Taghlib II, A : L’Islam sous les Marwânides

chateau-ana

Le développement de l’arabité

« The improvement of the position not only of arabic, but also of the arabs, was part of the process of fusion that resulted in the arabisation of islam and the islamisation of the Arab polity1.
« Ce groupe (l’élite dirigeante arabe) est relativement homogène, même si ses membres, hormis un rapport de domination, n’entretiennent pas de liens sociaux particuliers avec les populations conquises puisque, par principe, ils sont les descendants des conquérants immigrés d’Arabie ou sont perçus comme tels (comme c’est le cas pour les tribus arabes autochtones ou bien les mawlâ)”2.

La pacification du moyen orient après l’effondrement de la coalition zubaîride fut obtenu grâce au développement d’une certaine idée de l’unité arabe, d’une communauté possédant SA Loi qui lui est propre et à laquelle elle s’identifie.

Une des premières nécessités était de tenter la réconciliation des deux grands groupes de pression issus de la deuxième Fitna, les “Fils de ‘Adnân” et les “Fils de Qahtân”.

Dans ce processus, une des premières étapes fut peut être la distinction, dans la langue arabe classique en formation, entre le terme ‘arab, qui désignait la kulturnation des générations issues de la conquête, et le vocable A‘râb que le Coran et les sentences autoritaires du hadîth réprouvaient avec force. Salman BASHEAR a déterminé comme première étape de cette identitification arabe la relecture des mentions coraniques de « pure langue arabe » ou de « récitation arabe »3.

A ce sujet, la mémoire historique marwanide a transmis une précieuse anecdote. Ibn Abû Dawûd nous la restitue. Le Persan Yâzid b. Hurmûz al-Farisî aurait obéi à la requête du gouverneur de Kûfa (capitale du Sawâd) lors de la période de transition, ‘Ubaîd Allah b. Zîâd (686-694) et ajouté 2000 « Ahrâf » au codex officiel de Kûfa (comme témoigne ‘Abd Allah b. Faîrûz). Selon l’auteur, ces « lettres » correspondraient aux alif de Kâna et Qâla, modification qui s’est maintenue dans le ductus officiel, et qui est déjà présente dans le Coran de Cana‘a4. Cette réforme aurait été confortée par l’autorité d’al-Hajjâj5.

Les deux alif de ’A‘râb ont-ils pu être établis dans une phase de précision orthographique sous l’égide de grands poètes comme Jarîr? Ce dernier insisteen effet sur la distinction entre les deux termes et cette réflexion laisse des traces dans la tradition exégétique. Ainsi Tabari s’attache à distinguer ‘arab de A‘râb, et associer aux Tawa’if le concept coranique6.

Si la poésie et l’exégèse insistent alors sur cette opposition, c’est bien qu’elle n’est pas encore évidente à ses contemporains7. Ajoutons que le alîf consonantique (’) se notait à l’identique de la Mater Lectionis (â) avant l’invention de la hamza par Al-Khalîl (m.170/786)8. Il est impossible de prouver une distinction originelle entre les deux termes d’autant que le terme ‘arabâyê syriaque ne possède aucun alîf consonantique…

Cette revendication arabe, selon les conclusions S. BASHEAR, ne peut raisonnablement pas être placée avant cette période de restauration marwanide, si l’on tient compte des autorités des chaînes de garants (Isnâd)9.

Voici ce que la chronique de Zuqnîn atteste pour l’année 71-2/691-2 :
« Dès lors, les fils de Hagar commencèrent à soumettre les Fils d’Aram à l’asservissement des Egyptiens. Malheur à nous du fait que nous sommes pêcheurs, des esclaves nous commandent, tel fut le premier recensement que firent les Tayyâyê »10.
A la même époque, l’Apocalypse du pseudo-Methodius distingue néanmoins les Fils d’Ishmâ‘êl (les premiers conquérants), le Mahdî fils de Fâtima (‘Alî), les fils de Hishâm (‘abbasides), le fils de Sufîân (Mu‘âwîa), le Qatarî Yoqtân (peut être une figure mythique des sud-arabiques), et le Mahdî fils de A‘îsha11, mais n’identifie pas l’ensemble des Arabes comme un peuple uni.
Jacques d’Edesse achève à ce moment sa chronique et assimile lui-même, et pour la première fois les ‘Arabâyê et les Tayyâyê en parlant d’un « royaume des ‘Arabâyê, ceux que l’on appelle Tayyâyê », il mentionne également le terme Mahgrê, mais cette fois beaucoup plus en tant que confession religieuse, en l’associant à la Tawadît-â (profession de foi, de l’arabe Tawadîa)12.
Et cette utilisation nouvelle du terme ‘Arabâyê est sans doute à associer à la confusion savamment entretenue entre le « Bêth ‘Arabâyê », lieu de naissance de l’apôtre Ahûdemmeh13 et les ‘Ammê da-Tayyâyê qu’il aurait attaché à la foi chrétienne. Nous apprenons qu’ « ll alla bâtir une […] maison au milieu du Bêth ‘Arabâyê, du nom de St Serge […] parce que ces ‘ammê-da-Tayyâyê aimaient beaucoup son nom […] »14.

Il est possible que le contexte apocalyptique, propice à une importante production littéraire chez les Syriaques ait aussi par opposition nourri la propagande arabe à propos de leur origine ismaélienne, biblique et abrahamique.

Peut-être la réconciliation entre les Yaman et les Qaîs/Mudar, fut elle en fait trouvée dans le lien biblique avec Abraham, Ishmâ‘êl et Hagar et serait une appropriation par les lettrés arabes de réflexions syriaques sur les raisons de leurs malheurs :
« Un peuple a pu émerger du Désert, les descendants de Hagar, servante de Sarah, qui portait le « qîâm » de Abraham, le mari de Sarah et Hagar […]. Et ils seront un Signe dans le Ciel comme le dit Notre Seigneur dans son Evangile. Les pillards (shabbâyê) se sont propagés sur la Terre, les Vallées et les Sommets, et ils captureront Femmes et Enfants, Vieillards et Jeunes Gens. Ils ont ouvert des routes dans la montagne et des viaducs dans les vallées ; ils pilleront jusqu’au terme de la Création et prendront possession des cités. Les terres seront ravagées et […] seulement lorsque les Gens auront enduré longuement et espéreront la paix désormais ; ils exigeront le tribut et tous les craindront à nouveau ! »15.

Les victimes sont donc les chrétiens, mais surtout les suryâyê (Zuqnîn), les fils d’Aram. Les Tayyâyê et les Syriens, les mahgrê et les chrétiens semblent radicalement opposés.

C’est une des explications au silence total des sources syriaques sur la question des Arabes chrétiens, la problématique du début de la restauration marwanide est étroitement lié au sentiment d’oppression qui est développé dans les apocalypses. Ainsi, un évêque des Taghlib, prénommé Yôsef est en effet mentionné par Michel le Syrien pour les premières années du règne marwanide, mais pour de toutes autres raisons, il est en effet un des partisans les plus farouches de l’indépendance du métropolite de Takrît à l’égard de l’autorité jacobite d’Antioche et d’Edesse16.

Le compromis arraché par la diplomatie tribale de la nouvelle dynastie protège alors les Arabes de toute concurrence avec les populations non arabes, et l’Etat arabo-islamique émerge d’une situation insurrectionnelle en leur donnant cette primauté. La Walâ’ est désormais réservée aux non-arabes17.

Les papyri égyptiens commencent à être rédigés en arabe, les doublets grecs disparaissent ensuite sous les califats de al-Walîd et Sulaîmân (705-717)18 (ce que confirme Bar Hebraeus lorsqu’il introduit les supplices perpétrés par ce mauvais calife)19. L’arabisation des dawâwîn fut un moteur de la distinction entre Arabe et ‘Ajam. A partir de ‘Abd al-Malik, les régiments (bu‘ûth) ‘arab et mawâlî sont distingués par son fils Maslama20 ; c’est à cette époque qu’une rhétorique inverse se met en place, affirmant que mawâlî comme muhâjirûn auraient été rétribués à égalité après la bataille de Badr.

JALABERT propose également cette période comme point de départ des modifications vestimentaires (Zîî) établissant une stricte distinction entre les Arabes et les ‘Ajam pour cette période (le turban serait alors désigné comme propre aux Arabes, le zûnar propre aux ‘Ajam)21. S. BASHEAR note par ailleurs que les informations à ce sujet passent systématiquement par un certain Abû ‘Uthmân al-Nahdî, qui les attribue au prophète lui-même22.

Les Arabes, (avant il s’agissait des Muhâjirûn uniquement selon un ordre de ‘Umar23) se voient interdire de cultiver et de labourer (car cela constituait un signe de soumission aux Persans24), ce qui n’est pas le cas en particulier des Arabes de l’Euphrate, qui sont réputés « gens de labour »25. AL-AZDÎ (m. 190/805)26 rapporte de Khâlid b. al-Walîd que : « Tout arabe qui ne se rallie à notre Dîn, nous le laissons seul, voire le tuons » ; il explique en substance la teneur de cet islam arabe : « Nous n’autorisons pas aux arabes de professer une autre Dîn que la nôtre. »

La chronique de Zuqnîn a ainsi conservé l’année 691, comme celle d’une (re-?)fondation de la fiscalité dédoublée27. En effet, on ordonna un ta‘dîl, un recensement général. L’information la plus précieuse est que, pour la première fois, l’administration arabe elle-même se chargeait de la taxation des terres locales, sans plus laisser le loisir aux Etats civiques autonomes de la Jazîra de prélever eux-mêmes leurs impôts sur leurs terroirs et de verser une rente aux troupes de la domination28

Enfin, notons que ces troupes sont de plus en plus entravées par la construction de l’Etat marwânide, et que les Banû Taghlib (et les autres Arabes chrétiens) ont dû lourdement pâtir du développement d’une armée de métier sous ‘Abd al-Malik29.
Dans cette même optique, al-Hajjâj, le gouverneur de Kûfa sous ‘Abd al-Malik, est le premier à sanctionner sévèrement les populations non-arabes de la Mésopotamie. Venu dans le plus important miçr de l’époque, Kûfa, à la recherche d’un clan, d’un personnage ou d’une tribu qui veuille bien le protéger et l’intégrer dans son cercle de clientèle. Le puissant Wâlî ordonna alors leur expulsion et le chasement obligatoire sur leurs terres30.

Ch. ROBINSON a bien démontré que les évènements de la dernière décennie du VIIème siècle, très importants dans les mémoires, relèvent de la mise en coupe réglée par le clan marwanide de la Jazîra31. Elle devient par ailleurs le cœur administratif du Proche-Orient, alors que le Jund de Qinnasrîn prend son autonomie à l’égard de Damas et Himç, au nom des Mudar et des Tanûkh mais s’oppose aussi à Mawçil, contestée entre Mudar et Rabî‘a32.

Le système iraqien et syrien des environs de Damas, à savoir l’extension de l’assiette fiscale, fut alors étendu à des régions qui n’étaient pas considérées comme terres de faî, mais revendiquaient notoirement la grande autonomie des cités33.
Une telle modification des rapports entre l’autorité arabe et les régions vassales de Jazîra est sans doute à la source des très nombreuses apocalypses syriaques.
Mais rapidement, une telle extension des pouvoirs administratifs a entraîné une certaine soumission des Arabes à la décime, et il est difficile d’établir si déjà avant cela, les Arabes non impliqués dans l’effort de Hijra étaient soumis à une aumône obligatoire.

Pourtant, les sources syriaques nous apprennent que Al-Hajjâj b. Yûsuf al-Thaqafî, puis peu après lui, et à son exemple, le frère de ‘Abd al-Malik, Muhammad, placé comme Amîr de Jazîra, Arménie et Adhûrbaijân, entreprit de taxer les Arabes.

Fut-ce un ‘ushr, une décime ?

Sans doute sous le coup d’une double propagande politique d’Arabes installés au milieu des Syriens et de leur propre sentiment d’injustice mué en proclamation de l’apocalypse, les Syriens ont aussi voulu voir dans la collecte rationnelle de l’impôt un simple pillage : « L’un de ses généraux, Muhammad, vint à Edesse […] Al-Hajjâj se mit à maltraiter les chefs des Tayyâyê et à piller leurs maisons, alors Muhammad b. Marwân se mit à faire de même dans sa province »34.

C’est avec une mention comme celle-ci que l’on peut évidemment faire un lien avec la martyrologie syro-arabe qui sera étudiée en détail un peu plus loin, et qui met elle aussi en évidence les souffrances endurées par l’un de ces groupes tayyâyê, les Taghlib. C’est ce même frère cadet du premier calife marwanide que l’on retrouve dans son rôle favori de tortionnaire au sein de la martyrologie arménienne, notamment celui de David de Dwin35.
Néanmoins, il n’est ici fait aucune mention d’une causalité chrétienne aux persécutions subies par ces Arabes chrétiens ; ce qui permet de douter de l’existence, à cette époque, d’une telle problématique.

La fondation de l’islam, Piété et Loi des Arabes (dîn al-‘arab36)

« The most obvious marker of this separate muslim identity was the muslims acceptance of muhammad as God’s apostle or prophet »37

Le développement de la fidélité à Muhammad apparaît sans doute dès la fin de la période sufîânide, mais elle est sans doute largement restreinte au monde de la piété et aux recommandations liturgiques.
Les émissions de numéraire arabe revendiquent également le caractère « muhammadien » de la « Loi des Arabes », ainsi, les références à Muhammad n’apparaissent qu’en 74/693-4 38.
C’est dans ce contexte que l’archéologie place les fondations de mosquées, à l’instar de la fondation, sur l’emplacement du téménos antique et donc de la cathédrale melkite de Damas, du premier lieu de culte arabe connu, entre 85/705 et 90/709 39.

Nous n’avons aucune informations sur le sens de prière des diverses muçallât et masâjid plus ou moins bien attesté pour le VIIème siècle, néanmoins, à Subaîta, dans le Negev, il faut attendre la fin du VIIème siècle pour que le narthex de la basilique, orienté à l’est, devienne la base d’une salle de prière à mihrâb orienté au sud. Cet élément fondamental qui détermine la mosquée islamique, et la prise de position juridique de Al-Zuhrî, estimant que le pèlerinage au Baît al-Maqdis de Jérusalem vaut pour le Hajj ou la ‘Umra, témoignent bien à la veille du VIIIème siècle, de la permanence de questions dogmatiques perçues comme des évidences.
Cette information ne doit d’ailleurs d’avoir été conservée que comme critique de la dynastie marwanide, sans doute au profit des Zubaîrides, relayée par les Hâshimites.
A. NORTHEDGE a réalisé les excavations de l’île de ‘Ana, la première des « forteresses de l’Euphrate », qui est assurément un centre politique Taghlib, et se voit doter d’un édifice pieux, doté d’un mihrâb et orienté vers le sud. L’étude du plan réalisé à l’issue des fouilles permet de comprendre, au moins partiellement, comment les premiers masâjid ont été conçus40.
La communauté Taghlibîa de ‘Ana n’a pas hésité à marquer son adhésion au
“Muhammadisme” mis en exergue à l’époque marwanide. Elle a donc conçu un édifice de 12,75 m. de long (axe nord-sud) sur 9,75 m., c’est-à-dire un rapport approximatif de 4/3, ce qui n’est pas sans nous rappeler les proportions habituelles de la basilique syro-byzantine, d’autant, que le mihrâb mesure presque 2 mètres de diamètre du côté extérieur, laquelle proportion se rapproche de celle du choeur basilical.

A une dizaine de kilomètres, au sud-est en descendant l’Euphrate, le Ard Banî Taghlib avait également accueilli une importante bâtisse, contemporaine du développement des « châteaux umayyades ». En effet, à quelques parasanges au nord du confluent du Khabûr, Sa‘îd b. ‘Abd al-Malik creusa un canal et fertilisa une région ingrate (devenu Nahr Sa‘îd), et ceci à l’exemple de ses frères du côté Shâm de l’Euphratésie (Hishâm aurait aménagé des canaux d’irrigation à Zaîtuna, qui pourrait être, soit Qaçr al-Haîr al-Sharqî, soit Ruçafa, ou bien encore Raqqa)41.

En son sein, A. NORTHEDGE a observé une petite salle de prière à Mihrâb
orienté vers le sud, mais également, à proximité de celle-ci, une longue salle à abside, constituée d’une unique nef et d’un chœur, mais cette fois orientée vers l’est.
Cette structure politique, située aux abords de l’actuel lac de barrage de la Hadîtha, est également dotée de quatre salles de réunion quadrangulaires, munies de bancs préformées dans le bâti ; mais aussi d’une grande salle d’audience formé de quatre nefs, comparables à celle de Quçaîr ‘Amra42. Une cour sans doute ouverte séparait ces édifices, à l’extrémité sud, des bâtiments à caractère public, dans l’aile nord, sans doute la demeure familiale du seigneur du lieu. Cette partie du palais comprenait, outre la mosquée et la salle à Abside, de nombreuses petites salles de même gabarit ainsi que deux cours intérieures43.
La salle à abside ressemble étrangement à une seconde, celle-ci intégrée à la citadelle de Anbar, le principal centre des Namir b. Qâsit, plus en aval sur l’Euphrate, à qui appartenait l’hinterland de la cité à en croire Michel le Syrien44. Au fond du chœur de l’abside, a été retrouvé un stuc portant le symbole christique de la croix équidistante45.
Ces indices tendent à prouver la persistance d’un culte chrétien, peut être privé, peut être réservé à des prêtres dont on souhaitait s’attacher l’intercession et les pouvoirs magiques, ou encore simplement réservé à une partie du personnel, voire aux femmes du seigneur…
En parallèle, c’est bien au sein de l’architecture palatiale que l’on découvre les premiers indices de piété collective proprement islamique, la salle de prière rectangulaire, quasi-basilicale d’abord, puis de plus en plus élargie et tendant vers le carré à la fin de la période marwanide, munie d’un mihrâb lequel est toujours intégré au mur sud.

Cette fondation d’une piété arabe rendait désormais de plus en plus difficile la tolérance de la foi chrétienne parmi les groupes tribaux du Dîâr Rabî‘a, lesquels ont de nombreux membres dans les Amçâr de Qinnasrîn, Kûfa et Mawçil entre autres.
En effet, une vérité, basée sur la théologie coranique et des dogmes autonomes, se constituait et s’assumait. Elle s’est matérialisée dans la frise du Dôme du Rocher, érigé entre 68/689 et 72/691-2, proclamant notement que Jésus et Marie sont des Humains46 et que les juifs n’ont pas crucifié Jésus47 et en reconnaît d’autres comme l’entrée du Saint Esprit ou la virginité de la Vierge48.
Alors, et seulement à ce moment tardif, le christianisme de ces arabes est tenu pour
problématique. Al-Akhtâl reconnaissait à ‘Uthmân le titre de « Imâm b. ‘Affân », alors qu’il faisait l’apologie du clan Umayyade. Au cours de cet exercice de glorification, il présente ‘Abd al-Malik, son principal protecteur, comme Khalifat-Allah, et comme intercesseur pour faire tomber la pluie49. Nous ne devons pas l’interprêter à l’instar de l’historiographie classique comme une contraction de Khalifat-Rasûl-Allah. P. CRONE a bien établi en effet que ce titre signifie « Lieutenant de Dieu (sur terre) », ce qui se réfère au titre porté par les Basiléis byzantins50. Pourtant, malgré ce que peut en dire Robinson, (“As a life-long Christian, al-Akhtal presumably did not believe his own words51), son obédience jacobite ne le poussait pas à renier le Amîr Al-Mu’minîn non plus que l’Imân elle-même, dont il parle à de nombreuses reprises, non plus que le nom de Dieu, qui protège son clan, et n’appartenait alors nullement à une quelconque confession52.

Mais celui-ci, homme du premier siècle nous a laissé un témoignage exceptionnel, qui souligne l’incompréhension de ce qui était en train de se dérouler. Il se serait tenu, à en croire Sukhârî, à la porte de la mosquée « congrégationnelle » de Kûfa et aurait déclamé un certain poème, comprenant entre autre ce vers : « Si tu es pauvre en richesses accumulées, tu ne dois trouver de provisions qu’en bonnes actions ». Le jeune Hishâm b. ‘Abd al-Malik se serait alors écrié : « C’est L’Islam » et Al-Akhtâl de lui répondre : « Mais je n’ai jamais cessé d’être Soumis à la Loi ! » (Muslim fi-ad-Dîn)53

Il est inutile de répéter comment le terme Muslim pouvait dans l’esprit de notre Taghlibî, signifier la piété personnelle et la SOUMISSION aux Lois du Seigneur ; et comment pour ces jeunes contemporains, cette Soumission était-elle devenu une confession, et une identité religieuse ? S’en excluait-il de lui-même en révérant et en portant la croix ou en consommant ouvertement de l’alcool, entre autres signes distinctifs de la naçrânîa? La même confusion se retrouve dans la déclaration des Rahib-s de Najrân, lorsque « le Prophète exigea d’eux l’Islam, ils répondirent « Innâ qad Aslamnâ qablika » (Nous nous sommes certainement soumis avant toi !)54.

Le butin est de plus en plus rationalisé sous forme de taxations de numéraires régulières et associées à la récompense (jizîa) des Muhâjirûn et devient incompatible avec le fait de percevoir le ‘Âta/Rizq du guerrier, lequel profite sans aucun doute à toute la structure tribale bien plus qu’à la simple famille du muhâjir en poste à Mawçil ou à Wâsit (fondée apparemment vers 83/702). Dès lors, il n’entre plus dans le circuit de remboursement du prêt que lui fait la communauté, par la çadaqa, cette aumône qui structure l’univers des valeurs de la communauté arabo-islamique55.

1. BASHEAR, arabs and others, p. 53
2. JALABERT, Islamisation, p.48
3. BASHEAR, arabs and others, p.48-50
4. http://www.portailreligion.com/FR/dossier/islam/livres_de_culte/coran/images/Coran-manuscrit-BNF-Hidjazi.jpg : Il s’agit des versets 25 à 39 de la Sûrat al-Nisâ’, un grand nombre de alif néanmoins, qui figurent actuellement dans le ductus commun, ne sont pas inscrits, et cela sans compter bien sûr les « alîf suscrits » ajoutés plus tard au ductus pour respecter les normes orthographiques classiques, des alif sont ajoutés pour kuli-shâ’i, kuli-shâê ou shâ’î, shêyia mais pour les pluriels, comme Rijâl orthographié RiJaL, ou Masâkîn orthographié MaSaKÎN, le duel Al-Walâdân orthographié WaLaDaN, au lieu de WaLaDÂN actuellement, les verbes biconsonnantique conjugués sans le alif : Takhâfûn, TaKHaFÛN
5. IBN ABÛ DÂWUD, Kitâb.Al-Masâhif, Leiden, 1937 ; p.117 ; cité par A. L. De PREMARE, Les fondations de l’Islam, entre écriture et histoire, Paris, 2002, p.444 ; p.292-3 et Chr. J. ROBIN, « La réforme de m’écriture arabe à l’époque du califat médinois », In Mélanges de l’Université St Joseph, Beyrouth, 2006, pp. 319-64 ; p.349-50
6. Il s’agirait des tribus non islamisés, et largement rebelles de la péninsule arabique à l’époque du prophète. BASHEAR, arabs and others, 53-4 ;
7. Ibid, p.8-9
8. ROBIN, écriture arabe, p. 350
9. BASHEAR, arabs and others, par exemple pp. 12-21
10. J. B. CHABOT : Incerti Auctoris Pseudo-Dionysianum Vulgo Dictum, II, CSCO, 104, Louvain, 1933, p.154
11. peut être Ibn al-Zubaîr puisqu’on sait bien qu’il était très lié avec la dernière épouse du prophète lors de la bataille du Chameau, de plus, sa mère Asmâ’ était la sœur de A‘îsha, néanmoins, la mère de ‘Abd al-Malik s’appelait elle aussi A‘îsha.
12. HOYLAND, seeing, p.161 et 165
13. DENHA-NAU-, p. 17
14. DENHA-NAU, p. 29
15. MAR-EPHREM-SUEMAN, p.61-62/15-17 cité dans HOYLAND, seeing, p.260
16. JALABERT, Espace Syrien, p.116
17. ibid., p.97
18. JALABERT, Islamisation, p.97
19. BAR HEBRAEUS-BUDGE, Chronography, p.106)
20. BASHEAR, arabs and others, p.30
21. ibid. p.99-100
22. BASHEAR, arabs and others, p.31-2
23. TABARÎ, Ta’rîkh, I, p. 2750
24. BASHEAR, arabs and others, p.36
25. BALÂDHURÎ, Futûh, p.250
26. AL-AZDÎ, Abû Ismâ‘îl Muhammad b. ‘Abdillah al-Baçrî, Futûh al-Shâm, Calcutta, 1854, p.60-61
27. PS-DENYS-CHABOT, p.154, trad. DE PREMARE, p.424, 425 « Jusqu’alors, ’ ai l’impôt madâttâ (kharâj) que les r is r levaient e n n celui des hommes, ‘Abd al alik organisa un ta‘dîl (taqûîm, mot arabe) pour les Syriens et édicta une ordonnance sévère ha un de ai aller dans son pays, s n illa e e la mais n de s n re, e s’inscrire nominalement, men i nner de qui il ai le fils, ainsi que sa i ne, ses li iers e ses biens, ses enfants e u e qui ai à lui […] ce fut alors que commença le prélèvement du tribut de gzîtâ sur les hommes
28. N. EDELBY, “The legislative autonomy of christians in the islamic world”, in Muslims and others in early islamic society, in The formation of the classical Islamic Rule, n°XXIV, Ashgate-Variorum, 2004, p. 361, pp. 37-9
29. ROBINSON, ‘abd al-malik, p.68-9
30. TABARÎ, Ta’rîkh, II, 1122
31. ROBINSON, narratives, p.91-7
32. CRONE, politcal parties, p.45 et 47
33. DENNETT, Poll Tax, p. 47
34. MICHEL-CHABOT, II, 474/IV,,
35. John Catholicos, History of Armenia, XX, trad. Mahsoudian, p.106-7, cité dans HOYLAND, Seeing, p.370-3
36. GRUNENBAUM, arab unity, p.11, en fait une loi non écrite, une sorte de code moral inter-rarabe.
37. DONNER, Narratives, p.149
38. ibid., p.88
39. J. NASRALLAH, « De la Cathédrale de Damas à la mosquée umayyade », in op. cit. La Syrie de Byzan e à l’islam SyrieIslam, pp 239-45
40. NORTHEDGE, Excavations, p.18
41. BALÂDHURÎ, Futûh, 179/280 // H. KENNEDY, The impact of muslim rule on the pattern of rural settlement in syria, in op. cit. La Syrie de Byzan e à l’islam; p.291-9 ; p. 293
42. H. KENNEDY, Rural settlement, p. 294-6 : les quçûr auraient eu le rôle politique de salle d’audience pour rencontrer les chefs de clans et de tribus, dans un contexte politique attaché par la rivalité Qaîs Yaman, autant que des centres d’établissements agricoles, telles les latifundia ; enfin également des pavillons de chasse.
. NORTHEDGE, elites, p. 55
44. MICHEL-CHABOT, II, p. 416/ IV, p.413
45. NORTHEDGE, élites, p. 53-4 : Le château le plus connu est Tull al-Ukhayir, situé à 3 km au nord du château ‘abbâsside d’al-Ukhaydir
46. CORAN, V, 17, 72-75, 116
47. ibid. IV, 157
48. S. H. GRIFFITH, “Images, Islam and Christian icons, a moment in the Christian/muslim encounter in early Islamic times”, in op. cit. La Syrie de Byzance à l’islam; pp.121-8 ; p.123
49. ROBINSON, ‘Abd al-malik, p. 82
50. Voir, P. CRONE, God’s Caliphs, religious authority in the first centuries of Islam, Cambridge, 1986, p. 157; p.38-40
51. ROBINSON, ‘Abd al-malik, p.86
52. AL-AKHTAL-WORMHOUDT, Diwan al Akhtal, p.9
53. ibid. P.1567
54. BALÂDHURÎ, Futûh, p.76
55. DECOBERT, Le mendian e le mba an l’ins iu i n de l’ slam. DECOBERT, Le mendiant et le combattant : l’institution de l’ slam, Paris, 1991, p. 395.