Nidzâm al-Mulk : Siassat-Namê, v. 1075, Histoire d’Ismâ’îl as-Samani

Isma’il as-Samani

L’émir Adil l’un des princes Samanides, portait le nom d’Ismayl, fils d’Ahmed ; il était extrêmement, équitable et doué des plus nobles qualités. Sa foi en Dieu était des plus pures : il était rempli de générosité pour les pauvres, comme en a témoigné toute sa conduite. Cet Ismayl était ce grand émir qui résida à Boukhara et dont les aïeux avaient possédé le Khorassan, l’Iraq et la Transoxiane. Yaqoub ibn Leïs se révolta dans le Sistan et s’empara de cette province tout entière. Séduit par les days (missionnaires), il avait embrassé les doctrines des Ismaïliens, et avait voué une haine implacable au khalife. Il marcha sur Bagdad, dans le dessein de mettre à mort le khalife et de renverser la dynastie des Abbassides.
Le khalife, informé de ce projet, lui dépêcha un messager pour lui dire : « Tu n’as rien à faire à Bagdad ; il est préférable que tu aies la garde du Kouhistan,[7] de l’Iraq et du Khorassan et que tu administres ces provinces, afin de ne point susciter des embarras. Retourne donc sur tes pas. » Yaqoub n’obtempéra point à cet ordre. « Voici, fit-il dire au khalife, quel est mon désir. Il faut absolument que je me présente à ta cour, que je te fasse agréer mon hommage et que je renouvelle les engagements qui me lient à toi. Tant que je ne me serai point acquitté de ce devoir, je ne reviendrai pas sur mes pas. » Il fit la même réponse à tous les messagers qui lui furent envoyés par le khalife. Il se dirigea vers Bagdad, après avoir levé des troupes ; le khalife, se rendant compte des mauvaises intentions de Yaqoub, réunit les hauts dignitaires de sa cour et leur dit : « Je vois que Yaqoub ibn Leïs a soustrait sa tête au bandeau de l’obéissance ; il vient ici pour commettre un acte de trahison. Il n’a point été appelé auprès de nous. Je lui donne l’ordre de s’en retourner et il n’obéit pas. En tout état de cause, il a dans le cœur des sentiments de perfidie et je suppose qu’il a adopté les croyances des Bathiniens. Il n’en fera rien paraître tant qu’il ne sera point arrivé ici. Nous ne devons négliger aucune mesure de précaution contre lui. Quelles sont celles qu’il nous faut adopter dans les circonstances actuelles ? »
On résolut de ne pas laisser le khalife demeurer dans la ville; il fut décidé qu’il camperait et ferait cantonner son armée dans la campagne et que les dignitaires de la cour et les personnages notables de Bagdad se trouveraient tous réunis autour de lui. Yaqoub, à son arrivée, en voyant le khalife et ses troupes établis dans la plaine, devra manifester ses intentions, car les gens des deux partis se rendront dans le camp l’un de l’autre. S’il a le dessein de se révolter, tous les émirs de l’Iraq et du Khorassan ne sont point décidés à lui accorder leur aide et à consentir à la réalisation des idées qu’il a dans l’esprit. Lorsqu’il se sera mis en état de révolte ouverte, nous aurons recours à certaines mesures pour changer les dispositions de ses soldats. Si nous ne réussissons pas, nous trouverons les routes ouvertes devant nous, et, n’étant point comme des prisonniers enfermés entre quatre murailles, nous pourrons gagner une autre contrée. On se décida pour ce plan qui fut agréé par le khalife El-Moutemid al’Allah Ahmed. Yaqoub ibn Leïs, à son arrivée, établit son camp vis-à-vis celui du khalife et les soldats des deux armées se mêlèrent.[8]
Yaqoub fit paraître ses sentiments de rébellion, en envoyant au khalife un messager qu’il chargea de lui parler en ces termes : « Éloigne-toi de Bagdad et va où il te plaira. » Le khalife demanda un délai de deux mois qui ne lui fut pas accordé. Lorsque survint la nuit, le khalife dépêcha secrètement un envoyé auprès des officiers de l’armée de Yaqoub et leur fit dire : « Yaqoub a dévoilé ses projets de révolte ; il s’est uni avec les impies, que Dieu les maudisse! et il est venu ici pour renverser notre dynastie et lui substituer nos ennemis. Êtes-vous, oui ou non, ses partisans? » Quelques-uns des émirs répondirent : « C’est de Yaqoub que nous avons reçu notre subsistance, et c’est en le servant que nous avons acquis les biens dont nous jouissons. Tout ce qu’il a fait, c’est nous qui l’avons fait. » Mais le plus grand nombre des officiers répondirent : « Nous ignorons ce qui se passe ; nous croyons que Yaqoub ne fera jamais d’opposition au prince des croyants. S’il manifeste des sentiments de révolte, nous nous garderons d’y acquiescer et, le jour du combat, nous serons avec vous. Lorsque les troupes se mettront en ordre de bataille, nous irons vers vous et nous vous assurerons la victoire. » Ceux qui firent cette réponse étaient les émirs du Khorassan. Le khalife ressentit une joie très vive en les voyant dans ces dispositions ; il en eut le cœur fortifié, et le lendemain, il envoya à Yaqoub un message conçu en ces termes : « Tu as aujourd’hui donné le spectacle de ton ingratitude ; le sabre décidera entre toi et moi ; je n’éprouve aucune crainte, bien que mon armée soit peu considérable et que la tienne soit nombreuse. » Il donna ensuite aux troupes l’ordre de prendre les armes ; il fit battre le tambour du combat, résonner les trompettes de la vengeance et déployer l’armée dans la plaine. A cette vue, Yaqoub ibn Leïs s’écria : « Je suis parvenu au but de mes désirs, » et il ordonna, de son côté, que l’on battît le tambour. Ses soldats montèrent à cheval et se rangèrent en bon ordre en face de l’armée du khalife. Celui-ci vint se placer au centre de ses troupes, pendant que Yaqoub prenait position de l’autre côté. Le khalife ordonna alors à un homme, doué d’une voix très forte, de parcourir l’espace s’étendant entre le front des deux armées et de faire la proclamation suivante : « O musulmans qui êtes assemblés ici, sachez que Yaqoub est en état de révolte ; il est venu ici pour renverser la dynastie des Abbassides, faire venir son rival de Mehdiah,[9] l’installera sa place, abolir la tradition et faire régner l’hérésie. Il en sera pour quiconque aura résisté au successeur du Prophète de Dieu, comme s’il s’était soustrait à l’obéissance des ordres de Dieu même ; il sera retranché de la communauté des musulmans, ainsi que Dieu l’a affirmé dans le texte de son livre, en disant : « Obéissez à Dieu, obéissez au Prophète et à ceux d’entre vous qui sont revêtus de l’autorité.[10] » Maintenant, quel est celui d’entre vous qui ne préfère le paradis à l’enfer? Faites triompher la vérité et détournez-vous de l’erreur ! Soyez avec nous et non contre nous ! » Lorsque les soldats de Yaqoub entendirent ces paroles, tous les émirs du Khorassan tournèrent bride et allèrent rejoindre le khalife. « Nous pensions, lui dirent-ils, que Yaqoub, en vertu d’un ordre reçu, était venu ici, faire preuve d’obéissance et prêter hommage ; aujourd’hui qu’il a manifesté ses sentiments d’opposition et de révolte, nous sommes avec vous, tant que durera notre vie ; pour vous, nous frapperons avec nos sabres. » Le khalife, ayant acquis cette nouvelle force, donna l’ordre à ses troupes de faire sur l’ennemi une charge générale. Yaqoub ibn Leïs fut défait au premier choc et prit la fuite dans la direction du Khouzistan.[11] Tous ses trésors furent pillés et ses dépouilles enrichirent les soldats du khalife. Arrivé dans le Khouzistan, Yaqoub envoya de tous côtés des gens pour lui amener des troupes ; il appela auprès de lui des fonctionnaires auxquels il donna l’ordre de lui apporter des sommes d’or et d’argent, tirées des trésors de l’Iraq et du Khorassan. Lorsque le khalife eut appris que Yaqoub ibn Leïs s’était établi dans le Khouzistan, il lui expédia sur-le-champ un courrier porteur d’une lettre conçue en ces termes : « Nous avons reconnu que tu es un homme d’un cœur simple et qu’ayant été abusé par les paroles de mes ennemis, tu n’as point considéré quelle serait la fin de ton entreprise. N’as-tu pas vu l’œuvre du Dieu très-haut qui t’a fait battre par tes propres troupes ? Tu as commis une faute. Nous savons que maintenant tu t’es réveillé et repenti de ta conduite. Personne plus que toi n’est digne d’être émir du Khorassan et de l’Iraq et tu as droit à tous nos bienfaits.
« Tu dois être récompensé des services que tu nous as rendus et, en considération de ces services, nous avons tenu pour agréable la faute commise par toi et considéré comme non avenu ce que tu as fait. Il faut que Yaqoub renonce à ses prétentions, de même que nous, nous oublions ses actions qui nous ont attristé. Qu’il parte, qu’il se rende le plus tôt possible dans l’Iraq et le Khorassan et mette tous ses soins à administrer ces provinces. »
Yaqoub prit connaissance de la lettre du khalife, mais son cœur n’en fut pas touché et il ne témoigna aucun regret de sa conduite. Il donna l’ordre de placer devant lui, sur un plat de bois, des légumes verts, un poisson et quelques oignons. Il fit alors introduire et asseoir à ses côtés l’envoyé du khalife, puis se tournant vers lui : « Va dire au khalife, lui dit-il, que je suis le fils d’un ouvrier en cuivre ; mon père m’a appris son métier et je me nourrissais alors de pain d’orge, de poisson, d’herbes et d’oignons. C’est par une vie d’aventure et par un courage de lion que j’ai acquis le pouvoir, les armes, les machines de guerre, les trésors et les biens que je possède. Je ne les ai pas trouvés dans l’héritage paternel et je ne les ai pas reçus en don du khalife. Je n’aurai de repos que lorsque j’aurai envoyé sa tête à Mehdiah et que j’aurai anéanti sa dynastie. Je ferai ce que je dis, sinon je retournerai au pain d’orge, aux herbes et au poisson. Voici, j’ai ouvert la porte de mes trésors, j’ai convoqué mes soldats et je suivrai bientôt le messager. » Après lui avoir ainsi parlé, il le congédia.
Le khalife lui envoya en vain des lettres, des ambassadeurs et des vêlements d’honneur pour lui donner des témoignages de sa bienveillance. Yaqoub n’abandonna en aucune façon ses projets ; il rassembla ses troupes et marcha sur Bagdad. Il souffrait de coliques hépatiques, il en subit des attaques et son état devint tellement grave qu’il reconnut lui-même qu’il ne pourrait échapper aux atteintes de ce mal.[12] Il institua pour son héritier son frère, Amrou ibn Leïs, auquel il remit la liste de ses trésors.[13]
Après sa mort, Amrou battit en retraite et se rendit dans le Kouhistan ; il y séjourna pendant quelque temps, puis il passa dans le Khorassan qu’il gouverna en obéissant aux ordres du khalife. L’armée et le peuple avaient pour Amrou plus d’affection qu’ils n’en avaient montrée à Yaqoub, car Amrou avait une grande élévation de sentiments ; il était généreux et avait l’esprit éveillé sur toutes choses. Son administration était ferme et équitable. Sa générosité et sa libéralité étaient si grandes qu’il fallait quatre cents chameaux pour porter les ustensiles de ses cuisines.
Le khalife appréhendait toujours qu’Amrou ne s’engageât dans la voie suivie par son frère et qu’il ne tentât la même entreprise. Bien qu’Amrou ne caressât point de pareilles pensées, le khalife était inquiet et il envoyait sans cesse des agents secrets à Boukhara pour dire à Ismayl fils d’Ahmed : « Insurge-toi contre Amrou ibn Leïs ; fais marcher tes troupes et expulse-le du Khorassan ; tu mérites plus que lui de gouverner cette province et celle de l’Iraq que possédèrent jadis tes ancêtres et dont les fils de Leïs se sont violemment emparés. En premier lieu, elles t’appartiennent légitimement, ensuite ta conduite est plus que la sienne digne de louanges et enfin mes vœux te suivront. Ces trois considérations ne me permettent pas de douter que Dieu ne t’accorde la victoire. Ne t’arrête point à ce que tu ne possèdes que peu d’armes et que tes troupes sont peu nombreuses ; rappelle-toi que Dieu a dit : « Combien de fois, avec la permission de Dieu, une poignée d’hommes n’a-t-elle pas eu la supériorité sur une troupe nombreuse et Dieu est avec ceux qui savent patienter.[14] »
Les paroles du khalife firent impression sur le cœur d’Ismayl et il eut le ferme dessein de se poser en adversaire d’Amrou ibn Leïs. Il réunit tous ses soldats et, après avoir franchi le Djihoun, il en fit le dénombrement : en les comptant avec sa cravache il trouva qu’il avait deux mille cavaliers. Sur deux hommes, un avait un bouclier ; sur vingt, un possédait une cuirasse et sur cinquante, un était armé d’une lance. Des soldats, n’ayant point de monture, portaient leur cuirasse attachée sur leurs épaules à l’aide de courroies. Ismayl, après avoir fait passer le Djihoun à ses gens, se présenta devant Merv. On fit savoir à Amrou ibn Leïs qu’Ismayl avait passé le Djihoun, qu’il était entré à Merv d’où le commandant de la garnison s’était enfui et qu’il avait le dessein de se rendre maître de la province du Khorassan. Amrou ibn Leïs, qui était à Nichabour, se prit à rire en recevant ces nouvelles. Il passa en revue son armée qui se composait de soixante-dix mille cavaliers, montés sur des chevaux bardés de housses de guerre et bien pourvus d’armes offensives et défensives et il prit, à leur tête, la direction de Balkh. Lorsque les deux armées furent en présence, elles en vinrent aux mains. La destinée voulut que ces soixante-dix mille hommes furent mis en déroute sous les murs de Balkh, sans qu’aucun d’eux fût ni blessé, ni fait prisonnier. Amrou tomba au pouvoir de son ennemi ; lorsqu’il fut amené en présence d’Ismayl, celui-ci donna l’ordre de le confier aux gardiens des guépards. Cet événement est un des plus extraordinaires dont on ait été témoin dans le monde.[15] Après la prière de l’après-midi, un valet appartenant à Amrou ibn Leïs errait dans le camp. Il aperçut son maître et, le cœur embrasé par la douleur, il se présenta devant lui. « Demeure cette nuit auprès de moi, lui dit Amrou, car je suis absolument seul et tant qu’il me restera un souffle de vie, je ne pourrai me passer de nourriture ; ingénie-toi à me trouver quelque chose à manger. » Le valet se procura un men de viande et emprunta à des soldats une marmite en fer. Il courut de tous côtés pour avoir un peu de fumier sec qu’il pétrit, et il disposa l’une sur l’autre deux ou trois briques crues pour y placer la marmite. Après y avoir mis la viande, il se mit à la recherche de sel, lorsque le jour touchait à sa fin ; survint un chien qui, plongeant sa tête dans la marmite, en enleva un os qui lui brûla la gueule. En relevant la tête, il fit tomber sur son cou l’anse de la marmite et le sentiment de la brûlure lui faisant précipiter sa course, il emporta la marmite. A cette vue, Amrou ibn Leïs se tourna vers les soldats et les gardes qui veillaient sur lui et leur dit : « Que ceci vous serve de leçon. Je suis ce même homme dont ce matin quatre cents chameaux transportaient la cuisine, et ce soir un chien l’a enlevée. » Un autre personnage que Amrou a dit : « Ce malin j’étais émir et ce soir je suis captif. »
Ceci est une des choses les plus merveilleuses qui se soient passées dans ce monde, mais ce qui eut lieu entre l’émir Ismayl et Amrou ibn Leïs est encore plus extraordinaire que ces deux faits.
Lorsque Amrou fut amené prisonnier devant Ismayl, celui-ci, se tournant vers les dignitaires de sa cour et les chefs de ses troupes, leur dit : « Dieu m’a donné la victoire, mais pour cette grâce, je n’ai d’obligation à personne, si ce n’est à Dieu lui-même. Sachez, ajouta-t-il, que cet Amrou ibn Leïs est doué de nobles sentiments et d’une nature généreuse; il disposait d’une grande quantité d’armes offensives et défensives et il possède, en outre, un jugement sain, un esprit fertile en ressources et toujours en éveil pour la conduite des affaires. Il exerçait la plus large hospitalité et avait l’amour de la justice. Je dois, à mon avis, faire tous mes efforts pour qu’il ne lui arrive rien de fâcheux et qu’il puisse vivre dans la plus grande sécurité. » Amrou ibn Leïs entendit ces paroles et lui dit : « Je sais que jamais je ne serai délivré de captivité. O toi, Ismayl, délègue auprès de moi un homme de confiance, car j’ai quelques mois à dire ; après les avoir entendus, il te les rapportera tels que je les aurai prononcés. »
Ismayl lui envoya immédiatement un homme de confiance et Amrou lui parla en ces termes : « Fais savoir à Ismayl que ce n’est pas lui qui m’a vaincu, mais que ma défaite est due à sa piété, à la pureté de sa foi, à ses vertus et au mécontentement que j’ai causé au prince des croyants. Dis à Ismayl : Dieu m’a enlevé ce royaume et le l’a donné. Tu mérites de recevoir ce bienfait dont tu es plus digne que moi. Je suis soumis à la volonté de Dieu et je ne te souhaite que du bien ; tu viens aujourd’hui d’acquérir un nouveau royaume, mais tu n’as pas la force nécessaire pour le protéger contre toute attaque. Nous avons possédé, mon frère et moi, de nombreux trésors et des sommes d’argent enfouies en terre. J’en porte la liste sur moi : je te les donne tous afin que tu augmentes ta puissance, que tu te fortifies, que tu puisses acquérir des armes offensives et défensives et que tu mettes ton trésor dans une situation prospère. » Il détacha cette liste et l’envoya à Ismayl par l’intermédiaire de cet homme de confiance. Celui-ci, revenu auprès d’Ismayl, lui rapporta les paroles d’Amrou et lui présenta la liste des trésors. « Cet Amrou, dit Ismayl en se tournant vers les grands de sa cour, usant de toute sa finesse, désire s’échapper des mains des gens perspicaces, les faire tomber dans le piège et leur faire encourir les châtiments éternels. » Il prit la liste des trésors d’Amrou et la jeta devant cet affidé en s’écriant : « Emporte cette liste et dis à Amrou : Poussé par ton esprit d’astuce, tu désires te dégager de toute chose. D’où proviennent tes trésors et ceux de ton frère ? Votre père était un ouvrier en cuivre qui vous a appris à travailler ce métal. Un accident céleste vous a permis de vous emparer de vive force d’une province, et votre audace vous a assuré le succès. Ces trésors en or et en argent sont formés des sommes extorquées injustement au peuple : ils proviennent de la taxe imposée sur les matières filées par les vieillards affaiblis et les femmes décrépites, des provisions de vivres destinés aux étrangers et aux voyageurs et des biens des incapables et des orphelins. Pour répondre aux questions qui te seront adressées par Dieu, tu désires fermement aujourd’hui nous rendre responsables de tous ces actes tyranniques, afin que demain, au jour de la résurrection, lorsque tu seras attaqué par tes adversaires, à l’effet de restituer tous ces biens injustement acquis, tu puisses dire : J’ai remis à Ismayl tout ce que je vous ai pris, réclamez-le lui. Tu me chargerais de toutes ces fautes, et, quant à moi, il me serait impossible de donner satisfaction à tes ennemis et je n’aurais point la force de supporter la colère du Très-Haut, ni celle de répondre aux questions qu’il m’adresserait. »
La crainte de Dieu et les principes religieux qu’il professait ne permirent pas à Ismayl d’accepter l’inventaire de ces trésors, qu’il renvoya à Amrou. Il ne se laissa pas séduire par les richesses de ce monde.[16]
Ressemble-t-il aux émirs de notre temps qui ne craignent point de commettre, pour la valeur d’un dinar, un acte réprouvé par la loi, qui admettent comme légitime ce qui est acquis au prix de dix illégalités, qui ne tiennent aucun compte du droit et ne considèrent pas la fin de toute chose?
Anecdote. — Cet Ismayl, fils d’Ahmed, avait l’habitude, lorsque le froid était le plus vif et que la neige tombait avec la plus grande abondance, de se rendre, sans suite, sur la grande place (de Boukhara), où il restait à cheval jusqu’au moment de la prière de l’aube du jour. Il se peut, disait-il, qu’un homme, victime d’une injustice, vienne à ma cour pour y faire connaître ses besoins et qu’il n’ait ni argent pour sa dépense, ni domicile pour s’abriter. On ne lui permettra pas, à cause de la pluie et de la neige, de pénétrer jusqu’à moi ; lorsqu’il saura que je suis ici, il viendra m’y trouver et, après avoir obtenu satisfaction, il s’en retournera chez lui, rassuré et jouissant de toute sécurité. On cite un grand nombre de traits semblables, et toutes ces actions ont eu pour mobile les mesures de précaution que l’on doit prendre en vue de l’autre monde.