Guillaume de Tyr, 1156 : Hospitaliers, v. 1170 n-è

Pendant ce temps le roi de Sicile ordonna à ses princes d’aller mettre le siège devant la ville de Bénévent, qui appartenait à l’église romaine, et de la bloquer le plus étroitement qu’il serait possible. Le seigneur Pape, irrité à l’excès de cette entreprise, et voulant prendre sa revanche, fit tous ses efforts pour armer contre le Roi les princes mêmes de ses États, et réussit au gré de ses espérances. En effet, il parvint à soulever contre le Roi le plus puissant comte du royaume de Sicile, Robert de Basseville, fils de la tante paternelle du Roi, et beaucoup d’autres nobles encore, leur promettant à perpétuité l’assistance et les conseils de l’église romaine. Plusieurs exilés, que le Roi ainsi que son père avaient chassés du royaume en les dépouillant de leurs héritages, hommes illustres et puissants, tels que le seigneur Robert de Sorrente, prince de Capoue, et beaucoup d’autres encore, furent amenés par les sollicitations du Pape à rentrer dans le royaume et dans les terres qui leur appartenaient, en vertu de leurs droits héréditaires, et le Pape leur engagea formellement sa parole pontificale que l’église romaine leur prêterait à perpétuité son appui. En même temps, le seigneur Pape sollicita également l’empereur des Romains et l’empereur de Constantinople d’aller prendre possession du royaume de Sicile; il s’adressa ouvertement et de vive voix au premier de ces souverains qui séjournait encore en Italie, et écrivit à l’autre secrètement.

 Tandis qu’en Italie l’Église et le royaume de Sicile se voyaient ainsi agités, nos contrées de l’Orient n’étaient pas non plus exemptes de troubles. Vers le même temps, et après que la faveur divine eut remis les Chrétiens en possession de la ville d’Ascalon, pendant que le royaume jouissait d’une assez grande prospérité, et possédait des grains en abondance, l’ennemi de l’homme, jaloux de la tranquillité que le Seigneur nous avait rendue, commença à répandre de nouveaux germes de dissension.

 Raimond, maître des Hospitaliers, qui d’abord avait passé pour un homme rempli de religion et de crainte de Dieu, assisté de ses frères animés du même esprit que lui, en vint à susciter toutes sortes de tracasseries au seigneur patriarche, ainsi qu’aux autres prélats des églises, au sujet de la juridiction paroissiale et des redevances de dîmes. Ceux que leurs évêques avaient excommuniés, ou interdits nominativement et rejetés de l’Église, eu punition de leurs crimes, étaient accueillis au hasard et sans choix par les frères Hospitaliers, et admis par eux à célébrer les offices divins. S’ils étaient malades, les frères ne leur refusaient ni le viatique ni l’extrême-onction, et ceux qui mouraient recevaient par leurs soins la sépulture. S’il arrivait qu’à raison de quelque énorme péché on mît en interdit toutes les églises, ou les églises d’une ville ou d’un bourg quelconque, aussitôt les frères, faisant sonner toutes les cloches et poussant des vociférations extraordinaires, appelaient au service divin le peuple frappé d’interdiction , afin d’avoir pour eux-mêmes les oblations et les autres revenus casuels dus aux églises-mères, et d’être seuls à se réjouir, tandis que les autres étaient dans l’affliction, oubliant ces belles paroles de l’excellent prédicateur : « Soyez dans la joie avec ceux qui sont « dans la joie, et pleurez avec ceux qui pleurent ».

 Quant à leurs prêtres, ceux qu’ils admettaient n’étaient point, selon les antiques lois des sacrés canons, présentés par eux à l’évêque du lieu, pour recevoir de lui l’autorisation de célébrer les offices divins dans son diocèse, et lorsqu’ils en rejetaient quelques-uns, justement ou injustement, ils ne prenaient nul soin de le faire connaître à l’évêque ; ils refusaient en outre formellement de donner la dîme sur leurs biens et sur les revenus qui leur étaient attribués, à quelque titre que ce fût. De toutes parts les évêques avaient contre eux ces sujets de plainte, et toutes les églises cathédrales éprouvaient des pertes du même genre; mais le seigneur patriarche et la sainte église de Jérusalem essuyèrent plus particulièrement encore une offense qui fut, à juste titre, odieuse à tous les Chrétiens.

 Devant les portes mêmes de l’église de la Sainte-Résurrection, les frères de l’Hôpital entreprirent, en témoignage de mépris et d’insulte pour cette église, de faire construire des édifices beaucoup plus somptueux et plus élevés que ceux que possède celle qui fut consacrée par le sang précieux du Seigneur et Sauveur, suspendu sur la croix, et qui, après son supplice, lui fournit une douce sépulture. Bien plus, toutes les fois que le seigneur patriarche voulait parler au peuple, et montait, selon l’usage, vers le lieu où le Sauveur du monde fut attaché à la croix et opéra à jamais la rédemption de toute la terre, les frères, afin de mettre toujours quelque obstacle aux actes du gouvernement confié à ses soins, faisaient sonner aussitôt les cloches, en si grand nombre, avec tant d’activité et si longtemps, que le seigneur patriarche n’avait pas assez de force pour élever suffisamment la voix, et que, malgré tous ses efforts, le peuple ne pouvait l’entendre. Souvent le seigneur patriarche se plaignait aux citoyens de ces téméraires entreprises, et signalait, par des preuves sans réplique, la méchanceté des frères; les citoyens allaient aussi s’en plaindre à eux, mais ils demeuraient incorrigibles, et souvent même ils menaçaient d’en faire encore beaucoup plus. Ils en vinrent en effet à ce point de témérité, d’audace diabolique et de fureur d’esprit, de prendre un jour les armes, de faire irruption dans l’église agréable à Dieu comme dans la maison d’un obscur particulier, et d’y lancer une grande quantité de flèches, comme dans une caverne de larrons. Ces flèches furent ensuite ramassées et rassemblées en un faisceau : je les ai vues moi-même, et beaucoup d’autres personnes les ont vues comme moi, suspendues par une corde devant la place du Calvaire, où le Seigneur fut crucifié.

 Ceux qui examinent toutes choses avec attention sont disposés à croire que c’est à l’église romaine qu’il faut attribuer la première cause des maux que je rapporte, quoiqu’elle ait ignoré peut-être, ou du moins n’ait pas assez mûrement considéré l’objet de la demande qui lui était adressée. En affranchissant injustement la maison de l’Hôpital de la juridiction du seigneur patriarche de Jérusalem, auquel elle avait été subordonnée longtemps, et à juste titre, l’église romaine a fait que les frères n’ont plus conservé aucune crainte de Dieu, et n’en ont, quant aux hommes, que pour ceux qui leur sont redoutables. Cependant nous n’avons garde d’imputer à tous indistinctement et sans aucune restriction cet orgueil odieux à l’Éternel et source de tous les vices, et il nous semble presque impossible que tous ceux qui composent ce corps marchent dans les mêmes voies, et qu’il n’y ait aucune différence dans leur conduite. Mais afin de faire mieux connaître de quelle condition inférieure cette maison est partie pour s’élever à ce point d’élévation, et combien il est injuste qu’elle se soit montrée et se montre encore aujourd’hui si récalcitrante envers les églises de Dieu, je crois devoir remonter un peu plus haut, pour exposer l’histoire de son origine, ayant soin, avec l’aide de Dieu, de me conformer exactement à la vérité.

 Au temps où le royaume de Jérusalem, la Syrie entière, l’Egypte et toutes les provinces environnantes tombèrent, en punition des péchés des hommes, entre les mains des ennemis de la foi et du nom du Christ (ce qui arriva, ainsi que nous l’apprennent les anciennes histoires, sous le règne du seigneur Héraclius, empereur des Romains, à la suite des grands avantages que remportèrent sur lui les peuples de l’Arabie), il ne manquait pas cependant de gens qui venaient de l’Occident visiter de temps en temps les lieux saints, tombés au pouvoir des ennemis, et qui s’y rendaient, les uns par dévotion, les autres pour y faire du commerce, d’autres enfin pour l’un et l’autre de ces motifs. Parmi ceux qui tentèrent à cette époque de se rapprocher des lieux saints pour y suivre des entreprises de commerce, étaient des hommes venus d’Italie et appelés Amalfitains, du nom de la ville qu’ils habitent. Cette ville d’Amalfi, située entre la mer et des montagnes très-élevées, a dans son voisinage, du côté de l’orient, la très-noble ville de Salerne, dont elle n’est séparée que par une distance de sept milles par la voie de mer ; vers l’occident Sorrente et Naples, et au midi la Sicile, dont la mer Tyrrhénienne la sépare, à une distance de deux cents milles environ. Les habitants de ce pays furent les premiers, comme je viens de le dire, qui tentèrent de transporter par la voie du commerce, dans cette partie de l’Orient que j’ai désignée, des marchandises étrangères qui jusqu’alors y étaient demeurées inconnues; ils obtinrent de tous les gouverneurs de ces contrées de très-bonnes conditions pour toutes les choses utiles qu’ils y transportaient ; ils y arrivaient sans aucune difficulté, et le peuple leur témoignait une semblable bienveillance. A cette époque le prince d’Egypte possédait toute la côte qui s’étend depuis la ville de Gabul, située sur les bords de la mer, auprès de Laodicée de Syrie, jusqu’à Alexandrie, la première ville d’Egypte. Il avait dans chaque ville des gouverneurs qui maintenaient son autorité et la rendaient redoutable. Les Amalfitains, jouissant entièrement de la faveur du Roi et de ses princes, pouvaient parcourir le pays en toute confiance, allant de tous côtés, comme des négociants chargés de bonnes et utiles marchandises, et les colportant en tous lieux ; fidèles au souvenir des traditions paternelles et de la foi du Christ, ils visitaient les lieux saints, toutes les fois qu’ils en trouvaient l’occasion ; mais comme ils n’avaient pas dans cette ville de domicile fixe où il leur fût possible de faire quelque séjour, de même qu’ils en avaient dans les villes maritimes, ils rassemblèrent autant d’hommes de leur nation qu’il leur parut convenable de le faire pour réussir dans leurs desseins ; ils allèrent trouver le calife d’Égypte, parvinrent facilement à gagner la bienveillance des gens de sa maison, présentèrent au calife une pétition par écrit, et obtinrent une réponse conforme à leurs vœux.

  En conséquence il fut écrit au gouverneur de Jérusalem d’avoir à accorder aux gens d’Amalfi, amis du pays et colporteurs d’objets utiles, un vaste local dans la partie de la ville habitée par les Chrétiens, afin qu’ils pussent y construire une maison d’habitation. Alors, comme aujourd’hui, la ville était divisée en quatre quartiers à peu près égaux : l’un de ces quartiers seulement, celui dans lequel est situé le sépulcre de notre Seigneur, avait été concédé aux fidèles; ils y avaient leurs demeures : les autres, y compris le temple du Seigneur, étaient exclusivement occupés par les infidèles. En vertu des ordres du prince, on désigna aux Amalfitains l’emplacement qui fut jugé suffisant pour les constructions qu’ils avaient à faire : alors ceux-ci prélevèrent de l’argent sur les négociants, à titre de cotisation volontaire; ils firent bâtir en face de la porte de l’église de la Résurrection , à la distance d’un trait de pierre, un monastère qui fut élevé en l’honneur de la sainte et glorieuse Mère de Dieu, l’éternelle vierge Marie, et eurent soin d’y joindre toutes les constructions et usines qui pouvaient être nécessaires, soit pour le service des moines, soit pour l’exercice de l’hospitalité envers les gens de leur pays. Après avoir terminé leurs bâtiments, ils allèrent chercher chez eux et transportèrent de là à Jérusalem des moines et un abbé, avec lesquels ils instituèrent régulièrement leur maison, et la rendirent agréable au Seigneur par une sainte conduite. Comme c’étaient des Latins qui avaient établi cette maison, et qui la gardaient à titre de maison religieuse, elle fut appelée dès le principe, de même qu’elle l’est encore aujourd’hui, le monastère des Latins.

 Déjà à cette époque on voyait arriver de temps en temps à Jérusalem de saintes et vertueuses veuves qui, oubliant la timidité de leur sexe, et ne redoutant aucun des nombreux périls auxquels elles s’exposaient, venaient visiter et embrasser les lieux saints : comme il n’y avait dans le monastère aucun local où elles pussent être reçues convenablement au moment de leur arrivée, les hommes pieux qui avaient fondé la maison prirent soin, dans leur sagesse, de fournir un oratoire tout-à-fait séparé aux femmes qui venaient faire leurs dévotions, et de leur assigner une maison particulière et des places déterminées dans l’hôtellerie. Enfin, et grâce à la protection de la clémence divine, on parvint à instituer un petit monastère en l’honneur de la pieuse pécheresse Marie-Madeleine, et l’on y établit un certain nombre de sœurs, destinées à faire le service des femmes venant de l’étranger.

 Malgré les difficultés des temps, on voyait aussi arriver à Jérusalem des hommes venant de divers pays, tant nobles que gens de petite sorte; mais comme ils ne pouvaient parvenir à la cité sainte qu’en traversant le territoire des ennemis, il ne leur restait absolument rien de leurs provisions de voyage lorsqu’ils se trouvaient arrivés auprès de la ville : misérables et dénués de ressources, il leur fallait encore s’arrêter devant la porte, et attendre, malgré leur fatigue et leur nudité, malgré la faim et la soif qui les dévoraient, jusqu’à ce qu’on pût leur donner la pièce d’or qui seule faisait ouvrir les portes. Une fois entrés dans la ville, et lorsqu’ils avaient visité les lieux saints dans l’ordre établi, ils ne pouvaient espérer de trouver les moyens de se nourrir un seul jour, si ce n’est dans le monastère où on leur donnait fraternellement quelques secours. Tous les autres habitants de la ville étaient Sarrasins et infidèles, à l’exception du seigneur patriarche, du clergé et du misérable petit peuple de Syriens ; mais ceux-ci étaient vexés et chargés tous les jours de corvées ordinaires et extraordinaires ; employés sans cesse aux travaux les plus vils, réduits à la dernière pauvreté, tremblant incessamment pour leur vie, à peine avaient-ils eux-mêmes le temps de respirer. Accablés de misère et dénués de ressources, nos pèlerins ne trouvaient même personne qui pût leur offrir un toit hospitalier. Afin de les consoler dans leur affliction, et de leur assurer miséricordieusement le vivre et le couvert, les hommes bienheureux qui habitaient le monastère des Latins firent encore construire, dans l’enceinte du local qui leur avait été assigné, une maison d’hospitalité où l’on pût recevoir les hommes bien portants et les malades, afin qu’ils ne fussent plus exposés à être assassinés dans les rues pendant la nuit, et que, rassemblés dans un même lieu, ils pussent du moins recevoir tous les jours une nourriture quelconque, à l’aide des débris d’aliments qui seraient recueillis dans les deux monastères d’hommes et de femmes. On fit aussi construire dans le même lieu un autel, qui fut dédié au bienheureux Jean Ëleeymon. Cet homme agréable à Dieu, et digne des plus grands éloges, était né à Chypre. Ses vertus le firent parvenir à la dignité de patriarche d’Alexandrie : il se distingua particulièrement par ses œuvres de piété, et toute l’église des saints célébrera à perpétuité la ferveur de son zèle et l’abondance de ses aumônes. Cette conduite lui valut le surnom d’Éleeymon, qui lui fut donné par les saints Pères, et qui signifie miséricordieux. Cette vénérable maison, ‘ouverte charitablement à tous les hommes, n’avait cependant ni revenus ni propriétés. Pour y suppléer, les Amalfitains, tant ceux qui demeuraient à Amalfi que ceux qui faisaient le commerce, prélevaient toutes les années entre eux, et par voie de cotisation, une somme d’argent qu’ils envoyaient, par l’intermédiaire de ceux qui se rendaient à Jérusalem, à l’abbé qui gouvernait alors la maison. Elle était destinée d’abord à la nourriture et à l’entretien des frères et des sœurs qui habitaient dans les couvents, et ce qui en restait était employé en distributions d’aumônes faites dans la maison d’hospitalité à tous les Chrétiens qui arrivaient à Jérusalem.

 Tel fut le sort de cette maison pendant longues années et jusqu’à l’époque où il plut au souverain maître de toutes choses de délivrer des superstitions des Gentils la cité qu’il avait purifiée par son propre sang. A l’arrivée du peuple chrétien et des princes agréables à Dieu, auxquels le Sauveur voulut livrer de nouveau son royaume, on trouva, dans le monastère des femmes, une femme sainte et dévouée à Dieu, remplissant les fonctions d’abbesse : elle se nommait Agnès, était née romaine et noble selon la chair. Elle survécut encore quelques années à la délivrance de la cité sainte. On trouva aussi dans la maison d’hospitalité un nommé Gérard, homme d’une vertu éprouvée, qui, lorsque la ville était encore au pouvoir des ennemis, avait pendant longtemps et en toute dévotion servi les pauvres Chrétiens, sous les ordres de l’abbé et des moines du couvent. Il eut pour successeur ce Raimond dont il me reste maintenant à parler.

 Dès que les frères de cette maison de l’Hôpital, qui avait eu une si modeste origine, eurent pris un peu de consistance, ils commencèrent par se soustraire à la juridiction de l’abbé : dans la suite, leurs richesses, s’étant accrues à l’infini, l’église romaine leur accorda l’émancipation de l’autorité du seigneur patriarche, et aussitôt qu’ils eurent acquis cette dangereuse liberté, ils ne conservèrent plus aucun respect pour les prélats des églises, et refusèrent formellement de servir les dîmes sur tous les biens qui leur étaient dévolus, à quelque titre que ce fat. Entraînés par cet exemple, un grand nombre des établissements que l’on nomme vénérables, tant monastères que maisons d’hospitalité, dont l’Église avait jeté les premiers fondements par pure libéralité et pour accomplir, selon son usage, des œuvres pies, et qu’elle avait conduits à un état prospère, devenus plus récalcitrants à force de richesses, se séparèrent de leur pieuse mère, qui d’abord les avait nourris de son lait comme ses propres enfants, et qui, dans la suite des temps, les avait engraissés à l’aide d’une nourriture plus solide ; en sorte que l’Eglise put avec justice répéter à leur sujet cette complainte du prophète Isaïe : « J’ai nourri des enfants, et je les ai élèves, et après cela ils m’ont méprisé » Que le Seigneur daigne les épargner et rentrer dans leurs cœurs, afin qu’ils apprennent à servir en toute crainte la mère qu’ils ont abandonnée! Surtout qu’il ait encore plus d’indulgence pour celui qui, ayant cent brebis, n’a vu que celle du pauvre et la lui a enviée, et de qui le Seigneur a dit : « Vous avez tué Naboth, et de plus, vous vous êtes emparé de sa vigne ! ». Malheur à celui-là, quel qu’il soit ! car, selon la déclaration du prophète, celui-là est un homme de sang.

 A la suite de plusieurs réclamations réitérées, le seigneur patriarche et les autres prélats des églises reconnurent l’impossibilité de faire réussir leurs demandes auprès des frères, et l’affaire fut portée des deux côtés à la cour du pontife romain. Le seigneur patriarche, quoique fort âgé et presque centenaire, prit avec lui plusieurs prélats, savoir le seigneur Pierre, archevêque de Tyr et deux de ses suffragants (le seigneur Frédéric, évêque d’Accon, et le seigneur Amaury, évêque de Sidon), le seigneur Baudouin, archevêque de Césarée; le seigneur Constantin, évêque de Lydda; le seigneur Rainier, évêque de Sébaste, etc. ; enfin le seigneur Herbert, évêque de Tibériade. Le printemps avait ramené une plus douce température, les vents d’hiver cessaient d’agiter la mer, et le souffle du vent d’ouest commençait à rendre la navigation, plus facile : le seigneur patriarche et les prélats se mirent en route, et, protégés par le Tout-Puissant, ils arrivèrent, après une heureuse traversée, dans la ville d’Otrante, port de mer situé dans la Pouille.

 Tandis que les évêques d’Orient mettaient le pied sur ce territoire, l’empereur de Constantinople, cédant aux invitations que le seigneur Pape lui avait adressées, ainsi que je l’ai déjà dit, avait envoyé des princes dans ce pays, chargés de sommes considérables, et ceux-ci avaient occupé toute la contrée les armes à la main, et du consentement des principaux seigneurs qui y habitaient. Lorsque le seigneur patriarche partit d’Otrante avec les prélats pour se rendre à Brindes, les gens de l’Empereur avaient déjà pris possession de cette dernière ville, que les citoyens lui avaient livrée, et la citadelle seule, avec le petit nombre d’habitants qu’elle renfermait, demeurait encore fidèle au Roi. D’un autre côté, le comte Robert, dont j’ai déjà fait mention, suivi de tous ceux qui s’étaient dévoués à son parti, soit par haine contre le Roi, soit par affection pour lui, s’était emparé de vive force des belles métropoles de Tarente et de Bari, et de tout le littoral qui s’étend jusqu’à l’extrémité du royaume. Les grands et illustres Robert prince de Capoue et le comte André avaient pris possession pour leur compte de toute la Campanie, vulgairement appelée terre de Labour, et de Salerne, Naples et San Germano; toute cette contrée était dans une si grande agitation, que les passants même ne pouvaient trouver nulle part ni repos ni sécurité. Pendant ce temps, l’empereur des Romains, le seigneur Frédéric, était encore dans les environs d’Ancône avec ses armées; mais les légions qu’il avait amenées en Italie y souffraient horriblement ; les plus grands et les plus nobles princes de l’Empire périssaient successivement ; à peine en restait-il un dixième; ceux qui survivaient à ce désastre voulaient, à toute force, retourner chez eux, et l’Empereur, ne pouvant les retenir, se voyait contraint, malgré lui, à faire toutes ses dispositions de départ, et abandonnait à regret des affaires qui auraient encore demandé sa présence, particulièrement celles qui se rapportaient au royaume de Sicile.

 Le seigneur patriarche et les prélats, remplis d’anxiété, délibéraient, et ne savaient quelle route suivre pour se rendre auprès du Pape, tant la guerre et l’esprit de sédition, répandus en tous lieux, semblaient fermer toutes les issues. Un certain Ansquetin, chancelier du roi de Sicile, qui assiégeait la ville de Bénévent, refusa aux députés que le seigneur patriarche lui avait envoyés pour lui demander une escorte, la faculté même de passer dans cette ville, par où la route était beaucoup plus courte. Enfin ayant pris l’avis de quelques hommes sages, le patriarche prit la voie de mer, et arriva à Ancône avec tout son cortège. Il envoya aussitôt quelques évêques auprès du seigneur empereur des Romains, qui était déjà en marche pour rentrer dans ses États, les chargeant de le saluer de sa part et de lui demander des lettres pour le Pape, au sujet de l’affaire qu’il allait traiter. L’Empereur, poursuivant sa marche, avait déjà dépassé les villes de Sinigaglia et de Pésaro ; cependant les députés l’atteignirent, et il satisfit à leur demande. Le seigneur patriarche se dirigea alors vers Rome avec tout son cortège, marchant sur les traces du seigneur Pape, qui venait de sortir de la ville de Narni, et le poursuivant comme un homme qui fuit. Arrivé à Rome, le patriarche s’y reposa quelques jours; mais ayant appris que le Pape s’était arrêté à Férentino, il s’y rendit en toute hâte pour ouvrir enfin des négociations sur l’affaire qui l’appelait en Italie. Quelques personnes disaient que le seigneur Pape évitait à dessein de se laisser joindre par le patriarche, afin de le fatiguer et de l’accabler de frais, et l’on ajoutait qu’il s’était laissé séduire par les immenses présents des frères Hospitaliers arrivés auprès de lui longtemps auparavant, et qu’il était disposé en leur faveur. D’autres disaient que le seigneur Pape n’avait précipité sa marche que pour se diriger vers la ville de Bénévent, toujours étroitement bloquée. Deux choses demeuraient évidentes, c’est que le seigneur Pape et les gens de sa maison avaient admis les frères Hospitaliers dans leur intimité, et que d’autre part le Pape mettait une sorte d’obstination affectée à repousser loin de lui le seigneur patriarche et tous les siens, comme s’ils eussent été des enfants adultérins, indignes de sa présence.

 Le patriarche cependant, arrivé à Férentino, se présenta, selon l’usage, devant le prince des apôtres; il fut mal accueilli, et plus mal traité encore ; la plupart des cardinaux ne lui témoignèrent que mauvaise volonté, et il acquit, par la contenance même du seigneur Pape, la certitude des dispositions qu’on lui avait annoncées. Cependant, fidèle aux conseils de quelques-uns de ses sages amis, le patriarche sut se contenir ; il avait beaucoup de gravité ; il continua à voir souvent le Pape, et dans les jours de fête il assista régulièrement au consistoire, toujours entouré du vénérable cortège de ses évêques, et toujours pressé par une troupe d’avocats tout prêts à remplir leurs fonctions toutes les fois qu’il pourrait en avoir besoin. Enfin les deux partis obtinrent audience; on disputa pendant plusieurs jours de suite, toujours inutilement, et le seigneur patriarche voyant bien, de même que quelques-uns de ses amis intimes, qu’il lui serait impossible de rien obtenir, prit congé du et fit ses dispositions pour retourner dans son rempli de confusion et de crainte, et dans une situation plus fâcheuse qu’au moment de son arrivée. Il se trouva à peine dans toute la foule des cardinaux deux ou trois hommes qui osassent se montrer fidèles au Christ, et disposés à soutenir son ministre dans sa juste cause : ce furent le seigneur Octavien et le seigneur Jean de Saint-Martin, qui avait été archidiacre du seigneur patriarche, lorsque celui-ci était archevêque de Tyr. Tous les autres se retirèrent après avoir reçu les présents, et suivirent les voies de Balaam fils de Bosor. Le seigneur Pape, empressé de s’occuper de ses affaires particulières, traversa la Campanie, et se rendit à Bénévent.

 Cependant le roi de Sicile, le seigneur Guillaume, ayant appris, par les nombreux messagers qui lui furent expédiés, que dans la Pouille le comte Robert de Basseville, assisté des Grecs , avait occupé de vive force tout le pays ; que dans la Campanie le prince de Capoue et le comte André étendaient chaque jour leur autorité ; qu’enfin le seigneur Pape, retiré à Bénévent, encourageait et soutenait tous ceux que je viens de nommer; le roi de Sicile, dis-je, rassembla ses chevaliers dans toute la Sicile et dans la Calabre, et se rendit dans la Pouille à la tête d’une nombreuse armée. Arrivé auprès de Brindes, il mit aussitôt en fuite le comte Robert, et dispersa les Grecs dès la première rencontre -, leur armée fut presque entièrement détruite, et leurs chefs furent pris et chargés de fers[7]. Il s’empara avec un pareil succès des immenses trésors que les Grecs avaient apportés, et les fit verser dans ses coffres; puis, ayant repris possession de toute la contrée qui l’avait renoncé, et s’étant réconcilié avec les peuples du pays, il alla, de sa personne, presser le siège de Bénévent. Le seigneur Pape, qui s’y était renfermé avec les cardinaux et tous les habitants, se trouvèrent, dès ce moment, exposés à toutes sortes de maux ; les vivres leur manquaient, et déjà tous éprouvaient les plus vives sollicitudes, quand tout-à-coup, après l’échange de plusieurs messages, la paix se trouva conclue, sous plusieurs conditions secrètes, entre le seigneur Pape et le roi de Sicile, à l’exclusion de tous ceux qui n’avaient entrepris tant de travaux et bravé tant de périls que sur les instances du seigneur Pape. En se voyant déçus de leurs espérances, et en apprenant que le Pape n’avait point demandé grâce pour eux et s’était borné à conclure la paix pour lui et pour l’église romaine, les nobles que j’ai déjà nommés éprouvèrent de vives anxiétés, et cherchèrent aussitôt les meilleurs moyens de sortir du royaume et de sauver du moins leurs personnes. Les comtes Robert et André se rendirent promptement en Lombardie avec quelques autres nobles, et de là auprès du seigneur Empereur. Plus malheureux que les autres, le prince de Capoue avait fait ses dispositions pour s’embarquer et passer le Garigliano. Déjà il avait envoyé en avant quelques-uns des siens, et était demeuré sur le rivage avec un petit nombre d’hommes, lorsqu’il fut arrêté et fait prisonnier par ceux-là même qui devaient le transporter. H fut livré aux fidèles du Roi, et conduit de là en Sicile, où il languit à jamais dans le fond d’une prison; on lui arracha les yeux, et il mourut enfin misérablement.