Ibn Battuta, Constantinople, 1332

Le Roi de Constantinople

se nomme Takfûr (nom du palais, au N-W de la cité) fils du Roi Jurjîs. Ce dernier est encore en vie, mais […] s’est fait moine, et se livre uniquement à des actes de dévotion dans les églises et[…] c’est pourquoi il a abandonné le royaume à son fils. […] La Khâtûn m’envoya l’eunuque Sunbul, l’Indien, qui me prit par la main et me fit entrer dans le palais. Nous franchîmes 4 portes, près de chacune desquelles se trouvaient des bancs, où se tenaient des hommes armés, dont le chef était placé sur une estrade garnie de tapis. Lorsque nous fûmes arrivés à la 5è porte, l’eunuque entra et revint avec 4 eunuques Rûms qui me fouillèrent, de peur que je n’eusse sur moi un couteau. Le chef me dit : « Telle est la coutume ; on ne peut se dispenser d’examiner minutieusement quiconque pénètre auprès du roi, Grand ou Petit, étranger ou indigène. » C’est aussi l’usage dans l’Inde.

Lorsqu’on m’eut fait subir cet examen, le gardien de la porte se leva, prit ma main et ouvrit la porte. 4 individus m’entourèrent, dont deux saisirent mes manches, et les deux autres me tenaient par-derrière. Ils me firent entrer dans une grande salle d’audience, aux murs de mosaïque ; on y avait représenté des figures animales et minérales. Il y avait au milieu du salon un ruisseau dont les 2 rives étaient bordées d’arbres ; des hommes se tenaient debout à D et à G ; on gardait le silence, et personne ne parlait. Au milieu de la salle de réception, il y avait 3 hommes debout, auxquels mes 4 conducteurs me confièrent, et qui me [fouillèrent]. […] Un d’eux, qui était juif, me dit en arabe : « Ne crains rien ; ils ont coutume d’agir ainsi envers les étrangers ; je suis l’interprète, je viens de Syrie. » Je lui demandai comment je devais saluer, et il reprit : « Dis seulement : Salam ‘Alaykûm ! »

J’arrivai ensuite à un grand dais, où je vis l’empereur assis sur son trône, ayant devant lui sa femme, mère de la Khâtûn. Celle-ci, ainsi que ses frères, se tenaient au bas du trône. A la D du souverain il y avait 6 hommes, 4 à sa G et 4 derrière lui ; tous armés. Avant que je le saluasse et que je parvinsse près de lui, il me fit signe de m’asseoir un instant, afin que ma crainte s’apaisât […] puis je le saluai. […] Il me questionna au sujet de Jérusalem, de la Roche Bénie d’Al-Qumâma du Sepulcre de Jésus, de Bethléem et d’Al-Khalîl ; puis il m’interrogea touchant Damas, Le Caire, l’Irâq et l’Anatolie. [|…] Mes paroles lui plurent, et il dit à ses enfants : « Traitez cet homme avec considération et protégez-le. » Puis il me fit revêtir d’un habit d’honneur et m’assigna un cheval sellé et bridé, ainsi qu’un parasol d’entre ceux qu’il fait porter au-dessus de sa tête ; car c’est là une marque de protection. […]Une des coutumes de ce peuple, c’est que l’individu qui reçoit du roi un habit d’honneur et qui monte un cheval de ses écuries doit être promené dans les places de la ville aux sons des trompettes, des clairons et des timbales, afin que la population le voie. Le plus souvent on agit de la sorte avec les Turcs du sultan (Tatar) Uz-bek, et cela pour qu’ils ne souffrent pas de vexations. On me conduisit ainsi dans les marchés.

Constantinople :

Elle est extrêmement grande et divisée en deux portions que sépare un grand fleuve, où se font sentir le flux et le reflux(, à la manière de ce qui a lieu dans le fleuve de Salé). Il y avait anciennement sur ce fleuve un pont de pierres ; mais il a été détruit, et maintenant on passe l’eau dans des barques. Le nom du fleuve est Ab-Sumî (le pain en rûm).

Eis-Tan-Pol : La ville Rûme

Une des deux portions de la ville s’appelle Istanbûl (déjà déformée ainsi chez Yaqût) ; c’est celle qui s’élève sur le bord oriental de la rivière, et c’est là qu’habitent le sultan, les grands de son empire et le reste de la population rûmque. Ses marchés et ses rues sont larges, et pavés de dalles de pierres. Les gens de chaque profession y occupent une place distincte, et qu’ils ne partagent avec ceux d’aucun autre métier. Chaque marché est pourvu de portes que l’on ferme pendant la nuit ; la plupart des artisans et des marchands y sont des femmes. Cette partie de la ville est située au pied d’une montagne qui s’avance dans la mer, l’espace d’environ neuf milles, sur une largeur égale, ou même plus considérable. Sur la cime du mont s’élève une petite citadelle, ainsi que le palais du sultan. La muraille fait le tour de cette montagne, qui est très forte, et que personne ne saurait gravir du côté de la mer. Elle contient environ 13 villages bien peuplés, et la principale église se trouve au milieu de cette portion de la ville.

Galata : la ville Franque :

Quant à la seconde partie , on la nomme Galata ; elle est située sur le bord occidental de la rivière, (et ressemble à Ribât al-Fath) à proximité de la mer. Elle est destinée particulièrement aux chrétiens Francs, et ils l’habitent. Ces gens-là sont de plusieurs nations ; il y a parmi eux des Génois, des Vénitiens, des individus de Rome et d’autres de Francie. L’autorité sur eux appartient à l’empereur de Constantinople, qui met à leur tête un des leurs, dont ils agréent le choix, et qu’ils appellent Le Kumis (comes : comte). Ils doivent un tribut annuel à l’empereur ; mais ils se révoltent souvent contre lui, et il leur fait la guerre jusqu’à ce que le pape rétablisse la paix entre eux. Tous sont voués au commerce, et leur port est un des plus grands qui existent. J’y ai vu environ 100 navires, tels que des galères et autres gros bâtiments. Quant aux petits, ils ne peuvent être comptés, à cause de leur multitude. Les marchés de cette portion de la ville sont beaux, mais les ordures y dominent ; une petite rivière fort sale les traverse. Les églises de ces peuples sont dégoûtantes aussi, et elles n’offrent rien de bon.

Ayâ Sufyâ :

Je n’en décrirai que l’extérieur ; car, quant à l’intérieur, je ne l’ai pas vu. Elle est appelée, chez les Rûms, Ayâ Sûfïâ, et l’on raconte qu’elle a été fondée par Assaf b. Barakhyâ, cousin maternel de Salomon. C’est une des plus grandes églises des Rûms ; elle a une muraille qui en fait le tour, à l’instar d’une cité, et compte 13 portes. Elle a pour dépendance un espace consacré, d’1 mile au carré, muni d’une grande porte. Personne n’est empêché de pénétrer dans cette enceinte, et j’y suis entré avec le père du roi, dont il sera fait mention ci-après. Cet enclos consacré ressemble à une salle d’audience ; il est recouvert de marbre et traversé par un ruisseau qui sort de l’église, et qui coule entre 2 quais de marbre veiné. Des arbres sont plantés avec symétrie de chaque côté du cours d’eau ; et, depuis la porte de l’église jusqu’à celle de cette enceinte, il y a un berceau de bois très haut sur lequel s’étendent des ceps de vigne, et au bas des jasmins et des plantes odoriférantes.

A la porte de l’église, il y a des bancs où se tiennent les gardiens, qui ont le soin d’en balayer les avenues, d’en allumer les lampes et d’en fermer les portes. Ils ne permettent à personne d’y entrer, jusqu’à ce qu’il se soit agenouillé devant la croix, qui jouit de la plus grande vénération parmi ces gens. Ils prétendent que c’est un reste de celle sur laquelle fut crucifiée la semblance de Jésus. Elle se trouve au-dessus de la porte de l’église, et elle est placée dans un coffret d’or, de la longueur d’environ 10 coudées. On a mis en travers de cette enveloppe un autre coffret d’or, pareil au premier, de manière à figurer une croix. Cette porte est revêtue de lames d’argent et d’or, et ses 2 anneaux sont d’or pur. On m’a rapporté que le nombre des moines et des prêtres qui demeurent dans l’église s’élève à prs milliers, et que quelques-uns d’entre eux descendent des apôtres de Jésus ; que dans son enceinte se trouve une autre église destinée particulièrement aux femmes, et où il y a plus de mille vierges vouées uniquement aux pratiques de la dévotion. Quant aux femmes âgées et vivant dans le veuvage, qui s’y trouvent aussi, leur nombre est encore plus considérable.

Le roi, les grands de son empire et le reste de la population ont coutume de venir, chaque matin, visiter cette église. […]

DES MONASTÈRES DE CONSTANTINOPLE

Le mot mânistâr s’écrit comme le mot mâristân, si ce n’est que, dans le premier, le noûn (n) vient avant le (r). Le monastère, chez les Rûms, correspond à la zâouïah des musulmans, et les édifices de cette espèce sont nombreux à Constantinople. Parmi ceux-ci, on distingue le couvent qu’a fondé le roi Djirdjîs, père du roi de Constantinople, dont nous ferons mention ci-après. Il est situé hors d’Isthanbûl, vis-à-vis de Galata. On cite encore deux monastères à l’extérieur de la grande église, à droite de l’entrée ; ils sont placés dans un jardin, et une rivière les traverse ; l’un d’eux est consacré aux hommes et l’autre aux femmes, et chacun comprend une église. Ils sont entourés de cellules destinées aux hommes et aux femmes qui se sont voués aux pratiques de la dévotion. Chacun de ces deux monastères a été l’objet de legs destinés à pourvoir au vêtement et à l’entretien des religieux, et ils ont été fondés par un roi.

On mentionne aussi deux monastères, à la gauche de l’entrée de la grande église, et semblables aux deux précédents. Ils sont aussi entourés de cellules ; l’un d’eux est habité par des aveugles, et le se-cond par des vieillards qui ne peuvent plus travailler, parmi ceux qui ont atteint soixante ans ou environ. Chacun d’eux reçoit l’habillement et la nourriture sur des legs consacrés à cette destina-tion. A l’intérieur de chaque couvent de Constantinople est un petit appartement destiné à servir de retraite au roi, fondateur de l’édifice ; car la plupart de ces rois, lorsqu’ils ont atteint soixante ou soixante et dix ans, construisent un monastère et revêtent des moçoûhs, c’est-à-dire des vêtements de crin ; ils transmettent la royauté à leur fils, et s’occupent, jusqu’à leur mort, d’exercices de dévotion. Ils déploient la plus grande magnificence dans la construction de ces monastères, les bâtissant de marbre et les ornant de mosaïques, et ces édifices sont en grand nombre dans la ville.

Les Manistâr-s :

J’entrai, avec le Rûm que le roi avait désigné pour m’accompagner à cheval, dans un monastère […] on y voyait une église où se trouvaient environ 500 vierges, revêtues d’habits de poil (ou de bure) ; sur leurs têtes, qui étaient rasées, elles portaient des bonnets de feutre. Ces filles étaient douées d’une exquise beauté ; mais les austérités avaient laissé sur elles des traces profondes. Un jeune garçon, assis dans une chaire, leur lisait l’Évangile, avec une voix telle que je n’en ai jamais entendue de plus belle. Il était entouré de huit autres enfants, également assis dans des chaires et accompagnés de leur prêtre. Quand ce garçon eût fini de lire, un autre reprit la lecture. Mon guide, me dit : « Elles sont les filles de rois, qui se sont vouées au service de cette église ; de même pour ces jeunes lecteurs, qui ont une autre église à l’extérieur. » [puis dans un autre]« Ces femmes sont des filles de ministres et de commandeurs[…]J’entrai[…] dans des églises où se trouvaient des vierges, filles des Principaux de la ville, et dans d’autres occupées par des veuves ; enfin, dans des églises de moines.

La majeure partie de la population de cette ville consiste en moines, en religieux et en prêtres. Les églises y sont innombrables. Les habitants, soit militaires ou autres, grands et petits, placent sur leur tête de vastes parasols, hiver comme été. Les femmes portent des voiles volumineux.

Rencontre avec le pieux Roi Jurjîs

Le Roi Jurjîs donna l’investiture de la royauté à son fils et se consacra, dans la retraite, à des actes de dévotion. […] Je me trouvais un jour en compagnie du Rûm, désigné pour monter à cheval avec moi, lorsque nous rencontrâmes tout à coup ce roi, marchant à pied, vêtu d’habits de crin, et coiffé d’un bonnet de feutre. Il avait une longue barbe blanche et une belle figure, qui présentait les traces des pratiques pieuses auxquelles il se livrait. Devant et derrière lui marchaient une troupe de moines. Il tenait à la main un bâton et avait au cou un chapelet. […] Quand le Rûm l’eut salué, il lui demanda qui j’étais, puis il s’arrêta et […] me prit par la main et dit […] : « Dis à ce Saracène, que je presse la main qui est entrée à Jérusalem et le pied qui a marché sur le Rocher et dans la grande église de Kumâma et dans Bethléem. » Cela dit, il mit la main sur mes pieds et la passa ensuite sur son visage. Je fus étonné de la bonne opinion que ces gens-là professent à l’égard des individus d’une autre religion que la leur, qui sont entrés dans ces lieux.

[…] J’entrai en sa compagnie dans le terrain consacré, dépendant de l’église[…]et je lui dis : « Je désire entrer avec toi dans l’église. » Il dit à l’interprète : « Apprends-lui que quiconque y entre doit absolument se prosterner devant la principale croix ; c’est là une chose prescrite par les anciens, et qu’on ne peut transgresser. Je le quittai donc ; il entra seul, et je ne le revis plus.

Du Juge Képhalè

En dehors de la porte de l’enclos de Ayâ Sufyâ s’élève un grand dôme de bois, où se trouvent des bancs de la même matière, sur lesquels s’asseyent les gardiens de cette porte ; et à la droite du dôme, il y a des estrades et des boutiques, la plupart en bois, où siègent les juges et les secrétaires de la trésorerie (basilique civile et agora). Au milieu de ces boutiques existe une coupole en bois, à laquelle on monte par un escalier de charpente, et où se trouve un grand siège recouvert en drap, sur lequel s’assied leur juge[…] A G du dôme, à la porte de ce lieu, s’étend le marché des droguistes. […]

[…] J’entrai au marché des écrivains. Le Juge que les Rûms appellent le juge An-Najshî Kafâlî m’aperçut et m’envoya un de ses aides, lequel questionna le Rûm qui m’accompagnait. Celui-ci lui dit que j’étais un Savant Saracène. […] Je montai pour le voir dans le dôme qui a été décrit ci-dessus, et j’aperçus un vieillard d’une belle figure à la chevelure superbe, portant la bure des moines, e gros drap noir, avec devant lui 10 secrétaires occupés à écrire. Il […] me dit : « Tu es l’hôte du roi, et il convient que nous te traitions avec honneur. » Il m’interrogea touchant Jérusalem, la Syrie et l’Égypte, et prolongea la conversation. Une foule considérable s’amassa autour de lui. Il me dit enfin : « Il faut absolument que tu viennes à ma maison et je t’y traiterai. » Je le quittai et ne le revis plus.