Julien l’Apostat, A Jamblique d’Apamée (Syrie), v. 355 n-è

J’apprécie la douceur de tes réprimandes et la manière dont tu sais à la fois m’honorer en m’écrivant, et m’instruire en me grondant. Si donc ma conscience me reprochait quelque chose à ton égard et si j’avais quelque peu failli à mon devoir, je m’efforcerais de mon mieux à trouver une excuse plausible, pour me soustraire à la remontrance, et je n’hésiterais pas à solliciter le pardon de ma faute, sachant combien tu es loin d’être inexorable envers ceux que tu aimes, quand leurs offenses sont involontaires. Mais aujourd’hui, comme il ne convient plus que tu sois laissé de côté, et que nous, nous négligions d’arriver au but que nous avons toujours cherché à atteindre, eh bien, je vais me disculper, comme si j’étais forcé de me défendre, et je te prouverai que je n’ai péché envers toi ni par négligence ni par retard.

Il y a trois ans que je suis revenu de la Pannonie, à peine échappé aux dangers et aux fatigues que tu connais. Après avoir traversé le détroit de Chalcédoine, en arrivant à Nicomédie, c’est envers toi le premier, comme envers une divinité tutélaire, que je m’acquittai des vœux faits pour mon salut, et pour gage de mon retour, je t’adressai en manière d’offrande sacrée l’hommage de mon respect. Le porteur de ma lettre était un des gardes impériaux, nommé Julien, fils de Bacchyle, natif d’Apamée, à qui je confiai d’autant plus volontiers ma missive qu’il m’assurait se rendre auprès de vous et te bien connaître. Et de fait, il m’arriva de toi, comme du temple d’Apollon, une lettre où tu me disais que tu avais appris notre retour avec une grande joie. Or, ce fut pour moi un heureux augure, un commencement de bon espoir, que le sage Jamblique et les lettres de Jamblique. Comment t’exprimer mon bonheur? Comment te peindre l’émotion que cette lettre m’a causée? Si tu as reçu les lettres que je t’ai écrites à cette occasion et que je t’ai envoyées par un des hémérodromes (04) qui nous viennent de là-bas, tu sais, par ce que je t’en disais, toute la joie que j’en ai ressentie (05). Plus tard, quand le gouverneur de mes enfants (06) s’en retournait chez lui, je t’ai écrit une autre lettre, pour te remercier tout à la fois des premières que tu m’avais envoyées et pour t’en demander d’autres à la suite, en échange des miennes. C’est alors que le bon Sopater est venu en députation vers nous. Dès que je l’eus reconnu, je m’élançai dans ses bras, pleurant de joie et songeant bien qu’il m’apportait des lettres de ta part. En effet, je les reçus, je les couvris de baisers, j’y attachai, j’y fixai mes regards, comme si, en les lisant, j’avais craint de perdre de vue un seul moment l’image de ta présence. Je te répondis aussitôt, et non pas à toi seul, mais au noble Sopater, fils d’un père illustre, pour lui faire entendre que notre ami commun venu d’Apamée (07), était comme un otage que nous gardions en nantissement de votre absence. Depuis cette dernière lettre, je n’ai plus reçu de toi que celle dans laquelle tu as l’air de m’accuser.

Si tu ne m’adresses de reproches que pour me fournir, sous prétexte d’accusation, l’occasion plus fréquente de t’écrire, j’accepte on ne peut plus volontiers le reproche, et je n’y vois qu’un enjouement dont je m’approprie la faveur. Mais si c’est pour m’imputer un grief réel envers toi, où trouver un homme plus malheureux que moi, qui n’ai pu m’acquitter de mon devoir à cause de l’infidélité ou de la paresse de mes secrétaires? Il y a plus : quand même j’aurais manqué de t’écrire souvent, je n’en mériterais pas moins ton pardon, non pas, dirai-je, à raison des affaires que j’ai sur les bras, car je serais mal venu de préférer aucune affaire, suivant l’expression de Pindare (08), à mes relations avec toi, mais parce que, quand on est mis en présence d’un homme tel que toi, dont la pensée seule inspire du respect, hésiter à lui écrire est une preuve d’une sagesse supérieure à une trop grande audace. En effet, ainsi qu’il arrive à ceux qui osent regarder obstinément le soleil et fixer leurs yeux sur ses rayons comme les aigles de bonne race (09), de ne pouvoir, à moins d’être des dieux, soutenir la vue de ce qu’il leur est défendu de voir, et de prouver d’autant plus leur impuissance qu’il y a plus d’entêtement à leurs efforts; ainsi celui qui ose t’écrire montre d’autant plus nettement tout ce qu’il a à craindre, qu’il veut agir avec plus de hardiesse. Pour toi, noble ami, toi le sauveur, en quelque sorte, de la nationalité grecque, il te convenait mieux de nous écrire fréquemment et de stimuler, autant qu’il était en ton pouvoir, notre paresse. Car de même que le Soleil, pour user encore d’une comparaison, qui de ce dieu nous ramène à toi, de même que le Soleil, quand il brille tout entier de ses purs rayons, s’acquitte de sa fonction sans se préoccuper s’il éclaire un objet digne de sa splendeur, ainsi devais-tu verser incessamment tes bienfaits, comme une rosée lumineuse, sur le monde grec, et n’en pas arrêter le cours, parce que, soit respect, soit crainte, on hésite à te répondre. Esculape ne guérit pas les hommes par espoir de retour, mais l’esprit philanthropique qui l’anime est la science même qui l’aide à répandre partout ses services. Tu devrais l’imiter, en ta qualité de médecin des âmes studieuses, et observer en toute circonstance les préceptes de la vertu, tel qu’un bon archer, qui, lors même qu’il n’a point d’adversaire, s’exerce toujours la main pour le moment où il devra s’en servir. Sans doute notre but n’est pas le même, quand nous recevons tes beaux écrits et quand tu lis les nôtres. Mais nous t’écririons dix mille fois, ce ne seraient toujours que ces jeux d’enfants dont parle Homère (10), qui, sur le rivage, font avec le limon des figures qu’ils abandonnent aux flots de la grève, tandis que la moindre lettre de toi est préférable à un cours d’eau qui porte la fécondité. Aussi, pour ma part, j’aimerais mieux avoir une seule lettre de Jamblique que tout l’or de la Lydie. Si donc tu as quelque souci de ceux que tu aimes, et tu en as souci, je le présume, ne nous néglige pas, nous, vrais poussins qui, dans notre besoin, attendons toujours de toi notre nourriture. Ecris-nous constamment et n’hésite pas à nous repaître de tes dons. Si nous manquons à notre devoir, charge-toi d’acquitter la double dette de l’amitié, en nous donnant et en nous fournissant de quoi te rendre la pareille. Il convient à un disciple comme toi, ou, si tu veux, à un nourrisson de l’éloquent Mercure, de prendre sa baguette (11), non pour endormir, mais pour réveiller et pour émouvoir, et de suivre surtout en cela son exemple.