pris en notre nom par ce cadi seront tenus; nous nous y sommes conformé jusqu’à ce jour. S’il nous arrivait d’en oublier, faites-nous le savoir et nous ne faillirons pas à les remplir. » Quant au serment sur le Coran, que nous aurions juré 1. Je ne suis pas sûr d’avoir bien lu ce mot dans les divers manuscrits. Vue 384 sur 574 CHAPITRE SOIXANTE ET UNIÈME 371 au caïd Abdessàdeq, il n’a point existé ; par Dieu ! nous n’avons jamais juré sur le Coran et n’y jurerons en faveur de personne jusqu’au jour oii le Tout-Puissant nous rappel- lera à lui. Ne savez-vous donc pas que nous étions présent à la prestation du serment de fidélité au souveraiu de Murâkush (que Dieu lui soit indulgent !), qu’il y avait là les fils du sultan auxquels on avait demandé de jurer et qu’il y a eu une excep- tion pour moi, le sultan ayant dit alors : « Un tel ne jurera pas ; « cela n’est pas nécessaire, car il fera toujours ce que je lui « ordonnerai de faire. « Ces paroles furent pénibles à nos frères qui laissèrent voir sur leurs visages leurs sentiments d’hostilité contre nous. Ce que nous avons dit à Ibn Abdes- sàdeq, c’est qu’il jurât au marabout et que nous, nous rem- plirions les engagements qu’il aurait contractés. Et cela nous n’avons cessé de le faire. « Venons maintenant aux craintes que vous manifestiez à cette époque, que nous ne molestassions les habitants et les dignitaires de Murâkush et ne leur fissions subir un traite- ment analogue à celui qui avait été infligé à Abdelqâder. Eh! bien, nous n’avons molesté personne parmi les habitants de Murâkush, nous leur avons même laissé, à cause de vous, des objets à nous appartenant, comme, par exemple, à Ould Elmoulou’ et à d’aulres. Envoyez qui vous voudrez sur les places et les carrefours de cette cité, faites-lui crier à haute voix que si nous ou nos serviteurs nous devons quelque chose à quelqu’un, nous sommes prêts à lui rendre son dû. « Vous ne connaissez sans doute pas l’affaire de Elakkàri. Cet Elakkàri avait logé ma famille dans sa tente, au moment de la bataille de Ras-Elaïn. Quand ma famille voulut se rendre dans la montagne, elle laissa la majeure partie de ses richesses dans la tente de cet homme, sous la garde de quelques serviteurs, car on redoutait de la part des Berbers une surprise analogue à celle dont Baba Abou Fàrès avait Vue 385 sur 574 p. YY1 372 NOZHET-ELHADI été la victime. Elakkâri déroba alors une table en or valant plus de 60.000 onces. (Ce personnage avait fait partie de l’entourage de Abou Hassoun et était demeuré avec lui jusqu’à la mort de Elqâïm.) Il remboursa d’abord 20.000 onces ; puis promit de payer le surplus aussitôt qu’il le pourrait et demanda pour cela d’être nommé ‘dmel 1 où d’être investi de fonctions publiques, de façon à réunir la somme dont il avait besoin. Nous crûmes à cet engagement, mais bientôt arriva l’affaire de Abou Mahalli, et depuis, nous lui réclamâmes vainement cette dette qu’il lui était impossible de nier. « La même chose s’est passée avec Abdelkerim. qui est dans votre zaouïa même; il sait bien que ses frères, au moment où nous étions campés dans leur douar, nous ont pris pour plus de 50.000 onces de marchandises et de cha- meaux qui se trouvaient au milieu de leur campement. Cette fois encore nous avons gardé le silence et nous n’avons rien réclamé. Pourtant Abdelkerim vous a dit : « Voyez donc « comment il s’est conduit vis-à-vis de mes frères ». Nous avons même, à [ce sujet, échangé une correspondance, sans que vous vous doutiez de l’origine de cette affaire. « Dieu s’est montré généreux envers nous et, grâce à sa bonté, nous avons assez d’argent pour suffire à la cinquième ou la sixième génération de nos enfants. D’ailleurs nous con- naissons beaucoup de gens qui nous estiment et qui sont en relations d’affaires avec nous. Si nous voulions 50.000 mi- tsqals, nous n’aurions qu’à écrire au roi de Hollande ou au roi d’Angleterre et ils nous enverraient aussitôt cette somme sans chercher le moindre faux-fuyant ou se retrancher der- rière la moindre excuse. Mais, grâce à Dieu, nous avons de quoi nous suffire. « Nous vous avons, vous le savez, en grande estime ; sans 1. Titre qui équivaut à celui de gouverneur. Vue 386 sur 574 CHAPITRE SOIXANTE ET UNIÈME 373 cela nous ne vous aurions pas donné 5.000 mitsqals, ni fait abandon gracieux des sommes que vous a apportées der- nièrement Ibn Abdelouâsi’, non plus que des marchandises des vaisseaux. Tout ceci vous indique la sincérité de nos sentiments et la loyauté de notre caractère. Mais à cet égard, Dieu est mieux fixé que qui que ce soit. « Parlant de la colère que soulèvent chez nous la dureté de vos paroles et la violence de vos discours, alors que Dieu a dit : « Parlez avec gens d’une façon bienveillante », vous assurez que vous nous avez dit à peine la moitié de ce que disaient les grands imams à leurs contemporains. Vous ajoutez que nous savons à quoi nous en tenir là-dessus et qu’il suffit de nous rappeler les conseils donnés par Elfodhaïl ben lyàdh, Sofian Ettsouri et Malek bon Anas. Sur ce point, le ton de notre lettre répond suffisamment. Salut. » Voici maintenant une autre lettre que j’ai lue et qui était adressée à Yahia par le cadi, le juste, le Faqîh très illustre, Abou Mahdi Aïssa ben Abderrahmann 1 Essedjetâni, dans les circonstances suivantes : Yahia ayant demandé, sur les projets qu’il méditait à ce moment, un conseil à Aïssa qui était alors cadi à Taroudant, celui-ci refusa de donner son assentiment aux desseins de Yahia et de lui prêter son con- cours dans cette occurence. Ce dernier fut si vivement irrité qu’il donna l’ordre de surprendre le cadi et de le tuer, mais Aïssa effrayé, ayant aussitôt quitté Taroudant, attendit une occasion favorable et réussit, avec l’aide de Dieu, à se sauver en gagnant Murâkush où il s’établit. Cette lettre était ainsi conçue : « Au nom du Dieu clément et miséricordieux. « Que Dieu répande ses bénédictions sur notre seigneur Mahomet, sur sa famille, sur ses compagnons et qu’il leur accorde le salut ! « Voici en quels termes s’exprime l’humble adorateur de son Vue 387 sur 574 p. YYV 374 NOZHET-ELHADI Dieu, celui qui a le plus pressant besoin de la clémence du Seigneur qui suffit à tout, à l’exclusion de tout autre, celui qui demande au Ciel de lui être propice et bienveillant chez lui comme au dehors, l’écrivain de ces lignes, Aïssa ben Abderrahman (Dieu lui soit indulgent et lui pardonne!) « Louange à Dieu qui, après avoir donné à ses envoyés et à ses prophètes mission de rétablir la Vérité, a fait hériter de cette fonction un certain nombre de docteurs pratiquants et de bienheureux personnages. Salut et bénédiction à celui qui a mis tous ses soins à donner des conseils et qui a dit : « La « religion consiste à donner de bons conseils. » Et comme on lui disait : qui donc, ô Prophète de Dieu, peut donner des conseils, il répondit : « Dieu, d’abord, puis son envoyé, « ensuite les chefs des musulmans et enfin le peuple. » Dieu témoigne sa satisfaction à la famille du Prophète, à ses Com- pagnons qui ont suivi la voie qu’il avait tracée, aux tâbi’ et aux disciples des tâbi’, jusqu’au jour de la Rétribution des hommes, de leur classification et de leur châtiment! Ensuite : « Je suis, grâce à Dieu, arrivé sans encombre et en bonne santé au milieu de mes amis. Ma femme et mes enfants ne pouvaient plus supporter la vie des champs, quoique tous mes ancêtres y soient nés et que j’y aie passé moi-même mes premières années. Ils étaient si bien accoutumés au séjour des villes, ils en avaient si bien pris les habitudes, qu’ils ne pouvaient plus se passer d’y vivre ni d’en fréquenter les habitants. J’étais très peiné et très affecté du chagrin de mes enfants et je me rappelais qu’un certain Faqîh anda- lous, qui avait été frappé comme je l’avais été moi-même et qui avait éprouvé ce que j’éprouvais, avait dit : « N’est-il pas honteux qu’un homme, comme moi, en soit réduit à vivre dans un séjour d’humiliation, où ses vertus sont éclipsées ? « Qu’il n’ait pour société que des pâtres et des bergers et qu’il vive au milieu d’un troupeau de chameaux. » Vue 388 sur 574 CHAPITRE SOIXANTE ET UNIÈME 375 « Bien que toute chose arrive par l’ordre et la volonté de Dieu, j’ai vu cependant, en y réfléchissant, que mon aven- ture était, comme tout homme clairvoyant peut en juger, un des moindres résultats de la situation faite au Maghreb par l’anarchie et par le désordre qu’ont jetés dans les esprits les suggestions de tous les démons, hommes ou génies. On s’est divisé en clans et en partis : chaque groupe s’est laissé entraîner à suivre la fougue de ses passions, en sorte que l’homme intelligent qui voudrait, soit de son propre mouve- ment, soit à l’instigation d’autrui, essayer d’extirper le mal, se verrait immédiatement fermer la porte des réformes par des’démons qui le circonviendraient de leurs perfidies et lui feraient croire qu’en se conduisant ainsi, il se rendrait odieux au peuple et perdrait de sou estime et de sa considération. Pourtant tout ceci ne constituerait une véritable déchéance, qu’aux yeux du traître 1 et maudit qui remplit de ses sugges- tions les coeurs de tous les êtres, hommes ou génies. « L’honnête homme ne sent-il donc pas que la déchéance aux yeux de Dieu est seule le plus grand des malheurs? Ne s’aperçoit-il pas qu’il faut s’appuyer sur les indications four- nies par le Livre saint et par la Sonna de l’Envoyé de Dieu, et non sur les discours de la vile canaille dont le démon se fait un jouet constant, en menant tous ces gens-là par la bride et en élisant domicile dans leurs coeurs ou sur leurs langues? Ne se souvient-il plus de ces paroles du Coran : « Quiconque aura été injuste et aura préféré les biens de ce « monde, aura l’enfer pour demeure dernière, tandis que « celui qui aura craint la majesté de Dieu et aura mis un « frein aux passions de son âme, ira habiter le Paradis 2. » « Vous dites : « Nous appartenons à Dieu et c’est vers lui « que nous devons retourner. Tout ceci n’est qu’une terri- 1. Satan. 2. Coran, sourate LXXIX, versets 37, 38, 39, 40 et 41. Vue 389 sur 574 D. WA 376 NOZHET-ELHÂDI « ble calamité qui frappe le Maghreb et jette la division par- ce mi ses habitants. » Or les hommes généreux ont péri; les les richesses ont été gaspillées, les choses saintes profanées, les réputations calomniées ; la religion est amoindrie et trou- blée, enfin les partis sont si divisés que l’ennemi pourrait s’emparer, que dis-je, s’est déjà emparé d’une partie du pays. 0 mon Dieu, toi qui possèdes la durée et la grâce, qui es com- patissant et bienveillant, qui es doué de la gloire et de la géné- rosité, viens par tes faveurs secrètes, au secours de notre foi et de notre existence, viens ô Créateur des cieuxetde la terre! « Si vous persistez a dire que vous avez quitté le séjour des villes pour aller habiter dans la campagne, parce que l’anarchie régnait ; que vous avez agi ainsi a l’exemple des Com- pagnons du Prophète ; que votre décision était louable et que rien n’indique que vous ayez agi à la légère, je vous répon- drai en vous citant les hadits qui, d’après les imams ortho- doxes, interdisent de fuir le souverain. Il est, en effet, du devoir de ceux qui sont témoins de choses blâmables, d’être résignés et patients, car la suprême tyrannie, même la plus odieuse, est de beaucoup moins grave que l’abandon de son pays, cet abandon ayant pour conséquence de porter le trou- ble dans les esprits, dans les fortunes, dans les réputations, dans la religion et d’amener tous les excès. C’est pour ce motif que certains docteurs parmi les compagnons du Pro- phète et les tabi’ ont supporté la tyrannie de Elheddjâdj jus- qu’au jour de leur mort, ce qui ne les avait pas empêchés d’accomplir exactement leurs devoirs religieux et de profiter de leurs biens temporels. « Souvenez-vous maintenant de la marche des événe- ments en ce qui concerne Abou Mahallî. Cet homme jouis- sait d’une grande réputation dans son pays; on venait le voir en pèlerinage pour lui demander sa bénédiction et on le regardait comme le Pâle de son époque. Enivré par ces hon- Vue 390 sur 574 CHAPITRE SOIXANTE ET UNIEME 377 neurs, il en arriva à se persuader, ou on lui persada, qu’il pourrait accomplir des réformes que nul être humain, autre que lui, n’était à même de faire. Il se mit donc à l’oeuvre, mais il fut aidé dans sa tâche par des gens bien différents de lui, aussi le pays fut-il bientôt rempli de vociférations et de revendications mensongères telles que ni l’intelligence, ni l’imagination ne se les peuvent figurer. Bientôt il domina tous les musulmans et aucun d’eux ne put désormais échap- per à sa langue ou à sa main. Il injuria, calomnia, tua, pilla et en vint à vouloir se charger d’un fardeau qu’il n’avait point la force de porter, sollicité qu’il était à cela par les démons, hommes et génies, par l’ambition et la cupidité. « Eh ! bien, malgré tous ses efforts, il ne réussit pas à at- teindre son but ; sa funeste négligence à l’égard du Coran et de la Sonna, l’entraînement de l’ambition et de la cupidité, qui bientôt s’emparèrent de lui et en firent leur jouet, l’ame- nèrent à formuler des prétentions qui rendirent légitime l’ef- fusion de son sang et qui, plus tard, furent encore des causes démines, de morts et d’autres calamités. « Qui donc, parmi ceux qui méditent le Coran et la Sonna et qui examinent les choses avec les yeux de la foi, oserait mettre en doute que toute cette conduite lui avait été imposée par ces démons contre lesquels il faut toujours lutter, l’am- bition et la cupidité? Peut-être cependant qu’au nombre des gens de son parti qui, dominés par lui, se laissèrent entraîner par ses exemples funestes, il s’en est trouvé quelques-uns pour approuver ses agissements. Quant à vous, si vous vous élevez au pouvoir, vous aurez à partager le péché des Arisi 1, les seuls, jusqu’à présent, qui aient admiré ses actes et approuvé ses paroles, malgré qu’ils fussent en contradiction formelle avec le Coran et la Sonna. 1. C’est sans cloute le nom d’une confrérie religieuse. Vue 391 sur 574 P. m 378 NOZHET-ELHADI « Si vous dites que ces confréries de faqirs sont tantôt unies et fidèles, mais que parfois elles cherchent à dérober les secrets de l’avenir dont Dieu a fait choix, qu’elles accumulent les péchés et se vautrent dans les crimes, je vous répondrai qu’il y a des confréries qui font des choses encore bien plus graves que cela et dont la liste serait si longue que les lignes de tous les cahiers ne suffiraient point à l’enregistrer, aussi ont-elles été détruites par des séditions et dispersées par de terribles épreuves, si bien qu’aujourd’hui les sciences sont mortes, les intelligences abattues, la production littéraire tarie et aucun orateur n’est plus en état de discourir, ni de trouver quelqu’un qui le comprenne. « Ce temps est bien celui dont nous étions menacés selon les paroles de Kaab et celles de Ibn Mesaoud. « Si cela dure, il n’y aura plus de vicissitudes du sort ; il ne restera plus personne pour pleurer un mort ou pour se réjouir de la naissance d’un enfant. » « Ce cheikh Abou Zakaria, dirai-je encore, était un de ceux aux avis de qui les hadits nous engagent à nous conformer ; nous l’invoquions pour obtenir une guérison, nous lui deman- dions de faire tomber la pluie. De tous côtés on accourait vers lui sur de nobles coursiers ; femmes et hommes ne ces- saient de venir en foule le voir des diverses parties du Maghreb. Les lions et les chacals lui obéissaient ; il instruisait les igno- rants, dirigeait les égarés, donnait des aliments à qui avait faim et distribuait des vêtements à qui était nu ; il venait en aide à quiconque était dans le besoin et secourait les affligés. Quelle admirable conduite était la sienne et dans quelle voie sublime il était engagé ! « Bientôt ces groupes se dispersèrent de tous côtés ; ils s’émiettèrent peu à peu, si bien qu’il n’en resta plus la moindre trace : tel avait été l’ordre inéluctable du destin. 0 cheikh (que Dieu vous favorise de sa grâce !), trouverez-vous donc Vue 392 sur 574 CHAPITRE SOIXANTE ET UNIÈME 379 dans ce monde une autorité plus considérable que celle que vous possédiez pour que vous en recherchiez une autre ; pouvez-vous souhaiter un autre pouvoir qui l’égale ou même s’en rapproche ? Comment avez-vous pu ignorer que ce cheikh était indispensable? Comment vous, quiètes intelligent, avez- vous pu vous laisser entraîner loin des textes du Coran et de la Sonna? « N’est-il pas temps, pour ceux qui ont cru, d’hu- « milier leurs coeurs devant la parole de Dieuf ? » — « Certes « la colère de Dieu est plus redoutable que votre propre « colère 2. « Le discours qui déplaît le plus à Dieu est celui de l’homme à qui quelqu’un ayant dit : « Crains Dieu », lui répond: « Occupe-toi de toi-même. » Ceci est un fragement de hadits rapporté par Ennisâï. « Quand je vous ai exhorté et vous ai dit que la prière vous serait utile, m’appuyant sur les paroles du Glorieux : « Prie, car la prière est profitable aux Croyants 3 », vous m’avez répondu, à ma grande surprise : Plût au ciel que je susse si les Omayyades sont éveillés ou dorment 4. » « Si quelque démon d’entre les hommes ou les génies disait : « C’est ainsi que j’entends mériter les faveurs de Dieu », je lui répondrais : « Dieu vous jugera ; méfiez-vous « du doute, car le doute rend les hadits mensongers. Vous « rencontrerez bientôt votre Seigneur qui vous demandera « comptes de vos actes. » Mais si pareille chose surgissait dans le coeur ou dans l’esprit du cheikh (que Dieu le favorise!), j’ajouterais : Et le démon s’insinue à la manière du sang dans les veines chez les fils d’Adam. « La meilleure preuve que j’entends donner un bon con- seil au cheikh, c’est que m’ayant consulté quand il s’agissait 1. Coran, sourate LVII, verset 15. 2. Coran, sourate XL, verset 10. 3. Coran, sourate LI, verset 55. i. Phrase consacrée pour montrer qu’on ne tient aucun compte de ce qu’on vous dit. Vue 393 sur 574 p. rr. 380 NOZHET-ELHADI de repousser Abou Mahallî, je lui ai dit : « Avec cet homme, « jamais la vertu ne saura se maintenir. » Comme il ne goû- tait pas mon avis, je l’ai quitté ; alors il m’a dit : « Consultez « Dieu pour moi. » Je lui ai également écrit de ne point s’allier à Abou Mahallî ; enfin, quand il est venu camper à Bab Elghezou à Taroudant, je l’ai pris à part, lui ai fait savoir que le peuple disait telle et telle chose et l’ai informé de tout ce que je savais sur les personnages de cette époque. Jusqu’à présent vous nous avez réuni sur une dune de sable ; réussirez-vous à nous préserver de sa chaleur ? « Pour moi je me déclare non responsable de tout ce qui pourra être dit, car je n’avais cessé de prêcher l’abstention jusqu’au moment où je reçus quelques brochures de Abou Mahallî ; j’examinai ces écrits et je constatai que ce n’était qu’un ramassis d’impostures ; alors seulement Dieu ouvrit mon coeur et me fit déclarer qu’il était légitime de combattre cet agitateur. Et comme à ce moment je me demandai s’il fallait donner l’ordre de le combattre, je me répétai, à part moi, ces paroles de l’imam Sahnoun à propos de l’affaire de Abou Djouâd : « Que peut-il y avoir de commun entre moi et cet homme puisque la loi l’a condamné à mort ? » « Si j’avais été capable de perfidie, j’aurais agi traîtreuse- ment dans cette affaire et vous aurais engagé tout d’abord à combattre cet homme, car c’eût été montrer mon attachement au commandeur. Si je n’ai pas servi les intérêts du commandeur à cette époque, pourquoi voudriez-vous qu’aujourd’hui je lui facilite ses entreprises. « Reconnaissez que je vous donne un sage avis ; suivez-le donc, sinon vous serez comme certain prophète dont Dieu a dit : « Mais vous n’aimez pas ceux qui vous donnent des con- « seils ‘. Je vous le demande au nom de Dieu, par la per- 1. Coran. Sourate VII, verset 77. Vue 394 sur 574 CHAPITRE SOIXANTE ET UNIÈME 381 mission duquel les cieux et la terre demeurent dans l’espace, ne vous ai-je pas dit lorsque vous êtes revenu pour la pre- mière fois de Murâkush, et même déjà l’année précédente, que toute excuse était sans valeur. N’ai-je pas énergiquement et hautement déclaré, et cela à plusieurs reprises, qu’il n’était point permis de se révolter? Et comme si ma parole ne suffisait pas, je l’ai corroborée par des actes, en quittant cette ville contre laquelle pourtant je n’avais aucune aversion, car ainsi que l’a dit le poète : « Par Dieu ! je ne l’ai point quittée, parce que je m’y ennuyais; certes pourtant j’en connaissais tous les recoins. » « J’ai accepté la vie des champs avec ses misères pour fuir la sédition ; j’ai agi d’après ces paroles du Prophète: « Le « sort le plus heureux pour un homme est vraisemblable- « ment d’avoir un troupeau de moutons qu’il conduise tantôt « clans les défilés des montagnes, tantôt dans les bas-fonds « qui recueillent les eaux des pluies ; il peut ainsi sauvegar- « der sa religion de toutes les tentations. » « C’est après mon départ que je vous ai adressé mes con- seils et certes cela ne m’a pas réussi, tandis qu’au contraire ceux qui vous avaient trompé prospéraient. Ce sont ces bons avis qui sont cause que je vis aujourd’hui dans une situation misérable et qu’on m’impute à crime ma fidélité au souve- rain. Cependant, le jour où le commandeur est venu dans votre maison, vous disiez à tous : « Voici votre commandeur ! » Et nous, qui ne doutions pas que vous fussiez un des personnages considérables de notre Maghreb, nous avions cru devoir ac- cepter aveuglément le souverain choisi par vous. « Et encore, quand vous êtes allé à Murâkush lors de l’affaire de Abou Mahalli, comme les habitants de cette ville vou- laient vous proclamer souverain, vous avez refusé ; vous avez engagé vivement le pays à se soumettre aux agents du Vue 395 sur 574 p. YV>

382 NOZHET-ELIIÂDI

commandeur, en disant que lui seul était le souverain ; le peuple a
si bien compris cela, d’après votre attitude et d’après vos
discours, qu’il lui a prêté son appui. Après avoir vu ce que
vous faisiez, après avoir entendu ce que vous disiez, pou-
vions-nous encore douter que si vous agissiez ainsi, c’était
dans le but de proclamer le commandeur ? Vous étiez notre guide
et puisque les choses ont eu lieu ainsi, quel argument vous
reste-t-il, soit contre le commandeur, soit contre ses partisans?
Celui qui vous engage à combattre le commandeur vous trompe, car
celui-ci est un musulman et un descendant de musulmans.

« Si vous prétendez que votre concours était subordonné
à certaines conditions, que le commandeur n’a pas remplies à votre
égard, je vous répondrai ceci : En admettant qu’il n’ait pas
tenu ses promesses, serait-ce une raison de déclarer légi-
time la lutte contre lui sur ce seul motif, alors que le Pro-
phète a dit : « Si deux musulmans ont une rencontre le sabre
« en main, le meurtrier ainsi que celui qui aura été tué,
« iront en enfer… »

« Par Dieu ! ô cheikh, que dites-vous de ce hadits et des
hadits analogues ? Que dites-vous aussi de celui qui pille, je
veux dire les biens du peuple, ou qui, sans aucun droit,
s’empare des richesses des gens pour en dissiper le produit
en faveur d’un rebelle ? Pourtant le Prophète a prononcé
ces paroles : « Il ne vous est pas permis de disposer des
« biens d’un musulman, à moins que celui-ci n’y consente.
« N’avez-vous donc point honte de ce qui arrivera le jour où
« votre-Seigneur vous demandera compte des plus petits
« faits? »

« Vous n’êtes pas de ceux qui ignorent toutes ces choses ;
vous ne pouvez donc arguer d’ignorance vis-à-vis du monde.
Vous savez donc bien aussi, n’est-ce pas, que beaucoup de
gens dans la foule s’imagineront, en vous le voyant faire,
que tout cela est licite, en sorte que vous serez cause qu’on
Vue 396 sur 574

CHAPITRE SOIXANTE ET UNIÈME 383

suivra ces fâcheux errements et que beaucoup de musulmans
s’égareront dans une fausse voie. Ne craignez-vous pas les
malédictions des opprimés qui arrivent sans être interceptées
jusqu’à Dieu? N’avez-vous pas, autrefois, adressé des re-
proches aux fonctionnaires qui se conduisaient de la sorte
et n’avez-vous pas déploré leurs agissements? «Ne blâmez
« pas votre frère musulman, dit encore un hadits. » « Ne
« défendez pas à autrui de faire ce que vous faites vous-
« même, dit le poète, ce serait pour vous une grande honte
« d’agir ainsi, etc. »

« Quand les gens du Draâ ont vu leurs biens mis au pil-
lage, leurs hommes libres emmenés en esclavage, leurs
femmes violées, ne vous êtes-vous donc plus souvenu de ce
hadils : « Le sang des musulmans et leurs richesses doivent
« être sacrés pour vous. » A cette époque, le cheikh m’avait
adressé une consultation au sujet de tous ces actes. Mais
aucun de ceux qui sont éclairés par la science n’avait pu alors
peser du poids d’une goutte d’eau sur les décisions de ceux
qui avaient mis le Draâ, dans cette triste situation.

« Les notables, parmi ces gens-là, savaient tous le Coran,
mais la masse était composée de simples d’esprit et les
simples d’esprit seront les plus nombreux dans le Paradis. Eh !
bien, est-il digne d’opprimer ainsi de futurs bienheureux et de
n’avoir point pitié d’eux? Il n’y a que les coeurs des misé-
rables qui soient sans pitié. Dieu ne fera grâce qu’à ceux
de ses adorateurs qui auront été compatissants. Quiconque
ne sera point compatissant ne sera l’objet d’aucune indul-
gence ; Dieu sera clément pour ceux qui auront été indul-
gents. Soyez indulgents sur la terre si vous voulez qu’on le
soit pour vous dans les cieux.

« Avez-vous oublié que les hommes seront responsables
des oeuvres du démon, que la seule injustice que Dieu ne
laissera pas impunie sera celle que vous commettez entre
Vue 397 sur 574

p. vvr

384 iNOZHET-ELHÂDI

musulmans les uns vis-à-vis des autres, htes-vous bien sûr
que vos bonnes oeuvres suffiront à contrebalancer vos pé-
chés, ou encore que personne n’aura à vous inputer ses pé-
chés ? Car eussiez-vous été un des combattants de Bedr
qu’on pourrait vous appliquer ces paroles du Prophète à
Omar: « Qui vous assure que Dieu s’occupera spécialement
« des combattants de Bedr. » Maintenant que je vous ai
averti, faites comme il vous plaira. Rappelez-vous encore
ces paroles : « L’injustice se répandra en ténèbres le jour de
« la Résurrection ; si vous pouvez dissiper les ténèbres qui
« envelopperont le Sirâth, ce sera bien ; sinon, vous subirez
« la responsabilité de vos moindres actions.

« J’ai appris aussi que vous ne vous étiez pas contenté de
menacer les gens de Taroudant, mais que vous aviez été jus-
qu’à les opprimer et aies obliger de se disperser. Craignez
Dieu, ô cheikh, ne soyez pas comme ceux qui ont dit
de craindre Dieu et qui se jettent aveuglément dans le
péché.

«Voici, en partie du moins, ce qui touche aux intérêts du
peuple ; mais en ce qui me concerne spécialement, moi,
l’écrivain de ces lignes, vous m’avez pris à partie parce que
j’avais montré mon dévouement au commandeur et que j’avais ob-
servé les saines traditions des Croyants qui sont : la fidélité
à la foi jurée, et l’abstention de tout désordre et de toute
révolte. J’ai, en outre, déployé tout mon zèle à vous éclairer
de mes avis et à bien conseiller le commandeur, en faisant tous
mes efforts pour obtenir l’union des partis. Je me suis, sur ce
point, donné beaucoup de peines ; je me suis exposé à des
épreuves telles que seul un homme de valeur aurait osé les
affronter ; j’ai suivi une voie dans laquelle une homme de
religion et de science comme moi et dans ma situation n’au-
rait pas dû s’engager, mais, dit le proverbe : Quand les ma-
rins ont abandonné le navire que les vents emportent à la
Vue 398 sur 574

CHAPITRE SOIXANTE ET UNIEME 385

dérive, ce sont les grenouilles qui le dirigent. Un poète a
dit :

« J’en jure par la vie de ton père, tant qu’il y aura au monde un
homme généreux le pouvoir lui sera attribué.

« Mais lorsque la terre se couvre de plantes desséchées, on fait
brouter jusqu’aux chaumes. »

« D’ailleurs il n’est pas indispensable que celui qui donne des
conseils soit un homme parfait, pas plus qu’il n’est nécessaire
que celui qui veut corriger les abus soit un homme sans dé-
faut; ce sont là deux choses essentiellement distinctes qu’il
appartient à Dieu de réunir.

« J’ai appris, et on me l’a affirmé, que, malgré les avis
que je vous ai donnés ainsi qu’au commandeur (Dieu nous rende
meilleurs et nous unisse!), vous m’aviez fait surveiller lors-
que je suis allé voir mes enfants, et pourtant ce voyage n’a-
vait d’autre but que de veiller à leurs affaires et de sauve-
garder leurs intérêts. Dans cette circonstance, n’avez-vous
pas encore agi d’une façon perverse et diabolique ?Aviez-vous
le moindre motif qui vous autorisât à faire pareille chose?
surtout à moi qui, Dieu merci, en quelque endroit que je
sois, ne cherche qu’à faire le bien dans la mesure du pos-
sible, à donner des conseils quandje vois que personne n’est
là pour en donner ou à venir en aide aux affligés qui ont besoin
d’être secourus.

« Le Coran n’a-t-il pas dit : « Si tu étends ta main vers
«moi 1. »

« Le Créateur a dit encore : « Les ruses perfides n’at-
« teindront que les méchants 2 » ; le Pentateuque contient
ces mots : « Quiconque creusera un trou devra le faire large »
et unpoète a dit : « Ne creuse pas un trou pour y faire tom-

t. Coran, sourate V, verset 3t.

2. Coran, sourate XXXV, verset 4t.

Nozkel-Elhddi 23
Vue 399 sur 574

P. YVV

386 NOZHET-ELHÀDI

« ber ton frère… » Où avez-vous trouvé qu’il vous fût licite
d’en user ainsi dans vos discours, dans vos actes, dans vos
allusioas publiques ou mystérieuses? Quel crime est plus
grand que celui-là ! Quel péché capital est plus grave ! Mais
Dieu nous jugera et ceux qui auront été pervers verront
quel châtiment leur est réservé.

« Cette tentative que vous avez faite pour obtenir une con-
sultation qui vous permit de combattre Sidjilmassa, comment
pouviez-vous espérer qu’on trouvât à la motiver? Ignoriez-
vous donc qu’il s’agissait de commettre un grand péché et
que le Prophète a dit : « L’homme ne devra pas prononcer
« une parole qui le ferait précipiter en enfer pour soixante-
« dix ans. » Est-ce là la conduite ordinaire d’un croyant ou
d’un homme scrupuleux? la conduite d’un homme issu d’une
famille vertueuse? Votre grand-père n’aurait certes pas con-
senti à faire pareille chose, et comme votre père, lui non
plus, n’était pas un homme méchant, il faut donc que tout
cela soit le fait des ignobles compagnons qui vous en-
tourent.

« Ne fréquentez pas, a-t-on dit, celui dont la situation ne
« vous élèvera pas et dont les discours ne vous guideront pas
« vers Dieu. » C’est à ce que j’ai fait que s’élèvent les devoirs
de l’amitié, c’est-à-dire à donner des conseils. Dieu deman-
dera compte de l’amitié, même si elle n’a duré qu’un instant.
J’ai été votre ami, j’ai eu foi en vous et vous ai adressé des
conseils et des exhortations. « Secourez votre frère, a-t-on
« dit, qu’il soit oppresseur ou opprimé », eh! bien, je vous
ai secouru en vous remettant dans le droit chemin.

« Ah! quelle distance il y a entre vous et notre maître
Elhasen ben Ali qui, lui, s’est soumis à son cousin Moawia,
alors qu’il était de la tribu de Hachem, de la famille d’Ali et
de Fathima, une des deux émanations du Prophète, taudis
que Moawia n’était qu’un Omayyade dont l’autorité n’avait
Vue 400 sur 574

CHAPITRE SOIXANTE-DEUXIEME 387

d’autre base qu’une communauté de parenté remontant à
Àbd-Monaf. Pourtant Elhasen était un imam {ils dïmam, et
ce fut grâce à lui que Dieu réconcilia les deux grands partis
qui divisaient les musulmans : Elhasen avait même porté le
titre de commandeur des Croyants. Au moment où il abandonnait le
pouvoir, ses partisans lui reprochèrent sa conduite comme
une honte pour les musulmans, mais lui ne tint aucun compte
de cela et se contenta de dire : l’enfer est plus redoutable
que la honte.

« Que Dieu nous inspire ainsi qu’à vous le désir de mar-
cher dans la bonne voie! qu’il nous mette avec vous au
nombre de ceux qui écoutent les discours et en suivent les
meilleures indications. »

CHAPITRE LXII

SUITE DE L’HISTOIRE DE ABDALLAH BEN ECCHEIKH BEN ELMANSOCR
DE CE QU’IL LUI ADVINT AVEC LES CHEFS DE LA RÉVOLTE DE EEZ

Tant que son père, Eccheikh vécut, Abdallah demeura
sous ses ordres, écoutant ses avis et ne faisant rien sans le
consulter. La majeure partie de son armée et de ses troupes
auxiliaires était recrutée parmi les Cheraga ; il s’appuyait
surtout sur les gens de cette tribu et leur avait distribué des
jardins et des maisons qu’il avait enlevés au peuple. Il arri-
vait parfois qu’un propriétaire, se rendant à son jardin, trou-
vait installé au milieu de sa propriété un Arabe qui y avait
dressé sa tente et disait : le sultan m’a donné ce jardin. Ces
Cheraga ne craignaient pas de s’emparer des femmes, de
piller les marchés et de commettre ouvertement leurs brigan-
dages ; ils se montraient en état d’ivresse dans les rues et
s’introduisaient de force dans les maisons.
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p. YVi

388 NOZHET-ELHÂDI

Un jour qu’une femme était occupée à faire cuire de la
viande salée, ayant auprès d’elle son enfant encore à la ma-
melle, un Cheraga entra de vive force dans la maison. La
femme s’enfuit sur un balcon et s’y enferma à clé. Voyant
qu’il ne pouvait l’atteindre, l’Arabe l’engagea à descendre,
et comme celle-ci s’y refusait, il lui dit : « Si tu ne descends
pas vers moi, je jette ton enfant dans le chaudron. » La
femme persistant à ne pas vouloir descendre, le soldat accom-
plit sa menace. A cette vue la femme poussa un grand cri,
puis, se précipitant du haut du balcon, elle se brisa les reins
et mourut.

Cet événement causa un vif mécontentement parmi la po-
pulation. Un homme du nom de Seliman ben Mohammed
Eccherif Ezzerhouni, surnommé Elaqra’ (le chauve), se mit
alors à la tête d’un mouvement contre les Cheraga. Il réunit
autour de lui une foule de gens du peuple qui prirent parti
pour lui et on tua tous les Cheraga et les ïlemcénicns qu’on
trouva à Fez ; ils furent tous ou passés au fil del’épée ou vio-
lemment expulsés de la ville, qui fut ainsi débarrassée de
leurs violences et purifiée de leurs souillures.

La population ayant approuvé la conduite de Seliman, re-
connut son autorité.

Le pouvoir et l’insolence des Cheraga avaient commencé en
l’année 1019 (24 mai 161 0-16 mars 1611) et le soulèvement
de Seliman eut lieu au mois de rebia 1er de l’année 1020
(16 mars 1611-4 mars 1612). Au moment où Seliman agis-
sait si vigoureusement contre les Cheraga, Abdallah était a
Salé. Dès qu’il eut connaissance de cette nouvelle, il se ren-
dit à Fez et essaya à diverses reprises d’amener une récon-
ciliation entre les Cheraga et les habitants de la ville, mais
malgré tous ses efforts, ceux-ci répondirent : La, la (non,
non); aussi appela-t-on cette année, l’année de Lala.

Seliman donna ordre à la population d’acheter des armes
Vue 402 sur 574

CHAPITRE SOIXANTE-DEUXIÈME 389

et de se préparer à attaquer les Cheraga qui étaient campés
hors de la ville du côté de la porte de Eldjisa, puis il se porta
à leur rencontre. Les Cheraga ayant été défaits, la ville reprit
son calme et les habitants jouirent d’une sécurité qu’ils n’a-
vaient plus connue depuis le règne du sultan Elghaleb-
billah.

Le mercredi, 14 de djomada II de l’année 1020 (24
août 1611) un combat eut lieu à Elmetreb, localité située
hors de Fez du côté de la porte de Elfotouh. Voici la cause
de cette rencontre : par ruse et par perfidie, les Melâlga
avaient appelé à leur secours les habitants de Fez pour les
protéger contre les Cheraga. Les habitants de Fez étant sortis
de la ville par un jour de grand vent, les Cheraga, qui
s’étaient placés en embuscade à Khaulàn, se précipitèrent à
l’improviste sur leurs adversaires et les mirent en déroute
après leur avoir tué environ 2.000 hommes. Les habitants
de Fez fermèrent alors les portes de la ville qui, à la suite de
ces événements, fut dans une grande agitation et dans une
situation critique.

Une autre fois, les habitants de Fez sortirent de la ville
pour aller combattre Abdallah ben Eccheikh; ils le vain-
quirent et le firent prisonnier. Mais quand ils eurent le
commandeur en leur pouvoir, ils lui firent grâce de la vie, lui ren-
dirent sa liberté et l’accompagnèrent en grand cortège jusqu’à
sa maison à Fez-la-Neuve.

Quand Eccheikh eut été tué et que la nouvelle de sa mort
parvint à Fez, son fils, malgré sa faiblesse et son manque
d’autorité, se déclara aussitôt souverain de Fez et des loca-
lités qui en dépendent. Il conçut le dessein de venger la
mort de son père et, dans ce but, il voulut se mettre en mar-
che, accompagné de Seliman, du Faqîh Elmerbou’et
de leurs partisans qui faisaient cause commune avec lui.
Mais le peuple Tefusa de le suivre dans cette entreprise,
Vue 403 sur 574

p. Y* e

390 NOZHET-ELHADI

Eccheikh ayant perdu l’affection des musulmans, depuis le
jour où il avait vendu Larache aux chrétiens. La population
s’assembla dans la mosquée de Elqarouïiu et déclara au
milieu d’un tumulte, qui rappelait le braiement d’une troupe
d’ânes sauvages, qu’elle ne voulait plus ni de Seliman, ni de
Elmerbou’ et qu’elle prendrait dorénavant d’autres chefs.

A la suite de ces événements, il se produisit une grande
disette : les denrées atteignirent de si hauts prix qu’une
mesure de blé se vendit deux onces et quart. Par suite,
beaucoup de personnes périrent et le directeur du Maristàn
compta 4.600 morts, depuis la fête des Sacrifices de l’année
1022, jusqu’au mois de rebia Ier de l’année suivante (du
21 janvier au 11 avril 1614). Les faubourgs de la ville tom-
bèrent en ruines, les villages furent abandonnés et àLemtha
il ne resta plus que des animaux sauvages ; enfin les cara-
vanes furent bien souvent pillées.

Au mois de moharrem de l’année 1026 (9 janvier-8 fé-
vrier 1617) Seliman arrêta quatre chefs des Cheraga et les
fit mettre à mort. Les Lemthiens n’osèrent rien dire, mais la
population conçut des craintes pour la sécurité de la ville et
comme on redoutait un malheur, la terreur s’empara si bien
de tous les esprits qu’il se produisit une grande panique dans
toutes les mosquées où l’on faisait un prêche. Au moment où
l’imam de la mosquée de Elqarouïin faisait son sermon aux
fidèles assemblés dans la cour, un orage vint à éclater. Les
gens qui étaient dans la cour coururent chercher un abri
sous les nefs, mais tout le monde crut que ce mouvement
était dû à une attaque inopinée des Cheraga contre Seliman.
Aussitôt chacun se sauva en désordre de la mosquée en
bousculant ses voisins et la nouvelle, parvenant à la citadelle,
y causa la même panique.

Le samedi 5 du mois de safar de l’année 1026 (12 fé-
vrier 1617) Seliman périt assassiné par surprise à l’enter-
Vue 404 sur 574

CHAPITRE SOIXANTE-DEUXIEME 391

renient d’un Lemthien auquel il assistait. Il fut tué par
Elmerbou’ qui fît périr également le père de Seliman, ses
cousins et six de ses partisans. Seliman et son père furent
enterrés dans la mosquée de Eldjarf.

Seliman mort, Elmerbou’, le Lemthien, resta seul maître
de la ville; les Lemthiens se groupèrent autour de lui et
accrurent les forces de son parti. Les frères de Seliman vin-
rent alors de Zerhoun dans le dessein de surprendre Elmer-
bou’, mais celui-ci, ayant eu vent de leur projet, leur livra
un combat dans lequel il périt environ 131 hommes. Après
avoir échappé à ce danger, Elmerbou’ se décida, avec les
gens de son entourage, à faire venir de Zerhoun, au mois
de djomadal” de l’année 1027 (16 avril-26 mai 1618), un
certain Abderrahman Elkhonnoud, homme qui faisait pro-
fession de piété. Il voulait le faire proclamer souverain et
grouper le peuple autour de lui. On installa ce personnage
avec sa suite dans le jardin 1 de Sidi Ali ben Herzhoum.

Aussitôt informé de ce fait, le caïd Ahmed ben Omeïra,
vizir de Abdallah ben Eccheikh, se rendit au jardin de Sidi
Ali ben Herzhoum; il s’empara de la suite de Abderrahman
qui, lui, chercha asile dans l’intérieur du mausolée du cheikh
Ibn Herzhoum ; on réussit néanmoins à le tuer en tirant sur lui
par une fenêtre et il tomba mort sur le catafalque du saint.

Comme les gens de Fez souffraient du blocus de leur ville
et que leur situation devenait critique, par suite des incur-
sions des Arabes, ils se rendirent auprès de Abdallah ben
Eccheikh à Fez-la-Neuve. Ils acclamèrent ce commandeur comme
souverain et lui témoignèrent leurs sentiments d’affection.
Tout heureux de cette démarche, Abdallah se fit jurer fidé-
lité et soumission par le peuple et par les grands, puis il
leur accorda une amnistie complète pour leur conduite

p. rrn

1. Le jardin qui entoure le mausolée de ce saint personnage.
Vue 405 sur 574

392 NOZHET-ELHÀDI

passée, et de la sorte la situation devint meilleure pour tous.
Le commandeur envoya ensuite son vizir offrir l’aman à Elmerbou’,
mais celui-ci n’ajoutant pas foi à cette promesse et craignant
quelque piège, persista, aidé des Lemthiens, à vouloir com-
battre Abdallah ben Eccheikh. Il fit, dans ce but, des prépa-
ratifs si actifs que pendant ce temps, on ne fit plus les cinq
prières canoniques à la mosquée de Elqarouïin.

Le vizir de Abdallah, le caïd Omeïra offrit alors aux Lem-
thiens de leur accorder l’aman ; ceux-ci, à l’exception d’un
très petit nombre, abandonnèrent tous Elmerbou’. Abdallah
envoya ensuite son chapelet et sa bague, en signe d’aman, à
Elmerbou’ qui, ne se croyant plus en sûreté, prit la fuite au
milieu delà nuit; il se réfugia chez les Béni Hassan. Mais
Serhan, le chef de cette tribu, le fit arrêter et le conduisit à
Abdallah qui lui fit grâce et le laissa retourner dans sa mai-
son. A ce moment, le règne d’Abdallah recouvra en quelque
sorte sa jeunesse; le royaume devint prospère, le calme se
rétablit dans le pays et la population se montra docile. Tous
ces événements se passèrent au mois de djomada Ier de
l’année 1027 (29 décembre 1617-19 décembre 1618).

Après avoir rassemblé des troupes, Abdallah en envoya
une partie mettre le siège devant Tétouan, tandis qu’un autre
corps d’armée allait procéder à la perception des impôts. Il
envoya également son vizir Hammou ben Omar avec
Elmerbou’ à Andjera, localité située dans la montagne de
Ezzebîb, mais Elmerbou’ attira le vizir dans un guet-apens
et le tua. Ce meurtre avait été provoqué par certains propos
que Elmerbou’ avait entendu tenir à Abdallah. Ce dernier
très irrité, dissimula pour l’instant son ressentiment, mais le
lundi, 3 du mois derebia Ier del’année 1028 (18 février 1619).
Elmerbou’, le Lemthien, mourut assassiné; sa maison fut
ensuite pillée. Quelques jours après, Abdallah imposa aux
Lemthiens une contribution de 80.000 onces; ceux-ci trou-
Vue 406 sur 574

CHAPITRE SOIXANTE-TROISIÈME 393

vant cette somme excessive, commençaient à fuir quand le
sultan réduisit la contribution de moitié. Tout appartient à
Dieu.

CHAPITRE-LXIII

DE LA RÉVOLTE DE MOHAMMED BEN ECCHEIKH, SURNOMMÉ ZEGHOUDA
CONTRE SON FRÈRE ABDALLAH BEN ECCHEIKH ET DES ÉVÉNEMENTS
QUI S’ENSUIVIRENT

L’auteur du Zahret ecchemdrîhh rapporte que les habitants
du pays de Elhibth, voyant l’anarchie qui régnait au milieu
de l’embrasement des feux de la sédition, proclamèrent
comme souverain, sur le mausolée de Maulay Abdesselâm
ben Mechîch, Mohammed ben Eccheikh, surnommé Ze-
ghouda, et cela à l’instigation de Elhasen ben Ali ben Mo-
hammed, ben Rîsoun. Cette proclamation avait été faite dans
le but de faire revivre la religion de Dieu, de détruire l’er-
reur et d’assurer le triomphe de la vérité.

Dès que cette nouvelle lui fut connue, Abdallah partit
pour combattre son frère, mais à la suite du combat qui eut
lieu, il fut vaincu et Mohammed entra à Fez, au mois de
chaabande l’année 1028 (14 juillet-12 août 1619). Aussitôt
entré dans la ville, il fit arrêter un certain nombre de fonc-
tionnaires de Abdallah, les mit à mort et confisqua tous
leurs biens. A la fin du mois de chaaban de cette même
année, un second combat eut lieu entre les deux frères, à
Méquinez ; Mohammed fut mis en déroute et Abdallah ren-
tra à Fez, le 1er du mois de ramadhan (12 août 1619); ce-
lui-ci se montra clément ; il fit grâce au peuple et aux no-
tables.

p. vtv
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394 NOZHET-ELHADI

Plus tard les habitants de Fez, ayant tué Ibn Choaïb, un
des caïds du commandeur, se mirent en état de défense contre Ab-
dallah ben Eccheikh ; le combat s’engagea bientôt entre les
gens de la citadelle et ceux de Fez-la-Neuve, mais après une
lutte qui dura assez longtemps, la paix fut faite, le 9 du
mois de rebia 1T de l’année 1029 (14 mars 1620). Abdallah
partit ensuite de nouveau pour combattre son frère Moham-
med ; dans la bataille qui s’engagea à Beht, Mohammed
vaincu, s’enfuit et, après avoir erré de différents côtés, il
fut tué, ainsi qu’on le verra plus loin, s’il plaît à Dieu, pur
par son cousin Ahmed ben Zîdân.

Le vendredi, S du mois de dzoulqaada de l’année 1032
(31 août 1623), des malfaiteurs assassinèrent le célèbre ju-
risconsulte, le cadi, Aboulqâsem ben Abounnoaïm, à la porte
de la medressa El’inânia, au moment oxi il revenait de faire
la prière du vendredi à Fez-la-Neuve. Ces malfaiteurs avaient
tué le cadi parce qu’ils le soupçonnaient d’être favorable à
Abdallah ben Eccheikh. Cet événement provoqua une vive ini-
mitié entre les gens des deux grands quartiers de Fez. Abdal-
lah fit tout ses efforts pour se concilier les habitants de Fez
qui parfois penchaient en sa faveur, mais parfois aussi s’éloi-
gnaient de lui à cause de son ignoble conduite et de son na-
turel perfide. C’est ainsi que son caïd, Mâmi Eleuldj, pillait
ouvertement les maisons de la ville sans être puni, ni blâmé
par Abdallah qui, chaque jour, recevait sur le produit de
ces rapines, 10.000 onces.

A Méquinez, un homme qu’on appelait le chérif Amghâr,
se révolta contre l’autorité de Abdallah; à Tétouan, ce fut
le moqqadem Ahmed Enneqsîs qui leva l’étendard de la
révolte, en sorte qu’il ne resta plus de fidèle au souverain
que Fez-la-Neuve, car pour Fez-la-Vieille elle subit les alter-
natives que nous avons signalées ci-dessus. Après avoir eu
pour chefs Seliman et Elmerbou’ qui furent tués ainsi que
Vue 408 sur 574

CHAPITRE SOIXANTE-TROISIEME 395

nous venons de le dire tout à l’heure, Fez se soumit aux
aux deux agitateurs, Mohammed ben Seliman Ellemthi et
Ali ben Abderrahman. Le premier ayant été tué, Ibn Elach-
hab, essaya de s’emparer de l’autorité en même temps que
lbn Abderrahman, ce qui amena entre ces deux personnages
de nombreux combats ou escarmouches. Puis, le pouvoir fut
usurpé par Elhadj Ali Sousân et Ibn Elarbi ; ensuite par
Yzrour et Mesaoud ben Abdallah et par d’autres usurpa-
teurs.

Durant cette période, Fez fut divisée en un grand nombre de partis et de factions. Aucun commerçant n’était en sécurité, s’il ne se plaçait point sous la protection d’un des chefs de ces clans. Enfin il y eut tant de troubles que l’atmosphère de Fez en fut obscurcie et que ses émanations parfumées en furent empuanties. La plus grande partie de la ville devint déserte, se couvrit de ruines et les hostilités persistantes entre les habitants des deux Quartiers ! failliremt amener la destruction complète de la cité.
Certaines personnes dignes de foi m’ont raconté qu’après la longue lutte qui éclata entre les habitants des deux Quartiers, les Andalous n’ayant point eu le dessus sur les Lemthiens, le cheikh qui connut Dieu, Sidi Abderrahman ben Mohammed Elfâsi, aurait dit : « Jamais les Lemthiens ne seront vaincus tant qu’ils s’astreindront à réciter le grand hizb* de Ecchadzeli. » En effet, chaque matin, un groupe de Lemthiens ne manquait pas de réciter ce hizb, dans la zaouïa de Sidi Redhouân, située dans le quartier des Lemthiens.
Informés de ce fait, les Andalous usèrent de ruse pour empêcher que l’on continuât de réciter le hizb ; ils dépêchèrent auprès des gens qui le récitaient, un homme qui les invita à dîner chez ]ui. Les Lemthiens acceptèrent l’invitation et passèrent la nuit chez cet homme. Au moment où l’aube parut ou allait paraître, l’homme prétendit qu’on avait égaré la clé de la porte de sa maison ; il feignit alors de vouloir ouvrir la porte et y mit tant de temps qu’elle ne s’ouvrit qu’à l’instant où le soleil se levait. Les Lemthiens sortirent à ce moment, mais sans avoir récité le hizb, ce jour-là. Dès que les Andalous eurent connaissance de cette particularité, ils attaquèrent les Lemthiens, les mirent en fuite et en tuèrent un certain nombre, chose qu’ils n’avaient pas réussi à faire jusqu’à ce jour, à cause de la bénédiction qu’attirait sur les Lemthiens la récitation du hizb de Ecchadzeli.
Faisant le récit de ces discordes intestines, certain auteur raconte que Abdallah ben Eccheikh ayant, durant cette insurrection, remporté une victoire sur les habitants de Fez, ceux-ci, effrayés et désireux de rentrer en grâce auprès du souverain, auraient fait intercéder en leur faveur les deux saints, les bienheureux illuminés, Sidi Djelloul ben Elhadj et Sidi Mesaoud Eccherrâth qui appartenaient à la confrérie des Melâmita. A peine ces deux personnages étaient-ils introduits en présence du commandeur, que celui-ci s’écria : « Les gens de Fez sont donc bien à court de recommandations qu’ils n’ont trouvé personne de mieux à m’envoyer que ces deux gâteux ! » — « Par Dieu, s’écria Djelloul furieux, tu ne la gouverneras pas — c’est-à-dire Fez — avant quarante et un ans. » Cela dit, les deux personnages s’en allèrent. On rapporte qu’à la suite de cette entrevue, l’estomac de Abdallah se renversa sens dessus dessous, en sorte que ses excréments sortaient par la bouche. 11 resta affligé de cette infirmité pendant quelques jours, jusqu’au moment où il alla demander aux deux cheikhs de lui rendre leur estime.
La prédiction de Sidi Djelloul se réalisa : les notables de Fez ne courbèrent la tête devant aucun commandeur, jusqu’au moment où, ainsi qu’on le verra plus loin, Dieu envoya Maulay Errechid, c’est-à-dire lorsque le temps prescrit fut expiré. Durant cette période, la ville n’eut d’autres maîtres que les voleurs appelés, par les gens de Fez, Sayyāb l. Cette histoire est authentique, car je l’ai entendu raconter par plus d’une personne, mais je n’en ai donné qu’un récit sommaire.
Abdallah ne cessa pas d’être en lutte avec les habitants de
Fez-la-Vieille, depuis l’année 1020 (16 mars 1611-4 mars
1612), c’est-à-dire deux ans avant la mort de son père Eccheikh,
jusqu’au moment où il mourut lui-même en 1033 (25 octobre
1623-14 octobre 1624), à la suite d’une maladie occa-
sionnée par un usage constant et immodéré de boissons
alcooliques, car il ne cessait de boire nuit et jour aussi bien
en particulier qu’en pubiïc. Parmi les monuments que fit
construire Abdallah ben Eccheikh, on cite la coupole qui
surmonte le bassin situé au pied du minaret au milieu de la
cour de la mosquée de Elqarouïin. Avant cela, il n’y avait
d’autre coupole que celle qui recouvre le bassin qui fait face
au premier sur le côté est de la mosquée.

Mon maître, le Faqîh, lerudit, Aboulhasen Ali ben
Ahmed, m’a dit tenir du maître de nos maîtres, le juriscon-
sulte, l’imam, Abou Abdallah Mohammed ben Ahmed Mey-
yâra, que la venue de Admed ben Elachhab, dont il a été
question ci-dessus, avait été annoncée par le Prophète dans
unhadits cité dans le Kitdb eldjdmi ‘ elkebir de l’érudit Djelal-
eddin Essoyouthi.

SUITE DE L’HISTOIRE DE ZIDAN BEN ELMANSOUR ; DES ÉVÉNEMENTS QUI ADVINRENT A CE PERSONNAGE JUSQU’AU JOUR OU IL MOURUT

Depuis le jour de la mort de son père, Zîdân n’avait cessé
de lutter contre ses frères et ses cousins et il avait eu, en
outre, à combattre tous les chefs de révolte qui ont été énn-
mérés ci-dessus : durant tout son règne, il ne se passa pas
une année sans que lui ou les siens eussent à subir une défaite.
Les luttes qu’il eut à soutenir contre ses frères auraient fait
blanchir les cheveux d’un enfant à la mamelle ; elles occa-
sionnèrent la ruine de Maghreb et en particulier celle de la
ville de Murâkush.

Parmi les choses qu’on peut mettre sur le compte de la
maie chance de Zîdàn et qui annonçaient l’affaiblissement
prochain de son autorité, on peut citer celle-ci : durant une
des luttes qu’il eut à soutenir, Zîdàn avait envoyé son secré-
taire, Abdelazïz Ettsaâlebi, porter dix quintaux d’or au sultan
de Constantinople et demander à ce souverain de lui prêter
l’assistance d’un corps de troupes ainsi qu’il l’avait déjà fait
pour Abdelmalek Elghâzi, l’oncle de Zîdân. Le sultan ottoman
expédia aussitôt une armée turque composée de 12.000 hom-
mes, mais les navires sur lesquels elle était embarquée firent
naufrage et un seul bâtiment, porteur d’un petit détachement,
échappa au désastre.

Ainsi que je l’ai dit précédemment, Zîdân eut à soutenir
de nombreux et terribles combats contre son frère Eccheikh
et le fils de ce dernier, Abdallah. Eu dernier lieu, Abdallah,
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CHAPITRE SOIXANTE-QUATRIÈME 399

ayant appris que les chrétiens (Dieu les anéantisse !) avaient
débarqué à Larache, fit appel au peuple et l’exhorta vivement
à partir avec lui pour la guerre sainte. On avait fait de grands
préparatifs et on se disposait à aller secourir Larache, quand
on apprit avec surprise que Zîdân, venant de la direction de
Àdkhisân, était campé dans le voisinage de Fez et se disposait
à canonner la ville. La population abandonna aussitôt Abdallah
et les Cheraga entrèrent dans la ville.

Zidân envoya alors son caïd Abdessemed avec mission de
calmer les alarmes du pays et d’expédier un héraut qui
annoncerait qu’il revenait prendre le pouvoir souverain. Le
héraut partit, mais, arrivé à la porte de Esselsala, il rencontra
des malfaiteurs de la ville de Fez qui le frappèrent et le bles-
sèrent. Dès qu’il connut cette nouvelle, Zîdân déclara les
habitants de Fez hors la loi et donna l’ordre de les massacrer ;
mais regrettant bientôt cette mesure, il fit annoncer qu’il
leur faisait grâce, et ramena ainsi le calme parmi eux. Zîdân
vint ensuite camper sur les bords de la rivière de Fez ; la
population s’étant portée à sa rencontre, il lui adressa un
discours dans lequel il injuria les notables ; il avait même
songé à en faire mettre à mort un certain nombre, mais Dieu
les sauva de ce danger. Zidân entra ensuite en maître dans
Fez.

Les Arabes, au nombre d’environ 8.000, s’étaient massés
auprès du pont en ruines ; aidé d’Arabes de l’Est, Zîdân
marcha contre eux, mais abandonné de ces auxiliaires, il ne
lui resta bientôt plus qu’une petite troupe de fidèles. Néan-
moins, comme il ne voyait devant lui qu’un petit nombre de
combattants, il les attaqua ; Abdallah ben Eccheikh qui était
à leur tête prit aussitôt la fuite, en sorte que Zidân qui, à un
moment avait songé à fuir, se vit bientôt rallié par ses soldats
et le lendemain il rentrait dans Fez.

Les habitants de Fez, grands et petits, étant accourus

p. Ti •
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p. Yi\

400 NOZHET-ELHADI

pour le féliciter de sa victoire, Zîdân, qui s’imaginait que
c’était par ironie, donna l’ordre de dépouiller de leurs vête-
ments hommes et femmes et de les laisser tout nus ; il y eut
ainsi dix mille vêtements qui furent enlevés. Puis les troupes
entrèrent dans la ville, la mirent à sac et se livrèrent à toute
sorte d’excès. Enfin Zîdân donna l’ordre de cesser ces hor-
reurs et de proclamer l’amnistie. Cet événement eut lieu
le 6 du mois de redjeb de l’année 1019 (24 septembre 1610).
Le 11 du même mois (29 septembre), Abdallah ben Eccheikh
vint camper à Ras-Elma. Zîdâu alla l’attaquer en cet endroit
et la bataille s’engagea : il perdit environ de cinq cents ses
partisans et courut se réfugier au camp qu’il avait laissé à
Adkhisân ; ce fut la dernière fois qu’il revint à Fez.

Dans l’ouvrage intitulé : Ibtihddj elqoloub fi akhbâr
elmedjdzoub, on trouve ce qui suit : parlant un jour des
souverains de son époque, le divin cheikh, Sidi Gueddàr,
dit : « Quant à Eccheikh, qui a donné Larache aux chrétiens,
les fidèles musulmans viennent de lui dresser une barrière
qui l’arrêtera jusqu’à sa mort. » En effet, Eccheikh ne revint
plus en cet endroit jusqu’au jour de sa mort, qui eut lieu à
l’endroit appelé Feddj Elferes, dans la banlieue de Tétouan,
en l’année 1022 (21 février 1613-11 février 1614). « Quant
à Zidân, disait également Sidi Gueddâr, le jour où il a décidé
le sac de Fez, Maulay Edris lui a donné un tel coup de pied
qu’il l’a envoyé derrière l’Ouâdi Elabîd qu’il ne pourra plus
désormais franchir, pour revenir de nouveau à Fez.

Zîdân ne régna véritablement que sur Murâkush et les environs
de cette ville ; c’était un commandeur sanguinaire qui ne reculait
devant aucun crime. Il fit empoisonner le Faqîh,
l’éminent grand-cadi de Fez, Sidi Ali ben ‘Imrân Esselâsi,
après l’avoir jeté en prison, à cause de certains faits qu’on
lui avait rapportés sur ce personnage. Ce fut durant son
séjour en prison, que ce cadi reçut du secrétaire, du litté-
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CHAPITRE SOIXANTE-QUATRIÈME 401

rateur, Abou^ Abdallah Mohammed ben Ahmed Elmeklâti,
cette pièce de vers :

« Ce croissant qui a disparu n’a-t-il donc pas laissé quelque rayon
qui éclairera les ténèbres du malheur qui nous enveloppent?

« Prends patience si la Fortune t’accable de ses coups, car tu es
illustre et l’homme illustre est patient.

« Bientôt ta splendeur accoutumée va reparaître, comme la pleine
lune qui resplendit après l’éclipsé ;

« Tu feras revivre les traces de la gloire qui avait disparu, car
après le trépas les morts doivent ressusciter.

« 0 Abou Hasen, je serai toujours fidèle à ton amitié et en rem-
plirai! es devoirs tant que le mont Tsabîr ‘ durera.

« Ma bouche est encore remplie du suc de vos bontés, et leur goût
m’en semble toujours sain et agréable.

« La paix de Dieu soit avec toi, tant que la pluie tombera et que
les oiseaux chanteront sur les arbres des jardins. »

Quand, dit l’auteur, je lui récitai ces vers dans sa prison,
le cadi pleura tant que je craignis qu’il en mourût ; mais
bientôt prenant le dessus, il récita ce verset du Coran :
« C’est à Dieu que le pouvoir a d’abord appartenu, c’est à
lui qu’il appartiendra toujours 2. » Quelques jours après cela,
il me répondit par les vers suivants :

« Du milieu de vos lignes “s’échappent les fleurs du printemps ;
elles forment comme un parterre avec son bassin.

« Vous avez chassé les soucis de mon coeur ulcéré, vous qui com-
mandez en commandeur à la phalange des discours.

« 0 Mohammed, y a-t-il à notre époque un poète tel que vous dont
l’oriflamme est visible des deux bouts de l’horizon.

« Cher enfant, vous êtes un véritable ami, j’en prends à témoin
mon coeur brisé par le chagrin ;

« Bientôt peut-être la Fortune tournera bride, si elle fait un
faux pas ; or, elle est sujette à trébucher ;

« Alors elle réalisera des espoirs, elle accomplira des désirs et
fera succéder des événements aux événements.

p. Ytv

i. Montagne de l’Arabie dont il est question dans la Moallaqa de Imroulqaïs.
2. Coran, sourate XXX, verset 3.

Nozhel-Elhàdi 26
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402 NOZHET-ELHADI

« La paix de Dieu soit avec vous, je le demande au Ciel, moi
qui suis exilé et captif dans le plus reculé des deux Maghreb’. »

Ce même cadi a mis en tekhmis deux vers composés par
le commandeur des Croyants, Aboulabbâs Elmansour. Voici ce
tekhmîs :

« 0 mes amis, il m’a lancé un regard langoureux; mais, ô miracle,

cette langueur était acérée.
« Quand iLa eu conquis mon affection et qu’il a été maître de tout

mon être, j’ai été frapper à la porte de son asile, entouré de

lions,

« Car, si loin qu’il fût, je ne pouvais résister au désir de le voir.

« Ne sait-il pas que je suis audacieux et hardi : dans les combats
et la mêlée, je rugis et bondis comme un lion,

« Sans m’inquiéter si l’armée de mon adversaire est innombra-
ble : c’est moi qui ai enseigné aux lions de la terre à marcher
en avant.

« Comme j’ai appris aux gazelles du désert qu’elles doivent me
fuir. »

Le cadi Esselàsi fut tué le 1er de rebia Ier de l’année 1018
(4 juin 1609).

Zîdàn était un homme instruit et son érudition portait sur
diverses sciences ; il composa un commentaire du Coran,
dans lequel il s’appuyait surtout sur l’autorité de Ibn Athiya
et de Zamakhchari. 11 aimait beaucoup la controverse et la
discussion, ainsi qu’il en donna le preuve avec Sidi Ahmed
Belqâsem Essoumaï. 11 fut l’auteur de poésies passables dont
voici deux spécimens :

« Ce qui nous fait mourir, ce sont des tresses, des joues, des

cheveux noirs tombant jusqu’aux coudes,
« Des visages pour lesquels nous devons bénir le Ciel et des yeux

noirs languissants.

1. Bien qu’en réalité on reconnaisse trois divisions dans le Maghreb, dans I usage
on n’en compte que deux: l’une qui comprend toute la contrée qui s’étend fie
rifriqiya aux rives de la Tafna ; l’autre qui va de la Tafua à l’océan Atlantique.
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CHAPITRE SOIXANTE-QUATRIÈME 403

« Ce qui nous fait mourir, ce sont des gazelles qui nous domptent
et devant lesquelles nous nous faisons bien humbles, nous qui
sommes des lions. »

Distique :

« J’ai passé auprès d’un brillant tombeau placé au milieu d’un

parterre couvert de tapis de fleurs.
« De qui est-ce la tombe, ai-jedit?—D’un amant,m’a-t-onrépondu,

en faisant un geste de compassion. »

Ce commandeur mourut en l’armée 1037 (12 septembre 1627-
31 août 1628). 11 fut enterré auprès du tombeau de son père
dans le cimetière des Cbérifs, sis au sud de la mosquée de
Elmansour. Les vers suivants furent gravés sur le marbre
qui recouvre sa tombe :

« Ceci est le tombeau de celui dont la gloire s’enorgueillit,
« Zidân, le fils de Ahmed, le promoteur des choses glorieuses,
« Le protecteur de la sainte religion contre quiconque l’attaque

ou la menace.
« Il fut le plus illustre de ceux qui se sont élancés dans la mêlée

et qui ont dompté leurs ennemis.
« Dieu ne cesse de répandre sur lui les Ilots de sa miséricorde!
« Qu’il déverse sur lui ses faveurs qui exhalent tous les parfums !
« Voici la date de la mort de celui qui est maintenant le voisin d’un

Dieu indulgent !
« Qui, dans le séjour de la Vérité, protège les hommes illustres. »

Parmi les vizirs de Zidân on cite : le pacha Mahmoud et
Yahia Adjâna Elourîki; parmi ses secrétaires : Abdelaziz
Elfichtâli, l’ancien secrétaire de son père et Abdelaziz ben
Mohammed Ettsaâlebi; enfin parmi ses cadis : Abou Abdallah
Erregrâgui.

p. vir
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CHAPITRE LXV

HISTOIRE DE ABDELMALEK BEN ECCHEIKH BEN ABOULABBAS ELMANSOUR

Lorsque Abdallah beri Eccheikh mourut, dit l’auteui’ du
commentaire du Zahret ecchemdrikh, son frère Abdelmâlek
lui succéda, au mois de chaaban de l’année 1033 (25 octo-
bre 1623-14 octobre 1624). Jusqu’à sa mort, survenue en
l’année 1036 (22 septembre 1626-12 septembre 1627),
Abdelmâlek ne cessa de voir diminuer le patrimoine qui lui
avait été légué par son frère.

p. fit

CHAPITRE LXVI

HISTOIRE DE ABOULABBAS AHMED ELASGHER, FILS DU SULTAN ZIDAN,
FILS DU SULTAN ELMANSOUR

D’après l’auteur du commentaire du Zahret, lorsque le
sultan Zîdân mourut à Murâkush, son fils Ahmed se déclara pré-
tendant à la couronne et fit son entrée à Fez, quarante-six
jours après la mort de son père, c’est-à-dire le vendredi,
25 de safar (5 novembre 1627); il fit frapper des monnaies
en son nom. Le 13 du mois de chaoual (16 juin 1628), il
fit périr, par trahison, son cousin, Mohammed Eccheikh,
surnommé Zeghouda, qui occupait la casbah de la ville. Le
11 du mois de dzoulhiddja (12 août 1628), il fut mis en pri-
son dans le palais de Fez-la-Neuve, avant d’avoir réussi a
monter sur le trône.
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CHAPITRE LXVI1

HISTOIRE DU SULTAN ABOU MEROUAN ABDELMALEK BEN ZIDAN BEN

AHMED ELMANSOUR

Zidân avait laissé un certain nombre d’enfants parmi
lesquels nous citerons : Abdelmalek, Eloualîd, Ahmed et
Mohammed Eccheikh. A sa mort, on avait, ainsi que nous
l’avons dit, proclamé son fils Abdelmalek, mais à peine eut-
on prêté serment de fidélité à ce commandeur que ses frères, Eloua-
lîd et Mohammed Eccheikh, se soulevèrent contre lui. A la
suite des nombreux combats qui furent la conséquence de
cette révolte, les deux rebelles furent vaincus et Abdelmalek
s’empara de leurs trésors et de leurs approvisionnements.

Abdelmalek était d’une nature perverse et avait une intel-
ligence bornée. Il avait si peu de retenue qu’un jour, à l’oc-
casion de la naissance d’un de ses enfants, et sous prétexte
de donner plus d’éclat à la cérémonie du septième jour 1, il
fit mander dans son palais les femmes des notables de Murâkush
et de ses hauts fonctionnaires. Quand elles furent arrivées,
il monta sur une tour du palais et se mit à examiner toutes
ces femmes qui avaient enlevé leurs voiles et leurs mantes,
puis il fit venir dans ses appartements toutes celles qui lui
plurent.

Ce commandeur faisait abus des liqueurs fermentées et il était en état d’ivresse lorsque les renégats l’assassinèrent à Murâkush, le dimanche, 6 du mois de chaaban de l’année 1040

1. On donne un nom aux enfants le septième jour de leur naissance et, à cette
occasion, les parents offrent une fête à leurs amis.
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p. Vie

406 XOZHET-ELTIÂDI

(10 mars 1631); il fut enterré auprès de la tombe de son
père.

Voici le distique que j’ai vu gravé sur la plaque de marbre
qui recouvrait son corps :

« Ne désespère pas, car Dieu est bienveillant ; il a pour l’huma-
nité de la tendresse et de l’indulgence.

« Si de ton côté, il y a eu négligence ou faute, du côté de Dieu il
y a toujours clémence et bonté. »

Au nombre de ses vizirs on cite : Mabmoud bâcha, le renégat, Djouder et Yahia Adjâna Elourîki ; parmi ses autres fonctionnaires : le cadi Aïssa ben Abderrahman Essedjetâni, à Murâkush, et le mufti de cette même ville, le Faqîh Ahmed Essâlemi.

CHAPITRE LXVII1

HISTOIRE DU RÈGNE DU SULTAN ELOUALID BEN ZIDAN BEN AHMED
ELMANSOUR, LE SAADIEN

Le jour même que le sultan MaulayAbdelmalek ben Zîdân
avait été assassiné, c’est-à-dire le 6 du mois de chaaban de
l’année 1040 (10 mars 1631) son frère, Maulay Eloualîdben
Zîdân, avait été proclamé souverain à sa place. D’après l’au-
teur du commentaire du Zahret, Eloualîd faisait montre de
sentiments religieux; il était d’abord facile et se fit par là
bien venir du peuple et des grands. Il aimait les savants et
leur témoignait une grande déférence : ce fut pour lui que le
caïd Ali Etthebîb composa son poème célèbre sur les fruits
de l’été et de l’automne et que le cadi Aïssa ben Abder-
rahman Essedjetâni commenta la Soghra du cheikh Esse-
noussi. Il était très généreux; cependant il fit périr le plus
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CHAPITRE SOIXANTE-HUITIÈME 407

grand nombre deschérifs, ses frères et ses cousins, et empri-
sonner son frère Mohammed Eccheikh Elasgher, parce qu’il
redoutait de les voir se révolter contre lui et lui disputer le
sceptre royal.

De son vivant il y eut un grand renchérissement des den-
rées. En l’année 1036, le samedi, 23 du mois de redjeb
(9 avril 1627), il se produisit, au moment du point du jour,
un grand tremblement de terre. Le 5 du mois de chaaban de
la même année (21 avril 1627), il y eut un violent orage de
grêle : quelques-uns des grêlons étaient de la grosseur d’un
oeuf de poule, et l’on en vit un qui, tombant sur une tente,
en transperça le toit et mit en fuite les personnes qu’elle abri-
tait. On raconte que ces grêlons demeurèrent trois jours sans
fondre.

Eloualîd avait une véritable passion pour la musique ; il s’en faisait jouer nuit et jour. Il fut adonné au même vice que son père et s’enivra jusqu’au jour où il périt assassiné par les renégats. Voici quelle fut la cause de sa fin tragique :
Comme les renégats lui réclamaient leur solde et les cadeaux d’usage en lui disant : « Donnez-nous de quoi manger», il leur répondit ironiquement : « Eh! bien, mangez des écorces d’oranges dans le Meserra. » Cette réponse provoqua une vive colère parmi les renégats ; quatre d’entr’eux s’embusquèrent et tuèrent le commandeur par surprise, le jeudi, 14 du mois vénéré de ramadhan de l’année 1045′ (21 février 1636).
C’est à Dieu qu’appartient toute chose.

p. Yf\
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CHAPJTRE LXIX

DU RÈGNE DU SULTAN MOHAMMED ECCHEIKH ELASGHER, FILS DE
ZIDAN BEN AHMED ELMANSOUR ET DES ÉVÉNEMENTS QUI S’Y RAT-
TACHENT

Le sultan, Maulay Eloualîd, ayant péri, ainsi que nous
venons de le rapporter, le peuple, après avoir hésité un ins-
tant sur le choix de son successeur, se décida à placer sur le
trône le frère du défunt, Maulay Mohammed Eccheikh, et à
lui remettre les rênes du pouvoir. On le fit donc sortir de
prison et on le proclama à Murâkush, le vendredi, 15 du mois de
ramadhan de l’année 1045 (22 février 1636). Le nouveau
souverain se conduisit d’une façon louable vis-à-vis du
peuple; il se montra bienveillant à l’égard de tous, car il
était d’une nature indulgente et porté à excuser les fautes
légères ; enfin il était avare du sang de ses sujets, ayant un
vif penchant pour le calme et la tranquillité. Toutefois ses
armes ne furent pas heureuses et ses troupes ne purent jamais
tenir tète à l’ennemi; aussi ne réussit-il pas à maintenir l’in-
tégrité de son empire et dut-il se résoudre à n’exercer son
autorité que sur Murâkush et la province de ce nom.

Sous le règne de ce commandeur, la puissance des Dildites fit de
grands progrès et leur influence se répandit dans tout le
Maghreb. Le sultan leur envoya son cadi, le Faqîh,
le très docte, Abou Abdallah Ëlniezouâr Elmerrakochi, pour
leur demander de cesser de méconnaître son autorité et les
engager à se rallier autour de lui. « Votre père, écrivit-il, le
bienheureux saint, Sidi Mohammed ben Abou Bekr, avait
juré fidélité à mon frère Maulay Eloualîd ben Zîdân et il a
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CHAPITRE SOIXANTE-NEUVIÈME 409

tenu son serment. Vous, mieux que personne, vous devriez
donc imiter son exemple et suivre la même voie. » Arrivé
chez les Dilâïtes, le cadi leur remit ce message; il exposa le
but de sa mission et leur donna de vive voix tous les argu-
ments qu’il tenait en réserve, mais les Dilâïtes trouvèrent
diverses raisons pour justifier et expliquer leur conduite.

Aussitôt que le cadi fut de retour de son ambassade, le
sultan Maulay Mohammed Eccheikh écrivit aux Dilâïtes la
lettre suivante que j’ai lue et dont voici la teneur complète
et intégrale :

« Louange à Dieu qui a établi, dans les diverses contrées,
les dynasties pareilles à des citadelles fortifiées destinées à
protéger les hommes, les femmes, les biens et les lois, et qui
a recommandé de couper les racines et les branches de la
rébellion, dont les fauteurs mettent leurs efforts à détruire
les bases de la société par toute sorte d’innovations. Nous
déclarons que Dieu est unique, qu’il n’a point de semblable
dans tout l’Univers et qu’il n’a point d’associé. Personne, en
dehors de lui, ne saurait venir en aide à un malheureux ou
à un affligé, ni connaître, malgré ses efforts, le secret de
l’avenir et vous montrer ce que Dieu a résolu et décidé. Il
fait ce qu’il veut et ce qu’il désire ; il accueille les suppli-
cations de ceux qui souffrent et il efface les péchés.

« Nous déclarons encore que notre seigneur, notre Pro-
phète et notre maître, Mahomet, est le serviteur de Dieu et
son envoyé vers les hommes, rouges, blancs ou noirs. Quel
merveilleux intercesseur pour tous ceux qui ont péché, quand
ils ne sont point de ceux qui retombent dans leurs fautes.
Que Dieu répande sa bénédiction sur lui, sur sa noble et
illustre famille, sur les califes et sur les Compagnons du
Prophète, tant que dureront les sourires dans les parterres
et les pleurs que versent les nuages. Il est plus agréable à
Dieu que tons ceux qui l’ont suivi ou ont suivi ses succes-
seurs, et qui ont, en quelque sorte, uni les membres de sa
religion comme les doigts de la main.

« Exposons maintenant nos desseins à ceux que nous
avons désignés aux traits du châtiment éternel, à ceux qui
s’attachent aux subtilités des métaphores et se renferment
dans les cercles de la casuistique, c’est-à-dire aux habitants
de Dilâ, à ceux qui ont besoin d’être abreuvés à la source
de la vérité, les sieurs Aboulqâsem ben Ibrahim, Omar et
Mohammed Elhadj, enfin à tous ceux à qui on devrait ouvrir
le livre de l’équité, par exemple, au sieur Abdelkhâleq.

« Salut sur vous, tant que les exhortations exerceront leur
action sur les natures endurcies et que les exorcismes proté-
geront les fidèles contre les embûches du démon ou les atta-
ques des fauves. Que sur vous soient la miséricorde de Dieu
et ses bénédictions, aussi longtemps que les niches abriteront
la flamme des lampes.

« Nous vous avions déjà écrit de la capitale qui a brisé les
cerveaux des sceptiques et des hérétiques, l’Alhambra 1 des
Lemtouniens et des Almohades. Que Dieu lui assure sa pro-
tection contre tous les hypocrites et contre quiconque s’é-
loigne de cette ville et la dédaigne après avoir essayé de
l’épouser de force.

« Après ces préliminaires qui, pour les lettrés, sont une
sorte d’introduction à ce qui va suivre et comme un échan-
tillon de marchandise faisant pressentir le présent et l’ave-
nir, nous n’ajouterons rien, sinon que nous désirons vous
réveiller d’un sommeil, qui a duré cette longue nuit dans
laquelle le Maghreb a été plongé, et qui s’est étendu sur un
espace immense aussi vaste que la vallée de Josaphat.

« Avez-vous agi, comme vous l’avez fait, dans le but de re-
vendiquer l’honneur du califat, ou bien par aveuglement, ou

1. Murâkush.
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CHAPITRE SOIXANTE-NEUVIÈME 4U

encore pour vous montrer sourds aux exigences que le peuple
est en droit d’attendre? Ce serait là une honte capable d’ef-
facer les vertus les plus pures, car celui qui a de semblables
pensées ne saurait trouver asile nulle part, ni avoir une heu-
reuse fin. Ce serait encore plus grave de la part de celui qui
se conduit ainsi, s’il manquait au serment de fidélité prêté à
celui que la Providence a investi du gouvernement des plaines
fertiles et qu’elle a chargé de diriger le cours des choses, à
la condition de peser ses décisions avec équité, de ne rien
bouleverser, ni modifier, mais de défendre par les lances,
les flèches ou les traits, les bases de la religion, de trancher
les têtes de ceux qui altèrent les textes de la loi sainte ou qui,
comme vous particulièrement, lèvent l’étendard de la révolte
et essaient, par leurs menées ambitieuses, d’attirer sous leur
seule domination toutes les tribus du pays.

« Vous étiez pareils à des bêtes de somme, n’ayant dans
les forteresses de vos montagnes d’autre frein que la sottise
et la terreur; vous ignoriez encore jusqu’à l’usage des che-
mises et des calottes, quand l’imposteur Mohammed Elayyâ-
chi vous a entraînés à sa suite pour fouler le sol du Gharb.
C’est lui qui a été cause delà dispersion des Cheraga parles
armes de Ibn Ahmed ; c’est lui qui a abandonné les autres
tribus qui sont demeurées les yeux rougis et tuméfiés par les
larmes de tristesse qu’il avait fait couler de leurs yeux ; enfin
c’est lui encore qui, par ses impostures, les a établis dans
les montagnes des Béni Yâzegha.

« Dès que vous avez été libres de vos mouvements et que
les populations ont commencé à venir s’adresser à vous,
vous avez dressé des tables pour les hôtes-et, sans la moindre
pudeur, vous avez pris les armes. Vous avez été favorisés
dans vos projets par l’agitation qui régnait parmi les tribus,
par la famine qui, cette année-là, avait sévi sur le pays.
Vous arrêtiez au passage quiconque traversait votre terri-
toire dans quelque direction qu’il allât ; du ribâth de Taza
aux bords de l’Ouâdi Elabîd, vous aviez livré la contrée à la
plus vile populace et aux rebelles.

« Vous vous êtes laissés gorger de tributs d’or et d’ar-
gent; vous vous êtes laissés enivrer par les faveurs des
femmes des Chaouïas, qu’elles fussent rouges comme le vin
ou blanches comme l’argent pur. Grâce à Elqiràfi et à Elmon-
tasir vous avez pu réunir des sommes considérables, mais
vous vous êtes bien gardés de les dépenser, soit pour entre-
tenir une armée pleine d’élan et de vigueur qui se serait
élancée contre les chrétiens infidèles, soit encore pour fon-
der une ville, bâtir un rempart ou un pont, toutes choses qui
vous eussent assuré une glorieuse renommée et une ample
récompense dans l’autre monde. Au lieu de cela, cet argent
n’a profité qu’à des troupes de prostituées, à des fauteurs de
désordre ou à des ivrognes.

« Vous ne vous attendiez pas à être trahis par ceux-là
mêmes qui, parmi les Berbers, vous avaient élevés au pinacle
et vous avaient fait asseoir sur les trônes des palais ou dans
les chaires et les tribunes des temples de Dieu. Vous aviez
cru, dans votre aveuglement, que les profondes forêts étaient
désormais vides de ces tigres et de ces lions qui abaissent
l’orgueil des tyrans et des oppresseurs, et l’on vous a vus,
troupe de rebelles, glapir contre nous, pareils à des chacals
qui sortent des fourrés et des ravins, essayant de rendre
difficiles et vains les efforts dirigés par nous contre vous. A
ce moment, d’ailleurs, nous ne savions pas pour qui pen-
chait le peuple, s’il voulait courber la tête devant le roi du
désert ou devant le chef de Ilegh dans le Sous.

« Vous avez laissé lancer contre nous les plaisanteries les
plus basses et l’on nous a comparé au rebut de la couche de
Abderrahman Eddâkhel ; mais il faut que nous secouions la
torpeur de ceux qui sont encore engourdis par l’ivresse du
sommeil ; il faut que nous dégainions le glaive de la fureur
pour trancher le noeud de toutes ces machinations et montrer
qu’il n’appartient qu’à un commandeur de ranger des troupes sous
la bannière d’un chef dont les décisions doivent être exécu-
tées et les paroles écoutées et respectées. C’est surtout dans
le Gharb qu’il doit en être ainsi, car cette contrée a toujours
été remplie par les satellites des devins et par les sbires des
intrigants ; là, en effet, le hibou qui le soir était obscur et
inconnu, se réveille le lendemain armé de serres et d’un
bec puissant.

« Les mines qui fournissent la calomnie, la trahison, la
médisance, l’hypocrisie et l’effronterie, ce sont les zaouïas,
les ribâth, les fondouqs, les ateliers, les bazars et les prisons.
Autrefois les gouvernements de Maghreb obligeaient chacun à
mettre tous ses soins à instruire ses enfants dans les sciences
ou dans les métiers et à les rendre assidus auprès des grands
personnages qui ne cessaient de répandre l’instruction dans
les académies. Mais aujourd’hui, dans le Sous, ceux qui dé-
tiennent le pouvoir dans les villes ne songent qu’à gaspiller
l’or, l’argent, les chevaux, les esclaves mâles ou femelles ;
celui qui a reçu un soufflet d’eux, ne peut ni gémir, ni sou-
pirer, ni pleurer. Celui qui malmène quiconque s’en est re-
mis à lui du soin de le diriger, n’est point molesté et n’est
même pas l’objet d’une plainte.

« Comme nous vous avions laissé faire, que nous avions
temporisé et que d’ailleurs nous vous avions traité avec bien-
veillance en vous laissant accomplir vos pratiques de dévo-
tions et tenir table ouverte, la foule a pu croire que nous
vous considérions comme de très grands personnages. C’est
ainsi que les membres de votre confrérie ne juraient que par
les vertus du chef de leur secte, qu’il s’agît de pacte ou de
mariage ou d’une remise faite par un créancier avare. Mais
tout homme qui, sans y être contraint, transgresse la loi
sera promptement puni par le Dieu vengeur qui le couvrira
de honte et d’humiliation ; à plus forte raison en sera-t-i[
ainsi pour celui qui achète les biens de ce monde au prix de
son honneur, de sa dignité d’homme et de sa religion, dans
le but de détruire la vérité et de répandre, au moyen de la
luxure, l’iniquité dans les villes et les campagnes, dans les
plaines et sur les montagnes.

« Aujourd’hui encore, nous vous demandons de respecter
le pacte d’une fidélité qui nous est due, par les populations
rebelles ou soumises qui couvrent le pays, de Oudjda aux
confins du Sous ultérieur. Si vous le faites, nous aurons
ouvertement pour votre zaouïa et ceux qui l’habitent, les
égards qu’ils méritent, pourvu toutefois que vous fassiez
sortir de l’égarement où ils sont plongés les gens de votre
zaouïa. Si, au contraire, vous persistez à ne pas vouloir diri-
ger vos pas dans la voie de la soumission et à ne pas accéder
à nos propositions, c’est que vous acceptez que l’on vous
combatte au nom de Dieu et de son Prophète.

« Nous vous avons envoyé notre cadi, le Faqîh
Abou Abdallah Mohammed Elmezouàr ; vous l’avez éconduit
de la façon la plus complète, en sorte qu’il a dû revenir tout
honteux sur ses pas. Pourtant, si nous n’avions eu pour vous,
ni estime, ni égards, nous n’aurions pas autrefois mis à votre
disposition notre nègre, l’émir Mobârek Essoussi, qui a
construit avec tant de goût et de solidité le mausolée de votre
père, Mohammed ben Abou Bekr, dont vous avez souillé
l’honneur inctact et qui, grâce à vous, a perdu le fruit de
ses vertus et de sa piété.

« Vous deviez cependant nous éclairer par ce messager
sur les sentiments que vous inspirait votre haute situation,
car on nous a raconté, sans que nous l’ayons demandé, que
les yeux des ânes étaient tournés vers les meules, que qui-
conque s’adressait, pour obtenir secours, à toute cette vale-
taille était mal reçu et que les vices émanaient de la source
la plus pure. D’après cette description, vous auriez des coeurs
de renard. Ah ! Dieu nous suffit comme protecteur. 11 n’y a
de force et de puissance qu’en lui, le Très-Haut, le Pré-
voyant.

« Il nous est impossible de vous laisser avec les chérifs de
Sidjilmassa et les Béni Moussa vous jouer de nous comme
on le fait avec le chat musqué enfermé dans sa cage ; on
sait qu’on ne saurait obtenir le riche produit de cet animal
si on n’a soin de l’irriter un peu afin de l’obliger à sauter.
Vous avez trait les mamelles de toutes les contrées de ce pays,
à droite comme à gauche, et vous nous avez secoué comme
on secoue un vêtement pour le débarrasser du sable ou de la
cendre qui l’ont sali.

« En résumé, ce que nous vous demandons c’est que, par
vos paroles, par vos actes et par vos convictions, vous soyez
fidèles à notre autorité comme l’a été défunt votre très pieux,
généreux, éminent et glorieux père, vis-à-vis de notre bien-
aimé frère Maulay Eloualid ; alors nous pourrions, avec
l’aide de Dieu, organiser en un seul faisceau toutes les forces
de l’islam et empêcher tout autre que nous de parler ou d’agir
en son nom. Si vous donniez l’exemple, la foule, dans les
villes et dans les campagnes suivrait vos traces et personne
ne voudrait plus écouter le discours d’un autre que nous, ni
lever les yeux vers lui.

« Mais s’il vous est trop pénible de renoncer à l’amour
des têtes, des chevelures et des mains et que vous ayez pris
l’habitude de chevaucher sur les montures de guerre et non
sur celles qui servent aux fêtes et à la chasse, alors atten-
dez-vous à nous voir bientôt apparaître pareil à l’aurore qui
se lève pour dissiper les ténèbres de la nuit : notre infan-
terie et notre cavalerie se répandront comme les flots de la
mer ; notre valeur vous enveloppera dans la masse de ses
nuées intenses et la justice souveraine s’accomplira pour
vous, avec ses prohibitions et ses prescriptions. Grâce à elle,
nous franchirons l’espace qui nous sépare, puis nous irons
renverser le gouvernement des Chérifs à Sidjilmassa pour
revenir ensuite à la zaouïa du Sahel, en sorte que tout le
territoire qui obéit aux cheikhs* redevienne le domaine des
glorieux descendants d’Ali et jouisse de la paix et du calme,
h moins toutefois que vous ne réussissiez à jeter dans
l’abîme les fils de Saad ben Bekr 2.

« Maintenant répondez-nous avec sincérité et sans détours,
après avoir examiné ce qu’il convient de faire dans votre in-
térêt ; l’intelligence est la meilleure des clés pour ouvrir les
portes qui sont fermées. Voyez quel sera le meilleur flam-
beau qui nous aidera à sortir de cette situation si sombre,
et si vous préférez faire vos prières en dirigeant vos regards
vers la Mecque ou vers Jérusalem. Là-dessus nous terminons
ce sage discours. Salut !

« Cette lettre a été rédigée par Mohammed ben Abderrah-
man, dans le parc de Djenan Meïmoun de la Casbah de la
ville de Murâkush (Dieu protège son territoire et accorde la paix
à son commandeur et à ses habitants !) dans la matinée du lundi,
’11 de djomada II de l’aimée 1047 (31 octobre 1637). »

Voici maintenant la réponse des gens de la zaouïa de
Eddilâï :

« Louange à Dieu à qui appartient le souverain pouvoir en
ce monde et dans l’autre. Appuyons-nous sur lui, car c’est vers
lui que nous devons retourner. C’est grâce à lui que l’homme
de la condition la plus vile et la plus basse peut chercher à
atteindre la situation la plus haute et la plus honorée. Il est
l’Élevé, le magnifique, celui qui voit et entend tout. Dans
son équité il abaisse les superbes et, dans sa bonté, il élève

1. C’est-à-dire aux chefs des confréries religieuses.
les humbles à leur place. Personne ne lui demandera compte
de ce qu’il aura fait, tandis que tous les autres êtres seront
interrogés sur leurs actes, chacun selon ce qu’il aura accom-
pli, soit en progressant, soit en faisant un retour en arrière.

« Nous témoignons qu’il n’y a pas d’autre divinité que
Dieu, qu’il est unique, qu’il n’a pas pas d’associé, qu’il est
le Verbe de vérité, le maître, l’immuable, jusqu’à la con-
sommation des siècles, l’Éternel dont l’existence n’a pas de
bornes. Nous déclarons aussi que notre seigneur et maître,
le Prophète Mahomet est le serviteur de Dieu et son envoyé ;
qu’il a répandu la vraie foi, en abreuvant aux réservoirs de
la croyance islamique aussi bien ceux qui ont vécu de son
temps que ceux qui sont venus plus tard. Dieu répande ses
bénédictions sur lui, sur les membres de sa famille qui sont
les astres du bonheur, sur ses Compagnons qui ont lapidé
quiconque lançait de loin ses traits contre la religion ortho-
doxe, sur la foule des tâbi’, enfin sur ceux qui les ont suivis,
dociles et attentifs, dans le but de faire triompher l’ortho-
doxie.

« Le discours qui va suivre est la réponse que nous fai-
sons à celui qui est pur, qui a développé dans la bonne voie
les branches du trône dont il est issu, Abou Abdallah Moham-
med Eccheikh, le fils’du commandeur des Croyants, Abou Elmaâli
Maulay Zîdân, fils du célèbre, du magnanime, de l’incompa-
rable commandeur des Croyants, Aboulabbàs Maulay Ahmed. Dieu
rende glorieuses, dans ce monde et dans l’autre, notre exis-
tence, la vôtre et celle de tous les musulmans. Qu’il renou-
velle pour vous les illustres événements dont vos ancêtres
ont planté les germes dans le Maghreb ; qu’il dirige vos pa-
roles et vos actes en vue de la félicité éternelle et qu’il fasse
fouler par vos pieds les tapis de la joie et de l’allégresse.
Qu’il conduise avec le bonheur votre auguste personne afin
qu’elle détruise l’ulcère de la révolte et de la trahison ;

Nozhet-Elhâdi ‘ 27

qu’il anéantisse ceux qui déchirent ou violent leurs engage-
ments ; qu’il fasse de vous comme une citadelle où l’honneur
de chacun sera protégé, soit qu’il demeure en repos, soit
qu’il voyage ou qu’il s’expatrie. Que sur vous soit le salut de
quiconque place en vous sa confiance, après l’avoir d’ahord
mise en Dieu ; que la miséricorde et les bénédictions du Ciel
soient sur vous, tant que l’oiseau gazouillera au milieu des
bois touffus.

« Nous vous écrivons de la zaouïa consacrée à l’adoration
de celui qui conduit dans la voie droite ; qui, dans sa sagesse,
sait pourquoi ce qui est fécond est supérieur à ce qui est sté-
rile ; qui voyage et demeure, qui a été le protecteur des
Compagnons de la Caverne ‘ et de leur chien Erraqim. Dieu
étende sur nous ainsi que sur vous le voile de la sécurité, du
pardon et de la paix ; qu’il jette sur vous, sur nous et sur
tous les musulmans les épais manteaux de sa bienveillance
inépuisable.

« Après avoir loué Dieu à qui tous les êtres doivent l’éloge
et la reconnaissance, à qui, dans notre ferveur, nous prodi-
guons les oraisons, les prières et les litanies, n’étant pas sûrs
que nous ne soyons emportés à l’improviste parle destin, il ne
nous reste à vous dire que ceci :

« Quand votre lettre si dure nous est parvenue, notre
esprit a été troublé, notre intelligence confondue; en pré-
sence d’expressions si sévères, nos mains, en quelque sorte
liées, se refusaient à agir; nos langues étaient devenues
muettes en entendant l’éclat de votre voix. Vous aviez dépassé
le but, car le carnassier lui-même crie avant d’attaquer sa
proie. À la lecture de votre message, les femmes enceintes
ont failli non seulement faire une fausse couche, mais encore
perdre leur placenta. Ah! quel vigoureux coup de fouet.
i. Les sept Dormants.
Jamais, clans le cours des années, nous ne l’oublierons. Vous
nous avez fait entendre des choses si étonnantes que, ni dans
le passé, ni dans le présent, personne n’en avait ouï de sem-
blables, et si on eut lu votre lettre à haute voix au milieu d’un
cimetière, tous les morts se seraient soulevés dans leurs
tombeaux.

« Telle n’a pas été la façon dont en ont usé à notre égard
ceux qui vous ont précédé dans votre haute situation, vos
oncles, vos frères et celui qui vous était encore plus proche,
votre père Maulay Zîdân; ils ne nous ont pas comme vous
mis aux enchères sur le marché de la honte et de l’igno-
minie.

« Que sommes-nous, sinon un refuge et un asile? Qui-
conque est frappé par la maladie, quiconque est dans l’an-
goisse ou veut se mettre à l’abri d’un frère, d’un père ou
d’un oncle, trouve chez nous la sécurité pour sa personne,
pour les siens et pour sa fortune ; s’il survient à quelqu’un
un coup du sort qui l’oblige à fuir ou une défaite, il n’a ordi-
nairement d’autre refuge que notre pays.
« Pour vous, vous agissez d’après les conseils de renégats portés par leur nature à la perfidie et à la trahison ; ils veulent la ruine des institutions de leur souverain, car ils ne sont jamais rassasiés avec ce qu’ils ont dans leur nid. Ce qui vous le prouve et le démontre, c’est qu’ils ont trahi votre frère, de connivence avec les femmes, en l’absence des troupes et du divan. Ils ont développé dans le Maghreb le fléau de la guerre qu’ils avaient précédemment propagée en Orient après le règne de Elmoatasem, de la famille des Abbassides. Ne les gardez donc pas à votre service, car la réflexion les amènerait à se conduire comme leurs ancêtres les polythéistes (que Dieu les fasse périr de quelque côté qu’ils soient). Ce sont eux qui ont arraché chez votre auguste aïeul l’âme du fourreau du corps et qui ont porté sa tête dans une musette en filet; ils ont attaqué votre oncle, Maulay Abdallah, à Ouâdi Elleben, sur le territoire des Senhadja, et auraient réussi clans leur entreprise sans l’intervention du Vivant Éternel.
Nous le jurons solennellement, s’ils continuent à demeurer avec vous dans le Gharb, ils en raviront le territoire pour la troisième fois.
« Quant à nous, nous n’avons point cessé d’être fidèles au
serment que vous a prêté notre père et nous avons observé
nos engagements avec zèle et dévouement. 11 ne convient
pas que nous renouvelions ce serment, ce qui indiquerait en
quelque sorte que nous ayons voulu nous affranchir de ses
obligations. Un autre motif qui nous empêcherait encore
de le faire, c’est que les Berbers abandonneraient aussitôt
notre territoire ; ce serait donc le meilleur moyen et le plus
sûr de nous déconsidérer aux yeux des honnêtes gens.

« Ce faucon, qui ne redoute ni le simoun de la nuit, ni les
ardeurs brûlantes de l’été, Maulay Mohammed, fils de Maulay
Eccherif, lui qui, pareil à un aigle blanc, est constamment
perché sur les cimes des montagnes, n’est pas satisfait de ses
immenses richesses, il lui faut encore couper des têtes. Quand
parfois il nous arrive de négliger notre surveillance, il lance
aussitôt ses cavaliers dans les ravins contre les tribus de la
Molouya, ou encore il dirige ses troupes, étendards et dra-
peaux déployés, sur les ribâth de Taza. Et il faut ajouter que
les deux ailes de son armée sont composées d’hommes à
l’âme intrépide, les Berbers des Senhadja et de Dekhîsa, véri-
tables éperviers quand ils luttent contre une tribu, contre une
armée ou encore qu’ils font une incursion.

« Elayyâchi, vous le savez, était parti tout d’abord dans le dessein de combattre les chrétiens, puis, plus tard, il voulut aller plus loin et gravir les échelons de la royauté. C’est contre notre assentiment qu’il a trahi les populations berbères, et, s’il s’est emparé des grains des Arabes, l’année de la famine c’était pour nous montrer, ainsi qu’à eux, qu’il était notre ennemi à cause de ce qui s’était passé. Les choses demeurèrent en cet état jusqu’au moment où l’inéluctable destin intercepta toute communication entre lui et nous.
« Quant à votre nègre, l’amin Mobârek Essoussi, lorsqu’il est venu s’installer au milieu de nous pour tracer le plan du mausolée de notre père et construire cet édifice, nous loi avons fait, en secret comme en public, l’accueil qu’il méritait. Après quelques jours de repos, nous l’avons autorisé à parcourir le pays de façon à ce qu’il ait pu se rendre exactement compte par lui-même de la topographie du pays, de ses montagnes et de ses profondes vallées. Il est certain que c’est à la suite de cette excursion que nous avons été rabaissés dans votre estime, puisque c’est à ce moment que vos sentiments bienveillants pour nous ont cessé d’exister et que vous nous avez dressé des embûches qui ont amené notre hostilité réciproque.
« Votre agent avait parcouru le pays au moment où toutes nos tribus étaient dispersées pour la récolte des grains, pendant la saison d’été ; il n’avait donc pas vu nos hommes montés sur leurs chevaux, armés de leurs lances, de mousquets ou de sabres, et il s’était imaginé qu’il y avait ici une proie facile à prendre. Il ne se doutait pas que ces gens-là étaient comme les ogres de midi qui vont et viennent. Si c’est sur ce rapport que vous avez espéré soumettre ces gens indépendants, sachez que votre opinion est erronée et que votre espoir sera déçu : celui qui monte à cheval pour son propre compte, sans être à la solde d’un gouvernement, est un homme dont on ne doit pas dédaigner le courage, car on aurait à s’en repentir.

« Lorsque votre caïd, Mohammed Elmezouâr, a vu les députations venues de toutes les contrées, répandues comme des nuées de sauterelles dans nos rues et sur nos places, sans compter les personnes que nous recevions dans nos jardins et nos coupoles, il a pu s’assurer de ses propres yeux qu’un tel rapprochement entre un maître et ses subordonnés ne pouvait être opéré que par des chefs puissants. Il vous a donc raconté à vous et à votre entourage ce qu’il pensait, ce qu’il avait vu et entendu.
« Encore aujourd’hui, si vous dirigez vos armes contre le Gharb, les Arabes ou la citadelle de Fez, vous ne rencontrerez de notre part ni hostilité, ni mauvais vouloir. C’est seulement quand vous vous serez établi dans la Ville blanche, la Neuve ou la Vieille, que nous aurons à prendre un parti, à décider si nous devons vous remplacer, vous abandonner ces pays ou appeler à notre aide un chérif, authentique comme vous, qui sera notre souverain et déploiera plus de zèle que vous pour l’organisation du pays. C’est alors que nous mettrons aux prises le lion et le sanglier et que nous jetterons aux dents des peignes, la dépouille de celui des deux qui succombera. Au vainqueur appartiendra le Gharb et, en dépit des envieux, il aura tout ce qu’il désirera. Quant à vous, si vous vous contentez de l’Alhambra de Murâkush et que vous repoussiez loin de vous les auxiliaires des troubles et des mésintelligences, laissez-nous, avec ceux qui font du pouvoir l’objet de leurs préoccupations et dont l’unique souci est d’acheter l’autorité, demeurer le lion des forêts de Sidjilmassa.
« Quant au chef de Ilegh clans le Sous, il ne désire rien au fond, sinon assurer la sécurité des villages et échapper au i danger d’être fait prisonnier. Dans tout ce que nous venons de vous énumérer, il y a plus qu’il ne faut pour vous décider à vivre tranquillement et à faire bon marché de vos déboires. Si vous nous laissez en repos sous la sauvegarde de notre honneur et de notre considération, nous n’avons rien à dire, mais si vous nous attaquez avec vos armées avilies et méprisables, vous serez repoussé loin de nous par celui qui assure, lui aussi, avoir des revendications à exercer. Si nous venions à apprendre que vous vous disposez à franchir l’Ouâdi Omm Errebia, Dieu rassemblerait alors ceux qui achètent et ceux qui vendent. Salut.
« Écrit au nom de la foule de ses frères, par Abdallah Elmasnaouï ben Mohammed ben Abou Bekr Eddilâî, le dimanche, 22 du mois de redjeb, l’unique et le sacré de l’année 1047 (10 décembre 1637) .»

11 y eut entre Mohammed Eccheikh Elasgher et les gens
de la jzaouïa une rencontre qui se termina par la déroute du
commandeur, celui-ci ayant été vaincu dans la bataille livrée à
Bou-Aqba, un des gués de l’Ouâdî Elabîd. En présence de
cette hostilité des gens de la zaouïa de Eddilâ dont l’autorité
s’était accrue dans le Maghreb et se renforçait chaque jour
par des hommes et des armements, Mohammed Eccheikh,
qui sentait qu’il ne pouvait leur tenir tête, ni briser leur puis-
sance, cessa de lutter contre ces rebelles ; il ne les inquiéta
plus et parut désirer vivre en paix avec eux, sans s’occuper
davantage de la situation qu’ils s’étaient créée.

Un homme des Ilechtouka, tribu que l’on rencontre quand
on sort de Murâkush par la porte de Elkhemîs, se souleva con-
tre le commandeur qui eut beaucoup de peine à tenir tête à ces
rebelles qui, chaque jour, venaient l’attaquer ; cependant il
finit par les vaincre et les disperser. La tribu des Chiâdhema
se révolta à son tour ; le sultan marcha contre elle, mais
dans la bataille qu’il livra près du Djebel Elhadid, il fut hon-
teusement défait. Dieu seul est le maître ; il élève qui il lui
plaît, il abaisse qui il veut.

J’ai lu une lettre qui avait été écrite par Maulay Moham-
Vue 437 sur 574

p. V o o

m NOZHET-ELHÂDI

med Eccheikh et adressée à Maulay Mohammed ben Eccherif
Elhasani Essidjilmassi, lorsque ce dernier avait été proclamé
souverain à Fez. Cette lettre dans laquelle Eccheikh féli-
citait le nouveau souverain, tout en l’engageant à se méfier
des populations du Gharb et de leur perfidie, avait été
rédigée par son vizir, le caïd Mohammed ben Yahia Adjâna ;
elle se terminait par la qackla suivante qui était également
l’oeuvre du caïd Adjâna :

« 0 Mohammed, lionceau issu de Maulay Eccherif, soleil du bon-
heur, croissant parfait,

« Ton glorieux renom emplit notre Maghreb et brille en Orient
dans Ispahan et dans Mossoul.

« Tu es le faucon des citadelles, tu te précipites contre l’ennemi

avec fureur et, et comme un torrentqui s’écoule, tu t’élances

dans la mêlée.
« Tes serres déchirent les hérétiques et chacune d’elles, lorsqu’elle

frappe, est pareille à une lance.
« Tes troupes sont montées sur des chevaux de race et tout le

Sahel tremble dès que tu jettes tes regards vers Tlemcen.
« Ce sont elles qui contraignent au devoir les tribus rebelles, et

les animaux eux-mêmes abandonnent leurs aiguades, quand

ils les voient s’avancer.
« Quand.dans la mèlée,la sueur ruiselle de ton corps,tu embaumes;

on dirait que ta sueur est une solution mélangée d’ambre et

de santal.
« Grâce à toi, ô commandeur, ton pays a été heureux dans le passé et

sera florissant dans l’avenir.
« La victoire chérie t’a appelé dans le Maghreb, et Fez-la-Neuve

a reçu tes cohortes.
i< Mais prends bien garde, sois méfiant comme le corbeau et ne sois

pas comme le canard quand son gésier est gavé de grains.
« Sois juste, tu en seras récompensé; ne prends point pour second

un ambitieux qui te ferait haïr et t’empêcherait d’être équi-
table.
« N’attaque jamais les Lierbers dans leurs montagnes; attends

que tu trouves un moyen plus facile d’arriver jusqu’à eux.
« N’aie point confiance dansla parole des Arabes; écrase jusqu’au
dernier tous ceux qui font trahi ou veulent te trahir.
Vue 438 sur 574

CHAPITRE SOIXANTE-NEUVIÈME 425

« Attaque les Arabes sur leur territoire avec des troupesqui pillent

tout et. tuent sans merci.
« Ferme les yeux sur les négociants des villes, ne les moleste

point, ce sera le moyen de Vester toujours à l’abri.
« Ne recrute parmi les gens de Fez aucun courtisan, ni aucun

fonclionnaire qui ait à diriger ou juger les affaires;
« Ces gens-là sont ombrageux comme des mulets qui,dans l’écurie

même, vous lancent une ruade au moment oùon s’y attend le

moins.
« N’emporte point tes trésors dans tes expéditions au désert, car

les gens du Gharb diraient aussitôt que tu les abandonnes.
« Dresse le palais de ta puissance sur le pilotis delà terreur; c’est

de cette façon que ton prestige s’accroîtra et que les esprits

te seront soumis.

« Attache-toi le coeur des Arabes; sache de quoi ils sont capables
et alors tu sauras sûrement ce que fupeux attendre dechaque
tribu.

« Étends des mains bienveillantes vers les populations, et si tu
plantes des racines d’équité elles donneront des rejetons.

« Telles sont nos recommandations dont les bases ont été dressées
pour un autre que toi, qui n’en a tenu aucun compte 2.

« Dès que nous laissons nos montures marcher à l’aventure vers
la gloire, la victoire nous abandonne et la fortune fait défec-
tion.

et Acceptons toutefois les décrets de la Providence, car Dieu fait
ce qu’il veut et il est toujours équitable. »

Maulay Mohammed ben Eccherif à son tour termina sa
réponse par une qacida qui fut composée par le juriscon-
sulte, Sidi Mohammed ben Souda ; la voici :

« 0 Mohammed Eccheikh, fils de Zidân, l’agréable à Dieu,
l’honneur des califes, le grand, le magnanime,

« Voici la réponse que j’adresse à ta lettre écrite en vers et en
prose ; tu verras ce que tu me demandes ;

c< Car à mon tour je veux t’adresser mes recommandations, si
toutefois tu veux accueillir le sage avis que je te donne :

p. *°”

1. Le texte de ce vers me paraît altéré ; la traduction que j’en donne est tout à
fait incertaine.
Vue 439 sur 574

426 NOZHET-ELHADI

« Jusques à quand demeureras-tu endormi ? Ne vois-tu pas chaque
jour les palanquins de la royauté s’éloigner de toi ?

« La Fortune arrache les plumes de tes ailes; elle souille tout ce

que tu laves pour le purifier.
« Aucun calife n’a pu goûter les joies du repos, sans devenir

l’objet du mépris et sans s’avilir.
« Qui donc a plus besoin d’être guidé que celui qui voit de louis

côtés les révoltés en foule lutter contre lui et l’ennemi se ruer

sur lui de ses repaires,
« Cherchant à le trahir en toute circonstance et le chassant comme

on chasse un chevreuil ?
« Réveille-toi donc de ton ivresse : celui qui paît un troupeau ne

doit pas négliger de le protéger contre le lion de la forêt.
« Secoue la poussière de l’humiliation, ôtes-en les chaussures ;

alors seulement ton visage croîtra en éclat et en splendeur.
« Au milieu de l’abondance, tu as laissé périr ta royauté; tu l’as

laissé tourner en dérision et vilipender jusque dans les villages

de ton pays;
« Tu es resté au repos sous les ombrages touffus, près d’une

femme qui embellit le Bedi’, chaque fois qu’elle y traîne les

pans de sa tunique.
« Si tu veux conserver le prestige de ton pouvoir et rester protégé

par les honneurs qui te sont dus,
« Laisse-là, dans l’Alhambra, l’ombrage des cognassiers et cette

femme qui se drape dans ses robes couleur de safran et de

piment.
« Enfourche la monture à trois pieds % va dans la mêlée, acquiers-y

la gloire ou bien trouves-y la mort.
« Bats le tambour contre tes compétiteurs, car c’est dans le feu

des combats que l’être pusillanime peut faire revivre un

peuple;
« Enfonce-toi dans la mêlée, brandis ta lance, revêts ta cuirasse
et tiens ferme la bride de ton cheval, tandis que de ta main
droite tu dégaines ton sabre.
« Expose ta vie sur les champs de bataille, cours pour anéantir

ton ennemi et que chaque nuit tu l’attaques.
« Chasse la gloire d’abord avec des lévriers, puis avec des aigles,

des faucons et des éperviers.
« Conduis tes troupes avec la même énergie que tu conduirais

1. Un cheval vigoureux.
Vue 440 sur 574

CHAPITRE SOIXANTE-NEUVIÈME 427

des animaux sauvages; ne permets pas qu’on te désobéisse ;

contrains chacun à faire son devoir.
« Laisse de côté dans tes conseils cet Adjâna qui gémit sans cesse; prends pour compagnons des hommes braves et prodigues de leurs richesses.
« Ne garde pas de renégats dans ton entourage : ce sont des êtres au naturel perfide et prompts à la trahison.
« Quant aux Chebâna, méfie-toi de leur perfidie; ils finissent toujours par tromper et trahir,
« Car ils espèrent qu’un jour la royauté leur appartiendra et ils écartent de ta personne tous ceux qui veulent t’ètre fidèles.
« Puisse la Fortune, qui t’a abandonné, revenir à toi; puissent les jours d’allégresse se renouveler pour toi !
« Ton père Zidàn, n’a goûté la douceur du repos que le jour où la mort l’a ravi.
« Si tu te conformes aux conseils contenus dans cette réponse, la Fortune te secondera et ton bonheur ne sera point troublé. »
Sous le règne de Maulay Mohammed Eccheikh, il y eut
abondance de vivres, sauf en l’année 1060 (1650) où la
disette fut excessive. Ce commandeur mourut en l’année 1064
(22 novembre 1653-11 novembre 1654); il fut enterré au-
près de son père, dans le cimetière des Chérifs. Sur la plaque
de marbre qui recouvrait sa tombe on avait gravé les vers
suivants :

« La pleine lune des cieux de la gloire a elle-même son déclin :
ainsi est maintenant descendu dans la tombe,

« Mohammed Eccheikh ben Zîdân que la mort a surpris ; le monde
pleurera longtemps ta perte,

« 0 imam de la gloire, toi dont les oeuvres sont célèbres et dont
la supériorité brille d’un vif éclat parmi les saints person-
nages .

« Puisse le souverain du Trône éternel te favoriser d’une clémence
particulière et t’accorder dans le Paradis la place qui t’est
due. »

Ce commandeur eut pour vizirs, Yahia Adjâna, son fils, Moham-
med, etc.. Ses cadis furent : Aïssa ben Abderrahman et
Mohammed Elmezouâr.

p. YoV
Vue 441 sur 574

p. X s A

CHAPITRE LXX

DU SULTAN MAULAY AHMED, SURNOMMÉ ELABBAS, FILS DU SULTAN
MAULAY MOHAMMED ECCHEIKH BEN MAULAY ZIDAN

Maulay Mohammed Eccheikh étant mort, ainsi que nous
venons de le raconter, son fils, Maulay Elabbâs, fut proclamé
souverain en l’année 1064 (22 novembre 1653-11 novembre
1654), et régna sur le territoire que son père avait occupé.
Alliée au commandeur par les femmes, la tribu des Chebâna acquit
une grande influence sous ce règne et bientôt son impor-
tance devint telle qu’elle attaqua le souverain pour essayer
de s’emparer du pouvoir. Les Chebâna bloquèrent et assié-
gèrent Elabbâs dans la ville de Murâkush durant plusieurs mois.
La mère du commandeur, voyant que la situation devenait de plus
en plus critique, engagea son fils à aller trouver les Chebâna,
ses oncles maternels, à gagner leur confiance et à effacer les
sentiments d’animosité qu’ils avaient contre lui. Sur ce con-
seil, Elabbâs se rendit auprès des Chebâna; mais, dès que
ceux-ci l’eurent en leur pouvoir, \\s le firent périr traîtreu-
sement et se rendirent en toute hâte à Murâkush où ils procla-
mèrent souverain Abdelkerîm ben Abou Bekr Ecchebâni
Elharzi.

L’assassinat de Elabbâs, qui eut lieu en l’aimée 1069
(29 septembre 1658-18 septembre 1659), mit fin à la dynastie
des Saadiens; leur pouvoir s’éteignit alors et leur source cessa
de couler. Gloire à celui dont le règne n’aura point de fin,
dont la souveraineté ne sera jamais amoindrie.

Cette situation, ajoute l’auteur de ces lignes, m’a remis
Vue 442 sur 574

CHAPITRE SOIXANTE-DIXIÈME 429

en mémoire le vers suivant qui se trouve dans la qacida en-
voyée par Maulay Mohammed ben Ecchérif et rapportée ci-
dessus :

« Quant aux Chebàna, mélie-toi de leur perfidie; ils finissent
toujours par tromper et trahir. »

Les choses se passèrent effectivement ainsi. Or la qacida
envoyée par Maulay Mohammed ben Ecchérif à Maulay
Mohammed Eccheikh avait été écrite en l’année 1059 (1649)
et la trahison des Chebàna envers Maulay Elabbàs eut lieu
en 1069 (1659) c’est-à-dire dix ans aptes. Maulay Mohammed
ben Ecchérif avait dû recevoir ces prédictions d’un devin ou
de quelque personne analogue ; souvent d’ailleurs les faits
vérifièrent ses paroles.

La dynastie saadienne a duré environ 150 ans et le nombre
de ses commandeurs a été de dix, ainsi qu’on a pu le voir. (Dieu
leur soit bienveillant et leur pardonne !) Leur règne a marqué
le front des infidèles de profonds stigmates, tandis qu’il a
épanoui les visages des musulmans par une série de fêtes et
de réjouissances. Aux yeux de Dieu, la dignité du calife a
toujours joui d’une haute estime et ceux-là seuls l’ignorent
qui ne savent point distinguer une perle rare d’un simple
caillou.

Nous nous sommes abstenus de donner trop de vivacité
aux critiques que méritaient certains commandeurs de cette dy-
nastie ; nous avons agi ainsi par égard pour leur réputation
et par respect pour la dignité du califat. D’ailleurs, si les
commandeurs ont des faiblesses, ils ont toujours des qualités et
rendent des services ; il ne serait donc pas équitable d’amoin-
drir leurs mérites, surtout quand il s’agit de ces chérifs qui

« Ont cueilli les fruits de la gloire dans les champs qu’ils avaient
plantés eux-mêmes,et quelle belle plantation ils avaient faite!

« Qui ont, dans le palais de la gloire, un rang élevé, car ils ont
l’intelligence pénétrante et leurs rameaux sont parfumés. »
Vue 443 sur 574

p. Ye”\

430 NOZHET-ELHADI

Conclusion qui contient trois remarques intéressantes :

1° On a trouvé, écrits de la main même de Ibn Ghâzi, les
mots suivants : « Ibn Elkhathîb Esselmâni répète à plusieurs
reprises, dans son livre, intitué Eli’ldm fimen boui’a qabla
elihtildm, que les dynasties s’éteignent avec un commandeur qui
porte le même nom que le fondateur de cette dynastie. Ceci,
en effet, est confirmé par ce fait que Abdelhaqq, par exemple,
est le nom que portèrent également le premier et le dernier
commandeur de la dynastie des Béni Merin. » Cette particularité
semble s’appliquera la dynastie saadienne: le premier de ces
commandeurs se nommait Mohammed Eccheikh, car ce fut lui qui
véritablement régna le premier et la dynastie s’éteignit dans
la personne de Maulay Mohammed Eccheikh qui en a été, à
vrai dire, le dernier souverain.

2° Le savant Essoyouthi ainsi que d’autres auteurs, tels
que Eddemîri, par exemple, dans son livre intitulé Hayat
elhayaoudn rapportent que le sixième commandeur d’une dynastie
doit être déposé, fait qui se vérifie dans un grand nombre des
premières dynasties de l’islam : ainsi Elhasen ben Ali, le
sixième calife, fut déposé. Cette coïncidence se rencontre
encore ici : Maulay Mohammed l’Écorché, qui fut déposé, a
été, en effet, le sixième commandeur de la dynastie saadienne, si on
admet que le premier ait été Zîdân ben Ahmed Elaaredj, qui
fut proclamé à Sidjilmassa.

3° Il convient d’établir une distinction entre le titre de
malek et celui de solthdn. Ibn Fadhallah, dans son livre
intitulé Kitdb elmesdlik, rapporte sur ce sujet l’opinion de
Ali ben Saïd. La technologie, dit ce dernier, ne permet de
donner le titre de solthân qu’à un commandeur qui a sous sa dépen-
dance d’autres souverains (malek), par exemple, s’il a sous son
autorité l’Egypte, la Syrie, l’Ifriqiya ou l’Andalousie et qu’il
ait environ 10.000 cavaliers. S’il a un territoire plus étendu ou
une armée plus considérable, son pouvoir étant plus grand,
Vue 444 sur 574

CHAPITRE SOIXANTE-ONZIÈME 431

il conviendra de lui appliquer le titre de Essolthân-Eladham.
Si plusieurs contrées font la prière en son nom, par exemple,
l’Egypte, la Syrie et la Mésopotamie, ou bien le Khorassan,
l’Iraq adjemi et la Perse, on encore l’Ifriqiya, le Maghreb
moyen et l’Andalousie, le souverain prendra le titre de Sol-
thân-Esselâthin. Dieu sait si cela est exact. Ceci est extrait
du livre de Essoyouthi, intitulé Hosn elmohddhardt.

CHAPITRE LXXI

BIOGRAPHIE DE SIDI MOHAMMED ELAYYACHI ; ÉLOGES QU’EN ONT FAIT
LES GRANDS ULÉMAS. DES DÉBUTS DE CE PERSONNAGE ET DE SES
EXPÉDITIONS

Ce personnage, dit l’auteur de ce livre, s’appelait Moham-
med ben Ahmed Elmâleki Ezzeyyâni, mais il était plus connu
sous le surnom de Elayyâchi. Les Béni Mâlek forment une
tribu du Maghreb et la famille de Elayyâchi qui en était ori-
ginaire jouissait, depuis longtemps, d’une réputation de vertu
et de sainteté.

Dans son commentaire du livre intitulé Elmorchid ehno’in,
le cheikh, l’imam, Abou Abdallah Mohammed ben Ahmed
Meyyâra, dépeint Elayyâchi en ces termes : « C’était un
ouali, un saint, un pratiquant et un ascète ; il fut le pôle de
son époque et l’asile de la loyauté. Il combattit dans la voie
de Dieu et, sa vie durant, il se voua dans un ribâth à la
défense de la frontière des pays musulmans. On lui doit
de nombreux et célèbres miracles et de glorieuses conquêtes.
Personne, à son époque, ne pouvait l’égaler ni même lui être
comparé. Seul il sut faire triompher l’islamisme sans autre
secours que celui de Dieu qui, dans sa générosité, nous a fait

p Yl-
Vue 445 sur 574

p. r -v \

432 NOZHET-ELHÂDI

la faveur de nous l’envoyer, de l’établir parmi nous. Ou
aurait pu dire de lui ce qu’a dit le poète :

« La Fortune avait juré de nous donner son pareil; mais,ôFortune,
tu as manqué à ton serment; tu dois donc une expiation. »

« Cette bénédiction, ce modèle, ce saint dont les prières
ont été exaucées, c’était Abou Abdallah Sidi Mohammed ben
Ahmed Elayyâchi. »

Le docte Sidi Elarbi Elfâsi en a fait un portrait analogue,
et le grand ouali qui connut Dieu., le célèbre Sidi Mohammed
ben Abou Bekr Eddilaï, a célébré les vertus de ce person-
nage et ne tarissait pas d’éloges sur son compte ; dans ses
prières, il disait : « 0 mon Dieu ! accorde en notre nom la
meilleure des récompenses à Sidi Mohammed Elayyâchi ;
donne-lui ta plus belle rétribution. Fais que les voiles qui
couvrent son coeur se dissipent afin qu’il soit plus rapproché
de toi que je ne le suis. 0 mon Dieu ! ne nous prive pas du
bonheur de le voir tourner sa face vers toi et se consacrer
entièrement à ton culte. 0 mon Dieu! allège ses soucis,
exauce ses voeux, accueille ses prières, dirige ses traits et
inflige une défaite à quiconque le combattra dans son oeuvre
de vérité. Certes tu es puissant en toutes choses. »

J’ai lu encore cette lettre écrite par Sidi Mohammed ben
Abou Bekr:

« Louange à Dieu le clément, l’indulgent, le compatissant,
dont aucune description ne saurait donner le portrait. Dieu
répande ses bénédictions sur notre Seigneur Mahomet, cette
cité de la science qu’entourent des remparts de mansuétude
et de bienveillance ; qu’il les répande aussi sur les parents du
Prophète, sur ses compagnons et sur tous ceux qui ont suivi
leurs traces en s’incorporant dans son clan.

« A celui qui, par son éclat sidéral, a dissipé les ténèbres
de l’oppression et de la corruption ; qui se pare des trésors
Vue 446 sur 574

CHAPITRE SOIXANTE-ONZIÈME 433

de la gloire en obligeant l’hypocrisie à perdre ses chalands
pour un temps ; qui loge l’affection dans les replis des coeurs ;
à qui les actions généreuses ont jeté la bride pour les con-
duire ; qui, grâce à Dieu, rend les hommes vertueux et rend
florissants les pays par ses bénédictions; qui est le rempart
de l’islam et son défenseur, le serviteur de la religion maho-
métane et son appui, Sidi Mohammed ben Ahmed Elayyâchi,
celui qui, au témoignage de tous ceux qui sont tenus pour
être gens équitables, est doué des vertus mahmoudiennes 1.

« Que Dieu lui accorde les vertus les plus hautes et y
ajoute les perles les plus rares et les plus précieuses de la
gloire ; qu’il le couronne du diadème de la générosité et de
la bienveillance ; qu’il le comble toujours de ses bontés éter-
nelles en sorte qu’il éprouve une complète satisfaction. Qu’il
délivre de toutes les afflictions sa personne sainte, savante,
vouée à la défense de l’islam et à la guerre sainte ; qu’il lui
fasse don de ses grâces supérieures et divines dans la plus
large mesure ; enfin qu’il répande sur lui ses bénédictions et
sa clémence en sorte que sa haute religion soit satisfaite de
cette marque de protection.

« Nous déclarons solennellement reconnaître votre supé-
riorité sur nous ; tout ce qui vous réjouira sera notre joie ;
tout ce qui vous nuira nous causera un dommage. Dans ces
dispositions, nous déclarons être de vos amis les plus intimes,
au point qu’aucune calomnie ne pourra nous détacher de
vous. Celui qui endommage l’oeil en endommage le posses-
seur ; hélas ! les âmes des hommes servent de siège à leurs
propres erreurs et à leurs oublis.

« La conduite de celui que nous avions placé auprès
de vous en qualité de serviteur et de fils, conduite que nous
venons d’apprendre, nous a peiné autant que vous. Nous

1. C’est-à-dire de vertus comparables à celles du Prophète qu’on désigne souvent
sous l’épithète de El-Mahmoud (Le glorieux).

Nozhel-Elhddi 28
Vue 447 sur 574

p. nt

434 NOZHET-ELHÀDI

demanderons cependant de votre nature généreuse de lui
accorder un entier pardon. L’homme qui n’est pas protégé
par Dieu ne cessera jamais d’être sollicité au mal et d’y suc-
comber.

« Vous le savez, si la chaleur n’existait pas on ne connaî-
trait pas la fraîcheur de l’ombre ; s’il n’y avait pas
d’averses, on croirait que la rosée suffit; on ignorerait le par-
don, si le mal n’existait pas ; on ne pourrait dire qu’un
homme est patient si personne ne lui avait fait du mal.

« Nous ne savons où mettre ce jeune homme, sinon auprès
de quelqu’un qui soit un personnage religieux. S’il cesse
detre sous votre surveillance, il verra venir à lui l’erreur du
côté où il s’y attend le moins. »

Dans une autre lettre que j’ai lue et qu’avait écrite de sa
main, le cheikh, l’imam, le docte, l’argument fait homme,
Abou Abdallah Sidi Mohammed ben Nâcer Ecldrâï, El lyyàchi
était traité de commandeur des Croyants et de seigneur des Musul-
mans : voilà certes un témoignage émané d’un personnage
dont la haute notoriété doit vous suffire.

Le lettré, le secrétaire, Abou Abdallah Mohammed ben
Ahmed Elmiklâti a célébré ainsi Elayyâchi :

« Les caravanes portent partout le récit de votre gloire; l’Orient

et l’Occident l’enregistrent dans leurs écrits.
« Vous aimer est un dogme pour loul musulman qui aspire a

occuper la place la plus rapprochée de Dieu.
« Vous êtes le glorieux rejeton de souches augustes, qui, pareils

à des astres, ont guidé les hommes dans les ténèbres.
,
Vue 461 sur 574

p. xv«

448 NOZHET-ELHÂDI

Elayyâchi était caché dans la forêt lorsqu’il aperçut le capi-
taine quitter Elbridja à la tête de sa cavalerie ; aussitôt qu’il
vit l’ennemi à une certaine distauce de la place, il l’attaqua
vivement avec ses cavaliers et lui coupa la retraite sur
Elbridja. Les chrétiens s’enfuirent alors du côté de la mer
et, à l’exception de 27 hommes, ils périrent tous tués ou
noyés. Cefaitd’armes contraria vivement le commandeur de Murâkush,
il blâma la conduite de Elayyâchi, et son cadi, le juriscon-
sulte, Aïssa ben Abderrahman joignit son blâme au sien.

En somme Sidi Mohammed Elayyâchi fit de nombreuses
expéditions ; tout le monde, parmi les grands comme parmi
les petits, sait quels glorieux services il a rendu à l’Isla-
misme. Il allait entreprendre la conquête de Larache,
lorsque la mort vint l’empêcher de réaliser son projet ; il
aurait bien voulu aussi s’emparer de Tanger, mais le sort ne
favorisa pas ce dessein.

Le Faqîh, le très docte, Abou Abdallah Mohammed
ben Ahmed a écrit de sa main ce qui suit: « Des frères dignes
de foi m’ont raconté que le Faqîh, le célèbre docteur,
Sidi Abdallah, fils de Sidi Mohammed Elayyâchi, leur avait
dit avoir trouvé des notes de son père établissant que le
nombre des chrétiens tués dans les diverses expéditions, que
celui-ci avait entreprises, s’élevait à 7.670 hommes environ.

Le gouvernement de Sidi Mohammed Elayyâchi s’étendit
sur Salé et son district, sur Tamesna et sur toutes les tribus
arabes du Gharb ; partout sur ce territoire, son autorité fut
admise et respectée. Poursuivant sans relâche ses ennemis,
il parvint à rendre leur situation précaire et à assurer la
sécurité des musulmans. Les prières de Elayyâchi étaient
toujours exaucées et ainsi qu’on put le constater, à maintes
reprises, il ne demanda jamais rien à Dieu sans l’obtenir. Il
avait le don de seconde vue, car il annonçait au peuple,
longtemps à l’avance, les victoires qu’il devait remporter.
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CHAPITRE SOIXANTE-DOUZIÈME 449

C’était un Faqîh d’une vaste érudition ; ses disciples
subirent l’influence de ses bénédictions et montrèrent quelle
était la puissance de ses vertus et de sa foi ardente.

CHAPITRE LXXI1

DU MEURTRE DE ELAYYÂCHI ; DE LA CAUSE DE CES ÉVÉNEMENTS ET
DES CIRCONSTANCES QUI L’ACCOMPAGNÈRENT

Nous avons précédemment raconté que les Andalous de
Salé s’étaient ligués contre Elayyâchi et avaient tous vigou-
reusement lutté contre lui. Nous avons dit encore qu’en
présence de la façon dont ils trahissaient l’islamisme et ses
fidèles, en appuyant l’infidélité et ses partisans, Elayyâchi
avait consulté les ulémas pour savoir s’il lui était permis de
combattre les Andalous. Les ulémas ayant décidé qu’il était
licite de déclarer la guerre à des gens qui se conduisaient de
la sorte, Sidi Mohammed les avait mis hors la loi et, pendant
quelques jours, en avait fait périr un certain nombre ; mais
la plupart d’entr’eux s’étaient dérobés par la fuite au cour-
roux du cheikh: les uns avaient gagné Murâkush, d’autres Alger,
quelques-uns avaient cherché un refuge auprès des chrétiens,
enfin, il en était qui s’étaient rendus à la zaouïa de Dilâ. Les
gens de la zaouïa intercédèrent alors en faveur des Andalous
auprès de Elayyâchi, mais celui-ci refusa de tenir compte de
ces recommandations en disant : « Ces gens-là sont un ulcère
qu’il faut détruire jusqu’à la racine. »

En présence de cette résistance et de ce refus d’accepter leur
intervention amicale, les gens de Dilâ furent vivement irrités ;
ils rassemblèrent leurs troupes et marchèrent contre Elayyâchi.
Celui-ci se porta à leur rencontre, à la tête de son armée ; il

Nozhet-Elhddi 29
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p. V V \

450 NOZHET-ELHÂDI

les attaqua, les défît, et châtia les Arabes qui s’étaient rangés
autour de Ettâghi, puis, après avoir dispersé ces masses et
séparé les soldats de leurs chefs, il alla faire une razzia à
Tanger. Au retour de cette razzia, Elayyâchi trouva les Ber-
hers unis aux gens de Dilâ ; tous ensemble s’étaient avancés
jusqu’aux environs de Azghâr, ayant avec eux Ettâghi, son
clan de la famille des Kcràrda’, ainsi que Eddekhîsi qui tous
avaient résolu de renverser la puissance du cheikh. Elayyâchi
aurait voulu fermer les yeux sur cette entreprise afin de
diriger ses efforts d’un autre côté, mais ses compagnons et
ses parents insistèrent pour qu’il livrât combat. La bataille
s’engagea donc, mais Elayyâchi, après avoir eu un cheval tué
sous lui, fut vaincu et mis en déroute avec toute son armée.
Il retourna alors dans le pays des Kholth dont la plupart des
chefs appartenaient au clan de Etthâghi et suivaient les avis
de Elkerrâdi. Aussi les Berbers étant rentrés dans leurs mon-
tagnes, Elayyâchi, qui était resté quelques jours chez les
Kholth, fut bientôt trahi par eux et assassiné dans un endroit
appelé Aïn Elqosob ; sa tête fut séparée du tronc et portée
ensuite à Salé. Dans cette circonstance, il se produisit un
nouveau miracle : la nuit, pendant qu’on portait sa tète, on
entendit le cheikh réciter le Coran à haute voix. Le fait ayant
été constaté par toutes les personnes présentes, on remit la
tète à sa place ; ce miracle fut cause que beaucoup de gens
revinrent à de meilleurs sentiments.

La nouvelle du meurtre de Sidi Mohammed Elayyâchi
causa une grande joie aux chrétiens ; ils donnèrent une grati-
fication à celui qui leur annonça cet événement et, pendant
trois jours, ils se livrèrent à toute sorte de réjouissances. Un
homme, qui se trouvait à Alexandrie, voyant les chrétiens se

1. Pluriel de Kcrrddi; on se sert fréquemment, dans les pays barbaresques, du
pluriel du nom d’un chef de famille pour désigner sa famille entière ou la tribu
qui est composée de ses descendants.
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CHAPITRE SOIXANTE-DOUZIEME 451

réjouir et tirer des salves de coups de canon, demanda quel
était le motif de cette allégresse : « Santol a été tué dans le
Maghreb, lui répondit-on. » Par ce mot santo (santon), ils
entendaient tout homme qui dirige la guerre sainte. Sidi
Ëlayyâchi fut assassiné le 19 du mois de moharrem de
l’aimée 1051 (30 avril 1641). On s’est servi, comme chrono-
gramme pour rappeler cette date, des mots : mclta zerbou
‘lisldm \ mais dans le calcul il faut supprimer l’alif d’union.

Dans sa Rihla, Abou Sâlem Sidi Abdallah Ëlayyâchi
rapporte ce qui suit : « Étant à la Mecque, le cheikh Mohammed
Elfezzâr m’a raconté qu’il y avait dans la noble cité de Médine
un grand personnage maghrébin, à l’époque où fut assassiné
le ouali, le bienheureux, le saint guerrier, Sidi Mohammed
ben Ahmed Ëlayyâchi. Ce maghrébin, ajouta-t-il, vint un
jour me trouver et me dit : « Cette nuit, j’ai vu en songe ma
soeur ; à côté d’elle était assis un homme dont la main était
coupée et laisser couler du sang. « Qui es-tu, lui ai-je
« demandé ?» — « Je suis l’islam, m’a-t-il répondu ; ma
main vient d’être coupée à Salé. » D’après votre songe, lui
dis-je, il semblerait que le bienheureux et saint guerrier qui
était à Salé a été tué. — En effet, quelques temps après, vers
la fin de l’année, quand les.pèlerins arrivèrent du Maghreb,
ils m’annoncèrent la mort de Ëlayyâchi.

Le très glorieux Faqîh, le docte Abdallah, fils de
Ëlayyâchi a composé, sur les victimes du combat de Bedr, un
poème dans lequel il a imploré l’intercession de ces martyrs
et leur a demandé de faire périr ceux qui avaient provoqué
le meurtre de son père. Quelque temps s’était à peine écoulé
après cela que la fortune se déclara si bien contre ces insti-
gateurs du. meurtre de Ëlayyâchi qu’ils périrent tous jusqu’au

1. C’est le mot espagnol dont on a fait Santon.

2. « Le rempart de l’islam est mort. » Ce chronogramme n’est exact qu’à la con-
dition de supprimer deux alif et non un seul, comme le dit l’auteur.
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p. YVY

452 NOZHET-ELHÂDI

dernier. Dieu est le Dominateur et le souverain Juge.
Nombre d’élégies ont été composées en l’honneur de Sidi
Mohammed Elayyâchi : voici celle qui eut pour auteur le
littérateur, l’éloquent, le remarquable, Aboulabbâs Sidi
Ahmed Eddeghoughi.

« Ah ! qu’il est pénible de voir disparaître ces mers débordant de
générosité, de voir le champ de la mort encombré de ceux
qui ont tant de fois répandu une rosée bienfaisante !
« Imitez-le, ô mes larmes, en faisant un déluge au-dessus duquel
il surnagera, lui dont nous ne trouverons plus le pareil dans
tout notre Occident.
« Celui qui avait allumé ces clartés et ces feux lésa éteints, mais

quant à notre affliction elle ne saurait jamais être calmée ;
« Jamais mes larmes ne tariront, jamais les feux qu’il a allumés

dans mon coeur et qui le consument ne s’éteindront.
« Le soleil qui se lève à l’horizon est impuissant à dissiper les
ténèbres, maintenant que l’astre qui illuminait ce monde a
disparu.
a. Que de choses il a édifié, ce défenseur de vos forteresses; quel

secours il vous a apporté en aménageant vos ressources’.
« Quelle masse de chrétiens il a anéantie dans ses victoires; quelle
humiliation il a infligée à ces ennemis en repoussant ce fléau
qui menaçait l’islam.
« O mes pauvres yeux, pleurez, laissez couler mes larmes ; ô mon

coeur, sois plongé dans l’affliction et la douleur;
« La joie est morte, les maux nous accablent, car les rebelles se

réjouissent de la mort de celui qui défendait la vérité,
« De celui qui était toujours debout, qui jeûnait, qui avait fait
revivre la fidélité, véritable ribàth qui a chassé vigoureu-
sement les spectres ;
« Du savant, qui guerroyait sans cesse à la tête du peuple et qui

est aujourd’hui l’appui, le soutien et le pilier de la gloire.
« Aucun malheur plus grand que cette mort ne pouvait nous
frapper ; il nous a contristés et affaiblis au point que nous
sommes anéantis.
« L’océan de bontés, l’âme des actions généreuses a disparu avec
celui qui irritait les envieux, car, dès ses premiers jours, il a
été la merveille de son siècle,

i. Le sens de cette dernière partie du vers est très obscur.
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CHAPITRE SOIXANTE-DOUZIEME 453

« La fraîcheur des yeux, le dompteur des tyrans ; il avait à peine
paru qu’il imprimait une nouvelle vigueur à la religion et à
la marche du monde.

« Qu’a-t-il été, sinon une récolte pour le vendangeur, un glaive

pour quiconque a voulu combattre l’ennemi de la religion ;
« Un héros venant en aide à quiconque était opprimé par les

caprices des tyrans, un guide dans la bonne voie pour les

gens honnêtes.
« Chaque fois qu’il priait, l’espoir se mêlait à sa crainte, et son

désir était d’atteindre, avec les martyrs, la félicité pure.
« Enfin Dieu a exaucé sa prière ; son sacrifice a été agréé, son

but a été atteint, mais après combien d’efforts;
« Il est même allé au delà de son désir; toutefois ses regards élevés

vers Dieu feront naître des légions de ses pareils.
« Son corps et son âme ont eu des jouissances sans limites, lors-
qu’ils ont marché à la conquête de la gloire.
« Aucune âme ne fut plus forte dans le danger, et pourtant elle a

fui de son enveloppe craintive 1.
« Son caractère était indomptable, mais en même temps il était

bienveillant, jaloux de son honneur; il avait l’âme pure et la

générosité facile.
« Qu’allons-nous devenir, maintenant qu’il n’est plus ? la gloire

ne saurait plus exister. Plus n’est besoin que les enfants

vivent désormais ;
« Ils seraient comme de jeunes chiens qu’on traînerait vers un

lion dont le sang coule au milieu d’une meute, et qui ne

redoute pas d’attaquer un autre lion.
« Jamais, ni le matin, ni le soir, on ne l’a vu autrement que

s’élançant en avant pour exterminer une troupe d’ennemis.
« On dirait qu’il n’a pas lutté en faveur de Dieu, détruisant tout

en son nom et l’appelant à son aide contre ceux qui niaient

son existence;
« On dirait qu’il ne s’est pas levé pour venger la vérité ou qu’il

n’a point pris les armes pour abattre le mensonge.
« C’est lui qui, jusqu’à sa mort, avait donné la vie à la religion;

maintenant elle est comme une âme qui est séparée de soncorps.
« Dans le texte de la Révélation il est dit : « Il ne meurt pas

« l’homme qui a donné sa vie et son bonheur pour les

« martyrs. »

p. vvr

1. La lecture du mot ainsi traduit est douteuse.
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454 NOZHET-ELHADI

« Celui qui porle le nom de son père, quand ce nom qui est déjà
une qualité est suivi d’une aulre qualité, a droit au pouvoir
parmi les Croyants.

« Toutes les qualités appartiennent au Glorifié et la gloire n’a pas
d’existence en dehors de lui;

« Toutes les beautés et toutes les bontés’ qui brillent en paroles
et en actions chez un homme se trouvent dans la vie du
Prophète.

« C’est lui que je veux et non celui qui, conduit par les circons-
tances à l’imiter dans sa conduite généreuse, craint le danger.

« C’est lui que je veux et non celui qui a besoin de s’enfermer
dans une forteresse ; c’est lui que je veux et non celui qui vou-
drait toujours m’y enfermer.

« C’est lui enfin que je veux et non le défenseurqui viendra après
lui, fût-il un héros qui ne craindrait dans la mêlée, ni le
nombre des combattants, ni la puissance de leurs armes.

« Le feu de l’hospitalité jaillissait de son glaive au jour de dé-
tresse; combien de fois n’a-t-il pas nourri ses hôtes des
vivres de l’ennemi.

« Les uns l’ont abandonné, d’autres l’ont trahi ; bien que ce soit
deux choses différentes, un même châtiment leur est appli-
cable.

« Ils n’étaient point de ses parents, il est vrai, mais ils étaient de

ses hommes de confiance ; pourtant ils ont trahi celui qui les

avait appelés près de lui.
« Si armé de son glaive de justice, il avait eu des légions devant

lui, il aurait résisté à lui seul contre les troupes de l’oppression.

puissent ces soldats maintenant passer leurs jours à beugler ;
« Qu’ils rient aujourd’hui, bientôt ils pleureront, car leurs esprits

troublés ignorent ce qu’ils verront demain.

« Telle est la vie dans ce monde changeant : celui qui est gai ce
soir, sera triste demain matin.

« Par votre existence, ô famille de Elayyâchi, ne redoutez plus
rien maintenant que vous avez eu le fils de Ahmed ; si on le
blâme il a été glorieux autrefois.

« S’il a disparu de nos regards, ses traces restent comme un
témoignage remarquable ; que quiconque le nie, sois con-
traint de le reconnaître.

« Dans l’éternité, les faveurs du Maître suprême, qu’il est allé
retrouver, le feront revivre et lui assureront le repos.
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CHAPITRE SOIXANTE-TREIZIÈME 455

« 0 vous qui avez iniquement commis ce meurtre, le Souverain

qui donne la victoire à celui qui prie, a été témoin et vous

en demandera compte.
«. Cette mer de générosilé n’a pas disparu; elle a débordé et s’est

ensuite déversée en flots qui répandent partout la générosité :
« Ces flots, ce sont son fils et ses petits-fils qui sont des lions et

dont le bonheur remplira plus tard nos yeux et nos mains de

l’objet de nos désirs.
« Leur destinée s’accomplira parmi les hommes et se terminera

d’une façon heureuse qui confondra les patrons de nos

ennemis.
« Dans ma pensée, j’augure que ma prophétie se réalisera et que

personne, malgré son zèle ou ses efforts ne saurait vous

empêcher d’arriver.
s. Toute ma récompense, c’est que les deux Hassan soient heureux.

Dieu sera mon juge, sa véracité suffira à me défendre contre

le mensonge. »

CHAPITRE LXXIII

DES GENS DE LA ZAOUIA DE DILA : DU DERUT DE LEUR PUISSANCE ET DE SON DÉVELOPPEMENT; DE LEUR GLORIEUSE RENOMMÉE

Les Dilâ tirent leur origine des Berbers de Medjâth, une des grandes tribus des Senhâdja, c’est du moins ce que importent lbn Khaldoun et d’autres historiens ; c’est également ce que j’ai vu écrit de la main de notre cheikh, l’imam, Abou Abdallah Elmasnâouï. Au début, leur ancêtre, le très célèbre ouali, Abou Bekr ben Mohammed, surnommé Hammi, fils de Saïd ben Ahmed ben Amr, vint habiter Dilà et y établit une zaouïa. Son fils, le ouali très pur, Mohammed ben Abou Bekr, qui lui succéda, acheva par ses vertus l’oeuvre commencée par son père et montra les plus rares qualités. Bientôt les caravanes portèrent aux quatre coins du monde la renommée de la zaouïa et de tous côtés on vit accourir la foule ; enfin les descendants de ces personnages arrivèrent à la situation dont ils jouissent actuellement, situation que nous allons retracer dans les lignes suivantes :
Abou Bekr ben Mohammed était né en l’an 943 (1537). On raconte que ce nom de Abou Bekr lui fut donné par le célèbre cheikh Aboulhasen Ali ben Ibrahim Elbouzîdi dont le corps est enterré à Agrath. Passant dans cette contrée à l’époque où venait de naître Abou Bekr, le cheikh se trouva être présentie jour de l’Aqiqa 1 ; comme on lui apportait des mets préparés à l’occasion de cette cérémonie et qu’on lui demandait comment il fallait appeler l’enfant, il répondit : « Abou Bekr. » — « Mais, lui objecta-t-on, les Berbers qui estropient tous les noms vont l’appeler Abou Bekrîk. » — « Non, répondit-il, si Dieu veut, ils n’estropieront pas son nom. » C’est ainsi en effet que les choses se passèrent.
Dès que Abou Bekr commença à avoir souci des choses célestes, il se préoccupa de chercher un cheikh dont il suivrait les doctrines, et dans cette pensée, il se rendit auprès du cheikh Abou Omar Elmerrâkochi. A peine le cheikh vit-il Abou Bekr assis devant lui, qu’il lui fit un accueil des plus honorables et le pressa dans ses bras ; puis prenant son bonnet il le lui posa lui-même sur la tête. Comme Abou Bekr avait la tête plus forte que celle du cheikh Abou Omar, il ne put coiffer le bonnet et ce fut le cheikh lui-même qui l’élargit et le fit entrer de force sur sa tête. Sidi Abou Bekr racontait plus tard que cette action du cheikh lui avait valu une large part de son autorité morale et religieuse et que c’est à la suite de ce fait qu’il connut les anges et ensuite l’avenir.
On rapporte que le cheikh Abou Omar avait chargé son nouveau disciple du soin de veiller sur son jardin. Après être resté un certain temps au service du cheikh, AbouBekr reçut de lui l’autorisation de retourner dans son pays. Il s’y rendit, mais il revint bien souvent à la zaouïa avec les autres membres de la confrérie. Un jour que son affection pour le cheikh l’agitait et que la brise du désir soufflait dans son coeur, Abou Bekr partit seul pour la zaouïa et en arrivant trouva son maître en train d’assister à un enterrement ; c’était au moment où la peste régnait à Murâkush, probablement lors de l’épidémie de l’année 965 (1558). « Pourquoi es-tu venu, lui dit le cheikh, ne sais-tu pas que le Prophète a dit : « Si vous apprenez que la « peste soit quelque part, gardez-vous d’aller dans ce pays. » — « Je l’avais oublié, répliqua Abou Bekr. » — « Et où sont tes compagnons de route, demanda le cheikh? » — « Je suis venu seul, répondit Abou Bekr. » — « Eh ! ne sais-tu donc pas que le Prophète a dit : « L’homme qui est seul est un démon ; quand deux hommes sont ensemble ce sont deux démons, » s’écria Abou Omar. » — « Je l’avais oublié, répliqua Abou Bekr. » Néanmoins le cheikh excusa son disciple.
Quand le cheikh mourut, Abou Bekr sentit un vide profond dans son esprit ; il devint irrésolu, ne s’arrêtant sur aucun sol, ne s’abritant sous aucun ciel et il erra ainsi par les déserts au milieu des animaux et des fauves. Il se mit alors à lire le Coran et le récita souvent en entier sans pouvoir retrouver le calme ; il répéta ensuite pendant très longtemps la formule : « 11 n’y a d’autre divinité que Dieu » ; tout cela ne produisit aucun effet. Enfin il ne s’occupa plus que d’adresser des prières au Prophète, renonçant au monde, dédaignant ses vanités et c’est alors seulement que le calme lui revint et qu’il retrouva ce qu’il avait perdu.
Abou Bekr était très versé dans la Sonna ; il observait la Shari‘a et recherchait la science, aussi bien dans le désir de l’acquérir que dans celui de l’enseigner ensuite. Il lisait toujours le Coran, faisait de nombreuses oraisons et adressait de fréquentes prières au Prophète. Il était indifférent aux biens de ce monde ; il ne leur prêtait aucune attention et n’aspirait point aux splendeurs. Tout ce qu’il recevait il le dépensait aussitôt, sans s’inquiéter s’il y en avait peu ou beaucoup.
L’auteur du Mirât elmahdsin a fait le portrait suivant de Abou Bekr : « C’était un des plus illustres docteurs de l’islam et un des grands saints qui approcheront de Dieu ; il fut l’unique et l’incomparable de son siècle. Remarquable par la pratique de la loi qu’il connaissait à fond, il était encore une mer de générosité sans rivages, car il donnait comme quelqu’un qui ne redoute pas la pauvreté. Si les anciens avaient connu quelques-uns des actes de sa générosité, ils n’auraient pas dit qu’ils savaient ce que c’était que la générosité. Par lui, Dieu a fait refleurir la générosité et a répandu ses faveurs sur ses créatures, à tel point que ni la langue, ni la plume ne sauraient faire une énumération complète de ses bienfaits qui sont d’ailleurs plus visibles que les feux qui brillent sur les cîmes des montagnes.
« Il suffit, au reste, à sa gloire de rappeler que le Maghreb avait perdu ses institutions, que le pouvoir royal y avait vu s’écrouler ses appuis, que l’anarchie était partout et le peuple profondément agité, quand Abou Bekr servit de refuge aux gens de science et de religion, qu’il fut le consolateur des faibles et des affligés. Ce fut lui qui éleva autour de l’islamisme un rempart invincible et le plaça sur un haut sommet solidement assis. Ce fut lui qui l’arracha à sa perte et lui rendit pour toujours son parfum et son éclat. Sa maison n’a pas cessé d’exister ; puisse-t-elle si Dieu veut, demeurer toujours l’asile de la science et de la piété, le carrefour de la générosité, une source abondante et pure, enfin le siège où se traiteront les affaires des musulmans, »
Au mois de moharrem 1018 (1609), le cheikh, l’érudit, Aboulabbâs Sidi Ahmed ben Youcef Elfàsi, se rendit chez Abou Bekr et demeura quelque temps auprès de lui. Il étudia sous sa direction, tira grand profit des leçons du maître, puis il retourna à Fez. Interrogé par les habitants de cette ville sur le cheikh, il leur répondit : « Son peuple en fait l’éloge et Sidi Abou Bekr le mérite. »
Abou Bekr exerçait largement l’hospitalité ; il avait table ouverte et les repas qu’il donnait étaient toujours eu rapport avec la situation de ses invités, car il suivait la prescription du hadits qui dit ; « J’ai reçu l’ordre de traiter les gens selon leur rang. » Il fit de nombreux miracles qui sont restés célèbres. Il mourut au moment du lever du soleil, le samedi, 3 chaaban 1021 (29 septembre 1612) et on l’enterra à Dilâ.
Son fils, Sidi Mohammed ben Abou Bekr fut en quelque sorte le médaillon de ce collier, le plus parfait des cheikhs du Maghreb et l’étoile du bonheur. Il réunit en religion et en politique l’autorité suprême et, par son habileté, il accomplit de grandes choses et s’éleva au plus haut point de la gloire, Son pouvoir spirituel arriva à un degré qu’aucun de ses contemporains n’avait pu acquérir ; sa renommée et son influence s’étendirent bien au delà des limites que d’autres saints comme lui avaient pu atteindre. Pour en juger, vous n’avez qu’à vous reporter à la lettre que le Faqîh, le traditionniste, Aboulhasen Sidi Ali ben Abdelouâhed Elansâri Esselâouï, écrivait à notre maître, le Faqîh érudit, Aboulabbâs Ahmed Elmaqqari, alors que celui-ci était en Egypte. Voici, entr’autres choses, ce que contenait cette lettre :
« Votre célèbre ami, votre ouali le plus pur, le seigneur actuel des habitants du Maghreb, le cheikh de la bonne voie, celui qui a été élevé dans le sentier de la vérité, qui connaît Dieu, le maître divin, l’auteur de nombreux miracles et d’actions glorieuses, Sidi Mohammed ben Abou Bekr Eddilâï, qui vous aime et vous honore, qui ne cesse de parler de vous en termes reconnaissants, est en bonne santé. »
Cette lettre a été reproduite dans le Nefh Etthib par Elmaqqari.
D’après ce que rapporte notre maître, dans son Fahrasa, Sidi Mohammed serait né vers l’année 967 (1560). Il finit par adopter les doctrines du cheikh Abou Abdallah Sidi Mohammed ben Aboulqâsem Eccherqi, après avoir suivi les leçons de divers pieux personnages du Maghreb et avoir tout d’abord dédaigné les théories de ce Sidi Mohammed ben Aboulqâsem. Ce ne fut donc qu’en dernier lieu qu’il choisit ce maître à l’exclusion des autres ; il s’en déclara le disciple et acquit ainsi une autorité et une considération de beaucoup supérieures à celles de ses contemporains. Instruit, érudit, très sagace, il eut surtout de vastes connaissances en matière d’exégèse du Coran et des hadits ainsi qu’en théologie ; il possédait, en outre, la langue arabe, la lexicographie et d’autres sciences variées.
Voici comment s’exprime, à son sujet, l’auteur du Bedzl elrnonasdha : « Tous, nobles et savants, s’empressaient autour de lui pour recevoir ses libéralités, car Dieu l’avait fait aussi généreux que possible ; il l’était au point que la plupart des gens besogneux venaient le voir, non pas en pèlerinage et dans un but de piété, mais simplement pour participer à ses largesses. Les quémandeurs, qui n’étaient point satisfaits des dons qu’ils recevaient, ne craignaient point, tant il est vrai que l’homme est injuste, de s’en exprimer catégoriquement, soit qu’ils fussent venus réclamer quelque créance qui leur était due, soit même qu’ils n’eussent aucun droit aux libéralités qu’ils en attendaient. Sidi Mohammed connaissait bien le Sahîh de Elbokhâri et en lisait le texte avec une grande exactitude. J’ai eu moi-même occasion de le rencontrer et de causer avec lui de ‘Aqîda de Elouâhidi dont il ne faisait pas grand cas. »
Les cheikhs de cette époque, l’érudit Aboulabbâs Elmaqqari, Sidi Abdelouâhed ben Achir, l’érudit Aboulabbâs Ahmed ben Youcef Elfâsi, le Faqîh Abou Abdallah Mohammed ben Ahmed Meyyâra et d’autres, se rendaient en pèlerinage auprès de Sidi Mohammed ; ils venaient lui demander sa bénédiction et le consulter sur les difficultés que présentent certaines questions théologiques.
Parlant de ce cheikh, l’auteur de Eli Mm dit : « Quelqu’un qui aurait voulu réunir dans un même recueil la liste entière de ses vertus, n’aurait jamais pu en donner qu’une faible partie, même en faisant un volume spécial pour chaque genre de vertus, eût-il composé pour cela mille volumes. »
Quoi de plus beau que le panégyrique suivant qui fut composé en son honneur par le littérateur, l’éloquent jurisconsulte, Aboulabbâs Sidi Ahmed Eddeghoughi :
«. Étonne-toi de ne pas l’abstenir et réjouis-t’en; n’est-ce pas une honte de s’abstenir de faire l’éloge de ses vertus.
« 0 toi qui prétends être un lettré, arrête-toi, car tu n’arriverais pas; tu n’es point à la hauteur de celui que tu entreprends de célébrer.
« Qu’aurais-je jamais eu affaire avec la poésie, si je n’avais eu à célébrer la gloire du fils de Abou Bekr,
« Mohammed, le pôle dont les mérites défient toute description, la lampe qui nous éclaire de ses feux?
« C’est lui qui est le soleil de la splendeur; que dis-je, il s’élève bien au delà du soleil, là où personne ne saurait l’atteindre.
« Il est le savant, l’étendard qui guide les hommes vers la voie la plus droite et cela grâce au voisinage où il est de Dieu.
« Il est le protecteur du voyageur et celui qui chasse le mal de ses demeures avec le consentement du tyran ou malgré sa résistance.
« Il a fait revivre la Loi, ou plutôt il a détruit toute innovation et même il a épargné tout effort au fidèle, en écartant les obstacles ;
« Parfois quand celui-ci s’est reposé pour se distraire, il lui a reproché de se reposer en se fiant à son titre de fidèle.
« N’est-il pas vrai, — j’en jure par celui qui t’a donné toutes les vertus, que nul autre que toi, par les plus grands efforts, n’a pu obtenir, —
« Qu’avec une partie seulement des mérites que tu possèdes, tu ressembles à une mer dont le fond serait formé de perles et de pépites d’or ?
« La science, grâce à toi, s’est trouvée hier avoir deux familles, et, sans ton assistance, le jour de l’ignorance serait venu aujourd’hui même la détruire.
« Que de pauvres misérables, par toi, sont devenus riches, que de gens désespérés ont retrouvé la vie calme et heureuse!
« Que de captifs tu as délivrés qui n’avaient aucun soutien, que d’affligés tu as consolés, qui étaient abattus par l’acharnement du sorti
« Que de malheureux opprimés tu as soulagés, en sorte qu’ils ont pu échapper à leurs maux et retrouver la paix, après avoir souffert!
« Que de gens à qui l’on avait ravi la fortune ou la religion qui, grâce à toi, se voient restituer ce qu’on leur avait pris!
« Que de victimes tu as protégées contre leurs tyrans en obligeant ceux-ci à rendre le fruit de leur spoliation!
« Que de gens tu as combattus, alors que le lion n’aurait osé les attaquer pour défendre ses petits : la mollesse, chez un chef, le perd.
« Que de musulmans qui n’ont eu d’autre père que toi : c’est à son père que chacun s’adresse.
« Depuis que tu es le plus pieux des hommes, tu n’as pas cessé d’en être le plus généreux, et le plus généreux parmi le peuple est celui qu’on redoute le plus.
« Tu es le compagnon le plus vigilant et le plus audacieux quand il s’agit de payer d’audace et de marcher en avant.
« Oui ! et tu es encore le savant le plus profond, l’homme d’honneur le plus scrupuleux et le plus bienveillant malgré ta haute situation
« Tu as la main la plus généreuse et c’est toi qui es le maître le plus équitable, écartant des autres les dangers qu’ils redoutent ou les causes qui doivent amener ces dangers.
« Que je voudrais savoir si les anciens qui, avec toute leur rhétorique, auraient essayé de faire ton éloge,
« Auraient été capables, s’ils ne pouvaient arriver à décrire toutes tes vertus, à en donner au moins la dixième partie;
« Car lu possèdes toutes les perfections; ton origine est pure ainsi que celle de tes collatéraux, si loi n qu’on remonte dans ta généalogie. »
Les Bcrbers de la Molouïa avaient une grande foi en Sidi Mohammed et lui étaient très dévoués, car il attirail sur eux les bénédictions du ciel ; ils suivaient scrupuleusement ses avis et s’arrêtaient aux limites exactes qu’il leur fixait. Sa zaouïa jouissait d’un grand renom : on s’y adonnait à l’élude des sciences, et nuit et jour les cours et les conférences s’y suivaient sans interruption. Aussi cette zaouïa produisit-elle un grand nombre de maîtres et de savants remarquables- On s’y rendait de tous les coins du Maghreb ; aucun étudiant ne manquait d’y aller et tout homme avide de s’instruire ne pensait pas à s’adresser ailleurs.
J’ai entendu raconter à plus d’un maître, qu’au moment où il sentit sa dernière heure venue, Sidi Mohammed réunit ses enfants et ses parents et leur dit : « Dieu nous a fait connaître le discours de Thaloût à son peuple : « Dieu va vous éprouver avec un fleuve ; quiconque boira de ses eaux ne sera pas des miens ; celui-là seul qui n’y goûtera pas sera avec moi, à moins toutefois qu’il n’en ait pris qu’un peu dans le creux de sa main ‘. » Eh! bien, moi je vous dis, pas même celui qui n’en aura pris qu’un peu dans le creux de sa main. » II, 250.En disant ces derniers mots, il faisait allusion au désir qu’ils auraient de se disputer le pouvoir après sa mort et de chercher à arriver aux fastes du califat. C’était là une sorte de divination de sa part. Quelques thalebs trouvent que Sidi Mohammed manqua aux convenances en se servant de cette expression : « Eh ! bien, moi je vous dis » car il mit en opposition son propre discours avec les paroles de Dieu.
Un de ses petits-fils, notre cheikh, le Faqîh, le très docte, le célèbre Abou Abdallah Sidi Mohammed ben Elmasnâouï, fils de Sidi Mohammed ben Abou Bekr, a répondu à cette critique dans une brochure spéciale que nous aurions reproduite ici en entier si elle n’avait pas été si longue.
Sidi Mohammed ben Abou Bekr mourut en l’année 1046 (1636) à l’age d’environ 80 ans. 11 laissa un certain nombre d’enfants dont l’aîné appelé Mohammed fut surnommé Elhadj, parce qu’il avait fait plusieurs fois le pèlerinage en compagnie de son père et de son grand-père; dans ses voyages au Hedjaz et en Egypte, Mohammed Elhadj s’était rencontré avec un certain nombre de cheikhs; on assure aussi qu’à la suite de certaines circonstances, il fut appelé à présider la prière publique le jour de Arafa ‘, honneur qu’aucune personne de Maghreb n’avait eu avant lui. C’était un Faqîh érudit, un savant et un homme très généreux.
J’ai lu, écrits de la main même du Faqîh, le littérateur, Aboulabbâs Ahmed ben Seliman Eddaoudi, les vers suivants qu’il adressa à Mohammed Elhadj (que Dieu le garde par sa grâce !) :
« 0 seigneur des peuples, notre départ est proche, et tout voyageur a un désir ardent de vous voir ;
« Aucune attaque ni aucune guerre ne sauraient se passer de vous, car vous êfes un maître.
« Si je ne puis vous voir, du moins je reviendrai avec une mule ou un chameau qui vous aura vu et entendu. »
Mohammed Elhadj sourit en entendant ces vers qui lui causèrent une grande joie et il envoya 30 mitsqâls à l’auteur en lui faisant dire : « Acceptez cette modeste offrande. » Les habitants de la zaouïa s’occupaient avec ardeur de littérature ; ils se délassaient en lisant de brillantes poésies et en faisant de la calligraphie. 11 y eut parmi eux un certain nombre de personnages qui acquirent un talent remarquable dans ce genre d’études et qui composèrent de belles oeuvres qui brillèrent de l’éclat delà lune.
J’ai trouvé les lignes suivantes écrites de la main même du très docte Sidi Abdelouahhâb Elfâsi : « Sidi Mohammed Eccherqi m’ayant récité, au sujet de Abou Bekr, le vers suivant dans lequel il me donnait à entendre ce personnage en parlant de la disparition du soleil :
« Le soleil a-t-il disparu ou non ? Quoi qu’il en soit, réponds à ma question et puisse ton ombre ne pas cesser de s’étendre sur la littérature. »
Je répondis :
« Le soleil a disparu; que vos vertus ne cessent jamais, dans la suite des temps, d’éclairer les horizons du monde !
« Si le soleil a disparu dans ses demeures de l’Occident, votre soleil du moins brille toujours dans le ciel de la gloire,
« Et si l’horizon occidental réclame un soleil, nous n’avons pas besoin d’en avoir d’autre que l’oriental »
Sidi Eccherqi a également composé ces vers :
« La clémence attend vos ordres et l’indulgence est à votre service comme un captif étranger.
« La douceur, la bonté et la réprimande appartiennent à l’homme de coeur, mais la bienfaisance est encore la meilleure des qualités.
« L’homme habile est celui qui montre un visage souriant ; il n’y a que celui qui est maladroit qui essaie de frapper l’intelligence avec des traits.
« Transforme en breuvage doux l’amertume que l’on t’apporte et tu y trouveras un goût agréable. »

Parmi les personnages les plus célèbres de cette zaouïa, il faut citer le très docte Abou Abdallah Mohammed Etthaïeb ben Elmasnâou’ï, fils de Sidi Mohammed benAbouBckr; ses vers et ses stances sont célèbres. Au nombre de ceux qui se distinguèrent par leur érudition dans toutes les sciences et particulièrement dans la langue arabe, il y eut encore Abou Abdallah Mohammed Elmorabith ben Mohammed ben Abou Bekr qui a composé sur le Teshil un commentaire comme il n’en a jamais été écrit de semblable. Il a également commenté Elbasith wdttarîf, Elouaraqdt, etc.. ; c’était un littérateur d’une grande envergure. En résumé, je dirai, car c’est un devoir strict que de dire la vérité, qu’il y aurait beaucoup encore à raconter sur les gens de Dilà, mais si j’entreprenais de faire l’énumération complète de leurs travaux en vers et en prose, cela m’entraînerait trop loin et risquerait d’être fastidieux. Du reste, personne n’ignore leurs mérites à l’exception toutefois des hommes grossiers dont le coeur est atteint du mal de l’envie. Le parterre des beautés des Dilâïtes serait vaste si on voulait le parcourir eu entier, mais comme dit le poète :
« Si l’homme n’a pas un oeil clairvoyant, il n’est pas étonnant qu’il hésite au moment où le glaive brille. »
Mohammed Elhadj se fit remarquer par sa belle conduite comme Faqîh et comme souverain, deux fonctions qu’il exerça avec une véritable habileté. Ce fut sous son règne que l’oeuvre des gens de la zaouïa dilâïte se constitua définitivement. Sa renommée fut si grande et s’étendit si loin qu’elle remplit tous les esprits, assurant ainsi le pouvoir aux mains de Abou Abdallah Mohammed Elhadj, de ses fils, de ses frères et de ses cousins. 11 réussit à faire reconnaître son autorité par les villes de Fez et de Méquinez avec tout leur territoire et par toute la région de Tadela. Les Berbers de la Molouïa se groupèrent autour de lui ; ils lui jurèrent fidélité et le soutinrent dans la bataille qu’il livra à Abou Aqaba contre le sultan Mohammed Eccheikh, fils de Zîdàn, le commandeur saadien, dans le courant de l’année 1050 (1640). Le sultan ayant été vaincu dans cette rencontre et son armée mise en déroute complète, cessa, à partir de ce moment, d’exercer son autorité sur la contrée sise en arrière de l’Wâdî l-‘abîd.
Dans la matinée du samedi 12 de rebia Ier de l’année 1056 (28 avril 1646), Mohammed Elhadj livra la bataille de Elgâra au commandeur de Sidjilmassa, Abou Abdallah Mohammed, le Chérif hassanien ; ce dernier ayant été vaincu, Mohammed Elhadj entra dans Sidjilmassa où les Berbers se portèrent à tous les excès. Les deux chefs conclurent ensuite la paix dans les conditions suivantes : tout le territoire qui s’étendait du Sahara au Djebel Ayyâch, fut attribué à Maulay Mohammed ben Eccherif et tout le territoire en-deçà de la montagne d’Ayyâch fut dévolu aux gens de Dilâ. En outre les Dilâïtes stipulèrent que Maulay Mohammed ben Eccherif leur remettrait cinq des districts situés sur son territoire, savoir : le district des Oulâd Àïssa, commandé par le cheikh Moghfir ; celui de Qasr Essouq, placé sous les ordres de Etthaïeb ; celui de Qasr Béni Otsmân, qui avait à sa tête Ahmed ben Ali; le Qasr Halîma dans le territoire des Eghris et Isrir Ferkla. Les Dilâïtes s’engagèrent à ne point faire prendre les armes, en leur faveur, à aucun des habitants de ces cinq districts et la paix fut conclue à ces conditions.
Les Dilâïtes, ramenant leurs troupes, s’étaient à peine éloignés que Maulay Mohammed ben Eccherif rompit le pacte auquel il s’était engagé, en attaquant le cheikh Moghfir et en violant certaines autres conditions qu’il avait promis de respecter. Dès qu’ils eurent connaissance de ces faits, les Dilâïtes rassemblèrent leurs troupes et marchèrent sur Sijilmassa, bien décidés à ne rien laisser à Maulay Mohammed ben Eccherif et à le dépouiller entièrement de ses possessions. Ils lui écrivirent une lettre dans laquelle ils lui adressèrent des menaces, l’accusant de perfidie, lui reprochant d’avoir manqué à ses engagements et d’avoir parjuré ses serments.
A cette lettre si dure et conçue en termes très violents, Maulay Mohammed ben Eccherif répondit ce qui peut se résumer ainsi :
« Au Seyyid Mohammed, surnommé Elhadj, fils du Seyyid Mohammed, fils du Seyyid Abou Bekr ben Mohammed, autrement dit Hammi ben Saïd ben Ahmed ben Omar ben Sîr Elouddjâri Ezzemmouri, ainsi qu’à tous ceux qui revêtent avec lui le manteau du conseil, ses fils, ses oncles et ses frères, salut à tous d’un salut affectueux et conforme à la Sonna. Nous vous écrivons de Sidjilmassa — puisse Dieu lui fournir contre votre méchanceté la plus profitable des amulettes et la revêtir du plus haut turban pour lutter victorieusement contre vous ! Salut !
« C’est vous qui avez rallumé les feux de l’insurrection alors qu’ils étaient éteints, mais vous n’êtes pas dignes de les entretenir, car on ne vous connaît dans le Maghreb que par les immenses plats de acida” que vous offrez à vos hôtes et par les épigrammes en vers détestables que vous vous lancez les uns aux autres. Quant aux sciences véritables, nous vous concéderions volontiers que vous les possédez, si du moins vous vouliez les mettre en pratique et les enseigner. Mais grand Dieu ! si le Souverain Juge nous accorde le pouvoir, vous verrez alors, vous et vos fils, de quoi sont capables nos enfants et nos frères.
« Les maîtres dans l’art de la divination rapportent que, dans votre lutte contre nous, vous éprouverez des vicissitudes terribles. Comment espéreriez-vous donc nous échapper, alors surtout que vous avez jeté l’effroi parmi les chérifs et les chérifas, parmi les dévots et les dévotes? Faites, si vous le voulez, tous vos efforts pour maintenir la paix et jouir du calme, tant que les circonstances vous le permettront, car la guerre est un feu qui dévore et on ne saurait l’éviter sans déshonneur lorsqu’il a été allumé. Dieu sait d’ailleurs que ces bravades de votre part ne sont ni redoutables, ni effrayantes et qu’au moment de la lutte vous ne serez pas plus terribles que les pbalènes quand elles se précipitent sur la flamme des lampes. Votre désir le plus vif est d’étendre sur vous le manteau de notre protection afin que vous ne soyez point opprimés, le jour où nous vous attaquerons avec les serres de l’audace ; vous n’agissez ainsi que pour dissimuler votre insigne faiblesse, mais nous serons impitoyables et n’accepterons aucune excuse. Vous prêchez l’abstention des crimes et vos coeurs sont remplis de mauvaises pensées ; quand on vous contraint à ne point faire mal, vous dites :
« Pardon ! nous n’en voulions rien faire » ; mais quiconque a enfanté une chose reste apparenté avec elle, quiconque redoute un événement en devient la victime.
« Quant aux populations berbères et arabes que contiennent les plaines du Gharb, nous espérons de Dieu qu’il les soumettra à notre autorité; mais si nous ne parvenons pas à nous en emparer, eli ! bien, cela sera réservé à nos fils et à nos frères, car dans toutes les dynasties l’oeuvre créée par son premier fondateur n’acquiert tout son éclat que sous ses successeurs. Vobez ce qui pourra ramener le calme dans nos esprits, nous vous aiderons à l’obtenir, et c’est à cela que nous nous arrêterons. Eddeghoughi a été inspiré par Dieu lorsqu’il a fait connaître vos turpitudes, dans ces vers que nous a récités Maulay Mohammed ben Mobârek :
« Sache que tu es un des antechrists du Maghreb, que ta puissance périra sous les coups des disciples de Jésus;
« Vous n’êtes tous que les vils rejetons d’une prostituée et votre aïeul Abou Saïd était un Goliath.
« Vos jeunes gens sont des mignons et ceux d’entre vous qui sont d’âge mur, des cornards, grâce à la conduite de votre cheikh l’entremetteur ‘.
« Les cieux de la gloire ont horreur de votre dynastie et ni la terre, ni Behemot ne veulent vous supporter. »
« Vous n’êtes en réalité que des espèces de singes et le montreur de singes, exposé aux poursuites des chiens, est bientôt en guenilles. Vous nous déclarez que les traités de paix entre commandeurs ne sont que des pièges, mais le sultan Abou Hammou l’avait déjà dit bien avant vous. Maintenant, cette lettre sera la dernière tentative de rapprochement entre vous et nous ; si vous désirez la paix, c’est également vers ce but que nous nous sentons attirés de toutes nos forces ; si vous préférez autre chose, nous vous répondrons alors par ce vers de Aboutthaïcb Elmotanebbi :
« Désormais c’est avec des piques et des lances que nous vous écrirons et vous ne recevrez d’autre ambassadeur qu’une armée innombrable. »
« Salut. »
Eddeghoughi dont il vient d’être question et dont Maulay Mohammed Eccherif cite l’épigramme dans sa lettre, était un des clients des gens de Dilâ. Il avait été élevé parmi eux et était devenu un littérateur distingué ; il était sceptique et peu de personnes ont échappé à sa verve caustique. On raconte qu’il se tenait habituellement dans un endroit qui servait de dépotoir aux ordures, et personne, homme ou femme, ne pouvait passer près de lui, sans qu’il lui décochât quelque épigramme, soit en vers, soit en prose ; ses traits portaient toujours. Il attaqua aussi un grand nombre de poètes qui n’osèrent lui répondre. Pourtant un musulman qui avait étudié les belles-lettres à la zaouïa eut le courage de le faire : comme Eddeghoughi portait quelques traces de lèpre, cet homme lui dit :
« 0 vengeance ! tu es assis dans un parc à bestiaux et les traces les plus hideuses se montrent sur ta face;
« Quand les gens te voient, ils peuvent s’écrier : Le ciel soit loué! il vient de montrer le diable aux hommes. »
Maulay Mohammed ben Eccherif ne cessa d’enfreindre les clauses du traité qu’il avait conclu avec les gens de la zaouïa de Dilâ jusqu’au moment où, ainsi que cela sera dit en détail plus loin, les habitants de Fez le mandèrent auprès d’eux et lui prêtèrent serment de fidélité. Il demeura un certain temps dans cette ville, puis Mohammed Elhadj ayant marché contre lui à la tête d’une armée considérable, il livra bataille à l’endroit appelé Dahr-Erremka, dans le voisinage de Fez, le mardi, 10 du mois de chaaban de l’année 1059 (19 août 1649). Maulay Mohammed, mis en complète déroute ainsi que les habitants de Fez, retourna alors à Sidjilmassa.
Quant aux gens de la zaouïa de Dilâ, ils entrèrent dans la ville de Fez et y rétablirent leur autorité ; ils y maintinrent leur pouvoir jusqu’à l’époque où le puissant sultan Maulay Errechîd, fils de Maulay Eccherif, ayant levé l’étendard de la révolte dans le Bilad l-Jarîd, ; s’avança à la tête des troupes nombreuses formées des valeureux et braves Arabes des Angâd, et mit le siège devant la ville de Fez dont il s’empara ainsi que nous le dirons plus loin, si Dieu veut. Maulay Errechid marcha ensuite sur la zaouïa de Dilà. Abou Abdallah Mohammed Elhadj réunit alors une grande armée composée de Berbers et d’autres peuples ; les deux armées en vinrent aux mains à l’endroit appelé Bathn-Erroummàn et,dans la bataille qui eut lieu en cet endroit, dans la première décade de moharrem 1079 (1668), les gens de Dilà essuyèrent une défaite.
Dans ses Mohddharât, le cheikh Abou Ali Elyoussi, rapporte l’anecdote suivante : « Après la défaite dont il vient d’être parlé, je m’étais rendu chez Abou Abdallah Mohammed Elhadj qui, à cause de son grand âge, n’avait pu assister àla bataille ; il était entouré de ses fils et de ses frères qui manifestaient tous un vif chagrin, une grande angoisse et une extrême frayeur . « Pourquoi, leur dit-il, cette terreur? Pourquoi cette affliction? puisqu’il vous a dit qu’il vous suffirait, qu’il vous suffise donc. » En prononçant ces derniers mots, il voulait parler de Dieu.
Quand Maulay Errechid eut occupé la zaouïa, il la bouleversa de fond en combles et dispersa ceux qui l’habitaient ; il en détruisit si bien les édifices qu’il laissa l’emplacement comme un champ moissonné sur lequel on ne trouve plus trace des richesses de la veille. Cette zaouïa qui avait brillé à l’égal du soleil qui se lève, se vit privée de toute clarté par les événements ; son abri tutélaire et ses richesses disparurent pour toujours après avoir si longtemps resplendi, grâce à Abou Bekr ; après avoir exhalé et répandu ses parfums odorants, elle fut désertée par les chevaliers de la plume dont les traits du visage suffisaient à dissiper les ténèbres.
Les beautés qu’on cache à tous les regards s’en éloignèrent pour toujours et leur souvenir seul demeura dans les coeurs ; ces membres de la zaouïa qui arrêtaient les souffles du vent furent emportés par les vents jusqu’à leur dernière trace. Leurs corps disparurent, mais leur renommée subsista. Ce trône écroulé, les nuits débarrassées de tout élément de discorde, reprirent leur marche régulière. Ni le glaive, ni la lance, non plus que leurs superbes présents n’avaient pu arrêter les coups du sort. Arrière donc, ô puissance mondaine, qui n’a pu défendre leurs droits, ni maintenir leur éclat! Ainsi va le pouvoir ; il ne laisse point durer ceux qui l’ont cueilli, il fait à la fois disparaître ses maîtres et ses valets. C’est lui qui a effacé les traces des alliances, qui a éteint les feux des serments, qui a fait pâlir l’étoile du fils de Cheddâd’ et renversé le château de Sindàd 2 avec tous ses créneaux. Chacun est renversé à son heure, l’un plus tôt, l’autre plus tard et le Coran seul parviendra jusqu’à son terme.
Dieu les a récompensés dignement des bienfaits qu’ils ont répandus, en inspirant l’élégie qu’a composé l’imam, dont tous les cheikhs du Maghreb, sans exception, s’accordent à vanter la science et la vertu, Abou Ali Elhasen ben Mesaoud Elyoussi ; cette élégie qui rime en r et dans laquelle l’auteur pleure sur les beaux jours de la zaouïa de Dilâ, commence par ce vers :
« Je voudrais contraindre la paupière de mon oeil à verser un torrent de larmes, mais elle s’y refuse et y substitue un torrent de flammes. »
Ce poème est long et, comme d’ailleurs il est très connu, nous nous dispenserons de le reproduire ici.
Errechid donna à Sidi Mohammed Elhadj l’ordre de se rendre avec ses enfants et ses parents dans la ville de Fez et d’y habiter. Ils s’y établirent effectivement, mais, après y avoir passé un certain temps, ils reçurent l’ordre de se rendre à Tlemcen. Ils partirent alors pour cette dernière ville où ils demeurèrent.
On m’a raconté qu’en entrant à Tlemcen, Mohammed Elhadj aurait dit : « J’avais bien vu dans certains livres, prédisant l’avenir, que j’irais à Tlemcen, mais j’avais cru que ce serait en souverain, tandis que j’y entre dans l’état où vous me voyez. » Mohammed Elhadj habita Tlemcen jusqu’au moment où il mourut âgé de plus de 80 ans ; il fut enterré dans le mausolée de l’imam Essenoussi.
Après la mort de Maulay Errechid, les enfants et les parents de Mohammed Elhadj retournèrent à Fez où ils demeurèrent ; ils furent invités à revenir dans cette ville par le sultan victorieux Maulay Ismaïl (que Dieu sanctifie son âme dans le Paradis !) Plusieurs de mes condisciples de Fez m’ont récité les vers suivants qui avaient été composés par le Faqîh Abou Mohammed Abdelouahhâb, fds du très docte Sidi Elarbi Elfâsi, et qui faisait partie d’un poème en l’honneur des gens de la zaouïa de Dilâ :
«  Les gens de Dilâ sont de noble race; leur pays est une contrée bénie.
« Que la gloire demeure parmi eux jusqu’au jour de la Résurrection ! »
Le sultan Errechid ben Eccherif punit l’auteur de ces vers et lui refusa toute gratification en disant :
« Un pareil éloge ne saurait convenir qu’aux descendants du Prophète. »
Comme curiosité littéraire, on raconte qu’après s’être emparé des gens de la Zaouïa, ainsi que nous venons de le dire, le sultan Maulay Errechid se trouvant dans son palais avec Abu Abdallah Mohammed Elmorâbith lui récita ce vers qui était bien en situation :
« Rien n’est plus triste, en ce monrle, pour un homme dé valeur que de voir un ennemi auquel il ne peut se dispenser d’accorder son estime. »
Abou Abdallah, comprenant l’allusion, répondit :
« Dieu fortifie notre commandeur ! C’est un bonheur pour un homme d’avoir affaire à un adversaire intelligent. »
Cette réplique plut au sultan, et les assistants admirèrent la présence d’esprit et l’à-propos de Elmorâbith. Dieu protège quiconque s’adresse à lui.

LXXIV : DE LA RÉVOLTE DE ABOULHASEN ALI BEN MOHAMMED DANS LE SOUS ; DE CELLE DE SON ÉMULE ABOU HASSOUN, ET DE TOUT CE QUI S’Y RATTACHE
Ali ben Mohammed était le fils du bienheureux et vertueux
Aboulabbâs Sidi Ahmed ben Moussa Essoussi Essemlâli. Son
rôle politique commença au moment ou Zîdân fut impuissant
à maintenir son autorité sur la province du Sous. A ce moment
il se présenta comme prétendant au trône et essaya d’attirer
vers lui les feux du pouvoir ; il réussit à grouper autour de
lui les Berbers des plaines de Djezoula et de Harsa, en même
temps que toutes les tribus du Sous.

Il s’empara de Taroudant et de la province de ce nom,
mais il en fut chassé à la suite d’une longue lutte par le juris-
consulte, le morâbith, Abou Zakaria Yahia ben Abdallah et
ce ne fut qu’après la mort de ce dernier qu’il devint maître
incontesté du Sous, que sa parole et ses ordres y furent
partout écoutés. Il s’attaqua ensuite au Draâ dont il s’empara
également, puis à Sidjilmassa et à la province de ce nom
qui reconnurent également son autorité. Devenu dès lors
fort et puissant, il s’établit à Sidjilmassa et régna sur les
contrées qu’il venait de conquérir jusqu’au moment où,
après des combats et des luttes qui auraient fait blanchir les
cheveux d’un enfant à la mamelle, il fut chassé de cette ville
par l’aigle brillant, le lion irrésistible, Maulay Mohammed
ben Eccherif.

Chassé ensuite du Draâ par ce même compétiteur, Ali eut
à soutenir de rudes combats, mais il se maintint néanmoins
dans le Sous jusqu’à l’époque de sa mort survenue en l’année
1070 (18 septembre 1659-6 septembre 1660). C’était un
homme d’un abord facile, d’une conduite exemplaire, qui
était chaste et peu enclin à répandre le sang. Son fds, Abou
Abdallah Mohammed ben Ali, lui succéda et conserva la
situation que lui” avait léguée son père jusqu’au jour où il
fut écrasé par le sultan Maulay Errechid, ainsi que cela sera
dit plus loin. L’étendard de Aboulhasan dut alors chercher un
refuge à llegh dans le Sous et y demeura désormais impuis-
sant à poursuivre la lutte. Le pouvoir appartient à Dieu seul.

LXXV : DU SOULÈVEMENT DE ABDELKERIM BEN ABOU BEKR ECCHEBANI A MURÂKUSH

Le sultan Maulay Elabbâs ben Maulay Eccheikh ben Zîdân
ayant été tué, ainsi que nous l’avons raconté plus haut,
Murâkush se souleva à l’appel de Abdelkerîm, fils du caïd Abou
Bekr Ecchebâni Elharîri, le chef de la grande tribu des
Chebâna, dont les Harîr forment la fraction la plus impor-
tante et la plus ancienne. Le peuple avait donné à cet
Abdelkerîm le surnom de Keroum Elhadj. Étant entré à
Murâkush, Abdelkerîm invita la population à lui prêter serment
de fidélité, ce qui eut lieu en l’année 1069 (29 septembre 1658-
18 septembre 1659). Il réunit sous son autorité tout le
royaume de Murâkush et se conduisit d’une façon admirable à
l’égard de ses sujets. Ce fut sous son règne qu’eut lieu la
grande famine dite de l’année 1070 (18 septembre 1659-
6 septembre 1660) ; la disette fut telle que, réduit à la der-
nière extrémité, le peuple en vint à manger des cadavres.
Abdelkerîm resta fièrement assis sur le trône de Murâkush jus-
qu’à l’époque de sa mort qui survint en 1079 (11 juin 1668-
1er juin 1669), quarante jours avant l’élévation au trône de
Maulay Errechîd. A la mort de Keroum, son fils Abou Bekr
lui succéda comme souverain à Murâkush ; il assura son autorité
sur cette ville et suivit dans sa conduite l’exemple de son
père, jusqu’au moment où le sultan Errechîd s’étant emparé
de lui et de ses cousins, les fit tous mettre à mort et décima
la tribu des Chebâna. Le cadavre de Abdelkerîm fut retiré
de sa tombe et jeté au feu. Dieu seul est éternel.

LXXVI : DE LA DYNASTIE DES CHÉRIFS HASSANIENS DE SIDJILMASSA. QUELQUES MOTS DE LEURS ACTIONS GLORIEUSES ET DE LEURS BRILLANTES QUALITÉS

Tout d’abord nous donnerons la généalogie de cette
famille, bien que, plus brillante encore que le soleil et plus
agréable qu’un ombrage touffu, elle n’ait guère besoin d’être
rappelée. Les trois premiers commandeurs de cette dynastie sont :
Maulay Mohammed, Maulay Erreehîd et Maulay Ismaïl, tous
trois fils de Maulay Eccherif, fils dc/Maulay Ali, fils de Mau-
lay Mohammed, fils de Maulay Ali, fils de Maulay Youcef,
j fils de Maulay Ali, surnommé Eccherif, fils de Maulay Elha-
sen, fils de Maulay Mohammed, fils de Maulay Elhasen, fils
de Maulay Qâsem, fils de Maulay Mohammed, fils de Maulay
Belqâsem, fils de Sidi Mohammed, fils de Maulay Elhasen,
fils de Maulay Abdallah, fils de Maulay Abou Mohammed
Arfa, fils de Maulay Elhasen, fils de Maulay Abou Bekr, fils
de Maulay Ali, fils de Maulay Elhasen. fils de Maulay
Ahmed, fils de Maulay Isma’il, fils de Maulay Qâsem, fils de
Maulay Mohammed, surnommé Ennefs Ezzakïa, fils de Mau-
lay Abdallah Elkàmil, fils de Maulay Elhasen II, fils de Mau-
lay Elhasen Essibth, fils de Ali ben Abou Thaleb et de
Fathîma, la fille du Prophète.

Cette généalogie, qui mériterait vraiment d’être appelée
une chaîne d’or, a été ainsi donnée par nombre de savants
et de personnages, entr’autres par le cheikh Aboulabbàs
Ahmed ben Aboulqâsem Essoumaï, le cheikh, l’imam, Abou
Abdallah Mohammed Elarbi ben Youcef Elfâsi. Je l’ai vu
également reproduite en ces termes dans l’ouvrage intitulé :
Eddorr esseni fimen bifds min enneseb elhasani et composé
par le maître de nos maîtres, Abou Mohammed Abdesselâm
Elqadiri. On la retrouve, du reste, dans un très grand nom-
bre d’autres ouvrages.

J’ai vu dans le livre du généalogiste, le cheikh, le chérif,
Abou Abdallah Elazourqâni, que cet auteur, après avoir
donné la généalogie relatée ci-dessus, ajoute : Dans la généa-
logie de Mohammed Ennefs Ezzakia à Yanbo Ennekhel, on
trouve Mohammed et Hasen, tous deux fils de Abdallah ben
Mohammed ben Abou Arfa. Or ses ancêtres et leurs descen-
dants étaient établis à Yanbo, parce que leur premier
ancêtre, Ali ben Abou ïbaleb (que Dieu anoblisse sa face!),
avait reçu cette ville en fief des mains du Prophète. C’est
pour cette raison que les descendants de cette famille sont
restés à Yanbo.
Le premier de ces chérifs qui vint s’établir dans le Maghreb
fut Elhasen ben Qâsem. Voici, à ce sujet, ce que j’ai lu dans
un manuscrit autographe d’un éminent docteur de mon pays :
« Notre cheikh, le très docte Abou Abdallah Mohammed ben
Saïd Elmerghîti, m’a dit tenir de son maître, la gloire de sa
patrie, Abou Mohammed Maulay Abdallah ben Ali benTahar
Elhassani, le récit suivant : le premier de nos ancêtres qui
pénétra dans le Maghreb venait de Yanbo Ennekhel ; il s’ap-
pelait Elhasen ben Qâsem et arriva dans le Maghreb à la fin
du viie siècle (milieu du xme siècle de notre ère) ; il devait
avoir à cette époque environ soixante ans et il mourut avant
que le siècle ne prît fin. »

D’autres auteurs fixent pour date de l’arrivée du premier
chérif l’année 664 (13 octobre 1265-2 octobre 1266). Selon
le cheikh, l’imam Abou Ishaq Ibrahim ben Hilâl, cet événe-
ment aurait eu lieu sous le règne des Mcrinides, du moins
s’exprime-t-il ainsi dans son Mansak. Si cette opinion était
admise, l’arrivée du chérif aurait eu lieu sous le règne de
Abou Bekr ben Abdelhaqq Elmerîni et il serait mort sous le
règne du sultan Yaqoub ben Abdelhaqq, frère de Abou Bekr
dont il vient d’être parlé. L’auteur des Ardjouza rapporte,
d’après Ibn Hilâl, que l’arrivée du chérif aurait eu lieu au
vne siècle, mais dans sa Rihla, le maître de nos maîtres,
l’imam, Abou Sâlem Elayyâchi dit que Maulay Elhasen vint
au Maghreb dans le courant du vin 0 siècle, opinion à laquelle
fait allusion l’auteur des Ardjouza, lorsqu’il dit :

« Ensuite vint Ibn Sàlem Obeïd-Allah ; dans quel heureux monde
il a vécu.
« Dans sa magnifique Rihla, l’auteur rapporte que l’entrée de cet
homme glorieux se produisit dans le septième ‘. »
Elhasen habitait à Yanbo Ennekhel dans un hameau
appelé hameau des Béni Ibrahim. L’auteur du livre intitulé :
Elanoudr esseniya fi nisba men bisidjilmdssa min elachrdf
elmohammediya indique dans les termes suivants les motifs
de la venue de Maulay Elhasen : les caravanes des pèlerins
du Maghreb venaient souvent en cet endroit visiter les ché-
rifs. Le chef de la caravane qui se trouvait être, à cette épo-
que, un habitant de Sidjilmassa, du nom de Abou Ibrahim,
à ce qu’il me semble, avait rencontré à plusieurs reprises
dans ses voyages le seyyid Elhasen. Comme Sidjilmassa ne
possédait alors aucun chérif parmi ses habitants, Abou Ibra-
him insista tant sur la beauté de son pays et les agréments
qu’offrait le séjour du Maghreb, que Elhasen se laissa
entraîner à faire le voyage avec lui. La caravane du Maghreb
ramena donc au milieu d’elle Elhasen qui, cédant aux solli-
citations des habitants de Sidjilmassa, demeura parmi eux.

Le petit-fils de l’imam Abou Mohammed Abdallah ben Ali
ben Tahar dit dans les notes qu’il a donnés sur son aïeul :
« Les habitants de Sidjilmassa, qui ramenèrent avec eux
Elhasen, appartenaient aux Oulâd Elbachîr, aux Oulâd
Elmeghzâri, aux Oulâd ben Aqèlaet aux Oulâd Elmoatesemi
et le chérif prit femme chez les Oulâd Elmeghzâri. » L’auteur
des Ardjouza ajoute que le cheikh Abou Ibrahim, qui fut
un de ceux qui ramenèrent Elhasen, était un des descendants
du calife Omar ben Elkhetthâb.

Suivant un autre auteur, quelques habitants de Sidjilmassa,
voyant que les fruits de leur pays n’arrivaient point à maturité,
se rendirent dans le Hedjaz dans le dessein de ramener parmi
eux un descendant du Prophète ; ce fut ainsi qu’ils amenèrent

1. C’est-à-dire la septième centaine, entre 700 à 800.
Vue 494 sur 574

CHAPITRE SOIXANTE-SEIZIÈME 481

Maulay Elhasen. Dieu justifia leur espérance et bientôt leurs
fruits mûrirent et leur pays devint en quelque sorte le
Hedjer 1 du Maghreb.

J’ai encore vu écrit de la main d’un de mes amis, le récit
suivant sur la cause de la venue des chérifs dans le Maghreb :
« Les chérifs édrissites s’étaient dispersés dans tout le Mag-
hreb et comme ils avaient perdu toute cohésion, ils av aient
été persécutés par les émirs zénètes qui en avaient fait périr
un certain nombre ; les chérifs avaient donc diminué de
nombre et beaucoup d’entr’eux renièrent leur origine pour
échapper à la mort. Quand les Mérinides s’élevèrent aupouvoir
dans le Maghreb, ils honorèrent les chérifs, rétablirent leur
influence et les traitèrent avec de grands égards. Comme à
cette époque Sidjilmassa ne possédait pas un seul chér^f, les
chefs et les notables du pays décidèrent d’aller chercher un
descendant du Prophète pour attirer sur eux les bénédictions
du ciel. Or on dit que c’est dans les mines qu’il faut aller
chercher l’or, qu’il faut demander les rubis au pays qui les
produit et que le Hedjaz est la patrie des chérifs et en quelque
sorte leur huître perlière. En conséquence, les gens de
Sidjilmassa, se rendirent au Hedjaz et en ramenèrent Maulay
Elhasen, ainsi que nous l’avons déjà dit. Depuis ce moment,
le soleil prophétique brilla à Sidjilmassa, éclaira ses rem-
parts et l’on peut dire que son cimetière est la Beqia*- du
Maghreb.

Sidjilmassa n’a aucun mérite plus grand que celui de
posséder des chérifs, et, sans cette circonstance, son nom
n’aurait eu ni la popularité dont il jouit, ni le moindre
prestige. C’est, d’ailleurs, dans cet ordre d’idées que le maître

p. YA •

1. Ville et contrée d’Arabie sur le golfe Persique; pays renommé par l’abondance
de ses dattes.

2. Célèbre cimetière de Médine uù sont enterrés de nombreux personnages
illustres.

Nozhel-Elkâdi 31
Vue 495 sur 574

p. vn

482 NOZIIET-ELHÂDI

de nos maîtres, Abou Ali Elhasen ben Mesaoud Elyoussi a
dit ce vers.

« Si les êtres généreux, issus de l’Elu, ne s’étaient établis sur leur
territoire, dans ces derniers temps, on n’aurait jamais parlé
d’eux.

Ce. vers fait partie de cette poésie détachée clans laquelle
Elyoussi faisait la satire de certain Faqîh de Sidjil-
massa.

« 0 mes vers, partout où vous serez cités, saluez en mon nom mes
amis et particulièrement ceux qui, dans ma patrie, sont des
hommes marquants.

« Ne saluez point les méchants que vous rencontrerez et chez qui
la perfidie et la trahison sont innées.

« Dites à ce Sidjilmassien que notre réputation est sans tache et
et qu’il ne la ternisse pas, le traître !

« Quoi d’étonnant d’ailleurs que tu déchires la chair de tes sem-
blables, comme le fait un chien qu’on ne tient pas en laisse’.’

« Tes ancêtres immondes mangeaient la chair des chiens et l’hé-
rédité t’a conservé ce tempérament.

« Les gens de Sidjilmassa sont les plus faux des hommes quand
ils parlent et les plus féroces quand ils ont le pouvoir.

« Si les êtres généreux, issus de l’Élu, ne s’étaient, établis sur
leur territoire, dans ces derniers temps, on n’aurait jamais
parlé d’eux, 9

Un auteur dit encore que les gens de Sidjilmassa s’étaient
adressés à M-aulay Qâsem, pour le prier d’envoyer un de
ses enfants dans le Maghreb, parce que ce personnage était,
à cette époque, le plus en renom et le plus dévot de tous les
chérifs du Hedjaz. Maulay Qâsem voulut éprouver ses
enfants qui étaient dit-on au nombre de huit, avant de dési-
gner celui qui conviendrait le mieux à cette mission ; il les
iuterrogea donc successivement l’un après l’autre en leur
disant : « Comment vous conduiriez-vous à l’égard de quel-
qu’un qui vous aurait fait du bien ? » Tous répondirent qu’ils
Vue 496 sur 574

CHAPITRE SOIXANTE-SEIZIÈME 483

lui feraient du bien. « Et, ajouta-t-il alors, comment vous
conduiriez-vous envers celui qui vous aurait fait du mal ? »
Chacun des enfants, à qui cette question avait été posée,
ayant répondu qu’il rendrait le mal pour le mal, le père
leur avait dit de s’asseoir ; mais arrivé à Maulay Elhasen
Eddâkhil, et lui ayant adressé la même question, celui-ci
répondit : « Je lui ferai du bien. » — « Et s’il continue à te
faire du mal, répliqua le père. » — « Je lui ferai encore du
bien et je persévérerai jusqu’à ce que mes bontés viennent à
bout de sa méchanceté, reprit Maulay Elhasen. » En atten-
dant cette réponse, le visage de Maulay Elqâsem s’illumina ;
la joie brilla dans ses yeux et se sentant pénétré par une
inspiration hachémite, il appela les bénédictions du ciel sur
ce fils et ses descendants ; sou appel fut exaucé.

Quant à la légende populaire qui prétend qu’on aurait
payé au père le poids de son fils en argent, c’est là une de
ces fables vaines qui n’ont ni queue ni tête. Dieu sait mieux
que personne quelle est l’exacte vérité.

Ainsi qu’on l’a vu précédemment, il y a eu quinze géné-
rations entre Maulay Elhasen Eddâkhil et entre son ancêtre
Mohammed Ennefs Ezzakia. L’auteur du livre intitulé :
Elanoudr esseniya dit que cet arbre généalogique a toujours
été considéré comme exact quant au nombre des générations
et que les descendants de cette famille acceptent pour vraie
cette filiation. Cette opinion est d’ailleurs admise par beau-
coup de savants éminents, entr’autres par Mohammed ben
Yahia Elalmi, l’aïeul des chérifs de Chefchaouen, ainsi que
cela ressort d’une note autographe de l’auteur du Mirât
elmahâsin, dont ceci n’est qu’un résumé. On a vu plus haut
qu’une opinion contraire avait été soutenue.

En résumé, les chérifs de Sidjilmassa ont une origine
authentique incontestable ; chez tous les habitants du Maghreb
il y a unanimité sur ce point et, comme t’a dit le cheikh
Vue 497 sur 574

p. T”\T

484 NOZHET-ELHADI

Abou Ali Elyoussi, leur noblesse est indiscutable et aussi
claire que le soleil qui brille le matin.

Un de mes amis, le Faqîh, l’historien, Aboulabbâs
Alirned Elouzir Elghassâni, m’a raconté ce qui suit: «J’ai
entendu notre cheikh, Aboulabbâs Ahmed ben Abdallah bon
Maan Elandalousi, dire que, parmi les dynasties qui avaient
régné après celle des Edrissites, aucune n’avait eu une
généalogie plus authentique que celle des chérifs de Sidjil-
massa^. » Enfin j’ai moi-même entendu un de mes cheikhs
rapporter d’après son maître, l’imam Abou Mohammed ben
Abdelqader Elfàsi, que les gens du Maghreb avaient classé
tous les chérifs, au point de vue de l’authenticité de leur
origine, en cinq catégories : clans la première catégorie, qui
comprend tous ceux que l’on s’accorde unanimement à
regarder comme de véritables chérifs, figurent les seigneurs
de Sidjilmassa.

Maulay Elhasen Eddâkhil était un homme vertueux et
d’une grande piété, il étaitversc dans diverses sciences, par-
ticulièrement dans celle de la logique qu’il possédait à fond.
Il venait de s’installer à Sidjilmassa et s’y était reposé seule-
ment quelques jours, lorsqu’il épousa la fille de Abou
Ibrahim ; il habitait dans cette ville l’endroit appelé Elmes-
lah. Lorsqu’il mourut, une discussion, si vive qu’elle faillit
dégénérer en une lutte à main armée, s’éleva entre les gens
de Sidjilmassa au sujet de l’emplacement de sa tombe. On
finit cependant par s’entendre ; on partagea, à l’aide de
câbles, la ville en quatre parties égales et on l’enterra au
point de croisement des deux câbles, de telle façon que la
tombe ne fut pas plus rapprochée d’un quartier que de
l’autre. Ainsi qu’on l’a dit plus haut il était mort en l’année
706 ou 707 (juillet 1306 — juin 1308).

J’ajouterai que la venue de Maulay Elhasen dansle Maghreb,
l’accueil que lui firent les habitants de Sidjilmassa et l’attache-
Vue 498 sur 574

CHAPITRE SOIXANTE-SEIZIÈME 7,85

raent qu’ils lui témoignèrent, attachement analogue à celui
qu’avaient eu auparavant les gens du Maghreb pour Ettâdj
Edris, viennent confirmer le hadits que l’on attribue au Pro-
phète et qui est ainsi formulé dans le Dj’omdn : «Fathima, la fille
duProphète, avait remis une aumône à une de ses suivantes,
en lui disant : « Va sur le marché et dis : qui veut recevoir une
« aumône delà fille du Prophète? Amène-moi ensuite la per-
ce sonne qui l’aura acceptée. » La suivante se rendit au marché
et se mit à dire : « Qui veut accepter une aumône de la fille
« du Prophète? — « Moi, s’écria un Maghrébin, je mérite de
« recevoir une aumôme de la famille du Prophète. » La ser-
vante remit l’aumône au Maghrébin, puis elle lui dit :
« Viens ; la fille du Prophète désire te parler. » — « Je suis à
« vos ordres, répliqua le Maghrébin. » Quand il fut arrivé à la
porte delà maison de Fathima, celle-ci lui dit : « Qui es-tu? »
« — « Un Maghrébin, répondit-il. » — ‘x De quel Magreb,
« ajouta Fathima? » — « Des Berbers, répartit le Maghré-
bin. » En entendant ces derniers mots, Fathima pleura et
s’écria : « Mon père, le Prophète, me l’a dit : chaque prophète
« a eu ses apôtres ; les miens, dans l’avenir, ce seront les
« Berbers. On massacrera Elhasen et Elhoseïn ; leurs en-
« fants s’enfuieront au Maghreb et là ils ne trouveront un
« asile que parmi les Berbers. Malheur à ceux quipersécute-
« ront ces enfants ! Honneur à ceux qui les traiteront avec
« égards et les rendront puissants ! »

Maulay Elhasen ne laissa qu’un seul fils, Maulay Moham-
med, qui lui-même n’eut qu’un seul enfant mâle, Maulay
Elhasen ; on avait donné à ce dernier le nom de son grand-
père et c’est lui dont le tombeau est aujourd’hui situé près
des remparts de la cité principale de Sidjilmassa en face du
tombeau de Sidi Mohammed Elkharrâz. Ce second Maulay
Elhasen eut deux fils : l’aîné, le Seyyid Abdcrrahman, sur-
nommé Aboulbarakât, qui fut l’ancêtre des Oulâd Esseyyid
Vue 499 sur 574

p. r*\r

486 NOZHET-ELHADI

Abou Homeïd, établis sur les bords de l’Ouâdi Erreteb, près
de Alqasr Eldjedid, à une journée de marche de Sidjilmassa
et de qui sont issus les chérifs qui habitent chez les Béni
Zerouâl. Le second, Maulay Ali, surnommé Eccherif qui fut
l’ancêtre d’un grand nombre de branches de la famille
mohammédienne.

Maulay Ali était un saint personnage dont les prières
étaient exaucées ; il se répandit en aumônes et multiplia les
fondations pieuses ; il fît le pèlerinage de la Mecque et prit
part à la guerre sainte ; son ambition était grande et sa con-
duite bienveillante. A un certain moment, il fit le voyage de
Fez qu’il habita longtemps dans une maison située au quar-
tier dit Djeza Ibn Amer, dans la cité des Andalous ; il con-
serva plus tard cette habitation. Il séjourna aussi quelque
temps dans le bourg de Safrou, où il laissa, dans sa succes-
sion, des terres et des constructions qui existent encore au-
jourd’hui. Il laissa également des propriétés dans le pays de
Djers-eddin qu’il habita et qui est situé à deux journées et
demie de marche de Sidjilmassa.

Maulay Ali alla plusieurs fois en Andalousie pour y prendre part à la guerre sainte et séjourna longtemps dans la Péninsule. Lorsqu’il la quitta afin de retourner à Sidjilmassa, les Andalous engagèrent une correspondance avec lui pour le supplier de revenir dans leur pays et de s’y occuper activement des choses de la guerre sainte ; dans ces lettres, ils lui exposaient la décadence de l’Andalousie qui n’avait plus une personnalité capable de rallier autour d’elle toutes les sympathies. Durant son séjour en Andalousie, ils lui avaient déjà offert avec insistance la couronne, s’engageant à lui prêter serment de fidélité et à le soutenir par les armes ; mais Maulay Ali refusa tout cela par piété, par modestie et aussi par indifférence pour les pompes de ce monde.
J’ai vu de nombreuses lettres qui lui furent adressées par les ulémas de la ville de Grenade (que Dieu la rende à l’islamisme !). Dans cette correspondance, les ulémas engageaient vivement Maulay Ali à passer la mer pour venir chez eux prendre en main la défense du drapeau de l’Islam. Ils annonçaient, en outre, que tous, ulémas, chefs religieux ou militaires, s’étaient imposés, sur leurs biens particuliers et en dehors des impositions du fisc, une contribution considérable qui serait affectée aux troupes qu’il amènerait avec lui du Maghreb. Voici un spécimen du protocole qui embellissait ces lettres : « Au lion magnanime, le pôle et la sphère des chevaliers de l’Islam, le brave audacieux, le lion dévorant, le terrible pourfendeur, le pieux, l’éclaireur des saintes milices, le glorieux des glorieux, celui qui apporte la victoire dans ces contrées, celui qui s’empresse de déférer aux désirs du Maître des hommes, Aboulhasen Maulay Ali Eccherif. »
Les ulémas de Grenade s’adressèrent à leurs collègues de Fez pour les prier d’insister auprès de Maulay Ali afin qu’il passât en Andalousie. En conséquence, les ulémas de Fez lui écrivirent une lettre dans laquelle ils le pressaient d’aller au secours des Andalous en lui rappelant le mérite qu’il y avait à faire la guerre sainte qui est considérée comme la meilleure des oeuvres pies. Comme Maulay Ali avait donné pour principale raison de son refus d’aller porter secours aux Grenadins le projet qu’il avait fait d’accomplir le pèlerinage, les ulémas lui répondirent dans une de leurs lettres : « Remplacez ce projet de pèlerinage, auquel vous vous étiez arrêté et que vous teniez à exécuter, par la traversée du détroit pour aller faire la guerre sainte. Aux yeux des gens du Gharb, la guerre sainte offre plus de mérites que le pèlerinage ; c’est ce qu’a déclaré Ibn Rochd, quand on l’a questionné sur ce point, et il s’en est expliqué avec de longs détails dans ses Adjouiba ; suivez donc l’opinion qu’il a émise à cet égard.»

p. i\i
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488 NOZHET-ELIIADI

Les ulémas de Grenade qui écrivirent à Maulay Ali furent nombreux ; parmi eux, on peut citer le cheikh de Elmouâq, l’imam, Abou Abdallah ben Sarh, grand-cadi.
Parmi les ulémas de Fez qui entrèrent en correspondance avec lui à cette occasion, on cite le cheikh, Abou Abdallah Elikrimi, cheikh de l’imam Ibn Ghâzi, Aboulabbâs Elmâouâsi le commentateur de la Raudha, Abou Zéid Abderrahman Erreqaï, l’auteur de poésies célèbres et bien d’autres que pour abréger notre récit, nous avons laissé de côté.
Une des lettres dont nous venons de parler contenait une harmonieuse qacida en l’honneur de Maulay Ali Eccherif, et de son éminent compagnon, Abou Abdallah Sidi Mohammed ben Ibrahim Elamri. Voici cette pièce de vers composée par le très docte Abourrebia Elgharnâthi ; elle contient une invitation pressante d’accepter la proposition qui leur était faite :

« 0 toi qui voyages, dévorant les déserts et les solitudes, tu es dans la bonne voie et tu arriveras sain et sauf.
« Marche, accélère ta course, voyage nuit et jour, car tu vas vers un astre brillant qui se lève;
«. Emporte — que Dieu te protège ! — de ma part, vers cet asile, le salut d’un homme dont la voix de la renommée a excité les désirs ;
« Dirige-toi vers les demeures delà tribu de Sidjilmassa; là est le palais qui renferme à la fois la puissance et la gloire.
« Salue ces tentes; salue leurs habitants du salut d’un ami qui ne peut supporter d’être éloigné d’eux.
« L’affection que j’ai pour eux court dans toutes mes veines; mes os, mon sang, mes cheveux mêmes en sont imprégnés.
x C’est là la patrie de la religion, du bien et de l’orthodoxie; combien, parmi ceux qui gravitent dans son ciel, sont des pleines lunes !
« Ce sont des hommes en compagnie desquels on n’éprouve aucune peine, car des groupes de fleurs répandent en se balançant leurs parfums au milieu d’eux.
« Dis-leur : 0 famille de la Kibla’, ô seigneurs qui, lorsqu’on vous appelle au moment du danger, vous hâtez d’accourir.
« Adresse-toi particulièrement au rejeton d’Ali, le gendre du Hachémite ”, dont le pouvoir s’élève au dessus de Saturne ;
« A Aboulhasen, le noble Maula qui a fait briller à l’Occident le soleil de la victoire sur le Sahara ;
« Lui dont les merveilleuses qualités qui apparaissent à l’horizon des coeurs ravissent les esprits et semblent tenir de la magie.
« Il est un aigle quand les braves brandissent leurs armes, un lion chaque fois que l’on combat avec des dents ou des griffes.
« Il est le sauveur quand le combat roule sa meule dans la mêlée; il est l’orage bienfaisant alors que le ciel ne laisse tomber que quelques gouttes d’eau.
« Il a lutté contre les chrétiens ; il a anéanti leurs bataillons; il a tué les uns et dispersé les autres en les faisant prisonniers.
« A Tanger, les quelques hommes qui défendaientja ville ont été heureux de mourir, car ils espéraient que Dieu les en récompenserait.

« Il les avait appelés des frontières du Sous, ces héros qui ont sellé aussitôt leurs coursiers au poil ras et sont accourus sans chercher d’excuses.
« Alors les étriers des cavaliers ont résonné ; le soleil a brillé et les soldats de Dieu ont infligé une défaite à l’ennemi.
« Il n’y a rien d’étonnant à ce que ceux au milieu desquels ils se trouvaient fussent comme des lions de Chera 3 qui bondissent hors de leurs repaires.
« Viens au secours de ton voisin affligé par ses malheurs, ô Aboulhasen; accours à la délivrance d’Algésiras.
« Appelle à ton aide ton ami Abou Abdallah ; grâce à lui, tu apporteras la joie au milieu de nos calamités;
« Il est le descendant d’Abou Ishaq; ô heureux père qui laisse après lui un rejeton pur, honnête et vertueux.
« N’est-ce pas lui, qui est venu à l’appel des gens de Tanger, qui en un instant a réuni toutes les populations du Gharb,
« Et qui a infligé aux infidèles une défaite et quelle défaite ! Ceux qui n’ont pas péri par le glaive sont morts de frayeur.
« Aussitôt la ciladelle de la religion a souri en montrant ses blanches dents, tandis que la face de l’infidélité était envahie par la tristesse et la terreur.
« Dieu lui a déjàaccordé le bonheur et la satisfaction, et, pour le jour de la Rencontre suprême, il lui réserve les jardins de FÉden.
Ah ! parle, ô homme juste, dont la piété est la règle et qui t’es élevé par elle à la hauteur de Sirius.
« Je vois tous ceux qui sont dans le Gharb désespérés ; je vois l’Andalousie qui attend le secours de votre bonne étoile :
« La brillante ville de Grenade vous crie : Venez tous deux, apportez l’étendard blanc pour secourir PAlhambra;
« Ses habitants vous attendent ; tous n’ont d’espoir qu’en vous, vieillards, enfants ou vierges aux seins arrondis.
« Venez avec tous ceux de votre pays qui peuvent nous défendre, fantassins ou cavaliers, brillants seigneurs,
« Prolecteurs des opprimés et vaillants défenseurs; amenez tous ces hommes généreux et glorieux qui rivalisent avec l’orage, le torrent et la mer.
« L’infidèle aspire à nous soumettre à sa domination, et pour cela il ravage, sur nos terres, les moissons et les vendanges.
« A vous d’anéantir ces tyrans infidèles ; rassasiez de leurs cadavres les fauves et les oiseaux de proie !
« Les habitants de chaque forteresse et de chaque bourg de notre pays vous appellent tous deux à leur secours dans cette amère conjoncture ;
« Ah ! combien il y a ici d’êtres faibles dont le corps ne peut se mouvoir, de vieillards qui ont dépassé cent dix ans,
« De filles brunes et blondes, belles comme des statues, déjeunes enfants au berceau qui ne distinguent ni le bien, ni le mal ;
« Que de chaires retentissent du bruit des prières et des sermons; que d’oratoires sont remplis par la prière et l’enseignement ;
« Que de chaires de la science où siègent de nobles esprits qui enseignent les vérités qui illuminent les coeurs;
« Que de tombeaux de fils des Compagnons du Prophète sur cette terre ; que de saints aux cheveux en désordre et couverts de guenilles !
« Tout cela vous implore pour une prompte délivrance, car déjà l’infidélité a presque décimé ce pays.
« Hâtez-vous de vous mettre en marche ; amenez-nous promptement vos proches, pour nous délivrer des embûches de ceux qui logent l’injustice dans leurs coeurs,
« Amenez-en ensuite une seconde troupe pareille à la première, afin que cet Alphonse ‘ connaisse votre immense pouvoir.
« Grâce à Dieu, vous savez ce que le Prophète a dit au sujet de la guerre sainte.
« Ah! c’est Dieu qui lui a inspiré ces belles paroles : «Je voudrais « avoir été tué, puis ressuscité ensuite pour combattre encore « bravement. »
« Le Coran aussi contient, sur ce sujet, des versets qui brillent comme le soleil du matin en traversant le ciel bleu.
« A ccueillez cette requête comme une vierge dont la tunique répand des parfums et qui dirige ses pas vers votre demeure;
(f Faites parvenir mes saluts à ceux des hommes généreux de l’Andalousie qui ont traversé la mer pour s’établir dans le Gharb.
« 0 hommes de Dieu, accourez vite au secours d’un pays que l’infortune accable et que la guerre désole.
« Vous serez pour nous comme une puissante amulette; c’est vous que nous désirons, hàtez-vous de venir vers nous !
« Maintenant, glorifions le meilleur des êtres, notre guide dans la bonne voie, Mohammed, l’envoyé chargé d’apporter la glorieuse religion.
« Glorifions encore sa famille, ses compagnons, ainsi que tous ceux qui suivent sa voie et qui veulent le triomphe des musulmans. »
Par ces missives aux paroles suaves, aux idées généreuses, on voit que Maulay Ali Eccherif jouissait, à son époque, d’une grande célébrité et qu’il était regardé comme supérieur à tous les autres habitants de son pays. On y voit encore qu’il était l’objet de la plus vive admiration, que sa famille était honorée de longue date et qu’on lui accordait la suprématie.
Maulay Ali continua à s’adonner aux bonnes oeuvres ; il
déploya tous ses efforts pour assurer la tranquillité du pays
et partagea sa vie entre les devoirs du pèlerinage et ceux de
la guerre sainte. On raconte qu’une année, au retour d’un

1. Les Arabes désignent tous les souverains d’Espagne sous le nom générique
rie Alphonse,

de ses pèlerinages, il lui vint à l’idée d’aller dans le district
de Adjedeg, une des provinces du Soudan. Là, il attaqua
une des villes appartenant aux infidèles et dans laquelle on
ne pouvait pénétrer que par un pont de fer. Les habitants
de cette ville, serrés de près, levèrent le pont et quand Mau-
lay Ali, monté sur son cheval, chargea l’ennemi, il lui fut
impossible de trouver une issue pour pénétrer dans la place.
Comme il se ruait alors sur la porte, les assiégés craignant
qu’il ne réussît à la forcer, lui lancèrent un morceau de fer
qui coupa son cheval en deux ; mais Dieu sauva la vie de
Maulay Ali. Les musulmans se précipitèrent aussitôt dans le
fossé, en retirèrent leur chef et s’emparèrent ensuite de la
place. Cela fait, Maulay Ali s’assit près de la porte de la ville.
Les infidèles lui amenèrent alors deux femmes d’une remar-
quable beauté en lui disant de choisir celle qu’il préférait. Le
chérif en ayant choisi une, les infidèles l’emmenèrent et
legorgèrent pour faire de sa chair un repas qu’ils voulaient
offrir à leur vainqueur. Quand on apporta les plats surmontés
de quartiers de viande, Maulay Ali, soit par la vue, soit par
divination, éprouva du dégoût pour ces mets ; il demanda
alors quelle était cette viande, et comme les infidèles lui
répondaient que c’était la chair de l’esclave qu’il avait
choisie, il les fit tous massacrer jusqu’au dernier, à l’ex-
ception toutefois de ceux qui se firent musulmans.

Après avoir raconté ce qui précède, l’auteur du livre inti-
tulé : Elanoudr, rapporte que Maulay Ali Eccherif demeura
quatorze ans sans avoir d’enfant ; ce ne fut qu’après ce temps
qu’il en eut deux : Maulay Mahammed et Maulay Abould-
jemâl Youcef, ce dernier plus jeune que le précédent. Quant
à Maulay Mahammed, il laissa quatre enfants qui étaient, en
suivant par rang d’âge : Esseyyid Elhasen, Esscyyid Abdal-
lah, Esseyyid Ali et Esseyyid Qâsem. On les désigne tous
sous le nom de fils de Mahammed, sans remonter dans leur
filiation au-delà de cet ancêtre ; ils ont laissé une nombreuse
postérité dont il serait trop long de donner l’énumération.

Quant à Maulay Youcef il succéda à son père dans la
direction de la zaouïa et tout le monde s’accorde à recon-
naître qu’il était digne de remplir ces fonctions, mieux que
tout autre, à cause de son bon sens et de sa grande intelli-
gence. Toutefois, il n’obtint l’administration de la zaouïa
qu’après une vive contestation. L’acte qui lui confirma cette
autorité est encore aujourd’hui entre les mains d’un de ses
arriôre-petit-fils. Tout ceci se passait sous le gouvernement
des Béni Merin.

On prétend, dit l’auteur deElanoudr, que Maulay Alfn’eut
pas d’enfants avant d’avoir atteint l’âge de quatre-vingts ans
et qu’il en eut alors neuf. Cinq étaient issus de la même mère,
la Seyyida Klialifa, une descendante des Almoravides établis
à Sidjilmassa et se nommaient : Esseyyid Ali, — l’ancêtre
direct de notre glorieux souverain, — Esseyyid Ahmed,
Esseyyid Abdallah, Esseyyid Etthaïeb et Esseyyid Abde-
louâhed, surnommé Aboulgbaïts, à cause des grandes pluies
qui tombèrent à l’époque de sa naissance, et qui vinrent à la
suite d’une grande sécheresse. Ils sont énumérés par rang
d’âge. Les quatre autres fils de Maulay Ali’ étaient également ‘
issus d’une même mère, la Seyyida Etthahira, qui descendait
aussi des Almoravides fixés à Sidjilmassa ; ils se nommaient
Esseyyid Elhasen, Esseyyid Mohammed, Esseyyid Elhoseïn
et Esseyyid Abderrahman. Les descendants des cinq premiers
sont établis aujourd’hui à Akhenousen.

Il serait trop long de donner en détail la descendance de
tous ces enfants ; nous en laisserons donc de côté huit pour
ne parler que de la postérité de Maulay Ali qui rentre direc-
tement dans notre sujet. Maulay Ali, disons-nous donc, eut
trois enfants : Maulay Mahammed, Maulay Mahrez et Maulay
Hâchem, ce dernier qui fut l’ancêtre des habitants de la
Zaouïa de Elamrâni. Tous ces fils laissèrent une postérité :
Maulay Mahammed eut pour fils Maulay Ali, l’aïeul direct de
notre souverain actuel, ainsi qu’un certain nombre d’autres
enfants; il mourut à Murâkush où son petit-fils, le commandeur des
Croyants, Maulay Errechid, lui a fait bâtir le mausolée en
forme de coupole qui fait face au cénotaphe du cadi ‘Iyâdh.

Un uléma raconte qu’un ouali de l’Orient était venu à
Murâkush ; dans le peuple on assurait que cet homme était un
devin ; et lui-même prétendait qu’il reconnaissait les morts
dans leurs tombeaux de façon à distinguer un vertueux d’un
méchant, un être parfait d’un être inférieur. Dans le but de
le mettre à l’épreuve, un Faqîh le conduisit à la zaouïa
du cadi ‘lyâdh et le fit entrer dans la coupole qui se trouve
dans le cimetière d’Aboulfadhl. A peine entré, le ouali s’écria:
« Je vois ici des porcs ». Or, il en était bien ainsi, car c’est
dans cette coupole qu’on enterrait les renégats. Il entra
ensuite dans la coupole de Maulay Ali : « Ah ! je sens ici le
parfum du Prophète, exclama le ouali. » On en a raconté
long sur ce personnage et quelques-uns même ont fait des
récits à la sincérité desquels on ne saurait croire.

Maulay Ali eut neuf fils : Maulay Eccherif, le père de
notre souverain, Esseyyid Elhafîd, Esseyyid Elheddjàdj,
Esseyyid Mahrez, Esseyyid Merouân, Esseyyid Fodheïl,
Esseyyid Abou Zakaria, Esseyyid Mobârek et Esseyyid Saïd.
Telle est la liste des enfants de Maulay Ali, parmi lesquels
le plus éminent et le plus célèbre fut Maulay Eccherif. Celui-ci
eut un certain nombre d’enfants tous remarquables et doués
de brillantes qualités : Maulay Ismaïl fut certainement le
médaillon de ce collier ; on peut en outre citer Mahammed
qui était l’aîné, Maulay Errechid, le plus sage de ces commandeurs, —
il sera question d’eux dans ce récit, s’il plaît à Dieu, — Mau-
lay Elharrân, Maulay Mahrez, Maulay Youcef, Maulay Ahmed,
Maulay Elkebir, Maulay Hammâdi, Maulay Elabbâs, Maulay
Saïd, Maulay Hâchem, Maulay Ali et Maulay Elmahdi, frère
germain de notre souverain. Voici tout ce que j’ai pu ras-
sembler sur cette noble généalogie, et cela suffit. Dieu con-
naît l’avenir et ses lois ; il tient entre ses mains la marche
des affaires.

LXXVH : DE LA FAÇON DONT MAULAY MAHAMMED BEN ECGHERIF ARRIVA AU POUVOIR ET COMMENT IL S’EMBARQUA DANS CETTE AFFAIRE

Aboulamlàk Maulay Eccherif jouissait d’un grand crédit
auprès des habitants de Sidjilmassa et de tout le Maghreb ;
on venait s’adresser à lui dans les circonstances difficiles, on
avait recours à son intervention dans le malheur, et que le
danger fût grand ou petit, tout le monde accourait vers lui.

Tout jeune encore, comme il passait un jour près de
l’imam, le savant, le pratiquant, Abou Mohammed Abdallah
ben Ali ben Tâher Elhassani, celui-ci, qui ne le connaissait
pas, demanda qui était cet enfant. « C’est le fils de Maulay
Ali ben Mohammed, lui répondit-on. » Abou Mohammed fut
tout heureux de voir cet enfant ; puis lui passant la main le
long du dos, il s’écria : « Ah! comme il en sortira des
commandeurs et des rois de ces reins ! » Le peuple, qui connaissait
la sainteté de Abou Mohammed, fut persuadé que cette pré-
diction se réaliserait. Plus tard, Maulay Eccherif, qui avait
pris de l’âge et avait un grand nombre d’enfants, répétait
partout cette prédiction, ajoutant qu’elle se réaliserait sûre-
ment, et que ses fils régneraient et joueraient un rôle
important, tant il avait foi dans la perspicacité divinatoire
de Maulay Abdallah ben Ali ben Tâher.

p. vn
Vue 509 sur 574

p T. .

49C NOZHET-ELHÀDI

Une très vive inimitié existait entre Maulay Eccherif et les
habitants de ïabouasamt, une des fortes citadelles de Sidjil-
massa. Maulay Eccherif appela à son aide Aboulhasen Ali
ben Mohammed, le maître du Sous dont il a été question ci-
dessus et avec qui il avait des relations d’amitié. De leur
côté les habitants de Tabouasamt s’adressèrent aux gens de
la zaouïa de Dilâ qui vinrent à leur secours. Les troupes de
Aboulhasen et celles des gens de la zaouïa se concentrèrent
devant Sidjilmassa, mais elles se séparèrent sans combattre,
la paix ayant été faite pour éviter de répandre le sang
des musulmans. Cet événement eut lieu en 1043 (8 juillet
1633-27 juin 1634).

En voyant les liens d’affection qui unissaient sincèrement
Maulay Eccherif et Aboulhasen Ali ben Mohammed Essoussi,
les habitants de ïabouasamt prirent tous parti pour Aboul-
hasen, se dévouant eux et leurs enfants à son service, et
lui témoignant une amitié et un dévouement sans bornes ;
ils espéraient ainsi arriver à rompre les liens d’affection qui
unissaient Maulay Eccherif et le commandeur qui l’avait soutenu
contre eux. Ils manoeuvrèrent si bien dans ce sens, que
bientôt les relations se tendirent entre les deux commandeurs et
aboutirent à une rupture définitive.

Quand il s’aperçut de ce qui se passait, Maulay Mohammed
ben Eccherif s’empressa de profiter de l’occasion pour atta-
quer les habitants de Tabouasamt ; il partit de nuit, à la tète
d’environ 200 cavaliers, simulant un départ dans une autre
direction, puis changeant tout à coup, il cerna à l’improviste
les habitants de Tabouasamt, les massacra et s’empara de la
citadelle et des trésors qu’elle contenait. Ce succès causa une
grande joie à Maulay Eccherif, car Dieu venait ainsi de lui
donner sur ses ennemis tous les avantages qu’il avait souhaités.
Aussitôt que Aboulhasen eut eu connaissance de ce qui
s’était passé à Tabouasamt, il entra dans une violente colère
Vue 510 sur 574

CHAPITRE SOIXANTE-DIX-SEPTIÈME 497

et manda à son représentant, qui gouvernait Sidjilmassa, de
s’emparer par ruse de Maulay Eccherif, pour le lui envoyer
ensuite comme prisonnier. Le gouverneur de Sidjilmassa
exécuta les ordres de son maître ; il fit conduire Maulay
Eccherif au commandeur du Sous, qui le retint prisonnier dans une
des forteresses du pays. Maulay Eccherif demeura captif
jusqu’au moment oii son fils Maulay Mahammed le fit élargir
moyennant une somme d’argent considérable ; il retourna
ensuite à Sidjilmassa. Pour abréger, nous avons omis
beaucoup de détails sur cet événement, qui se passa dans
le courant de l’année 1047 (26 mai 1637-1 o mai 1638).

Durant la captivité de son père, Maulay Mahammed, qui
avait mis tout son zèle à exterminer ce qui restait des habi-
tants de Tabouasamt et à extirper cet ulcère, avait réussi,
grâce aux richesses enlevées aux habitants de Tabouasamt,
à réunir une armée de médiocre importance. Un certain
nombre d’habitants de Sidjilmassa et des environs s’étaient
incorporés dans cette armée, à cause des exactions dont ils
étaient les victimes de la part des fonctionnaires de Aboul-
hasen Ali ben Mohammed ; ceux-ci, en effet, avaient montré
une telle avidité qu’ils avaient semé la haine du commandeur dans
le coeur des habitants; dans leur rapacité, ils avaient prélevé
des impôts sur toute chose, et étaient allés jusqu’à faire payer
une redevance à celui qui, en hiver, se mettait au soleil,
et à celui qui, en été, se mettait à l’ombre. Ainsi opprimés,
les habitants de Sidjilmassa méprisèrent ces fonctionnaires
et les prirent en aversion , aussi quand Maulay Mahammed
se souleva, il les trouva tout disposés à lui venir en aide et à
se rallier à lui ; ils chassèrent alors du pays tous les par-
tisans de Aboulhasen et ses représentants et déclarèrent hau-
tement qu’ils refusaient désormais d’obéir à ce commandeur. Le
destin leur fut favorable et l’ordre éternel de Dieu se réalisa.
C’est vers lui que toute chose doit revenir.

Nozkct-ICIhàdi 32
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CHAPITRE LXXVII1

DE L’ÉLÉVATION AU TRONE DE MAULAY MAHAMMED BEN ECCHERIF ;
HISTOIRE DE SON RÈGNE JUSQU’AU MOMENT OU IL FUT ASSASSINÉ

Maulay Mahammed bon Eccherif reçut le serment de fidélité
à, Sidjilmassa, après qu’on eut expulsé de cette ville tous les
partisans de Aboulhasen, c’est-à-dire en l’année 1050 (23 avril
1640-12 avril 1641). Tous les personnages influents de Sidjil-
massa prêtèrent serment au nouveau souverain, qui s’occupa
aussitôt de serrer de près Aboulhasen dans la province du
Draâ qui était soumise à l’autorité de ce dernier. La lutte
fut acharnée : les deux adversaires se livrèrent des batailles
si terribles qu’elles auraient fait blanchir les cheveux d’un
enfant à la mamelle. Enfin le nuage du combat s’étant dis-
sipé, on constata que Maulay Mahammed, vainqueur, était
maître du Draâ, tandis qu’Aboulhasen, vaincu, avait dû
prendre la fuite.

Dès que Maulay Mahammed eut agrandi ses États, que ses
troupes furent nombreuses et, que sa renommée se fut ré-
pandue dans le pays, les habitants de Fez et les Arabes du
Gharb lui envoyèrent demander de venir parmi eux, disant
qu’ils s’engageaient à lui prêter assistance et à lui fournir des
armes et des approvisionnements. Maulay Mahammed se
hâta de répondre à cet appel et entra à Fez, comme le soleil
entre dans la constellation du Bélier, le dernier jour du mois
de djomada II de l’année 1059 (10 juillet 1649). Les habi-
tants de Fez la Vieille et de Fez la Neuve lui ayant prêté
serment d’obéissance, il demeura dans cette ville jusqu’au
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CHAPITRE SOJ.XA.NTE-DIX-HUITIEME 199

moment où il en fut chassé par les gens de la zaouïa, ainsi
que nous l’avons rapporté ci-dessus, en parlant des événe-
ments de cette année-là.

De retour à Sidjilmassa, Maulay Mahammed se contenta
de régner sur ses possessions du Draâ, de Sidjilmassa et de la
province de ce nom ; mais bientôt son frère, Maulay Errechid
ben Eccherif, qui d’abord lui avait été soumis et était resté
à son service, se révolta contre lui à la tète des Arabes des
Angâd. La haine ayant éclaté entre les deux frères, Maulay
Errechid, craignant pour ses jours, s’enfuit ; il alla de ville en
ville cherchant à s’emparer de l’autorité royale et arriva à la
suite de ses pérégrinations à la casbah de Ibn Mechaal. Là
il trouva un juif, soumis à la capitation, qui possédait d’im-
menses richesses et de précieux trésors ; cet homme oppri-
mait les musulmans et tournait en dérision l’islam et ses
sectateurs. Maulay Errechid chercha longtemps par quel
moyen il arriverait à faire tomber ce juif dans un guet-apens ;
enfin Dieu lui en fournit l’occasion, à la suite d’événements
qu’il serait trop long de rapporter ici. Maulay Errechid tua
donc ce juif, s’empara de ses richesses et de ses trésors, qu’il
distribua à ceux qui l’avaient suivi et à ceux qui se joignirent
à lui, ce qui accrut bientôt ses forces, en lui valant, en même
temps que des renforts, une renommée que les caravanes
transportèrent au loin.

Aussitôt qu’i l fut instruit de ces événements, Maulay
Mahammed, qui redoutait une attaque soudaine de la part
de son frère, se porta à sa rencontre pour le combattre et
essayer de s’emparer de sa personne. Mais, quand la bataille
s’engagea entre les deux armées, la première balle tirée
atteignit à la gorge Maulay Mahammed qui succomba immé-
diatement à la suite de cette blessure, le vendredi 9 du mois
de moharrem, le premier mois de l’année 1075 (2 août 1664).
Maulay Errechid éprouva un vif chagrin de la mort de son

p. t- x
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500 NOZHET-ELHADJ

frère et en prit le deuil. MaulayMahammedmort, toutes ses
troupes allèrent grossir les rangs de l’armée de Maulay
Errechid, qui se trouva ainsi à la tête de forces considérables.
La royauté n’appartient qu’à Dieu ; il la donne à qui il lui
plaît.

Maulay Mahammed était plein de courage et d’audace ;
dans les combats il payait bravement de sa personne, sans
s’inquiéter du danger quand il s’agissait de lutter contre ses
semblables. Les gens de la zaouïa l’ont bien dépeint
lorsqu’ils ont dit de lui : « C’était un véritable gerfaut aussi
insensible au simoun de la nuit, qu’à l’ardeur accablante du
soleil de l’été, et pareil à l’aigle fauve il était constamment
perché sur la cime des rocs. La possession des richesses ne
l’empêchait pas de couper des têtes. Sa bravoure était célèbre
et sa vigueur était telle qu’on ne pouvait lui tenir tête dans
le combat. »

On raconte que lors d’un des sièges de Tabouasamt,
Maulay Mahammed plaça sa main dans une meurtrière de la
citadelle, et qu’un nombre considérable de guerriers purent
monter sur son bras, aussi solide qu’une poutre fichée dans
un mur ou qu’une assise de briques. Il était d’une nature
généreuse ; sa libéralité était telle qu’il donna au littérateur
célèbre qui excella dans la poésie vulgaire et dans la poésie
pure, Àbou Otsman Saïd Ettlemsâni, environ vingt-cinq
rothl’ d’or pur, en récompense d’un panégyrique qu’il avait
fait de lui. Les anecdotes de ce genre, relatives à ce commandeur,
sont d’ailleurs bien connues. Lorsqu’il fut tué, son fils Maulay
Mahammed essaya de lui succéder, mais il ne put arriver au
pouvoir, par suite de circonstances qu’il serait trop long
d’énumérer.
1 : 850 g

LXXIX : DU RÈGNE DU PUISSANT SULTAN, MAULAY ERRECHID ; DE CE QUI ARRIVA A CE COMMANDEUR JUSQU’A SA MORT

Maulay Mahammed ayant été tué comme il vient d’être dit, Maulay Errechid se mit à la tète de ses troupes ; il marcha sur Taza et après une longue lutte, il réussit à emporter cette place, où il s’établit. Ensuite il dirigea ses efforts contre Fez ; mais, arrivé devant cette ville, il fut cerné de tous côtés par les habitants ; il leur tint d’abord tête avec ses cohortes puis, après avoir lancé contre eux pendant quelque temps son infanterie et sa cavalerie, il entra de vive force dans cette place, dont il avait abattu les braves guerriers et fait périr les défenseurs.
A ce moment, l’anarchie régnait à Fez ; chaque quartier avait son chef et sur chaque colline il y avait un coq qui chantait. Ibn Salah s’était constitué le chef des Andalous et de tous leurs partisans, tandis que Ibn Seghir était à la tête des Lemthiens et de tout leur clan ; les deux partis étaient constamment en lutte ouverte, ainsi que nous l’avons rapporté plus haut. Quant à Fez-la-Neuve, elle était au pouvoir d’un certain individu appelé Edderidi.
Maulay Errechid s’empara de Fez-la-Vieille ; il en massacra tous les chefs et bientôt le pays, redevenu calme, se soumit à son autorité. Il était entré à Fez-la-Vieille dans la matinée du lundi 1 dzoulhiddja 1076 (4 juin 1666) et se fit prêter serment de fidélité le même jour. La cérémonie terminée, il distribua des sommes considérables aux ulémas et les combla de présents. Il déploya la plus grande bienveillance à l’égard des habitants de Fez et montra un vif désir de faire revivre la Sonna en faisant respecter la loi religieuse ; cette conduite le plaça bien haut dans l’esprit de la population tout entière, qui lui voua une vive affection.
Après être resté peu de temps à Fez, Moulay Errechid marcha contre la zaouï’a de Dilâ, il éteignit la puissance de cette confrérie, en dispersa les membres de tous côtés et détruisit leur influence, ainsi que nous l’avons exposé plus haut en détail. Jl alla ensuite attaquer les Chebàna à Murâkush et les ramena sous son autorité : ceux-ci, en apprenant la nouvelle de sa venue, avaient abandonné la ville, redoutant le sort subi par les gens de la zaouïa de Dilâ que Maulay Errechid avait dispersés et mis en pièces. Leur frayeur avait été telle qu’ils avaient fui précipitamment hors de la ville pour chercher un refuge dans des montagnes inaccessibles.
Entré à Murâkush, Maulay Errechid y fit périr tous les Chebâna qu’il y trouva, puis il réussit à déloger de sa retraite cette tribu puissante et la maîtrisa vigoureusement par la tête et par les pieds. De là, il se rendit dans le Sous ultérieur; après avoir pacifié toute cette contrée et y avoir ramené la sécurité, il alla mettre le siège devant Ilegh, la résidence de Aboulhasen, dont il ruina l’autorité. A ce moment, tout le Maghreb, de Tlemcen à l’Ouâdi Noul sur la frontière du Sahara, fut soumis aux ordres de Maulay Errechid.
Ce commandeur témoignait une grande affection aux savants ; il les honorait, recherchait leur société et se montrait généreux à leur égard partout où il les rencontrait. Comme il était d’une grande libéralité, on venait à lui de tous côtés, même de l’Orient et d’ailleurs. Un thaleb d’Alger, qui s’était rendu auprès de ce commandeur, en fit le]oge dans le distique suivant :
« Le fleuve de l’Euphrafe a débordé dans; toutes les contrées, répandant par tes mains la générosité comme une onde douce et pure;
« Tout le monde y a puisé, et la misère, impuissante à trouver son salut, a dû périr. »
Maulay Errechid donna à ce thaleb une gratification de
2,500 dinars. Il serait impossible de relever tous les actes
de générosité de ce commandeur ; d’ailleurs les anecdotes à ce
sujet sont nombreuses et connues. Sous son règne, la science
fut florissante ; les savants jouirent de grands honneurs et
de considération ; la paix et l’abondance régnèrent partout.
Il mourut dans les circonstances suivantes : Un jour que,
monté sur un cheval difficile, il l’avait lancé à fond de train,
il ne pût maîtriser l’animal, qui le jeta contre un oranger.
Le commandeur fut tué sur le coup, sa tête ayant porté sur une des
branches de l’arbre qui lui fendit le crâne. A l’occasion de
cette mort, un poète dit :

« La branche de cet arbre n’a pas brisé le crâne de notre imam
par cruauté, ni par ingratitude, en méconnaissant les devoirs
de l’amitié;

« C’est seulement par jalousie de sa taille svelte, car parmi les
arbres aussi, il y a des envieux. »

Maulay Errechid mourut à Murâkush, le jeudi soir, H du mois de dzoulhiddja de l’année 1082 (9 avril 1672) ; on l’enterra dans cette ville, mais plus tard, d’après une recommandation dernière faite par le défunt, son corps fut transporté à Fez et enterré dans le jardin du saint ouali, le savant versé dans la vraie science, Aboulhasen Sidi Ali ben Herzhoum.

LXXX : DU GLORIEUX SULTAN MAULAY ISMAÏL BEN ECCHERIT

La nouvelle de la mort de Maulay Errechid à Murâkush fut
apportée à Abounnasr Maulay Ismaïl, qui était alors lieute-
nant du commandeur à Fez-la-Neuve, le mardi soir, 15 du mois de
dzoulhiddja de l’année 1082 (13 avril 1672). On prêta ser-
ment de fidélité à Maulay Ismaïl, et tous les notables et les
saints personnages du Maghreb prirent part à cette céré-
monie. Personne ne fît opposition à la proclamation du
nouveau souverain, car chacun reconnaissait que Maulay
Ismaïl avait plus de droits et plus de titres que tous ceux
qui auraient pu être ses concurrents. La proclamation eut
lieu à la deuxième heure du mercredi 16 du mois de
dzoulhiddja, le dernier mois de l’année 1082 (1 I avril 1672)
qui correspondait au 3 avril (vieux style). Le commandeur avait alors
26 ans, car il était né l’année de la bataille de Elgâra, qui
eut lieu, selon des historiens dignes de foi, en l’année 1056
(17 février 1646-6 février 1647 .

La cérémonie du serment terminée, Maulay Ismaïl se mit
aussitôt en devoir d’exercer sa royauté. Habile dans sa con-
duite, il administra d’une main ferme et ramena tout le pays
à son obéissance : de près comme de loin, toutes les pro-
vinces reconnurent son autorité, mais ce ne fut qu’après de
longues luttes et de nombreux combats contre les agitateurs.
Son neveu, Aboulabbâs Maulav Ahmed ben Mahrez ben
Eccherif, s’étant révolté contre lui à Murâkush et ailleurs, il le
poursuivit sans relâche et, à la suite de combats terribles
qu’il serait trop long de rapporter ici, il finit par le tuer, dans
le courant de la deuxième décade du mois de dzoulqaada de
l’année 1096 (9-19 octobre 1685).

Les habitants de Fez s’étaient également révoltés contre lui ; il les assiégea dans leur ville durant quinze mois et au bout de ce temps il reçut leur soumission, le 19 du mois de redjeb de l’année 1084 (30 octobre 1673). Enfin il eut tant de luttes à soutenir contre divers agitateurs qu’il serait trop long de les raconter ici, notre désir étant d’abréger notre récit. Ce ne fut donc qu’après avoir guerroyé sans trêve, ni relâche, contre tous ces rebelles et contre toutes les tribus qui lui résistèrent que Maulay Ismaïl réussit à dompter tout le Maghreb ; il fut alors obéi dans les plaines comme dans les montagnes. Il conquit aussi des provinces du Soudan et ses possessions dépassèrent les rives du Niger. Maître des parties fertiles du Soudan, il étendit son domaine bien au delà du point qu’avaient atteint, avant lui, le sultan Aboulabbâs Ahmed Eddzehebi Elmansour et ses autres prédécesseurs.
Du côté de l’Est, son royaume s’étendit jusqu’au voisinage de Biskra, dans le Bilâcl Eldjerîd, englobant tout le territoire dépendant de Tlemcen. Dieu sait à qui il confie ses missions.

LXXXI : GRANDEUR DU RÈGNE DE MAULAY ISMAIL ; ÉNUMÉRATION DES FAITS GLORIEUX QUI S’Y RAPPORTENT

Quiconque examine les choses d’un oeil impartial et aime à dire la vérité — ce qui est la plus louable des qualités — ne saurait manquer de reconnaître que jamais on n’a vu un gouvernement pareil à celui des Hassaniens, ni même entendu parler d’une dynastie qui puisse lui être comparée.
On s’épuiserait vainement à vouloir faire un récit complet de toutes ses gloires. A. cette époque, en effet, il y eut une prospérité inouïe ; on ne saurait s’imaginer la sécurité, l’abondance et le calme qui régnèrent dans tout le pays. Ces faits, du reste, sont connus de tous et leur récit a souvent retenti aux oreilles de chacun de nous.
Un des principaux titres de gloire de ce règne, c’est d’avoir débarrassé le Maghreb de la souillure de l’infidélité et d’avoir mis un terme aux agressions de l’ennemi chrétien. Maulay Ismaïl a, en effet, conquis un certain nombre de villes dont la possession entre les mains des chrétiens était une cause de troubles pour le Maghreb et une source d’inquiétude pour les musulmans. Parmi ces villes il faut citer :
La Ma‘mûra, appelée aussi Al-Mahdya qui fut prise d’assaut après un assez long siège, le jeudi, 14 rebia ll 1092 (3 mai 1681) : 300 chrétiens environ furent faits prisonniers dans cette ville ;
Tanger, ville contre laquelle Maulay Ismaïl envoya des troupes qui la bloquèrent si étroitement que les chrétiens durent fuir sur leurs vaisseaux et s’échapper par mer, en laissant la place ruinée de fond en comble. Cet événement eut lieu au mois de rebia II 1095 (avril 1684) ; Larache, que les chrétiens (Dieu les anéantisse !) avaient reçu des mains du sultan Mohammed Eccheikh ben Elmansour Eddzehebi et qu’ils occupèrent, sans interruption, jusqu’au jour où ils en furent chassés par Maulay Ismaïl. Ce commandeur envoya une armée assiéger cette ville ; après un siège qui dura près de trois mois et demi, Dieu fit aux musulmans la faveur de leur accorder la prise de la place, mais ce ne fut qu’après de grands efforts, et une série de combats. Une mine que les chrétiens avaient creusée et qu’ils avaient remplie de poudre ayant fait tomber un pan de muraille, les musulmans se précipitèrent par cette brèche et se ruèrent sur les soldats qui garnissaient les remparts. Un sanglant combat s’engagea alors et bientôt les chrétiens durent se réfugier dans leurs bastions où ils demeurèrent encore un jour et une nuit ; puis saisis de terreur ils capitulèrent. Ce fut ainsi que cette race inique fut exterminée au Maghreb : Dieu, le maître de l’univers, en soit loué ! Avant la prise de la ville, Larache renfermait 3,200 chrétiens ; comme les musulmans avaient fait 2,000 prisonniers, il y eut donc 1,200 chrétiens qui furent tués dans cette affaire. On trouva dans la place un immense approvisionnement de poudre et environ 180 canons, dont 22 en bronze et le reste en fer.
Parmi ces canons, se trouvait celui qu’on appelait Elqassâb, qui avait 35 pieds de long et dont le boulet pesait 35 rothl ; la culasse était de telle dimension que quatre hommes pouvaient à peine l’embrasser ; du moins c’est ce qu’on a entendu dire à des témoins oculaires qu’on avait interrogé sur ce sujet.
La prise de Larache accrut les forces des musulmans et de leur commandeur ; ils éprouvèrent, à cette occasion, une grande joie et une vive allégresse, tandis que les chrétiens en conçurent une amère affliction et de pénibles regrets; ils demeurèrent dans une vive anxiété sur terre et sur mer depuis la prise d’assaut de cette ville par les musulmans. Ce fait d’armes s’était accompli le 18 moharrem 1101 (1er novembre 1689).
A l’occasion de la prise de Larache, le cheikh, le khathib, l’éloquent, le littérateur de la cité de Fez, le mufti de cette ville, Abou Mohammed Abdelouâhed Elbouinâni Eccherif, composa en l’honneur de Maulay Ismaïl et pour le féliciter, le poème suivant qui met l’allégresse dans l’âme :
« Allons ! réjouissez-vous ; cette conquête est brillante et grâce à

votre valeur, nos affaires sont rétablies.
« L’oiseau du bonbeur a chanté bien haut, et nos coeurs s’épa-
nouissent en songeant à votre victoire.
« L’éclat du triomphe nous illumine, car la clarté de la gloire est

dorénavant tournée vers ‘vous.
« Tous les bonheurs vous accompagnent; l’existence est douce

maintenant et la joie nous enivre.
« Vous avez protégé le drapeau de l’Islam, lorsqu’il a défendu ses

citadelles par la bouche de la vérité.
« Vous avez fait la guerre sainte, vous avez combattu ; vous avez

été les pleines lunes de la religion de Dieu.
« Vous avez nourri vos glaives de la chair de vos ennemis infidèles

dans les combals que vous avez livrés.
« Les jours de la paix vous surpassiez la lune en beauté et au

jour de la mêlée vous avez été un lion terrible.
« C’est dans la citadelle de Larache que votre gloire s’est élevée

au dessus de Sirius ;
c Car les rois qui l’avaient désirée et attaquée avaient tous dû se

retirer.
« Mais quand vous êtes venu, elle vous a appelé et vous a dit :

ô commandeur, ce bonheur vous était dû.
(.( Vous vous êtes emparé par capitulation des chefs qui l’habitaient ;

ni leurs remparts, ni la fuite n’ont pu les sauver.
« Vous avez vaincu, grâce à de vaillants héros qui tous, dans la

mêlée, sont audacieux.
« Que d’infidèles le soir ont eu la tête séparée du tronc et qui

râlaient alors qu’on les traînait.
« Que de gorges ont servi de colliers à nos lances, que de pointes

de lances se sont plantées dans leurs poitrines !
« Que de captifs, que de morts gisant à terre, qne de blessés dont

le sang se répandait !
« Nos troupes étaient grisées, et pleines d’ivresse ; cependant elles

n’avaient pas bu de liqueurs fermentées.
« Honneur à vous ! cette victoire est brillante. Honneur à vous

de la part de l’Éternel !
« Grâce à ce succès, votre renommée s’est encore élevée et votre
récompense sera grande à cause de votre gloire.
« Allons ! troupe d’infidèles, cet homme vous anéantira et il ne

faillira pas à sa tâche.
« Al Ions ! gens de Ceuta, le sultan redoutable va venir vers vous

avec le glaive de Dieu ;
« S’il vient à Ceuta un soir, le lendemain de bonne heure la ville

l’appellera à elle.
« Aussitôt qu’il arrivera, il s’en emparera et tous les habitants de

cette cité seront anéantis.
« Oran l’appelle chaque jour et dit : « Quand donc viendra l’imam

pour nous visiter ?
« 11 vous mettra en fuite, il vous chassera, il vous fera des prison-
niers en tenant à la main le glaive hrillant de la vérité.
« 0 monseigneur, levez-vous, allez vite vers l’Andalousie, vous en

serez l’émir ;
« Faites la guerre sainte, combattez, dispersez ces ennemis : Dieu

vous donnera ta victoire.
« Rien ne vous arrêtera, grâce à Dieu; vous y arriverez, comme

on dit, par terre ou par mer.
« Son attitude même est un appel dont le sens n’échappe pas à

nos coeurs.
« C’est à Cordoue que vous acquerrez toute votre gloire ; c’est là

que vous trouverez le rang et le pouvoir suprêmes :
« Avec l’aide de Dieu, cela vous sera facile et grâce à la faveur

céleste dont vous jouissez, l’entreprise sera peu de choses.
« 0 Maulay Ismaïl, je ne suis qu’un humble serviteur, faible et

implorant votre appui,
et Je vous appelle, je vous appelle et fais des voeux que la Fortune

ne dédaignera pas.
« 0 Maître des hommes, ô mon Dieu, ô Miséricordieux, ô le

meilleur des protecteurs,
« Répands sur ce commandeur tous tes biens, fais que ses entreprises

ne périclitent point.
« Conserve-lui le pouvoir ainsi qu’à ses fils, en dépit des Zeïd et

des Omar.
« Nous sommes tes sujets, nous désirons la gloire et nous espé-
rons que notre souverain organisera toutes choses.
« Sur vous soit le salut de votre humble serviteur, tant que le
monde durera ; que ce salut parfumé

«. Enveloppe votre Majesté, tant qu’un amoureux parlera. Allons !
réjouissez-vous car cette victoire est brillante. »

En résumé, les faits glorieux de ce règne fortuné sont tels
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510 NOZHET-ELHAT1I

qu’aucun discours ne les saurait énumérer tous ; aucune
langue, ni aucune plume n’arriverait sans s’émousser à en
formuler la liste. Tous les hommes d’une véritable intelli-
gence seront unanimes à proclamer que dans aucune des
dynasties passées il n’y a eu un gouvernement fortuné et
glorieux pareil à celui-ci, que jamais on n’a entendu parler
de rien de semblable. L’importance de cet empire, la gloire
de son souverain sont telles qu’elles font oublier tous les
souverains précédents du Maghreb. Demandons à Dieu qu’il
nous conserve cette ombre touffue, qu’il préserve ce noble
commandeur de tout fléau, car sa présence parmi nous est une
digue opposée aux déluges des révoltes et une protection
contre les Gog de malheur.

Dans le Kitdb elhilia de l’historien Abou Noaïm, j’ai lu ce
qui suit : Un jour que Haroun Errechid passait près de
Elfodheïl ben ‘Iyàdh, celui-ci s’arrêta pour contempler le
calife et ses courtisans, puis, quand il les eut perdus de vue.
il s’écria : « Que de révolutions les hommes verront, quand
l’astre de cet homme aura disparu ! » Si un tel propos a pu
être tenu au temps où vivaient ces deux personnages, alors
que la plupart des hommes étaient gens de bien et de vertu,
que pensez-vous qu’il faille dire à notre époque où les flots
du mal coulent à pleins bords et où le vice sert d’habitation
aux hommes.

Ah ! que j’admire ces vers que m’a récité mon ami, le
juriconsulte, Abou Abdallah Mohammed ben Abdallah Eldje-
zouli et qui font partie d’un poème qu’il avait composé en
l’honneur de ce souverain :

« 0 Maulay Ismaïl, ô soleil du monde, ô toi à qui tous les êtres

créés suffiraient à peine comme rançon ;
« Tu n’es autre chose que le glaive de la Vérité que Dieu a tiré

du fourreau pour le remettre à toi seul parmi les califes.
« Celui qui ne voit pas qu’il doit t’obéir, c’est que Dieu Ta rendu

aveugle et qu’il l’a égaré loin du but auquel il devait tendre. »
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CHAPITRE QUATRE-VINGT-UNIÈ;ME 511

L’auteur de cet ouvrage, l’iiumble adorateur de Dieu,
Mohammed Esseghir ben Elhadj Abdallah, (Dieu redresse
ses écarts et calme ses angoisses !) originaire des Oufràu et
habitant de la ville de Murâkush, ajoute : Ici se termine ce que
j’avais dessein d’écrire ; ici se trouve achevé ce que la pluie
a fait pousser dans le parterre de ces feuilles, en fait d’his-
toire de commandeurs et d’émirs. J’en ai fait rémunération com-
plète avec leurs défauts et leurs qualités. J’ai ajouté à cette
description quelques spécimens de pièces littéraires et de
morceaux d’éloquence choisis parmi ceux qui, par la grâce
et la finesse des pensées, sont comme des pleines lunes dans
le ciel des brillants recueils ou des perles merveilleuses et
dans lesquels les intelligences trouveront un admirable profit.
Pour arriver à ce résultat, j’ai fait un choix scrupuleux des
documents que j’avais mis tous mes soins à réunir; j’ai dé-
ployé toute l’activité dont j’étais capable pour mener à bien
cette oeuvre.

J’avais d’abord rassemblé les matériaux de cet ouvrage
sur des feuillets détachés et lorsque j’avais voulu les coor-
donner, j’en avais été empêché par un obstacle imprévu.
Quand cet affreux malheur 1 me frappa, que je me sentis
percé de ses traits qui atteignaient aussi l’honneur de la reli-
gion, je fus obligé de calmer l’ardeur de mon esprit ; je fus
dominé par des soucis qui m’enlevèrent toute mon énergie
et me rendirent impossible toute activité, car alors toutes les
forces vives de mon corps furent absorbées par l’inquiétude
où m’avait mis ma disgrâce. Je jetais toutes mes notes dans
le recoin de la solitude si bien que les araignées de l’oubli

p. Y\ •

i. Il s’agit sans doute de quelque disgrâce qui frappa l’auteur; probablement la
perte de sa place.
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512 NOZHET-EI.IIAm

les eurent bientôt enveloppées de leurs toiles. Et quand je son-
geais à mettre la dernière main à ce Nozhet, il me semblait
que la situation présente murmurait ce vers :

« Nous sommes à une époque d’argent el non d’autre chose •
laisse donc là la littérature jusqu’à des temps meilleurs. »

Plus tard, je fus sollicité vivement et à plusieurs reprises,
de mettre au jour cet ouvrage, par quelqu’un dont je ne
pouvais dédaigner les ordres et à qui il m’était impossible de
refuser l’exécution d’un désir qu’il m’exprimait. Ce person-
nage, c’était le notable par excellence, le maître des rhéteurs
et des logiciens, le Faqîh dont la science et les oeuvres
servent à guider les autres, le littérateur qui, par sa plume
brillante,, est le représentant des anciens et le modèle des
modernes, le ouali, le vertueux Abou Abdallah Sidi Moham-
med Essâlah, fils du ouali qui connut Dieu, Mohammed
Elmothi, le petit-fils du diadème de ceux qui ont connu Dieu,
le plus parfait des oualis aimés, Abou Abdallah Sidi Moham-
med Eccherqi (Dieu nous fasse profiter de sa grâce; qu’il
veille à la durée de sa gloire et qu’il perpétue son renom
dans les parterres de la générosité !) C’est lui qui m’a rendu
toute l’activité de mon esprit ; il l’a orné de la parure de
l’allégresse et alors le nuage de paresse et d’impuissance
s’est dissipé. J’ai fait appel à mon intelligence, si faible
qu’elle fût, pour qu’elle composât ce livre ; elle m’a aussitôt
répondu. J’ai donc retracé tout ce qui était resté dans mes
souvenirs et ce qu’il m’avait paru bon de conserver, malgré
les soucis dont j’étais enveloppé et l’impuissance de ma plume
à agir sans aucun secours.

Louanges soient rendues à Dieu de ce qu’il m’a facilité
ma tâche, alors que les sources de mon âme étaient trou-
blées, et de ce qu’il m’a fait la faveur de mener à bien cette
oeuvre, en dépit des circonstances et de la difficulté de se
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CHAPITRE QUATRE-VINGT-UNIÈME 513

procurer des documents en cette matière. Louange à Dieu
qui nous a conduit dans la bonne voie, car sans lui nous
n’eussions jamais été bien dirigés. Qu’il répande ses béné-
dictions sur Notre-Seigneur Mahomet, le sceau des Prophètes,
l’intercesseur des pécheurs et qu’il lui accorde le salut ! Que
Dieu donne aussi des marques de sa satisfaction à la famille
du Prophète et à ses généreux disciples ! Enfin nous termine-
rons par cette dernière invocation : Louange à Dieu, le
maître de l’univers, qui par sa grâce, sa protection et son
bienveillant appui nous a permi d’achever ce travail. Il n’y
a de force et de puissance qu’en Dieu, le Très-Haut, le
Puissant.