Strabon, VI, 2, 4, Syracuse, v. 30 av. n-è

4. Naxos et Mégare venaient d’être fondées, quand Archias arriva de Corinthe en Sicile et fonda lui-même Syracuse. Suivant certaine tradition, Archias s’était rendu à Delphes en même temps que Myscellus et ils avaient consulté l’oracle ensemble : le dieu, avant de répondre, avait voulu savoir ce que chacun d’eux préférait de la richesse ou de la santé ; et, comme Archias avait choisi la richesse et Myscellus la santé, il avait désigné au premier l’emplacement de Syracuse, et l’emplacement de Crotone au second. Or, les Crotoniates se trouvèrent effectivement avoir bâti leur ville dans des conditions de salubrité merveilleuse, ainsi que nous l’avons dit plus haut ; et les Syracusains de leur côté s’élevèrent en peu de temps à l’apogée de la richesse et de l’opulence, témoin cet ancien proverbe : Ils n’auraient pas assez de la dîme de Syracuse, lequel se dit des gens prodigues et magnifiques. La tradition ajoute qu’en passant à Corcyre, qui se nommait alors Scheria, Archias y laissa l’Héraclide Chersicrate, avec une partie de ses gens, pour y fonder un établissement, ce que Chersicrate parvint à faire après avoir chassé les Liburnes, maîtres de l’île ; qu’ayant ensuite relâché au promontoire Zephyrium il y trouva un certain nombre de Doriens qui revenaient de Sicile, où ils s’étaient séparés de leurs compagnons, les fondateurs de Mégare, qu’il les prit alors avec lui, comme ils se disposaient à regagner la Grèce, et put enfin, aidé par eux, fonder Syracuse.

Grâce, surtout, à la fertilité de son territoire et à l’heureuse disposition de ses ports, Syracuse prit un rapide accroissement, et ses habitants en vinrent bientôt à exercer sur toute la Sicile une véritable hégémonie, hégémonie oppressive tant que régnèrent leurs tyrans, hégémonie bienfaisante quand, redevenus libres eux-mêmes, ils voulurent affranchir aussi toutes les villes qui gémissaient sous le joug des Barbares.

De ces populations barbares de la Sicile, les unes étaient autochthones, les autres avaient franchi le détroit et envahi le pays. Les Grecs avaient bien empêché qu’elles ne prissent pied sur aucun point du littoral, mais ils n’avaient pu les empêcher de pénétrer dans l’intérieur et de s’y fixer, si bien que, de nos jours encore, l’intérieur de l’île demeure occupé par les descendants des Sicèles, des Sicanes, des Morgètes, etc., voire même des Ibères, le premier peuple barbare, au dire d’Ephore, qui se soit établi en Sicile.

Morgantium, ville ancienne aujourd’hui détruite, avait eu, suivant toute apparence, les Morgètes pour fondateurs. Barbares et Grecs eurent beaucoup à souffrir ensuite de l’invasion des Carthaginois et de leurs continuelles attaques, auxquelles Syracuse opposa pourtant encore une énergique résistance. Puis les Romains passèrent dans l’île à leur tour, et, en ayant expulsé les Carthaginois, ils mirent le siège devant Syracuse et s’en emparèrent. De nos jours, pour réparer le mal que Sextus Pompée avait fait à Syracuse, ainsi qu’à mainte autre ville de la Sicile, César-Auguste y envoya une colonie et fit rebâtir une bonne partie de l’ancienne ville. Seulement, celle-ci formait une pentapole ayant un mur d’enceinte de 180 stades, et comme il n’y avait aucune utilité à ce que toute cette enceinte fût remplie, Auguste crut devoir borner ses réparations au quartier voisin de l’île d’Ortygie, quartier moins abandonné, moins désert que les autres, et qui se trouvait avoir d’ailleurs à lui seul le périmètre d’une ville considérable.

L’île d’Ortygie fait, on peut dire, partie de Syracuse, d’autant qu’un pont l’y réunit. Elle renferme la fontaine Aréthuse. Les mythographes prétendent que le fleuve par lequel cette fontaine s’écoule dans la mer n’est autre que l’Alphée venu jusqu’ici des côtes du Péloponnèse, après avoir fait sous terre tout le trajet de la mer de Sicile, pour s’unir à l’Aréthuse, se séparer d’elle aussitôt et se perdre de nouveau dans la mer. On cite à l’appui de cette tradition certains faits, celui d’une coupe, par exemple, jetée dans l’Alphée à Olympie, et qui aurait reparu à Ortygie dans l’Aréthuse ; celui-ci aussi, qu’à la suite des grandes hécatombes d’Olympie les eaux de la fontaine prennent toujours une teinte bourbeuse. Ajoutons que Pindare admet la tradition et s’y conforme, quand il dit en parlant d’Ortygie :

«Tombe auguste de l’Alphée, noble berceau de Syracuse»,

et que Timée lui-même fait comme Pindare, l’historien en ceci confirmant le poète.

Mais au moins faudrait-il qu’avant d’atteindre les côtes du Péloponnèse l’Alphée se perdît dans quelque gouffre béant à la surface de la terre, on concevrait alors à la rigueur que du fond de ce gouffre il pût parvenir jusqu’en Sicile par un canal ou conduit souterrain et sans que ses eaux se fussent altérées par leur mélange avec celles de la mer ; au contraire, on le voit tomber et déboucher directement dans la mer. Je ne sache pas maintenant qu’en mer, à portée de la côte, on ait signalé de tourbillon capable d’engloutir le courant du fleuve, auquel cas d’ailleurs ses eaux ne seraient pas encore complètement préservées d’amertume. La chose est donc tout à fait impossible. La nature des eaux de l’Aréthuse, lesquelles sont parfaitement douces et potables, suffirait déjà à démontrer la fausseté de la tradition ; mais cette autre circonstance, que le courant du fleuve persiste aussi avant dans la mer sans se confondre avec elle de manière à atteindre ce prétendu canal souterrain où l’on veut qu’il s’engage, cette circonstance, dis-je, prête à la tradition toute l’invraisemblance de la fable.

C’est à peine en effet si nous admettons ce phénomène pour le Rhône, dont le courant demeure distinct et laisse sa trace parfaitement visible sur toute la longueur du lac qu’il traverse, et pourtant il ne s’agit là que d’un trajet relativement court, à travers un lac toujours paisible. Comment donc l’admettre quand il s’agit d’une mer agitée de si fréquentes et de si horribles tempêtes ? Quant au fait de la coupe, il n’a d’autre portée que de grossir encore le mensonge : un corps semblable ne suivrait pas le cours ordinaire d’un fleuve, à plus forte raison un cours si long et si irrégulier. Sans doute il n’est point rare que des fleuves se perdent et coulent sous terre ; plus d’un pays nous en offre des exemples, mais ce n’est jamais sur un si long espace, et, d’ailleurs, le fait en soi fût-il possible, les circonstances qui l’accompagnent n’en demeureraient pas moins impossibles, aussi impossibles que l’est le cours fabuleux que Sophocle prête à l’Inachus lorsqu’après avoir dit :

«Il descend des sommets du Pinde et du Lacmus ; puis, laissant les Perrhaebes, il visite l’Amphiloque, et passe chez l’Acarnane, qui le voit s’unir à l’Achéloüs»,

il ajoute un peu plus bas :

«De là, fendant les flots de la mer, il atteint dans Argos au dème de Lyrceus».

Plus exact que Sophocle, Hécatée ne confond pas ainsi l’Inachus d’Argolide et l’Inachus Amphilochien, et c’est après les avoir distingués expressément qu’il nous montre ce dernier descendant, comme l’Aeas, des flancs du Lacmus, et, comme Argos Amphilochicum, empruntant son surnom du héros Amphilochus, pour aller se jeter dans l’Achéloüs, tandis que l’Aeas coule à l’O dans la direction d’Apollonie. Pour en revenir à Ortygie, il existe de chaque côté de l’île un port spacieux : le plus grand des deux a 80 stades de circuit. Indépendamment de Syracuse, César rebâtit Catane et Centoripa, ville qui n’avait pas peu contribué à la ruine de Pompée. Centoripa est située au-dessus de Catane, au pied même de 1’Aetna et non loin du fleuve Symaethus, lequel arrose ensuite le territoire de Catane. [Une autre colonie de Naxos, Leontium, a eu également beaucoup à souffrir pendant la guerre contre Sextus Pompée. Il est remarquable seulement qu’ayant partagé en tout temps les infortunes de Syracuse, cette ville n’ait pas eu part de même à toutes ses bonnes fortunes.]