Rapport Parlementaire sur la Syrie, Apologie du Régime Ottoman et de l’Islam, 1862

Nous verrons tout à l’heure ce qu’opposent les chrétiens à ces préceptes de tolérance. Nous constaterons pourtant, dès à présent, que chaque jour des plumes chrétiennes produisent contre les Turcs et leur croyance de nouvelles diatribes, empreintes du plus violent fanatisme, tandis qu’on ne peut citer une seule ligne écrite par un Turc contre la religion chrétienne. De quel côté est la tolérance?
[…]
Mahomet recommande la prière. Il n’est personne qui ne soit étonné de la ferveur des Turcs dans l’accomplissement de ce précepte religieux. La prière est accompagnée d’ablutions qui rendent
cette race la plus propre de la terre. Ces ablutions sont d’ailleurs indispensables dans des pays où la chaleur engendre des maladies terribles pour ceux qui négligent les soins corporels.

Mahomet ne voulait pas que les pratiques extérieures absorbassent tout le culte : « La chair et le sang des victimes ne montent pas jusqu’à Dieu ; c’est notre piété qui s’élève jusqu’à lui.
Etre juste, dit-il ailleurs, ce n’est point tourner le visage vers l’orient ou l’occident, mais croire en Dieu et au dernier jour, aux anges, aux Écritures et aux prophètes; c’est donner, pour l’amour de Dieu, de l’argent à ses parents, aux orphelins, aux pauvres, racheter les captifs, être assidu aux prières, faire l’aumône, tenir ses engagements, se conduire avec patience dans les circonstances difficiles, dans les temps de violence et d’adversité, être sincère et croire à Dieu. »

De ces versets du Coran, lecteurs de bonne foi, résulte-t-il que ll’islamisme exclue nécessairement la tolérance et prescrive éternellement l’extermination?

Nous trouvons dans le christianisme des prescriptions beaucoup plus violentes contre les hérétiques.

En 1215, lorsque le concile de Latran IV, appelé XIIè concile général, proclamait en ces termes (chap. m, p. 148) l’incompatibilité d’existence entre le catholicisme et l’hérésie: « Il y a une. seule Église universelle de fidèles, hors de laquelle il n’y a pas de moyen de salut pour personne. Que les condamnés (les hérétiques) soient abandonnés aux puissances séculières existantes, ou leurs magistrats, pour leur être infligé le châtiment convenable, les ecclésiastiques étant préalablement dégradés de leurs ordres; de telle manière que les biens des personnes ainsi condamnées, si ce sont des ecclésiastiques, soient annexés (applicentur) aux églises dont ils ont reçu des traitements. « Soient les puissances séculières averties et engagées, et, si le cas le requiert, contraintes parles censures ecclésiastiques, de prêter en public le serment de s’appliquer sincèrement et de toutes leurs forces, pour la défense de la foi, à exterminer des contrées soumises à leur juridiction tous hérétiques signalés par l’Église, si un seigneur temporel, requis et averti par l’Église, négligeait de purger son pays de cette difformité de l’hérésie, qu’il soit lié des chaînes de l’excommunication par le métropolitain et par les autres évêques de la même province. Et si, dans le cours d’une année, il néglige de satisfaire à ce devoir, qu’il en soit donné connaissance au souverain pontife, afin qu’il déclare ses sujets dé-liés, à compter de ce moment, de leur serment de fidélité envers lui, et fasse occuper ses domaines par des catholiques, qui les possèdent sans contradiction, après avoir exterminé les hérétiques, et les maintiennent dans la pureté de la foi. Les catholiques qui, ayant pris la croix, se dévoueront à l’extermination des hérétiques, jouiront par là même des indulgences et seront admis aux privilèges accordés à ceux qui iront au secours de la Terre sainte… De plus, à l’égard des croyants qui reçoivent, défendent et encouragent les hérétiques, nous les frappons d’excommunication, et quiconque aura dédaigné de donner satisfaction, nous décrétons qu’à compter de ce moment il soit marqué d’infamie; qu’il ne soit admis à aucune charge publique, à aucun conseil, qu’il ne puisse ni élire personne à aucune espèce de fonctions, ni témoigner. Ordonnons aussi qu’il ne soit point admis à tester, eu sorte qu’il n’ait ni la faculté de faire son propre testament, ni celle d’entrer en possession d’aucune succession ou héritage.»

En 1229, lorsque le concile de Toulouse rendait la décision suivante (chap. iv) : « Quiconque à l’avenir permettra sciemment à un hérétique, soit pour ou soit par une autre cause, à demeurer sur son
territoire, s’il l’avoue ou bien en est convaincu, perdra à perpétuité sa possession, et son corps sera dans la main de son suzerain, pour en être fait ce que de droit. Toute maison, où l’on trouve un hérétique doit être rasée, tout prince, ou seigneur, ou évêque, ou juge qui épargne un hérétique,
perd sa succession ou son emploi.

En 1246, lorsque le concile de Béziers rendait la décision suivante (chap. xxxix) : «Pour que les juifs puissent être discernés d’avec les chrétiens, nous ordonnons et nous prescrivons sévèrement qu’au milieu de la poitrine ils portent le signe d’une roue, faite de roseau, dont le cercle soit de la largeur d’un doigt et de la hauteur d’une demi-palme. » Ch. XLIII: « Déplus, sont excommuniés les chrétiens qui, en cas de maladie, se confient à des juifs pour les soins médicaux. »

En 1095, lorsque le pape Urbain II faisait entendre ces paroles : « Nous ne regardons pas comme homicides ceux qui, enflammés du I zèle de leur mère, l’Église catholique, contre les excommuniés, en auraient tué quelques-uns. »

En 1200, lorsque le pape Innocent III déclarait que Dieu a établi sur la terre des empereurs et des rois principalement pour prêter leur glaive à l’Église et exterminer les hérétiques. , En 1251, lorsque le pape Innocent IV prescrivait ce qui suit : « Nous maudissons entièrement ceux qui s’éloignent de la foi catholique, nous les poursuivons de nos vengeances, nous les dépouillons de tous leurs biens; nous les enchaînons par les lois comme gens ayant fait naufrage de la vie; nous’ leur enlevons les successions ; nous les déclarons privés de tout droit légitime.

« Les hérétiques doivent être contraints par la torture à dénoncer les autres hérétiques et amis d’hérétiques qu’ils connaissent, de même que les voleurs et les brigands, dans les choses temporel-
les, sont contraints à révéler leurs complices. « Quiconque aura été surpris donnant un conseil à un hérétique, qu’il soit infâme, ipso facto, à perpétuité, sans préjudice des autres peines, qu’il ne soit plus admis ni à occuper un emploi public, ni à porter témoignage; qu’il soit, incapable de tester ou d’hériter ; que personne ne soit plus tenu envers lui, mais que lui reste tenu envers les autres.

« Que l’autorité civile procède contre les accusés (accusés d’hérésie), d’après les lois promulguées à Padoue par Frédéric II : « Celui qui s’écarte de la foi catholique, ne fût-ce qu’en un seul …article, et qui, pastoralement exhorté, refuse de se rétracter, sera brûlé vif, en face du public. »

Entre les prescriptions du Coran, qu’on a pu lire plus haut, et celles de l’Évangile, existe-t-il une différence si grande que, selon les paroles de M. de Maistre : « Dès que le chrétien et le musulman viennent à se toucher, l’un des deux doit servir ou périr. » Est-ce seulement une exagération? N’est-ce pas encore, dit M. de Girardin, une imposture trop complaisamment accréditée, sciemment mise dans la circulation? Quel est donc le progrès civil ou politique, matériel ou moral, administratif, économique, financier, auquel fasse obstacle le texte du Coran? S’oppose-t-il à ce qu’on construise en Turquie des chemins de fer aussitôt que le transit et le transport des marchandises et des voyageurs en rendront l’établissement avantageux? S’oppose-t-il à ce qu’on y fonde des banques d’escompte et de circulation? S’oppose-t-il à ce qu’il y ait des écoles aussi variées qu’en aucun autre pays d’Europe? Est-il vrai de dire que les Turcs soient aujourd’hui ce qu’ils étaient en 1454? N’ont-ils pas depuis vingt ans, depuis dix ans, étonnamment grandi en tolérance?

En vérité, il nous sied bien de reprocher leur intolérance aux Turcs, à nous fils de Français qui, même au seizième siècle, n’ont pu vivre avec leurs frères protestants et les ont chassés du royaume, à nous fils des Goths, descendant de ceux qui ont fait une épouvantable destruction des Morisques et des Indiens de l’Amérique, à nous Espagnols du dix-neuvième siècle qui n’avons pas encore accordé sur notre terre inhospitalière un lieu de sépulture décent aux membres des confessions chrétiennes différentes de la nôtre, à nous Italiens de l’an de grâce 1855 qui mettons les gens au bagne parce qu’ils lisent la Bible protestante? Y a-t-il donc encore si longtemps que le séjour de la Norvège était interdit aux juifs, que l’Allemagne leur a reconnu certains droits, que l’Angleterre a émancipé les catholiques, que l’empereur Nicolas les persécutait à outrance, que la Grèce du roi Othon faisait mille difficultés pour admettre chez elle un ablissement de soeurs de la Charité?
Il faut remarquer aussi que, quels que soient les défauts et les vices des Turcs, il n’est peut-être personne ayant vécu en Orient qui ne reconnaisse que de toutes les races répandues dans leur vaste empire, ils sont encore la plus honnête, la meilleure et la seule qui possède une autorité morale quelconque sur les autres : Lord John Russell disait début 1855, en plein parlement, que l’une des raisons pour lesquelles il ne pouvait pas consentir à la destruction de l’empire ottoman, c’était l’épouvantable anarchie dont elle donnerait le signal depuis les bords du Danube jusqu’aux embouchures de l’Euphrate dans le golfe Persique. Parole vraie, mais dont le sens profond échappe malheureusement à ceux qui ne savent pas ou qui ne veulent pas avouer quelle est la misère morale de ces populations, quelle est l’implacable violence des haines qui les divisent. Si toutes elles détestent plus ou moins le Turc, elles se détestent bien autrement entre elles. C’est le Turc qui, même dans le discrédit où son autorité est tombée, les force encore à se supporter les unes les autres. Supprimez-le aujourd’hui, et demain commencera une période de carnages et d’exterminations qui ne pourrait avoir de fin que, par la conquête européenne, c’est-à-dire lorsqu’après de longues guerres, l’Europe se serait entendue pour savoir à qui il appartiendrait de conquérir tel ou tel morceau de cette vaste proie.

Voilà pourquoi il est téméraire de pousser à la ruine des Turcs malgré tout ce qu’on peut leur reprocher; nous en conservons bien d’autres qui ne les valent peut-être pas, et qui dans ce moment-ci font certainement moins d’efforts qu’eux pour essayer de se corriger, pour tâcher de se remettre au pas de la civilisation. Je ne sais pas, je l’avoue en toute humilité, ce qu’il faut espérer du mouvement qui s’opère en Turquie; mais certes, si elle peut être régénérée, j’ai plus de confiance pour le faire dans un gouvernement éprouvé par de cruelles vicissitudes, qui sent sa faiblesse et son impéritie, qui ne fait pas seulement appel aux armes de l’Occident, qui sollicite aussi le secours de ses arts, de ses lumières, de ses capitaux, de son industrie, de ses sentiments, de ses idées et de ses lois ; j’ai, dis-je, plus de confiance pour renouveler la Turquie dans le parti de la réforme qui la gouverne aujourd’hui que dans la civilisation slave, qui n’est après tout qu’un despotisme militaire, le pire de tous les gouvernements. Pour régénérer l’empire ottoman, si faire se peut, je m’en rapporterai à Rashîd Pasha, qui aime son pays et qui espère le guérir en lui inoculant tout ce qu’il pourra porter de notre civilisation occidentale, plutôt qu’au prince Menchikoff