Al-Bakri, Notice sur le Soudan, v. 1070 n-è

NOTICE DU PAYS DES NOIRS, DES VILLES LES PLUS CELEBRES DE CETTE RÉGION, DE LEURS POSITIONS RESPECTIVES, DES DISTANCES QUI LES SÉPARENT, DES MERVEILLES QU’ELLES RENFERMENT, ET DES MOEURS DES HABITANTS.

Les Bani Juddala (Igdulen ? : Gétules ?), dont le territoire touche à celui des noirs, demeurent sur l’extrême limite du pays où l’on professe l’islam. La ville nègre la plus rapprochée de la contrée des Bani Juddala se nomme Sanghana, elle en est à 6 journées de distance et se compose de deux villes séparées par le Nil (le Sénégal). Le pays offre une suite non interrompue de lieux habités jusqu’à l’océan Environnant (Atlantique).

Immédiatement après Sanghana et dans la direction du sud-ouest se trouve la ville de Tekrur, située sur le Nil et habitée par des nègres qui, naguère, étaient païens comme les autres peuples noirs, et adoraient des Dakâkîr. Ce mot, dont le singulier est Dakkūr, est employé par eux pour désigner des idoles. Warjabi, b. Rabîs, étant devenu leur souverain, embrassa l’islam, introduisit chez eux la loi musulmane et les décida à s’y conformer, après leur avoir fait ouvrir les yeux à la vérité. Il mourut en l’an 430 (1040). Aujourd’hui les habitants de Tekrur professent l’islam.

De Tekrur on se rend à Silla, ville bâtie, comme la précédente, sur les deux bords du Nil. Ses habitants sont de la religion musulmane, doctrine à laquelle ils se laissèrent convertir par Warjabî, que Dieu lui fasse miséricorde !

De Silla à la ville de Ghana, il y a 20 journées de marche, en traversant une région habitée par plusieurs peuplades nègres. Le roi de Silla fait toujours la guerre aux Noirs qui sont plongés dans l’infidélité, et dont les plus rapprochés se trouvent dans la ville de Kalenbu, à la distance d’une journée de marche. Maître d’un empire fort étendu, ce prince possède assez de ressources pour se maintenir contre le roi de Ghana. Les habitants de Silla emploient comme monnaie le Durra, le sel, des anneaux de cuivre et de petits pagnes de coton, qu’ils nomment Shiggiya Ils possèdent beaucoup de bœufs ; mais on ne trouve chez eux ni moutons, ni chèvres. L’arbre le plus commun est l’ébénier ; ils en emploient le bois à divers usages.

[Hippopotame]

Dans la partie du Nil qui touche à cette contrée est un endroit nommé Sahabi, où se trouve un animal aquatique qui ressemble à l’éléphant par la grosseur du corps, par les naseaux et par les dents. On le nomme Kafu. Il va paître dans les plaines et se retire ensuite dans le Nil. Les chasseurs reconnaissent l’endroit de la rivière où il se tient, à l’agitation de l’eau qui lui passe sur le dos ; ils s’y dirigent, armés de courts javelots de fer, dont les extrémités inférieures portent chacune un anneau auquel est attachée une longue corde. On lui lance un grand nombre de ces traits; l’animal plonge et se débat au fond du fleuve jusqu’à ce qu’il meure. Alors le cadavre surnage et les chasseurs l’attirent à eux [au moyen de cordes attachées aux javelots]. Ils en mangent la chair et fabriquent avec la peau cette espèce de fouet qui se nomme Seryafa et que l’on exporte dans tous les autres pays.

A côté de ce canton et à la distance d’une journée est situé Kalenbu, ville dont nous venons de faire mention et qui s’élève sur le bord du Nil. Les habitants sont idolâtres. Terenka, ville située auprès de Kalenbu, occupe un grand espace de terrain. C’est là que se fabriquent les Shiggiya dont nous Tenons de parler et dont la longueur, ainsi que la largeur, est de 4 empans. Le coton n’est pas très-abondant chez eux, et cependant presque chaque maison a son cotonnier.

Les habitants de ces contrées et des autres états nègres dont nous avons fait mention ont une loi en vertu de laquelle l’homme qui aurait été la victime d’un vol peut, à son choix, vendre le voleur ou le tuer. L’adultère est écorché vif.

De Terenca, le pays habité par les Noirs s’étend jusqu’au territoire des Zafkû, peuple nègre qui adore un serpent semblable à un énorme boa. Cet animal a une crinière et une queue [touffue] ; sa tête est comme celle du chameau. Il habite le désert et se tient dans une caverne, à l’entrée de laquelle on voit un berceau de feuillage, quelques pierres et une maison habitée par les gens dévots qui se sont consacrés au culte du serpent. Au berceau ils suspendent les habits les plus riches et les effets les plus précieux. Ils y déposent pour leur divinité des plats remplis de mets et de grands vases pleins de lait et de sorbets. Lorsqu’ils veulent attirer l’animal dans le berceau, ils prononcent certaines paroles et sifflent d’une manière particulière; aussitôt le reptile sort au-devant d’eux. Si un de leurs princes vient de mourir, ils réunissent toutes les personnes qui paraissent dignes de la souveraineté et les conduisent auprès du serpent. Ils prononcent alors des formules connues d’eux seuls; l’animal s’approche et flaire les candidats successivement jusqu’à ce qu’il frappe l’un d’entre eux avec son nez; puis il rentre dans sa caverne. L’homme ainsi désigné court après lui de toute sa vitesse, afin d’arracher autant qu’il peut de crins au cou ou à la queue de la bête. Le nombre d’années de son règne est indiqué par le nombre de crins qui lui restent dans la main. Ils prétendent que ce pronostic est infaillible.

A côté de ce peuple demeurent les Al-Faruyîn, dont le pays forme un royaume indépendant. On y remarque, parmi d’autres singularités, un amas d’eau formant un étang dans lequel pousse une herbe dont la racine est aphrodisiaque au plus haut degré. Le roi du pays se la réserve en totalité, et ne permet pas d’en donner à qui que ce soit. Il possède un nombre immense de femmes; quand il veut les voir, il les fait prévenir un jour d’avance; puis il emploie ce médicament et les visite toutes successivement, sans presque éprouver aucun affaiblissement.

Un des rois voisins, qui était musulman, lui envoya un présent magnifique, et le fit prier de lui donner un peu de cette plante. Il reçut en retour l’équivalent de son cadeau et une lettre ainsi conçue :

« Les musulmans ne peuvent épouser qu’un petit nombre de femmes ; si je t’envoyais le médicament que tu me demandes, je craindrais de te mettre dans un état tel, que, ne pouvant te contenir, tu te laisserais aller à des excès réprouvés par ta religion. Mais je t’envoie une herbe qui, étant mangée par un homme impuissant , le met en état d’engendrer des enfants. »

Dans le pays des Al-Farûyîn, le sel se vend au poids de l’or.

DESCRIPTION DE GHANA ET MOEURS DE SES HABITANTS.

Ghana est le titre que portent les rois de ce peuple ; le nom de leur pays est Awkar. Le souverain qui les gouverne actuellement, en l’an 460/1067, se nomme Tenkamenîn ; il monta sur le trône en l’an 455. Son prédécesseur, qui se nommait Besi, commença son règne à l’âge de 85 ans. C’était un prince digne d’éloges, tant par sa conduite que par son zèle pour la justice et son amitié pour les musulmans. Quelque temps avant sa mort, il perdit l’usage de la vue ; mais il sut cacher cette infirmité à ses sujets, et leur faire accroire qu’il voyait très-bien. Quand on plaçait devant lui divers objets, il ne manquait pas de dire : « Ceci est beau, cela est laid. » Pour tromper le peuple de cette manière, il s’était concerté avec ses vizirs, qui lui indiquaient par des paroles énigmatiques et inintelligibles pour le vulgaire les réponses qu’il devait faire.

Beci était l’oncle maternel de Tenkamenîn. Chez ce peuple l’usage et les règlements exigent que le roi ait pour successeur le fils de sa sœur ; car, disent-ils, le souverain a la certitude que son neveu est bien le fils de sa sœur; mais il ne peut pas être assuré que celui qu’il regarde comme son propre fils le soit en réalité. Tenkamenîn est maître d’un vaste empire et d’une puissance qui le rend formidable.

Ghana se compose de deux villes situées dans une plaine. Celle qui est habitée par les musulmans est très-grande et renferme douze mosquées, dans une desquelles on célèbre la prière du vendredi. Toutes ces mosquées ont leurs imams, leurs mu’addîn et des lecteurs salariés. La ville possède des jurisconsultes et des hommes remplis d’érudition. Dans les environs sont plusieurs puits d’eau douce, qui fournissent à la boisson des habitants, et auprès desquels on cultive des légumes. La ville habitée par le roi est à six milles de celle-ci et porte le nom d’Al-Ghaba « la forêt ». Le territoire qui les sépare est couvert d’habitations. Les édifices sont construits avec des pierres et du bois d’acacia.

La demeure du roi se compose d’un château et de plusieurs huttes à toits arrondis, et le tout est environné d’une clôture semblable à un mur. Dans la ville du souverain , non loin du tribunal royal, est une mosquée où les musulmans qui viennent remplir des missions auprès du prince se rendent pour faire leur prière. La ville du roi est entourée de huttes, de massifs d’arbres et de bocages, qui servent de demeure aux magiciens de la nation, chargés du culte religieux; c’est là qu’ils ont placé leurs idoles et les tombeaux de leurs souverains. Des hommes préposés à la garde de ces bois empêchent qui que ce soit d’y entrer ou de prendre connaissance de ce qui s’y passe. C’est là aussi que se trouvent les prisons du roi; dès qu’un homme y est enfermé, on n’entend plus parler de lui. Les interprètes du roi sont choisis parmi les musulmans, ainsi que l’intendant du trésor et la plupart des vizirs. Il n’y a que le roi et son héritier présomptif, c’est-à-dire le fils de sa sœur, qui aient le droit de porter des habits taillés et cousus; les personnes qui suivent la religion du prince portent des pagnes de coton, de soie ou de brocart, selon leurs moyens.

Tous les hommes ont la barbe rasée, et les femmes se font raser la tête. Le roi se pare, comme les femmes, avec des colliers et des bracelets; pour coiffure, il porte plusieurs bonnets dorés, entourés d’étoffes de coton très-fines. Quand il donne audience au peuple, afin d’écouter ses griefs et d’y remédier, il s’assied dans un pavillon, autour duquel sont rangés dix chevaux couverts de caparaçons en étoffes d’or; derrière lui se tiennent dix pages portant des boucliers et des épées montées en or; à sa droite sont les fils des princes de son empire, vêtus d’habits magnifiques et ayant les cheveux tressés et entremêlés avec de l’or. Le gouverneur de la ville est assis par terre devant le roi, et tout autour se tiennent les vizirs dans la même position. La porte du pavillon est gardée par des chiens d’une race excellente , qui ne quittent presque jamais le lieu où se trouve le roi; ils portent des colliers d’or et d’argent, garnis de grelots des mêmes métaux. L’ouverture de la séance royale est annoncée par le bruit d’une espèce de tambour, qu’ils nomment deba, et qui est formé d’un long morceau de bois creusé. Au son de cet instrument, le peuple s’assemble. Lorsque les coreligionnaires du roi paraissent devant lui, ils se mettent à genoux et se jettent de la poussière sur la tête; telle est leur manière de saluer le souverain . Les musulmans lui présentent leurs respects en battant des mains. La religion de ces nègres est le paganisme et le culte des Dakakîr.

A la mort du roi, ils construisent, avec du bois de saj un un grand dôme, qu’ils établissent sur le lieu qui doit servir de tombeau; ensuite ils placent le corps sur un canapé garni de quelques tapis et coussins, et le placent dans l’intérieur du dôme; ils posent auprès du mort ses parures, ses armes, les plats et les tasses dans lesquels il avait mangé ou bu, et diverses espèces de mets et de boissons. Alors ils enferment avec le corps de leur souverain plusieurs de ses cuisiniers et fabricants de boissons ; on recouvre l’édifice avec des nattes et des toiles; toute la multitude assemblée s’empresse de jeter de la terre sur ce tombeau et d’y former ainsi une grande colline. Ils entourent ce monument d’un fossé, qui offre un seul passage à ceux qui voudraient s’en approcher. Ils sacrifient des victimes à leurs morts, et leur apportent comme offrandes des boissons enivrantes. Le roi prélève un droit d’un dinar d’or sur chaque âne chargé de sel qui entre dans son pays, et deux dinars sur chaque charge de la même substance que l’on exporte. La charge de cuivre lui paye cinq mithcals, et chaque charge de marchandises dix mithcals. Le meilleur or du pays se trouve à Ghîarou , ville située à 18 journées de la capitale, dans un pays rempli de peuplades nègres et couvert de villages. Tous les morceaux d’or natif trouvés dans les mines de l’empire appartiennent au souverain ; mais il abandonne au public la poudre d’or, que tout le monde connaît; sans cette précaution, l’or deviendrait si abondant qu’il n’aurait presque plus de valeur. Les pépites de ce métal varient de poids, depuis une aoakïa « once » jusqu’a un ratl « une livre ». On dit que le roi a chez lui un morceau d’or aussi gros qu’une énorme pierre La ville de Ghîarou est à douze milles du Nil, et renferme un grand nombre de musulmans. Le territoire de Ghana est malsain et mal peuplé; à peine un seul des étrangers qui y arrivent peut se soustraire à la maladie qui éclate à l’époque où les grains montent en épi : c’est au moment de la moisson que la mortalité se déclare parmi eux.

ROUTE DE GHANA À GHIARU.

De Ghana à Samakanda il y a 4 journées de marche. Les habitants de ce dernier endroit sont les meilleurs archers de tous les nègres. A deux journées plus loin on entre dans le canton nommé Taka. L’arbre le plus commun de cette localité s’appelle Tadmut ; il est tout à fait comme l’arac (cissus arborca), si ce n’est qu’il porte un fruit semblable à la pastèque et rempli d’une substance d’un goût aigre-doux, qui a l’aspect du candi, et que l’on emploie avec succès contre la fièvre. Plus loin, à une journée de marche, on arrive à un canal qui sort du Nil, et qui porte le nom de Zughu ; les chameaux le traversent à gué et les hommes en bateau. De là on se rend à Gharentel, vaste territoire qui forme un royaume considérable. Les musulmans n’y fixent pas leur séjour ; mais ils sont reçus avec de grands égards par les habitants, qui leur cèdent même le pas quand ils les rencontrent sur les routes. Dans cette contrée, les éléphants et les girafes propagent leurs espèces. De Gharentel on se rend à Ghîarû.

Le roi de Ghana peut mettre en campagne 200 000 guerriers, dont plus de quarante mille sont armés d’arcs et de flèches. Les chevaux de cet endroit sont d’une très-petite taille. On trouve chez ce peuple du bois d’ébène veine, dont la qualité est très-bonne. Les semailles se font deux fois par an : d’abord sur le sol arrosé par le Nil à l’époque de l’inondation, ensuite dans les terrains qui conservent encore leur humidité. La ville d’Iresni, située sur le Nil et à l’occident de Ghîarû, renferme une population musulmane; mais toute la contrée environnante est habitée par des idolâtres. On voit à Iresni des chèvres de petite taille ; lorsqu’elles mettent bas, on tue les mâles et on laisse vivre les femelles. [L’imprégnation de ces animaux a lieu d’une singulière manière :] les chèvres se frottent contre un certain arbre qui pousse dans ce pays, et par la vertu de ce bois elles conçoivent sans l’intervention du mâle. Ce fait est tellement connu dans le pays, qu’on le regarde comme incontestable, et son exactitudc a été garantie par la déclaration de plusieurs musulmans dignes de foi. Les nègres ‘Ajam, nommés Nughamarta, sont négociants, et transportent la poudre d’or d’Iresni dans tous les pays. Vis-à-vis de cette ville, sur l’autre côté du fleuve, est un grand royaume qui s’étend l’espace de plus de 8 journées et dont le souverain porte le titre de Dû. Les habitants vont au combat armés de flèches. Derrière ce pays il y en a un autre nommé Melel, dont le roi porte le titre d’Al-Muslamani. Il reçut ce nom à une époque où la disette avait affligé ses états pendant plusieurs années consécutives. Les habitants eurent recours aux sacrifices pour obtenir la pluie, et ils immolèrent tant de bœufs, qu’ils faillirent en exterminer la race. La sécheresse et la misère ne faisaient toutefois qu’accroître. Le roi entretenait alors chez lui, en qualité d’hôte, un musulman, qui passait son temps à lire le Coran et à étudier les gestes et dits de Mahomet. S’étant adressé à cet homme, il se plaignit des maux qui accablaient ses sujets, «ô roi, répondit le musulman, si tu veux croire au Dieu tout-puissant, reconnaître son unité, admettre la mission divine de Muhammad et observer fidèlement les prescriptions de l’islamisme, tu obtiendras, j’en suis sûr, une prompte délivrance des malheurs qui sont venus t’affliger; tu feras descendre la miséricorde divine sur tous les habitants de ton empire, et tu rendras tes adversaires et tes ennemis jaloux de ton bonheur. » Ayantcontinué ses exhortations jusqu’à ce qu’il eût décidé le roi à embrasser, avec une conviction sincère, les doctrines de la religion musulmane, il lui fit lire dans le livre de Dieu quelques passages faciles à entendre, et lui enseigna les obligations et les pratiques qu’aucun vrai croyant ne doit ignorer. L’ayant alors fait attendre jusqu’à la veille du vendredi suivant, il lui prescrivit de se purifier par une ablution totale, et de se revêtir d’une robe de coton qui se trouvait toute prêle. S’étant alors dirigé avec lui vers une colline, il commença la prière, et le roi, qui se tenait à sa droite, imitait tous ses mouvements. Ils passèrent ainsi une partie de la nuit, le musulman récitant des prières et le roi disant Amîn ! A peine le jour eut-il commencé à poindre, que Dieu répandit sur tout le pays une pluie abondante. Le roi fit aussitôt briser toutes les idoles de ses Etats et expulser les magiciens. Il demeura sincèrement attaché à l’islamisme , ainsi que sa postérité et ses intimes ; mais la masse du peuple est encore plongée dans l’idolâtrie. Depuis lors, ils ont donné à leurs souverains le titre d’Al-Muslamani.

Sama, une des provinces qui dépendent de Ghana et qui en est à la distance de 4 journées, est habitée par un peuple appelé Al-Bakam. Les hommes vont absolument nus ; les femmes se bornent à cacher leurs parties sexuelles avec des lanières de cuir, tressées par elles-mêmes. Elles se font raser la tête, et jamais le pubis. A ce sujet, le Mecquois Abû ‘Abd Allah raconte qu’il vit une de ces femmes s’arrêter devant un Arabe qui avait la barbe très longue et prononcer quelques mots. Cet homme, ne les ayant pas compris, demanda à son interprète ce qu’elle voulait. Il apprit qu’elle souhaitait avoir cette barbe sur la seule partie de son corps qui n’était pas exposée aux regards. L’Arabe se fâcha contre la femme et lui dit mille injures. Les Bakam sont des archers très-adroits, et se servent de flèches empoisonnées. Chez eux le fils aîné hérite de toute la propriété paternelle.

A l’occident de Ghana est la ville d’Anbara, dont le roi, portant le titre de Tarent, résiste à l’autorité du roi de Ghana.

A 9 journées d’Anbara et à 15 de Ghana se trouve la ville de Kugha, dont les habitants sont musulmans, bien que toute la population des alentours soit livrée à l’idolâtrie. La plupart des marchandises que l’on y apporte consistent en sel, en cauris, en cuivre et en euphorbe ; ce dernier objet et les cauris y ont le plus de débit. Dans les localités voisines on trouve un grand nombre de mines qui fournissent de la poudre d’or; de tous les pays nègres, c’est celui qui produit la plus grande quantité de ce métal.

La ville d’Aluken, située de ce côté-là, obéit à un roi nommé Kanmer b. Basi. On dit qu’il est musulman et qu’il cache sa religion.

Dans le territoire de Ghana on trouve une peuplade nommée Al-Hunayhîn, qui a pour ancêtres les soldats que les Omeyyades envoyèrent contre Ghana, dans les premiers temps de l’islam. Elle suit la religion du peuple de Ghana ; mais ses membres ne contractent jamais de mariages avec les nègres. Ils ont le teint blanc et une belle figure.

On trouve aussi quelques hommes de cette race à Silla, où on la désigne par le nom d’EI-Faman. Dans le royaume de Ghana, l’épreuve de l’eau est admise en justice : l’homme qui nie une dette, qui est accusé de meurtre ou de tout autre crime, est amené devant le prévôt, qui prend un morceau très-mince d’une espèce de bois, dont le goût est âcre et amer; il le fait infuser dans autant d’eau que cela lui plaît, et il oblige l’accusé d’en boire. Si l’estomac de cet homme rejette le breuvage, on reconnaît que l’accusation est mal fondée; si au contraire la liqueur y reste, on regarde le prisonnier comme coupable.

Parmi les singularités du pays des Noirs, on remarque un arbre à tige longue et mince, que l’on nomme Turzi ; il croît dans les sables et porte un fruit gros et enflé, qui renferme une laine blanche dont on fait des toiles et des vêtements; ces étoffes peuvent rester toujours dans un feu ardent sans être endommagées. Le jurisconsulte ‘Abd al-Malik assure que les habitants d’Al-Lamis, ville de cette région, ne portent que des habits de ce genre.

On trouve auprès du fleuve de Darâ une substance semblable à celle-ci : c’est une espèce de pierre nommée tamatghust en langue berbère ; lorsqu’on la frotte entre les mains, elle s’amollit au point de prendre la consistance du lin. Elle sert à faire des cordes et des licous, qui sont absolument incombustibles. On avait fabriqué de cette substance un vêtement pour un des princes zenatiens qui régnaient à Sijilmassa.

Un homme d’une véracité bien constatée m’a raconté qu’un négociant avait fait venir pour Ferdinand (Ier), roi de Galice (Léon), une serviette faite de ce minéral ; il l’offrit au prince en déclarant qu’elle avait appartenu à un des disciples de Jésus, et que le feu ne pouvait y faire aucune impression. Il en fit l’épreuve sous les y eux du roi, qui, frappé d’un tel prodige, dépensa toutes ses richesses pour acheter cette relique. Il l’envoya au souverain de Constantinople, pour qu’elle fût déposée dans la principale église, et reçut, en retour, une couronne royale, avec l’autorisation de la porter.

Plusieurs personnes racontent avoir vu, chez Abû l-Fadl de Baghdad, les franges d’une serviette faites de cette substance, et qui, étant mises dans le feu, devenaient plus blanches qu’auparavant. Pour nettoyer cette serviette, qui avait l’apparence d’une toile de lin, on se contentait de la placer sur le feu.

Lorsqu’on part de Ghana en se dirigeant vers le lever du soleil, on suit une route dont les bords sont habités par des nègres et l’on arrive à Aûgham.Les gens de cet endroit cultivent le Durra (mil), plante dont le grain forme leur principale nourriture. A 4 journées plus loin on atteint le Ras al-Mâ, où l’on rencontre le Nil (Niger), qui sort, en ce lieu, du pays des Noirs. Auprès de ce fleuve habitent des tribus berbères qui professent l’islam et qui s’appellent Madasa. Vis-à-vis d’elles, sur l’autre bord du fleuve, sont des nègres païens.

De là on se rend à Tîrka, en suivant le Nil pendant 6 journées. Le marché de cette ville attire de Ghana et deTadmekka une foule de monde. A Tîrka les tortues atteignent une grosseur énorme, et creusent des galeries souterraines dans lesquelles un homme pourrait marcher. Pour faire sortir un de ces animaux de sa retraite, il faut lui attacher des cordes et employer les forces réunies de plusieurs hommes. Le jurisconsulte Abû Muhammad ‘Abd al-Malik b. Nakhkhas al-Gharfa m’a raconté un fait que je vais rapporter :

« Une troupe de voyageurs qui se rendait à Tîrca s’arrêta en route pour passer la nuit. En cette localité les termites sont très redoutables, parce qu’elles détruisent et gâtent tout ce qu’elles rencontrent; elles élèvent des buttes de terre semblables à des collines, et, chose remarquable, cette terre est moite et humide, quoique dans ces endroits l’eau ne se trouve pas, à quelque profondeur que l’on creuse. On a soin de ne poser les marchandises que sur des pierres amoncelées ou sur des perches fichées dans la terre. Chacun des voyageurs chercha le meilleur moven de soustraire ses effets aux attaques des termites, et l’un d’entre eux ayant cru voir une grosse pierre, y déposa ses bagages, qui formaient la charge de deux chameaux. S’étant éveillé au point du jour, il ne trouva ni pierre, ni ce qu’il y avait mis. Tout consterné, il se mit à crier : “Malheur! malheur ! aux armes!” Ses compagnons l’entourèrent et lui demandèrent ce qui lui était arrivé. Lorsqu’il leur eut raconté sa mésaventure, ils lui firent observer que si cela avait été l’ouvrage de brigands, la pierre n’aurait pas été emportée avec les effets. Un examen du sol leur lit reconnaître les traces d’une tortue qui s’éloignait. Les ayant suivies pendant plusieurs milles, ils atteignirent l’animal, qui portait encore sur son dos les deux charges d’effets. Le voyageur avait pris une tortue pour une grosse pierre. »

Le Nil, arrivé à Tîrka, se dirige vers le sud et rentre dans le pays des Noirs. On voyage sur le fleuve pendant environ 3 journées ; alors on entre dans le pays des Saghmara, tribus berbères du territoire de Tadmekka. En face, sur l’autre bord du fleuve, est située Kaukau, ville nègre dont nous donnerons la description ainsi que celle des lieux qui l’avoisinent.

GRANDE ROUTE DE GHANA À TADMEKKA.

De Ghana à Tadmekka il y a 50 journées de marche. A 3 journées de Ghana se trouve Safankû, endroit situé sur le bord du Nil, et formant l’extrême limite du royaume de Ghana. De là on suit le Nil jusqu’à Bughrat, lieu qui renferme une peuplade Sanhaja appelée Madasa. Le jurisconsulte ‘Abd al-Malik raconte qu’il avait vu à Bughrat un oiseau, semblable à une hirondelle, qui prononçait d’une manière parfaitement claire et intelligible ces mots : “Qutil Al-Husayn, Qutil Al-Husayn” (Husayn a été tué). »

Après avoir répété ces paroles plusieurs fois, il disait une fois :

“Bî Kerbala” 

« Nous avons entendu cet oiseau, dit Abd al-Malik, moi et les musulmans qui m’accompagnaient. »

De Bughrat on se rend à Tîrka , d’où l’on traverse le désert jusqu’à Tadmekka.

De toutes les villes du monde Tadmekka est celle qui ressemble le plus à la Mecque. Son nom signifie forme de la Mecque. C’est une grande ville, entourée de montagnes et de ravins, et mieux bâtie que Ghana et Kaukau. Les habitants sont Berbers et musulmans ; ils se voilent la figure comme font les Berbers du désert ; ils se nourrissent de chair, de lait et d’une espèce de grain que la terre produit sans culture.

Le dorra et les autres céréales leur arrivent du pays des Noirs. Leurs vêtements, formés de coton, de nuli ou d’autres étoffes, sont teints en rouge. Le roi porte un turban rouge, une tunique jaune et un pantalon bleu. Les dinars dont ils se servent sont d’or pur et s’appellent Sulâ « chauves, » parce qu’ils ne portent pas d’empreinte. Leurs femmes sont d’une beauté si parfaite, que celles des autres pays ne sauraient leur être comparées. Chez eux la prostitution est permise : dès qu’un marchand arrive dans la ville, les femmes courent au-devant de lui, et chacune s’efforce de l’amener à la maison où elle demeure.

Pour se rendre de Tadmekka à Cairouan, on marche pendant 50 jours dans le désert, afin d’atteindre Warglan, qui se compose de 7 châteaux forts appartenant aux Berbers, et dont le plus grand se nomme Agherom n-Ikammen, c’est-à-dire « le châteaux des pactes » (sic, peut être des déserts) De là à Qastîliya il y a 14 journées ; puis 7 journées de Castîliya à Cairouan, ainsi que nous l’avons dit ailleurs. Entre Warglan et la Qala’at Abî Tawîl, il y a treize journées de marche.

Pour se rendre de Tadmekka à Ghadams , il faut marcher pendant quarante jours à travers un désert où l’on trouve de l’eau tous les deux ou trois jours en creusant le sable. Ghadams est une petite ville qui abonde en eau et en dattiers. Les habitants sont des Berbers musulmans. A Ghadams on voit des souterrains que la Kahena, celle qui s’était montrée en Ifrîkiya, avait employés comme prisons. La population de cette ville se nourrit principalement de dattes. Dans ce pays les truffes atteignent une telle grosseur, que les lapins y creusent leurs terriers. De Ghadams au Jabal Nafûsâ il y a sept journées de marche, à travers un désert ; de Nafûsâ à Tripoli il y a trois journées, ainsi que nous l’avons déjà dit.

On peut se rendre par une autre route de Tadmekka à Ghadams : après avoir marché pendant six jours dans une région habitée par les Saghmara, on entre dans une solitude où l’on voyage quatre jours avant de trouver de l’eau. Ensuite on passe dans une autre solitude ayant la même étendue que la précédente, et qui renferme une mine d’où l’on tire le taci’n-semt, espèce de pierre qui ressemble à l’agate et qui offre parfois un mélange de rouge, de jaune et de blanc. On y trouve, mais bien rarement, de beaux échantillons ayant une grosseur considérable. Les habitants de Ghana, chez qui on les porte, les regardent comme d’une valeur inestimable, et les achètent au prix de ce qu’ils ont de plus cher. On parvient à polir cette pierre et à la percer en employant une autre espèce de pierre nommée tentouas, de même que l’on polit le rubis à l’aide de l’émeri : sans tentouas, l’acier n’y mordrait pas. Pour découvrir ces pierres et en reconnaître le gisement précis , on égorge un chameau au-dessus de la mine et on y répand le sang par aspersion ; la pierre se montre alors et on la ramasse. A Bounou 1 se trouve une mine de la même substance, mais l’autre est plus riche. Le voyageur passe de cette solitude dans une troisième, qui renferme une mine d’alun, dont le produit s’exporte en divers pays. De ce. désert on passe dans un quatrième, où l’on marche pendant onze journées dans un terrain sablonneux, absolument nu, où l’on ne trouve aucune trace ni d’eau, ni de végétation. Les caravanes portent avec elles une provision d’eau et de bois, ainsi que cela se pratique pour les vivres et le fourrage. Entré dans ce désert, le voyageur aperçoit à sa gauche une montagne de sable rouge, qui se prolonge jusqu’à Sidjilmessa. C’est là que l’on trouve le fenek, et le renard, cet animal rusé. Cette montagne forme la limite de l’Ifrîkiya.

Le voyageur qui partirait du pays de Kaoukaou, et suivrait le bord du Nil en se dirigeant vers l’ouest, arriverait dans un royaume appelé Ed-Demdem, dont les habitants dévorent tous les étrangers qui leur tombent entre les mains. Ils ont un roi principal, qui en a plusieurs autres sous ses ordres. On voit dans ce pays une énorme forteresse, sur laquelle est placée une idole ayant la forme d’une femme, que les habitants adorent comme leur dieu, et près de laquelle ils se rendent en pèlerinage.

Entre Tadmekka et Kaukau il y a neuf journées de marche. Les Arabes en désignent les habitants par le nom de Buzurganiyîn (les “grands” en persan ?). Cette capitale se compose de deux villes : l’une est la résidence du roi, et l’autre est habitée par des musulmans. Leur roi s’intitule kanda. Ils s’habillent, comme les autres nègres, d’un pagne, d’une veste de peau ou d’autre matière, dont la qualité varie selon les moyens des individus. De même que les nègres, ils adorent des idoles. Lorsque le roi s’assied [pour manger], on bat le tambour, et les négresses se mettent à danser en laissant flottér (?) leur épaisse chevelure; personne ne s’occupe d’affaires dans la ville, jusqu’à ce que le repas du souverain soit achevé; alors on en jette les débris dans le Nil; les assistants poussent des cris et des exclamations, ce qui fait connaître au public que le roi a fini de manger. Lorsqu’un nouveau souverain monte sur le trône, on lui remet un sceau, une épée et un Coran, qu’ils prétendent leur avoir été envoyés pour cet objet par l’émir des croyants (d’Espagne?). Leur roi professe l’islam ; jamais ils ne confient l’autorité suprême à un autre qu’un musulman. Ils disent que le nom de Kaukau leur avait été donné parce que leurs tambours font entendre ce mot très-distinctement. C’est ainsi que chez les gens d’Azouer, de Hîr et de Zuwîla, les tambours font entendre les mots Zuwila. Dans le pays de Kaukau, le sel tient lieu de monnaie dans les opérations commerciales. Ce minéral leur vient d’une contrée nommée Tutek, où on le trouve dans des mines souterraines. Il arrive d’abord à Tadmekka, d’où il se transporte à Kaukau. Entre Toutek et Tadmekka il y a 6 journées de marche.