Cependant l’empereur [Manuel] était irrité contre Thoros, parce que celui-ci avait enlevé aux Romains toute la contrée [de la Cilicie]. Il fit marcher contre lui son général Andronic à la tête d’une armée considérable. De son côté, le grand Thoros, ayant rassemblé ses troupes, s’avança contre les Grecs. Les deux armées se rencontrèrent auprès de Tarse, et le combat s’engagea. Mais Dieu protégea les Arméniens ; les Romains ne purent leur tenir tête et furent battus. Ils perdirent trois mille hommes; une foule de captifs, d’entre les principaux officiers de l’armée, furent chargés de fers, et ensuite rendus à la liberté, moyennant une grosse rançon. Le grand Thoros, ayant mis la main sur tout ce que renfermait le camp des Romains et recueilli la rançon des captifs, se vit possesseur de richesses immenses. Il rendit grâce à Dieu qui l’avait vengé de ses ennemis.
[…]
A cette époque mourut le khalife d’Egypte. Il avait un fils nommé Abbas, qui voulut le remplacer. Mais comme le prince d’Egypte s’y opposa, Abbas prit tous les trésors de l’Etat, et emmenant avec lui 3000 esclaves arméniens, il les équipa et les arma. Puis, sous la direction des Bédouins, il prit pendant la nuit le chemin de Damas pour se rendre auprès de Nur ad-din. Mais le lendemain les troupes égyptiennes, se mettant à sa poursuite, l’atteignirent. Les esclaves arméniens, rendus à la liberté, tombèrent sur les Égyptiens qu’ils exterminèrent. Ceux, parmi ces derniers, qui échappèrent au massacre, s’enfuirent en Palestine où ils firent halte. Cependant un des Bédouins, arrivé à Jérusalem, annonça aux Francs ce qui venait de se passer. Aussitôt ceux-ci s’équipèrent et marchèrent contre les Arméniens. Abbas, après avoir disposé sa troupe, lui dit :
« Courage, mes enfants, soyez braves contre les Francs comme vous l’avez été contre les Egyptiens. Je vous comblerai d’honneurs. »
Les Arméniens, prenant leurs armes et faisant bonne contenance, s’avancèrent contre les Francs avec ardeur. Cependant, ayant aperçu le signe de la rédemption porté au-devant des Francs, les mains leur manquèrent, et, fondant en larmes, ils descendirent de cheval et se prosternèrent devant ce signe sacré comme des gens mourants de désir. Les Francs s’emparèrent facilement de trésors immenses et vendirent Abbas au prince d’Egypte. Dès que celui-ci le tint en son pouvoir, il le fit crucifier. Les Francs laissèrent les enfants de l’Arménie se retirer avec leurs vêtements seulement, montrant ainsi leur ingratitude envers leurs bienfaiteurs, envers de pieux chrétiens, qui de leur propre mouvement les avaient mis en possession de tant de richesses.
Renaud [de Châtillon], qui portait le titre de prince d’Antioche, eut une contestation avec le baron Thoros, au sujet des forteresses que les Romains avaient enlevées aux Frères (Templiers) et que Thoros avait reprises aux Romains. Renaud disait :
« Les Frères combattent pour la cause commune des chrétiens ; rends-leur ce qui leur appartient. »
Un combat fut livré auprès d’Iskenderun, et beaucoup de gens périrent des deux côtés. Renaud fut contraint de s’en retourner chez lui couvert d’humiliation. Postérieurement Thoros rendit de lui-même aux Frères les forteresses qui étaient sur les confins d’Antioche; et ceux-ci lui firent serment de secourir les Arméniens, dans toutes les occasions où ils en auraient besoin, même jusqu’à la mort, et de partager toutes leurs peines.
En l’année 584 de l’ère arménienne (1135) le baron Sdéphanè, frère du baron Thoros, étant arrivé sous les murs de Marash, y fit entrer pendant la nuit ses troupes, qui furent reçues dans les maisons de ceux des habitants qui étaient chrétiens. Cette surprise fut ménagée par un prêtre de cette ville avec lequel le baron Sdéphané était d’intelligence. Au lever de l’aurore, ses soldats s’emparèrent de la place, et massacrèrent les Turcs qu’elle renfermait. Fiers de leur victoire, ils insultaient ceux qui étaient renfermés dans la citadelle, et avaient commerce ouvertement avec leurs femmes. Aussi Dieu, irrité, ne la livra pas entre leurs mains. Alors ils mirent le feu à la ville, et ayant emmené les chrétiens, ils pénétrèrent jusque dans l’intérieur du pays. L’émir, ayant saisi le prêtre qui avait favorisé ce coup de main, le fit écorcher et brûler vif.
Cette année, Renaud, d’accord avec Thoros, et aidé par lui, passa dans l’île de Chypre, s’en empara et la pilla. Il extorqua une rançon pour les hommes et les animaux qui vivaient sur le littoral, mais en les laissant en liberté. Il prit seulement des otages, retenant auprès de lui des évêques, des prêtres et des nobles, jusqu’à ce que la contribution qu’il avait imposée eût été acquittée. Cette expédition fut motivée par deux raisons : la première, parce que les Romains tourmentaient les Francs qui habitaient cette île, et la seconde, parce qu’ils excitaient les Turcs à tuer les Arménien.
Cependant le baron Sdéphané vint attaquer la forteresse de Pertus et la pressa vivement. Les assiégés lui demandèrent de leur assurer par serment de les épargner, promettant à cette condition de se rendre. Ce serment leur fut donné, et les Arméniens, étant entrés dans la place, laissèrent aux Turcs la vie sauve et la faculté de se retirer.
On rapporta au baron Sdéphané que les Turcs ne cessaient de faire entendre des menaces, annonçant leur intention de s’adjoindre de nouvelles forces et de venir saccager la contrée. Alors il consulta des ecclésiastiques, qui lui répondirent que si ces provocations étaient telles, il était dégagé de son serment. En conséquence il les fit tous massacrer. Les infidèles, ayant eu connaissance de cette exécution, devinrent derechef les ennemis des chrétiens.
Cette année mourut le grand sultan du Khorassan, Maç’ud, laissant un fils en bas âge. On lui donna pour Atabek l’émir Ildigiz, qui épousa la mère du jeune prince et prit en main les rênes de l’Etat. Peu de temps après, celle-ci mourut, et le pouvoir suprême fut remis à Ildigiz ; mais il conserva le titre d’Atabek. C’est pour cela que depuis lors les souverains du Khorassan portent ce titre, et leur royaume le nom de Maison des Atabeks. Leur autorité s’étend jusqu’à Mossoul, et dans la Mésopotamie jusqu’à Harran, dans toute l’étendue de la contrée.
Pareillement les princes établis dans la Cappadoce piétinent le titre de Khaqans et de Seldjoukides, du nom de leur ancêtre. Les Danishmend ne formaient pas un empire entièrement consolidé, car Kilij Arslan et Kara Arslan, seigneur de Sébaste, étaient en rivalité. Le baron Sdéphané en profita pour faire une incursion dans le domaine de ces deux princes.
Le roi de Jérusalem, s’étant rendu à Antioche, y réunit des troupes, appela un corps d’Arméniens, et vint s’emparer de Harem, et saccager le pays jusqu’à Alep.
[…]
Cette même année, Nur ad-din convoqua des troupes de tous côtés, parmi les habitants du Yémen, les Égyptiens, les Assyriens, les Arméniens et les Cappadociens, avec l’intention de détruire le royaume de Jérusalem et la souveraineté du sultan Kilij Arslan. Plein d’arrogance, il restait assis en silence pendant plusieurs heures, sans prononcer un mot, ne faisant que lire et prier. Il ne permettait pas que l’on bût du vin dans son camp ; nulle part on n’entendait, parmi ses troupes, les cris qui accompagnent les jeux, les chants et les danses. Pour prix de cette austérité, il espérait qu’un ange viendrait s’entretenir avec lui ; car les fakirs et le trompaient. Les uns lui disaient,
« Nous l’avons vu monter au ciel » ; d’autres :
« Un ange de Dieu est à tes côtés et converse avec toi. »
Lui ajoutait foi à ces propos ; tandis que, dans l’orgueil que lui inspiraient ces pensées, il restait à Damas, des troupes innombrables lui arrivaient de toutes parts. Mais tout à coup le Seigneur le frappa, et il mourut après un règne de 29 ans. Alors ses troupes se dispersèrent, et chacun retourna dans son pays. Son fils (sic) Malik Salah fut l’héritier de sa puissance.
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La même année, le grand Léon, chef des Arméniens, fit prisonnier le prince d’Antioche, et lui fit subir des tortures par représailles des mauvais traitements que le prince avait infligés à Rupen, frère de Léon. Le comte Henri [de Champagne], étant arrivé d’Antioche, interposa sa médiation et, à force d’instances, le tira de ses mains; car c’était un homme ami de la paix et du bien.
Le valeureux Léon étendit sa domination sur 72 forteresses, et sa renommée se répandit en tous lieux. Les Romains et les Francs s’empressèrent de le reconnaître comme roi. Chacune de ces deux nations lui envoya une couronne, l’une et l’autre revendiquant sa gloire. Ce fut un monarque puissant, illustre, terrible envers les peuples infidèles qui entouraient ses Etats et qui tremblaient devant lui. Aussi sa protection lut-elle implorée par les fils de Kilij Arslan, affaiblis par la division du royaume de leur père en un grand nombre de principautés. L’un d’eux, le plus jeune, régnait à Iconium ; un second à Ablastha, et un troisième à Néo-Césarée. Les autres avaient pris ce qui restait des possessions paternelles, et la désunion existait parmi eux. Mais celui qui eut le plus recours à Léon fut le Malik (roi) qui occupait la partie supérieure du pays et qui résidait à Ablastha. Celui-là entreprit des expéditions qui ajoutèrent à son patrimoine des forteresses et des provinces.