Guillaume de Tyr, v. 1160 : activité des Assassins Ismaelites, v. 1170 n-è

Il arriva vers le même temps un horrible événement, qui a eu jusques à présent des conséquences funestes pour nous, pour le royaume et pour l’Église : mais afin d’en faire mieux connaître les détails, je crois devoir reprendre mon récit d’un peu plus haut.

Il y a dans la province de Tyr, autrement appelée Phénicie, et dans les environs de l’évêché d’Antarados (Tartûs), un peuple qui possède 10 châteaux forts, avec leurs faubourgs et dépendances, et dont, la force est de 60 000 âmes et même plus, d’après ce que j’ai très souvent entendu dire. Ce peuple est dans l’usage de se donner un maître et de se choisir un chef qui gouverne, non point en vertu de droits héréditaires, mais uniquement par privilège de mérite, et que l’on appelle le Vieux, à l’exclusion de tout autre titre qui pourrait indiquer une dignité : le lien de soumission et d’obéissance qui engage tout le peuple envers ce chef est si puissant qu’il n’est rien de pénible, de difficile, de périlleux, que chacun de ceux qui en font partie n’entreprenne d’exécuter avec la plus grande ardeur, dès que le maître l’a commandé. S’il existe par exemple un prince odieux ou redoutable à cette race, le chef remet un poignard à l’un ou à plusieurs des siens, et aussitôt celui qui en reçoit l’ordre part, sans examiner quelle sera la suite de l’événement ni s’il lui sera possible de s’échapper, et va, dans son zèle ardent pour l’accomplissement de sa mission, courir et se fatiguer aussi longtemps qu’il est nécessaire, jusqu’à ce que le hasard lui fournisse l’occasion de faire ce qui lui a été prescrit, et d’accomplir les volontés de son maître. Notre peuple, aussi bien que les Sarrasins, les appelle Assissins sans qu’il me soit possible de savoir d’où leur est venu ce nom. Pendant 40 ans ils pratiquèrent la loi des Sarracènes, et se conformèrent à leurs traditions avec un si grand zèle que, comparés à eux, tous les autres peuples étaient estimés prévaricateurs, et qu’eux seuls semblaient accomplir la loi avec exactitude. De notre temps ils se donnèrent pour chef un homme doué d’éloquence, d’habileté et d’un esprit extrêmement ardent. Oubliant toutes les habitudes de ses prédécesseurs, cet homme fut le premier qui eût en sa possession les livres des Évangiles et le code apostolique : il les étudia sans relâche et avec beaucoup de zèle, et parvint enfin à force de travail à connaître assez bien la série des miracles et des préceptes du Christ, ainsi que la doctrine de l’Apôtre.

Comparant alors cette douce et belle doctrine du Christ et de ses disciples avec les doctrines que Mahomet avait données à ses complices et à ses dupes, il en vint bientôt à rejeter avec mépris tout ce qu’on lui avait enseigné dès le berceau et à prendre en abomination les ordures du séducteur des Arabes. Il instruisit son peuple de la même manière, fit cesser les pratiques de son culte superstitieux, renversa les oratoires dont on s’était servi jusques alors, affranchit les siens des jeûnes qu’ils observaient et leur permit l’usage du vin et de la viande de porc.

Voulant ensuite s’instruire plus à fond de la loi de Dieu, il choisit un homme sage, rempli de prudence dans le conseil, éloquent, déjà bien imbu de la doctrine de son maître, nommé Boaldelle, et l’envoya au seigneur Roi avec mission de lui porter en secret ses propositions, dont la première et la plus importante était que, si les frères chevaliers du Temple, qui possédaient des châteaux forts dans son voisinage, voulaient lui faire remise des deux mille pièces d’or qu’ils avaient coutume de prélever tous les ans sur son peuple en forme de tribut, et lui montrer désormais une charité fraternelle, tout ce peuple se convertirait à la foi du Christ et recevrait le baptême avec empressement.

Le Roi reçut ces offres avec joie et satisfaction, et comme il avait beaucoup de discernement, il résolut de consentir à la demande qui lui était faite, et se disposa même, à ce qu’on assure, à payer aux frères du Temple, sur ses propres revenus, les deux mille pièces d’or dont les Assissins sollicitaient la remise. Après avoir longtemps retenu leur député pour conclure un arrangement avec lui, il le renvoya auprès de son maître, afin de terminer définitivement le traité, et lui donna un guide pour l’accompagner dans sa marche et veiller à la sûreté de sa personne. Cet homme avait déjà dépassé la ville de Tripoli, toujours suivi de son compagnon de voyage, et sur le point d’entrer dans son pays, quand tout-à-coup quelques-uns des frères du Temple tirant leur glaive et s’élançant à l’improviste sur le voyageur qui s’avançait sans crainte et sans précaution, marchant sous la protection du Roi et se confiant en la bonne foi de notre nation, le massacrèrent, se rendant ainsi coupables du crime de lèse-majesté.

Le Roi, en apprenant cet horrible attentat, fut saisi de colère et comme d’un accès de rage : il convoqua aussitôt les princes du royaume, leur déclara que ce qui venait d’arriver était une offense dirigée contre lui-même, et demanda leur avis sur ce qu’il avait à faire. Les princes, assemblés en conseil, reconnurent qu’on ne pouvait fermer les yeux sur un tel événement, puisque l’autorité royale se trouvait gravement compromise ; que l’opprobre attaché à une telle action pouvait retomber injustement sur le nom chrétien et décréditer tous ceux qui le portaient; qu’enfin l’Église d’Orient était en péril de perdre une conquête agréable à Dieu et déjà regardée comme certaine. On élut dans le conseil deux nobles, Seher de Malmedy et Gottschalk de Turholt, qui furent spécialement chargés de se rendre ‘auprès du maître des chevaliers du Temple, Odon de Saint-Amand, et d’exiger qu’il donnât satisfaction au Roi et à tout le royaume, en expiation d’un crime aussi exorbitant. On accusait de ce crime un certain frère du Temple, nommé Gautier du Mesnil, homme méchant et borgne, mais stupide et n’ayant aucune espèce de discernement 5 on disait cependant qu’il n’avait commis ce meurtre que du consentement des frères. Aussi fut-il, à ce qu’on assure, ménagé beaucoup plus qu’il n’aurait dû l’être. Le maître du Temple annonça au Roi, par un exprès, qu’il avait infligé une pénitence à celui des frères à qui l’on reprochait cette action, et qu’il l’enverrait au seigneur Pape, chargé de cette punition ; en même temps il prononça, de la part du seigneur Pape, la défense à qui que ce fût d’oser faire la moindre violence à ce même frère. Il ajouta encore à ce message beaucoup d’autres paroles, dictées par cet esprit d’arrogance et d’orgueil qui lui était habituel mais il ne me paraît pas nécessaire de les. Rapporter.

Le Roi se rendit à Sidon pour cette affaire, et y trouva le maître du Temple avec beaucoup de ses frères, entre autres celui qu’on accusait du crime. Après avoir tenu conseil avec ceux qui Pavaient accompagné dans son voyage, le Roi fit enlever de vive force, dans la maison des frères, le coupable de lèse-majesté, le fit charger de fers et l’envoya à Tyr, où on l’enferma dans une prison. Cette affaire fut sur le point d’entraîner tout le royaume dans des malheurs qu’il eût été impossible de réparer. Cependant le Roi fit protester de son innocence auprès du chef des Assissins, dont le député avait péri si misérablement, et réussit à se justifier à ses yeux. Quant aux frères du Temple, il usa d’assez de modération à leur égard ; en sorte que l’a (l’aire traîna jusqu’à l’époque de sa mort, et demeura ainsi sans conclusion. On assure toutefois qu’il avait résolu, s’il parvenait à se relever de la maladie dont il fut atteint, d’employer les plus honorables interprètes pour traiter à fond la question qui venait de s’élever, et s’entendre à ce sujet avec les rois et les princes de toute la terre.