7 : La dérive inquisitoriale (2 : la disparition de l’altérité en occident latin)

Dès la fin du XIIème siècle, le sunnisme militant almohade conduit à la conversion définitive du Maghreb au sunnisme, tandis que les juifs des grandes villes sont contraints de fuir le fanatisme orthodoxe de la dynastie. Au Moyen-Orient, la reconquête ayyubide sonne le glas des fatimides, mais aussi de la domination chrétienne sur la côte levantine. Les chrétiens syriens sont soupçonnés de complicité avec l’envahisseur franc, et, souvent, à son contact, sont passés de l’église monophysite syrienne au « melkisme » chalcédonien de liturgie grecque… Peu après, les nestoriens d’Asie Centrale se convertiront à l’Islam.

En occident chrétien, rapidement, on déclare la guerre aux juifs, qui subissent plusieurs expulsions temporaires (à part en Espagne). Ils entament alors leur grande émigration vers les confins lituano-polonais, origine de la civilisation germanophone Yiddish, par la fusion avec les eurasiens judaïsés auto-identifiés comme Ashkénazes (scythes). Mais dès la fin du règne de Philippe Auguste, on utilise l’orthodoxie religieuse comme argument idéologique de poids pour intégrer la « Provence », le sud de la Gaule, au domaine royal…

La guerre contre les albigeois utilise une nouvelle procédure pénale, unique au monde, dont l’Islam, en dépit d’une évolution intolérante similaire, ne connaîtra aucun équivalent : l’Inquisition.

Jusqu’alors, « l’Hérésie », c’est-à-dire « l’Opinion » (hétérodoxe s’entend) était considérée comme une erreur, que l’on pouvait confesser à un prêtre, afin qu’il restaure l’orthodoxie en échange d’une pénitence. Il s’agissait donc d’une démarche individuelle. Cependant, toute opinion formulée était tolérée dans la mesure où elle ne rejetait pas la divinité du Christ, et on avait surtout le droit de penser secrètement ce qu’on voulait, même sur des sujets hautement blasphématoires…

Mais l’inquisition créa la notion juridique d’acte hérétique. A nouveau, le christianisme n’ayant pas de principe juridique constitutif, put abolir les fondements sur lesquels, depuis la plus haute antiquité, reposait le droit : la pénalisation des actes.

L’opinion erronée devenait un acte condamnable, de plus, elle n’avait plus besoin d’être publique. L’opinion privée pouvait se déceler désormais à partir d’une opinion publique non-hérétique, et, sur dénonciation ou simple suspicion de « l’enquêteur ». Il était aussi nécessaire de faire avouer au pénitent, par la Question (torture), ses opinions hétérodoxes afin de le « réunir » au sein de l’église.

Les enquêteurs (inquisiteurs) passèrent désormais de la démarche individuelle de la confession-pénitence, à la démarche inquisitoriale de question-pénitence… Le relaps, c’est-à-dire celui qui reviendrait après pénitence dans l’erreur devait être « remis au bras séculier » ; c’est-à-dire, exclu physiquement de la communauté chrétienne pour son opinion (condamné à mort). Le simple fait de ne pas reconnaître son opinion comme une opinion erronée valait pénitence, et en cas de récidive, la mort…

Peu à peu, l’institution inquisitoriale, bras armé du pouvoir pontifical et des monarchies alliées de Rome, va enquêter contre tous les vestiges de religiosité non orthodoxe. Peu à peu, au cours des XIIIème et XIVème siècles, passeront dans la catégorie d’acte hérétique, les pratiques spirituelles et même sociales ou matérielles déviantes. Ainsi, jusqu’au XIIème siècle (comme en droit islamique) une femme accusée de sorcellerie, par exemple, devait être convaincue d’un acte incriminant sur un tiers. La croyance en un pouvoir miraculeux, de sa part ou de celle d’un tiers, ne conduisait à aucune peine légale… En clair, sans empoisonnement ou diffamation, point de magie noire…

Il est à noter qu’une différence légale fondamentale oppose catholiques et judéo-islamo-orthodoxes. En effet, on l’a dit, les occidentaux ont conservé, hors du légalisme talmudo-islamique une législation libre de toute constitution, et donc modulable facilement au gré des nécessité des groupes dirigeants. Mais, bien plus encore, l’idée d’un idéal supra-naturel, d’un Christ homme (refusé, à des degrés divers, par les églises orientales, tandis que juifs, musulmans et nestoriens refusent l’idée d’un Christ-Dieu qu’il faudrait vénérer, mais seulement un Messie, qui guiderait le genre humain aux ordres de Dieu), humanise la divinité, et divinise l’humain. Ce faisant, le catholique romain se croit capable de modifier un ordre des choses que le judéo-musulman sait être lié à la dure fatalité divine.

L’idéalisme chrétien, corollaire de sa volonté de purifier la société, est un des éléments qui distingue et rend totalitaire, à cette même époque, l’intolérance romane de l’intolérance du reste du monde judéo-islamo-chrétien…

Avec la logique de l’acte hérétique, le Sabbat des juifs comme celui des sorcières devenait la preuve d’une opinion hérétique et entraînait enquête, confession et pénitence… c’est-à-dire punition légale. Au cours de ces siècles, les juifs furent ainsi expulsés de Bretagne-Angleterre, de Gaule-Francie, et du St Empire-Germanie/Italie (à de rares exeptions).

Venise, de culture partiellement greco-orientale et les Etats Hispano-chrétiens, de culture partiellement andalouse, restèrent cependant favorables au maintien de la diversité confessionnelle.

Des milliers d’individus furent condamnés à mort pour leurs opinions, devenus des actes hérétiques, puis pour leurs actes magiques ou suspects, devenus révélateurs d’opinions hérétiques, donc, des actes hérétiques… L’Occident Latin passait aux mains de puissances politiques en cours de centralisation (à partir du XIVème siècle), constituant peu à peu le seul cadre judiciaire, militaire, financier et (surtout) idéologique et religieux.

La “chrétienté” était désormais purifiée de toute opinion contraire aux édits de Latran, aux opinions des Pontifes, aux canons des Pères de l’église. Puisque les juifs, considérés comme peuple par les autres, avaient fini par s’en convaincre eux-même, l’occident, en les faisant disparaître, était également épurée ethniquement. Ce qui allait être l’Europe des Nations de l’époque moderne venait de perdre toute capacité à supporter l’altérité, idéologique, comme ethnique.

 

Rien de tel en Islam, où les juifs trouvent massivement refuge à partir du rattrapage idéologique de la Castille au XVème siècle… Rien de tel contre les hérétiques, l’ultra-orthodoxe Ibn Taymiya sera condamné au cachot pour ses opinions inquisitoriales, tandis que les hérétiques (Yezidis, Druzes, Alaouites, Ismaeliens, Kizilbash…) professent toujours librement. Les chrétiens et les juifs, dans leur diversité, perpétuent librement leurs communautés.

Et pourtant, à nouveau, cette montée d’intolérance identitaire est commune à l’occident latin et au reste du monde. En témoignent la constitution à Venise, en Espagne, en Pologne-Lituanie, au Maghreb et en Asie Centrale de Ghettos (le terme est vénitien) de Stetl (en allemand-Yiddish), de Mellah (en arabe Maghrébin) : de quartiers réservés sous protection de puissances temporelles appartenant à la religion majoritaire, souvent le pouvoir exécutif lui-même. Mais ces ghettos sont aussi le témoin du maintien, dans ces pays, par les puissances temporelles, d’un statut de protection, et de l’autonomie de communautés autres, hétérogènes.

La disparition des « Juiveries » du monde roman s’explique simplement par l’absence quasi-totale de juifs entre le XIVème et le XVIIIème siècle dans cette région…