Partie I ; D : La grande Fitna et l’ordre de ‘Abd al-Malik : Instabilité et particularisme tribal : la solidarité arabe

Les Banû Taghlib comme Mawlâ’, comme muhâjirîn, et comme A‘râb alliés :

La Wâlâ’, dans les relations nord-arabiques archaïques, désigne à la fois le statut des esclaves affranchis et celui des tribus arabes en position d’infériorité. Ainsi, il est très probable que les Banû Namir aient été les « vassaux » des Taghlib dans le cadre de la confédération Rabî‘a, de même de nombreuses tribus du Hijâz étaient vassales des Quraîsh.
La soumission consécutive à l’entrée des Muhâjirûn dans les régions mésopotamiennes a beaucoup à voir avec ce genre de relations. Des « contrats de clientèle » étaient établis entre les clans dominants de la Hijra et des groupes tribaux moins influents, lesquels étaient souvent en charge des Qatâ‘î, ces parcelles de terrain attribuées en récompense aux combattants de la foi1.
Le « procurateur » des Arabes de Jazîra, Al-Walîd b. ‘Uqba lui-même, établit un réseau de fidélité à son échelle et certain Taghlib ont pu, à l’exemple de cet arabophone chrétien Abû Zubaîd, lié à notre tribu par sa mère, devenir les Mawâlî de puissants Commandeurs (Amîr-s)2.

Dans les listes du dîwân d’époque marwânide encore, en Egypte, les Mawâlî (Mauleis/oi), en l’occurrence non-arabes, ne sont pas pour autant ethniquement distincts, mais bien statutairement des Muhâjirîn, des Môagaritai3.
Le Wâlî a toujours autour de lui ce qu’il appelle un « système clientéliste » appuyé sur les ashrâf, les « chefs de clans », dans lesquels sont évidemment compris les chefs des puissantes tribus « a‘râb » et/ou partiellement muhâjirîn (« immobiles » = Hîara)4.

La walâ’ n’oblige pas plus le protégé à abandonner sa propre « dîn » pour rejoindre celle du protecteur. Un certain Sarjûn b. Mançûr, qui pourrait très bien être le père de Jean de Damas, était un important personnage de la cour sufîânide, et n’avait pas abandonné sa religion, non plus que son comparse aulique, le poète Taghlibî al-Akhtâl5 . Ce dernier était en quelque sorte un protégé, un client, mais des personnages arabes si éminents, et chrétiens, n’étaient manifestement pas des esclaves affranchis. Inversement, et comme Içfahânî le conclut6, même si cette famille des logothètes de Damas semble proche des Arabes (voire d’origine arabe si on s’en tient à l’ onomastique), elle est pourtant considérée comme non arabe par la postérité7. La seule chose que l’on puisse assurer d’un tel élément, est la possibilité pour être Mawâlî, à une période aussi tardive que le règne de Yazîd (59/680-63/683), de garder sa confession première. D’ailleurs le verset coranique le prévient, « Ne prenez pas juifs et chrétiens comme vos Awliâ’, non plus qu’eux ne vous prendrons comme Awlîâ’ »8.

A la bataille du Chameau, en 35/656, les Rabî‘a et les Kinda combattirent sous le même étendard aux côtés de ‘Alî99. Ils renouvelèrent cette allégeance à Çiffîn10. Certains étaient du côté de Mu‘âwiya, dont un important poète de cour11, mais relativement peu12.
Tout ceci démontrant surtout que des populations du même groupe tribal ont pu appartenir à des réseaux de clientèles différents, selon les opportunités du moment. Encore une fois la logique segmentaire n’était pas évidente, avant que le particularisme tribal ne soit poussé par l’unification des Arabes13. Un exemple très précis permet de transcender de telles contradictions, Sa‘d b. Hubat Allah Abû al-Rajâ’ al-Taghlibî était un grand combattant ‘alide de Çiffîn et pour l’année 61/681 14. Tabarî nous rapporte que l’un des deux assassins de Husaîn durant la bataille était un certain ‘Urwa b. Batâr al-Taghlibî. Shuraîk b. Judaîr al-Taghlibî, lui, combat aux côtés des ‘alides et se range auprès de Ibrahim al-Ashtar, appoint ‘alide à l’état Zubaîride15.
L’éventuelle spécificité jacobite n’était absolument pas problématique au moment de montée en puissance des sufîânides du côté Mésopotamien du Proche-Orient. Ajoutons que l’éventuelle opposition des clans Taghlib ne s’est pas basée sur des raisons confessionnelles, puisqu’un des poètes les plus éminents de cette première période, Ka‘b b. Ju‘aîl, est mentionné par la postérité comme ayant abandonné le christianisme. Il était malgré tout partisan du clan sufîânide, lequel est resté, dans les sources syriaques comme arabes, comme le plus favorable au christianisme. Il protégeait le grand apologiste Taghlib Al-Akhtâl, ouvertement chrétien et panégyriste du vin.

Les Nestoriens d’Irak, sous le califat de Mu‘âwîa, sont tout autant ravis des bonnes relations qu’ils tissent avec la population arabe : Yôhanân b. Penkâyê met lui aussi une très grande distinction entre Mu‘âwîa, « La Justice a fleuri en ce temps et il y avait la paix dans les régions sous son gouvernement »16, des temps actuels (66/687 : rébellion de Mukhtâr17) qui, eux, sont faits de souffrances18. Pourtant, Ishô‘-Yahb, catholikos de Ctesiphon, nous assure que :
« Ces Tayyâyê n’évitent pas seulement de combattre le christianisme, ils recommandent même notre religion, et font des présents aux couvents et aux églises19 […] ». La chronique maronite rappelle même que Mu‘awîa aurait arbitré une dispute entre Chalcédoniens et Jacobites20.
Cette apparente communion se double même d’une véritable liberté religieuse, qui nous pousse à relativiser les événements militaires de la place de Takrît21. Il reste que ce qu’a pu dire Bar Hebraeus quant à sa reddition maîtrisée relève d’une propagande liée à des privilèges civiques22, qui dépendent essentiellement de l’existence ou de l’absence de traité de Çulh (capitulation).
Par contre la biographie de Marûtâ décrit une période de bien-être dans les années de la deuxième fitna et de Mu‘âwîa, jugeons plutôt :
« Quand je considère tous les biens que possèdent maintenant les fils de Tagrît Bénie, c’est-à-dire leur foi orthodoxe, leur zèle pour elle et l’accomplissement des bonnes œuvres qui lui conviennent(aumône facilitée), leurs offices spirituels (heures des offices respectées) et la célébration des divins mystères (eucharistie libre), le bel ordre des clercs, les rangs disciplinés des prêtres qui sont à leur tête, le beau maintien et la belle tenue des diacres au milieu d’eux dans le sanctuaire[…] »23.
Pendant la première Fitna, les Taghlib qui sont alliés à ‘Alî sont véritablement dans une position d’infériorité, et quelque part d’extériorité, comme les informations de Abû Mikhnâf tendent à l’indiquer. Tabarî a retenu à ce propos une très intéressante anecdote. Maçqala b. Hubayra, un ‘Alide, tente de se rallier son frère Nu‘aîm, attaché aux Umayyades. C’est un émissaire Taghlib, présenté lui aussi comme chrétien, qui est chargé de le contacter Nu ‘aîm, le chef de clan. Il échoue dans sa mission et se fait exécuter par l’armée du Shâm. Lorsque l’information arrive à ses contribules, ils ne réagissent pas dans le cadre d’une opposition idéologique, mais exigent de Maçqala qu’il paie la rançon du sang pour ce sacrifice inutile24.

Encore une fois, les Taghlib chrétiens sont intégrés aux luttes interclaniques et politiques du Moyen Orient, sans que leur adhésion à l’orthodoxie muhamadienne ne soit exigée, ni cette problématique posée un seul instant.
Néanmoins, l’alliance avec les Irakiens ‘Alides semble surtout motivée par leur position de force au début de la Guerre Civile, puisque par la suite, les Taghlib de l’entourage de Sajâh sont associés à Mu‘âwîa et entrent avec lui dans Kûfa, pour prendre possession des quartiers ‘Alides25. Après l’entrée à Kûfa de Zîâd b. Abîhi, le demi-frère du calife les installa avec les Kinda dans le même Arba‘, ce qui semble une mesure de conciliation intertribale26. A nouveau, Mu’âwîa est censé les avoir grandement favorisé en détachant en 44/665 Qinnasrîn de Himç et « Mawçil wâ al-Jazîra » de Kûfa (en nommant un gouverneur autonome Hukaîm b. Salâma al-Hizâmî)27. Il permit ainsi aux Arabes (chrétiens ?) du Nord de l’empire de rester dans leur état bédouin ; mais par la même occasion il rendit possible les installations de « Muhâjirûn » originaires du Najd ou du Hijâz… Un des rares Taghlibî intégré à la Hijra et désigné comme transmetteur de Hadîth, Bishr b. Qaîs aurait été installé dans le jund de Qinnasrîn, au service de Mu‘âwîa et aurait transmis des informations sur le statut des concubines28.

La deuxième fitna :

Cette situation trouble semble évoluer à partir de la mort de Mu ‘âwîa et nous allons voir ici comment le groupe des Taghlib, entre autres Arabes chrétiens, cherche à conserver une place dans une société arabe proche-orientale en considérables mutations.

A : La guerre civile, les alliances

Les regroupements idéologiques rattachent les Iyâd aux Rabî‘a comme fils de Nizâr et ces derniers au groupe des Qaîs/Mudar, les « nords-arabes », descendant de ‘Adnân. Comme le remarque P. CRONE, il est difficile de savoir si ces nasab-s, retenus par les savants classiques,ont prévalu à leur alliance avec la « rébellion » des Zubaîrides contre Marwân et ses fils. Car ils auraient pu s’imposer pour des raisons politiques, économiques, diplomatiques ou idéologiques et, en un mot, tribales. Et ce n’est qu’ensuite que ceux qui se proclamaient « fils de Rabî‘a » ont été affiliés au groupe des Banî ‘Adnân29.

En effet, au début, les Taghlib, comme les Qahtân, se sont alliés aux Qaîs et ont soutenu ‘Abd Allâh b. al- Zubayr. Ils étaient alors encore attachés aux ‘alides, largement en perte de vitesse après la mort de leur imâm al-Husaîn (63/683)
30. Mais ils se faisaient les avocats de l’ambition des groupes marginaux de l’espace euphratésien et irakien (en revendiquant une sâbiqa prophétique importante, dans leur adhésion précoce à l’alliance médinoise) à participer plus activement au pouvoir, contre les groupes « syriens » des Kalb b. Wabara31. Puis les Kinda les Hamdan et les Ghassân et leurs alliés de Himîar, Azd et Hadr Mawt (Qahtân) ont abandonné le camp de Ibn Al-Zubaîr après la victoire de Marwân à Marj Rahit en 684, pour former avec les Qudâ‘a le groupe Yemen32.

Les Taghlib, quant à eux, semblent être restés fidèles au clan zubaîride, et avec les autres Rabî‘a, ils se placèrent sous le commandement de Zufar b. Hârith des Kilâb et ‘Umayr b. al-Hubâb des Sulaîm. Après la défaite des Zubaîrides, au Moyen-Orient et leur repli sur le Hijâz, les Taghlib assistés de leurs affidés Namir, se regroupent avec les Qaîs pour poursuivre le combat33.

Néanmoins, il semble que dès le départ, la tribu Taghlibîa était divisée. Les « Kalb-Qudâ‘a »34 ont-ils réussi à lui faire entrevoir le risque que recelait un soutien trop appuyé à des groupes du Hijâz et du Najd (comme les Tamim, voire leurs voisins Iyâd, et évidemment les ‘Abd al-Qaîs) ? Al-Akhtâl, al-Qutâmî et bien d’autres hommes liges des sufîânides ont du jouer un rôle dans ce retournement, et ils ont beau jeu ensuite de déplorer la rupture entre les deux fils de Nizâr. A l’inverse, les panégyristes Qaîs derrière le grand maître Jarîr dénoncèrent cette alliance d’intérêt des Taghlib avec les fils de Qahtân35.
Peu à peu, la défense des premiers Muhâjirûn, a évolué pour faire primer la sâbiqa
prophétique, en s’appuyant sur une histoire mythique, dans laquelle les Taghlib n’ont joué que des rôles marginaux, voire celui d’ennemis.

Les premiers hadîth datent vraisemblablement de cette période, lorsque par exemple le prophète se réjouit de la victoire des Tamîm à Dhû Qar (610) contre les Lakhmides et leurs clients Taghlib, comme traîtres à la « nation arabe »36. Ainsi, ethnies syriennes, yemenites et jazîriennes se sont soudées pour défendre leur droit de régir le territoire moyen-oriental, là où les prémices de l’historiographie37 commençaient à leur faire jouer le rôle d’éternels alliés de l’ennemi.

B : Les « Arabes traîtres » :

« Il m’es venu l’information qu’un certain groupe d’Arabes tribaux ont quitté notre territoire et se sont installé dans ton territoire, par Dieu, si tu ne les renvoie pas, nous allons révoquer nos accords avec les chrétiens vivant sous souveraineté arabe et les expulser »38.

Au même moment, « l’ennemi » Rûm, en la personne de Justinien II (64/685-75/695) entreprit la reconquête de l’Arménie et des hauteurs de la Jazîra et du Jbal al-Akrâd. Il n’est pas impossible que certains clans aient alors décidé de reprendre de vieilles alliances tombées en désuétude avec l’empire romain d’orient en pleine restauration39.
Intéressons nous ici à ce soupçon de collusion avec l’ennemi qu’encourent dès lors les Taghlib, Namir et Iyâd et comment les mémoires tribales semblent avoir fait le tri des bons et des mauvais dans de tels épisodes.
Car nous possédons, dans les vers épiques du poète damasquin al-Akhtâl, la preuve que la trahison et la fuite derrière les drab (les cols du Taurus) était un phénomène assez récurrent à l’avènement des Marwanides, bien plus qu’il n’avait pu l’être à l’époque des conquêtes. A l’époque, le Ard al-Rûm ne recouvraient aucune réalité géographique, puisqu’alors il n’existait aucune Ard al-‘Arab dans le croissant fertile, à peine envahi (à l’exception de celles peuplées des tribus, qui permirent sans doute aux historiographes classiques de les confondre avec l’ensemble de leurs conquêtes). Selon les sources d’époque, qui relatent plus des razzia que la
création d’une nouvelle administration arabo-islamique40, il n’existait nulle frontière, pour la simple raison que les Tayyâyê n’avaient pas décidé par avance où se situerait le front qui prévaut par la suite pour 4 siècles. (Il est intéressant ici de citer comment la lecture naïve de al-Balâdhurî entraîne ce genre de présomptions étranges : « Cela prouve que les Arabes, conscients des dangers d’une politique d’expansion démesurée […] entendaient fixer là les frontières de leur empire. »41)

Le diwân Taghlibî recèle donc cette anecdote pour l’année 71/691, alors que les Taghlib et leurs alliés Rabî‘a ont définitivement rompu avec les Qaîs et affrontent le général Sulaîm al-Jahhâf b. Hakîm. Ce dernier, à la suite de terribles affrontements, aurait pris la fuite dans le territoire des Rûm42. ‘Abd al-Malik, dans son entreprise de pacification de la Jazîra, eut à s’appuyer sur les Taghlib et à accepter de punir le chef Qaîsite pour une attaque irrégulière. Celui-ci ne revint en grâce qu’après avoir payé le « prix du sang » pour sa victoire « inique » à la bataille de Bishr et les massacres dont ils se seraient rendus coupables. Al-Akhtâl en appelle donc à un puissant Khâlid des fils de Abû al-‘Âç du clan Umayyade, pour obtenir vengeance au nom du jiwar, ce pacte de cohabitation43, qui se rapproche, mais en des termes plus élogieux pour le client, de la Walâ’44.
On s’aperçoit donc en premier lieu que la fuite en « territoire ennemi » ne date pas de la « conquête » mais est bien dans ce cas la transposition de phénomènes plus tardifs. D’autre part, il n’y est fait aucun rapprochement entre l’identité chrétienne du groupe Sulaîm et la fuite du clan de al-Jahhâf auprès du « Malik al-Rûm ».
Il convient donc d’analyser ce que l’historiographie arabe retient des fuites des Taghlib à « l’étranger ». Balâdhurî a gardé le souvenir de nombreux akhbar, mettant en scène des tribus Ghassân, Tanûkh et Iyâd réfugiées en Anatolie, et que les armées arabes auraient débusquées et renvoyées dans « leurs terres »45.
Tabarî ne tente même plus de mettre en relation cette fuite avec la tentative de les imposer, ce qu’il fait quelques pages avant. Il nous apprend que les Taghlib et les Namir ont fui, mais pas les Iyâd. Il s’agit donc d’informations des Qaîs, qui tiennent à un moment ou à un autre de la réforme marwanide, à insister sur la trahison de leurs ennemis politiques.
Pourtant, les mêmes Iyâd, sont, selon lui, ceux qui acceptent de revenir et de s’installer dans les dâr al-Hijra frontalières de l’empire et du Shâm (le Dîâr Bakr approximativement). Comment donc ont-ils pu ne pas partir… mais en fait partir quand-même… mais toujours, comme de courageux Arabes muhâjirûn, réintégrer le territoire avec le plus d’entrain et abandonner même leur terres d’origines… « alors que les autres préférèrent nomadiser », c’est à dire revenir au Tâ‘rrub, le mode de vie « bédouiniste » tant réprouvé46 ?

Chez Wâqidî, le point de vu Rabî‘a est privilégié, puisque cette fois ce sont les Iyâd qui fuient chez les Rûm, tandis que les Taghlib et leurs alliés, ainsi que les Tha‘laba s’empressent, « kâfirûn » comme « muslimûn », de se ranger sous les ordres de ‘Îâd b. Ghanm47.
Ce thème est d’une importance capitale, il constitue une clause très claire de révocation de la dhimma et entraîne automatiquement la suppression de tous les droits des peuples « protégés ».
Selon les « conventions de ‘Umar », la fuite correspond en effet à « l’alliance avec des forces ennemis » et à une espèce de conspiration contre l’ordre arabo-islamique48.
Les Taghlib sont ainsi restés membres du camps marwânide et la question de la taxation des Rabî‘a de Jazîra apparaît dans nos source dans ce contexte d’instabilité. Le chef qaîsite des Sulaîm, ‘Umaîr b. Hubâb, utilisa la rivalité des élites zubaîrides et marwanides pour s’imposer sur ses ennemis. Il se rendit à Kûfa requérir la charge de la collecte du tribut des Taghlib auprès du Wâlî Mus‘ab b. al-Zubayr49. Le chef de clan fut peu après défait en 70/690 et sa tête fut apportée à ‘Abd al-Malik qui s’en réjouit.
Il apparaît clair qu’à cette époque encore, la question du tribut, ou des taxes des groupes arabes ne met pas encore en question leur statut particulier de chrétiens, mais recouvre seulement la nécessité de payer l’impôt au clan dominant. Cet indice montre la véritable simultanéité entre les premières « révolutions fiscales » marwanides en Syrie et Zubaîrides en Irak. Elles avaient sans doute pour but de financer les armées en présence, puis leur propagande monumentale50.

C : La place des Taghlib dans les guerres idéologiques :

Peut être l’opposition Qaîs/Taghlib réside t-elle dans autre chose que l’opposition idéologique et politique que défendait Shaban51. Peut-être que, tout simplement, un important mouvement de populations comme celui de la Hijra, provoquait la poussée de tribus du Sud, grandes chamelières, sur les moutonniers du Nord52. Les conflits ont finalement entrainé d’importantes coalitions, entre Kalb, Azd, Taghlib ou Bakr, contre les nouveaux venus, à partir surtout de la bataille de Marj Rahit en 64/684. Or les nouveaux venus étaient justement pour la plupart Hijazites. C’est ce parti anti-marwanide qui porta au pouvoir un commandeur des croyants prompt à coraniser les symboles du pouvoir, ‘Abd Allah b. Al-Zubaîr. C’est aussi dans ce milieu qu’explosa l’insurrection ‘alide de Mukhtar en 684 53. Les soutiens syriens des Umayyades, quant à eux, possédaient la terre. Une partie de la polémique iédologique des Qaîs-Zubaîrides consistait en une pratique ardente du Jihâd. Elle concevait cet « Effort Combattant » dans la Hijra comme une poursuite mystique de la première Hijra et un pèlerinage armé.

Le caractère hijazite du Coran était affirmé par un important programme de construction d’une Ka‘ba à La Mekke. Il y avait la revendication d’un ratio fixé à la valeur du combattant54.
Parallèlement, une autre idée sous-jacente a fait son apparition. Ceux qui avaient fait la Hijra du temps du prophète, ainsi que leur organisme tribal, devenaient peu à peu les seuls vrais Muhâjirûn. Les Umayyades seraient des arrivants tardifs, bien que le nassab quraîsh ait généré de grands clans de Suivants du prophète, les tribus qui se sont fait remarquées par leur fidélité, en un mot les Qaîs55.
Peu à peu, en effet, ce type d’alternative permettait très nettement aux tribus du groupe Rabî‘a de préférer l’alliance avec les Kalb/Yaman, car les Taghlib, comme un certain nombre d’autres tribus du Croissant Fertile, et les Yemenites d’origine, plus qu’eux, avaient des éléments Muhâjirîn depuis longtemps, qui insistaient pour que le rizq dépende uniquement de l’élément en Hijra de chaque tribu.
En l’année 71/691-2, lorsque le clan marwânide provoque l’éclatement de la coalition qaîsite et que ‘Abd al-Malik s’empare de l’Iraq, il doit administrer un Proche-Orient délabré et en insurrection. Ceci nécessite un compromis, et la politique du clan consiste en deux mesures phare, l’arabisation et la coranisation des signes extérieurs du pouvoir. Le système est aménagé pour garantir la normalisation des rapports entre les différents Arabes de la bâdîa. Nous allons voir quels indices extraits des sources de cette époque nous laissent entrevoir le cas Banû Taghlib56.

1ibid., p.74
2. TABARÎ, Ta’rîkh, I, 2843-4
3. DECOBERT, Mendiant, p. 89-90, voir aussi R.REMONDON, “Papyrus grecs d’Apollonos Anô”, in Documents de Fouilles de l’Institut français d’arcéologie orientale du Caire, XIX, Le Caire, 1953, p.12 (l’information concerne Qurra b. Sharîk), cité dans CRONE, Hijra, p.362.
4. DECOBERT, Mendiant, p. 82
5. HOYLAND, p. 480-2
6. ICFAHÂNÎ, Aghânî, XVI, p.70, et AL-BALÂDHURÎ, Ansab al-Ashrâf, IV, Beyrout-Wiesbaden, 1979 ; 1, p.288, VII, p.174
7. I. DICK, « Retombées de la Conquête arabe sur la chrétienté de Syrie », in . i . La Syrie de Byzan e à l’ slam ; pp. 89-96; p.90-1
8. CORAN, V, 51
9. ABÛ ‘UBAÎDA, al-Dîbâj, p. 153-4
10. NACR b. MUZÂHIM (m. 212), Waq‘a çiffîn, Le Caire, 1981; p.486
11. ibid., p. 549
12. YA‘QÛBÏ, Ta’rîkh, II, 218
13.  ROBINSON, tribes, p. 434,
14. Baghia al-Talab : IX, 4238
1. AL-TABARÎ, IV, 90 (édition Le Caire, 1970) Il est bon également de rappeler à ce propos que les Syriens continuèrent à être employés comme soldats jusqu’à la fin du régime, voir à ce sujet P. CHALMETA, « Pour une étude globale des umayyades », in op. cit. La Syrie de Byzan e à l’islam ; pp. 333-8 ; p. 334 )
16. ROBINSON, empire and elites, p.47 ; HOYLAND, seeing, p. 263, BAR PENKÂYÊ-BROCK, p. 146/175/61,
17. H. J. W. DRIJVERS, “Christians, jews and muslims in northern mesopotamia in early islamic times, the gospel of the twelve apostles and related texts” ; in op. cit. La Syrie de Byzance à l’islam: pp. 67-74 ; p.68
18. infra, p. 60
19. ISHÔ‘YAHB, Liber Epistolarum Isojahbi III, C.S. Chr.S. Syr., II, CSCO 11; Leipzig, 1904, p. 64
20. HOYLAND, seeing, p.136// p.69-74, se clôt en 663
21. supra, p.43-4
22. BAR HEBRAEUS, Ecclesiasticum, p.58
23. NAU-DENHA, Histoires, p. 81-252
24. TABARÎ, Ta’rîkh, II, p..949-54
25. ibid. I, 1920.
26. ibid., II, p. 131
27. ROBINSON, empire and elites, p.37
28. IBN ‘ASÂKIR, Dimashq, IV, p.212-353
29. P.. CRONE, “Were the Qays and the Yemen of the Umayyad period political parties ?” in Der Islam, 71, 1994, pp. 1-57; p. 48
30. LECKER, EI : TAGHLIB
31. MAGHÂZÎ, Aghânî, XI, 59;
32. CRONE, political parties, p.43-5
33. BALÂDHURÎ, Ansâb al-Ashrâf, V, Jérusalem-Beyrouth, 308-9 et 313-31
34. CRONE, political parties, p.43-6
35. TABARÎ, Ta’rîkh, II, p. 1052
36. BASHEAR, p. 24-5, Donner, p. 197, Chez Ibrâhîm al Taîmî (deuxième 2ème siècle), Muhammad b. Saûâ (187/802) ; on rapporte avec emphase comment les Arabes/b. Bakr remportèrent justice contre les ‘ajam ; les slogans (shi‘âr) des Arabes comprenaient le nom de Muhammad, et que celui-ci aurait dit à la nouvelle : « ils ont été victorieux à travers moi » ; mais il s’agit aussi de reconstructions liée à un sentiment anti-persan sous al-Mançûr (dates)
37. DONNER, Narratives, p. 116-8
38. TABARÎ, Ta’rîkh, I, p. 2508
39. HOYLAND, Seeing, p.370-3./CHEIRA, Frontières, p.150
40. PRETRE THOMAS- CHABOT, Chronicon, VII, p.19
41. CHEIRA, frontières, p. 81, au moins peut on lui rétorquer que l’invasion de l’Iran était tout d’abord autant hasardeuse, sinon plus, que celle de l’Anatolie et ensuite, que des auxiliaires berbères se sont installés en Aquitaine et en Septimanie, à des mois de marche de l’Ifriqîa, et que des auxiliaires perses et turcs ont affrontés l’empire chinois dans le désert du Takla Makan, à des mois de marche des grands centres iraniens.
42. A. WORMOUTHD-IBN AL-‘ARABÎ-SUKKARÎ-AL-AKHTAL, Ghiyath ibn Ghawth, Diwan al Akhtal Abu Malik Giyath Ibn Gauth al
Taghlibi, Philadelphie, 1973, 108 p
43. B. FARES, L’Honneur chez les Arabes avant l’Islam. Étude de sociologie, Mâcon-Paris, 1932, p. xiv-226, p 88-9
44. ICFAHÄNÎ, Aghânî, XII, p. 199-201
45. CHEIRA, Frontières, p.61
46. id.
47. WÂQIDÎ, Ta’rîkh, p.135-6
48. A. FATTAL, Le statut légal des non-musulmans en erre d’islam, Beyrouth, 1958, p. xvi-394; p. 81
49. ICFAHÂNÎ, Aghânî, XX, p. 127
50. Ch. F. ROBINSON, ‘Abd al-Malik, Oxford, 2005, p. 139, p.71-2
51. M. A. SHABAN, Islamic History A.D. 600-750 (AH132), a new interpretation, Cambridge, 1971, commenté et réfuté par P. CRONE, political parties, p. 1-57
52.TRIMINGHAM, Christianity, p.145-6, s’appuyant sur Ibn Haûqal, çurat al Ard, éd.J-H KRAMERS, I, 228, DONNER, tribes, p. 74-5, lui, sépare ces deux types de nomades Arabes, mais en insistant sur l’impossibilité de les séparer radicalement.
53. ROBINSON, ‘Abd al-Malik, p. 36 et 42
54. CRONE, Hijra, p.364-6
55. infra., p. 72-8
56. ibid. p. p.50-1