Léon l’Africain, “Minutieuse et diligente description de Fez”, v.1520

Fez est certainement une très grande cité. La ville est entourée de solides et hautes murailles. Elle est presqu’entièrement construite sur des collines si bien que seul le centre de la ville est plan. Sur les quatre côtés, il n’y a que des pentes, comme je l’ai dit. L’eau entre dans la ville en deux points. L’une des branches de la rivière passe à côté du Nouveau Fez au Sud, l’autre pénètre dans la ville à l’Ouest.

Eaux

Après son entrée dans la ville, l’eau est divisée par de nombreux canaux qui la conduisent en majeure partie dans les maisons des citadins et des gens de la cour royale ainsi que dans d’autres édifices. Tout temple, tout oratoire a sa part à cette eau ; il en est de même pour les hôtelleries, les hospices et les collèges. Près des temples existent des lieux d’aisance publics, édifices carrés présentant sur leur pourtour des cabinets munis d’un portillon. Dans chaque cabinet existe une fontaine et l’eau qui sort du mur, coule dans une rigole de marbre. Comme le courant est assez rapide, l’eau nettoie la latrine et toutes les ordures de la ville sont ainsi entraînées à la rivière. Au milieu de l’édifice est un bassin profond d’environ trois coudées de profondeur, quatre de largeur et douze de longueur. Autour du bassin sont aménagées des conduites qui amènent l’eau courante sous les latrines. Il existe à Fez environ cent cinquante lieux d’aisance de cette sorte.

Architecture

Les maisons sont bâties en briques et en pierres soigneusement travaillées. La plupart de ces pierres sont belles et ornées de jolies mosaïques. Les cours et les portiques sont également carrelés avec des carreaux anciens de diverses couleurs, à la manière des vases de majolique. On a coutume de peindre les plafonds avec de belles couleurs fines, telles que l’azur et l’or. Ces plafonds sont en bois et horizontaux, de manière qu’on puisse aisément étendre le linge sur le toit de la maison, tout entier en terrasse et y dormir l’été. Presque toutes les maisons ont deux étages, beaucoup en ont trois. A tous les étages il y a des balcons qui sont très ornés et permettent de passer à couvert d’une chambre à l’autre parce que le milieu de la maison est découvert et que les chambres sont de chaque côté de la cour. Les portes des chambres sont très larges et très hautes. Les personnes aisées font faire les vantaux de ces portes en très beau bois soigneusement sculpté et elles ont l’habitude d’utiliser dans leurs chambres de très belles armoires peintes de la dimension de la largeur de la chambre. Elles y conservent les objets qui ont le plus de valeur. Certains préfèrent que ces armoires n’aient pas plus de six palmes (palme=216mm) de manière à pouvoir installer sur elles leur literie. Tous les portiques de ces maisons sont établis sur des colonnes de briques revêtues jusqu’à un peu plus de mi-hauteur de majolique. On en trouve quelques-uns avec des colonnes de marbre. D’habitude on construit entre chaque colonne une arcade que l’on revêt de mosaïque. Les poutres placées entre les colonnes et qui soutiennent les étages supérieurs sont en bois, ornées de belles sculptures et joliment décorées de peintures de couleurs variées. On trouve énormément de maisons qui possèdent des bassins rectangulaires larges de six à sept coudées (4m), longs de dix à douze coudées et profonds de six ou sept palmes environ. Tous sont revêtus d’un carrelage de majolique. De chaque côté de ce bassin, dans le sens de la longueur, on construit une fontaine basse décorée de la même majolique. Il est certain de ces jets d’eau que l’on garnit à mi-hauteur d’une vasque de marbre, comme on en voit aux fontaines d’Europe. Quand le bassin de chaque fontaine est plein, l’eau s’en va dans les grands bassins par des conduites couvertes qui sont, elles aussi, joliment carrelées. Quant à leur tour les grands bassins sont pleins, l’eau en sort par des conduites aménagées autour d’eux et s’écoule dans de petits égout. Cette eau passe ainsi sous les latrines et va à la rivière. On entretient les bassins toujours très nets et très propres et on ne s’en sert que l’été : alors hommes, femmes et enfants s’y baignent. Il est également coutume de construire sur les toits des maisons une tour comprenant plusieurs chambrettes spacieuses et bien ornées. C’est dans cette tour que les femmes prennent leur récréation quand elles sont lasses de leur travail : de là en effet elles peuvent apercevoir presque toute la ville.

Temples (Masjid)

Il existe à Fez dans les sept cents temples et mosquées. Celles-ci sont de petits locaux pour la prière. Parmi ces temples, il y en a une cinquantaine de grands, d’une belle construction, ornés de colonnes de marbre et d’autres enjolivements. Chacun d’eux a ses fontaines très belles, faites de marbre ou d’autres pierres qu’on ne voit pas en Italie. Toutes les colonnes supportent une architrave revêtue de mosaïque ou de bois élégamment sculpté. Les plafonds des temples sont faits à la manière d’Europe, c’est-à-dire en planches. Le sol est carrelé et recouvert de très belles nattes cousues les unes aux autres avec une telle dextérité que l’on ne voit absolument rien du carrelage. Les murs sont également garnis de nattes, mais seulement à hauteur d’homme. Chacun de ces temples a une tour où montent ceux qui sont chargés de crier pour annoncer les heures fixées pour les prières ordinaires. Il n’y a pas plus d’un seul prêtre (imam), par temple auquel incombe de dire cette prière. Celui-ci a la charge des revenus de son temple ; il doit en tenir un compte exact et les répartir entre les employés du temple, tels que ceux qui entretiennent les lampes allumées pendant la nuit, ceux qui sont affectés à la garde des portes et ceux qui sont chargés de crier pendant la nuit les heures des prières du haut de la tour. Celui qui crie les heures de prières pendant le jour ne reçoit en effet aucun salaire, mais il est exempt de toute dîme et du paiement de quelque impôt que ce soit.

Temple de Carauuen (Jâmi’ al-Qarawin)

II y a dans la ville un temple principal que l’on appelle le temple de Carauuen (El-Karawiyin). Il est extrêmement grand, son circuit est d’environ un mille et demi. Il a trente et une portes, toutes grandes et hautes. Sa surface couverte est d’environ 150 coudées de Toscane (coudée=55cm) de longueur, un peu moins de 80 de large. Sa tour, où se fait l’appel à la prière, est également très haute. Le toit est soutenu par trente-huit arcs dans la longueur et vingt dans la largeur. Autour de l’édifice, sur les faces est, ouest et nord, existent des portiques, chacun large de 3o coudées et long de 4o. Sous ces portiques sont les magasins dans lesquels on conserve l’huile et les autres objets nécessaires aux besoins du temple. Toutes les nuits neuf cents lampes sont allumées. Chaque arcade a en effet sa lampe. La rangée d’arcs du milieu, en particulier, celle qui mène au choeur (mirhab) du temple possède à elle seule cent cinquante lampes. II y a là plusieurs lustres de bronze dont chacun est de mille cinq cents lampes. Ces lustres ont été faits avec le bronze des cloches de certaines villes chrétiennes conquises par des rois de Fez. A l’intérieur du temple, le long des murs, on voit des chaires de diverses sortes dans lesquelles plusieurs savants professeurs enseignent au peuple les choses de sa religion et de sa loi spirituelle. Ces leçons commencent un peu après l’aube et prennent fin une heure après le lever du soleil. L’été, les leçons n’ont lieu que de minuit à une heure et demie du matin. L’enseignement porte sur les sciences morales et spirituelles qui se rattachent à la loi de Mahomet. Les leçons d’été ne sont données que par certaines personnes privées. Les autres ne sont confiées qu’à des hommes parfaitement versés en ces matières. Chacun d’eux reçoit pour ses leçons un très bon traitement et on lui fournit les livres et la lumière. Le prêtre du temple n’a d’autre charge que de faire la prière. Cependant il tient un compte soigneux des deniers et des biens qui sont offerts au temple pour les enfants mineurs et il est le répartiteur des rentes qui sont laissées pour les pauvres, tant en argent qu’en grains et que l’on distribue à chaque fête aux pauvres de la ville, en donnant à l’un plus, à l’autre moins, suivant ses charges de famille.[…]

Sur les collèges d’étudiants (Madrasa)

Il existe dans Fez onze collèges d’étudiants, très bien construits, avec de nombreux ornements de mosaïque et de bois sculpté. Certains sont pavés de marbre, d’autres de majolique. Chaque collège contient quantité de chambres, tel en a cent et même plus, tel en a moins. Tous ont été construits par les divers rois mérinides. L’un d’eux est réellement admirable de dimensions et de beauté. C’est celui qu’a fait bâtir le roi Abu Henon (Inan). On y voit une splendide fontaine de marbre dont la vasque a une capacité de deux botta d’eau (botta=933l). Ce collège est traversé par un cours d’eau qui coule dans un petit canal dont le fond et les bords sont carrelés de marbre et de majolique. Il y a trois galeries couvertes d’une incroyable beauté autour desquelles des colonnes octogonales sont liées aux murs, colonnes ornées de diverses couleurs. Entre chaque colonne, les arcs sont revêtus de mosaïque, d’or fin et d’azur. Le plafond est en bois sculpté, d’un beau travail régulier. Entre ces galeries et la cour on a placé des treillages de bois en manière de jalousies, si bien que ceux qui sont dans la cour ne peuvent voir les personnes qui sont dans les chambres donnant sur ces galeries. Tous les murs jusqu’à la hauteur qu’un homme peut atteindre avec la main sont également revêtus de carreaux de majolique. Dans tout le collège, le long de ces murs, le revêtement porte des inscriptions en vers mentionnant la date de la fondation du collège et de nombreux éloges de cet édifice et de son constructeur le roi Abu Henan. Elles sont écrites sur des carreaux de majolique en grandes lettres noires sur fond blanc de telle sorte qu’on peut les lire de très loin. Les portes du collège sont toutes de bronze finement travaillé avec beaucoup d’ornements et les portes des chambres sont en bois sculpté. Dans la grande salle réservée aux prières existe une chaire à neuf marches, entièrement faite d’ébène et d’ivoire, qui est un meuble véritablement admirable.

Hôtelleries (Funduq)

Il y a dans Fez deux cents hôtelleries vraiment très bien construites. Certaines sont extrêmement spacieuses, celles qui sont voisines du grand temple entre autres, et toutes comportent trois étages. Il en est qui ont cent vingt chambres, d’autres plus. Toutes sont munies de fontaines et de latrines avec leurs égouts pour l’évacuation des immondices. Je n’ai jamais vu en Italie de semblables édifices, sauf le Collège des Espagnols qui est à Bologne et le palais du cardinal de Saint-Georges, qui es! à Rome. Toutes les portes des chambres donnent sur un corridor.

Mais bien que ces hôtelleries soient belles et grandes, elles constituent un détestable logement, car elles ne comportent ni lits, ni literie. L’hôtelier fournit au locataire une couverture et une natte pour se coucher. Si ce dernier veut manger, il faut qu’il s’achète des aliments et les donne à cuire.

Il n’y a pas que les étrangers qui logent dans ces hôtelleries, mais tous les hommes veufs de la ville qui n’ont ni maison, ni parents. Ils occupent une chambre seuls ou se mettent à deux dans une chambre et se procurent eux-mêmes leur literie et font leur cuisine.

De certaines fêtes qu’ont laissées les Chrétiens

Il est encore resté à Fez quelques vestiges de certaines fêtes qu’ont laissées les Chrétiens. Les gens y prononcent certaines paroles qu’ils ne comprennent pas eux-mêmes.

La nuit de la Nativité du Christ, ils ont l’habitude de manger un certain potage fait de divers légumes, choux, raves, carottes et autres. Ils font cuire ensemble plusieurs espèces de légumes en entier, tels que fèves, pois chiches et grains de blé et mangent ce mets, cette nuit-là, comme si c’était une délicate friandise. Le premier de l’an, les enfants se mettent un masque sur la figure et vont chez les gentilshommes mendier des fruits en chantant leurs chansons puériles.

Le jour de la saint Jean on fait dans tous les quartiers de grands feux de paille.

Quand un enfant commence à percer ses dents, ses parents invitent d’autres enfants à un repas. On nomme cette fête dentilla, ce qui est le mot latin lui-même.

Il existe bien d’autres usages et façon d’interpréter les présages que j’ai vus également observer à Rome et dans les autres villes d’Italie.

Quant aux fêtes qui sont ordonnées et prescrites par la loi de Mahomet, il n’y a qu’à voir plus loin, dans le présent petit ouvrage, ce qui est dit sur la loi et sur la foi de Mahomet.

Ecoles pour les enfants (Msid)

Il existe environ deux cents écoles pour les enfants qui veulent apprendre à lire. Chaque école comporte une grande salle avec des gradins qui servent de sièges aux enfants. Le maître leur apprend à lire et à écrire, non point dans un livre quelconque, mais à l’aide de grandes planchettes sur lesquelles écrivent les écoliers. La leçon de chaque jour est un verset du Coran. Le Coran étant achevé en deux ou trois ans, on recommence, et cela tant de fois que l’enfant l’apprend très bien et finit par le savoir par coeur. Il y arrive au plus tard au bout de sept ans. Ensuite le maître apprend aux enfants un peu d’orthographe. Cependant celle-ci, ainsi que la grammaire, s’enseigne dans les collèges ainsi que les autres sciences. Les maîtres ont un petit salaire, mais lorsqu’un enfant en est arrivé à une certaine partie du Coran, son père est tenu de faire à l’instituteur je ne sais quel cadeau. Quand l’enfant sait tout le Coran, le père offre à tous les écoliers un banquet solennel pour lequel l’enfant est vêtu comme le fils d’un seigneur. Il s’y rend monté sur un superbe cheval de grand prix que le châtelain de la ville royale est obligé de prêter, ainsi que le vêtement. Les autres enfants, également montés à cheval, l’accompagnent jusqu’à la salle du banquet et chantant des hymnes à la gloire de Dieu et du Prophète Mahomet. Puis a lieu le banquet auquel assistent tous les amis du père. Chacun d’eux donne quelque chose au maître et l’enfant fêté habille celui-ci de neuf. Telle est la coutume. Ces enfants ont également une fête le jour de la naissance de Mahomet. Leurs pères sont obligés d’envoyer un cierge à l’école, aussi chaque enfant y apporte-t-il le sien. Certains enfants portent un cierge de trente livres, d’autres de plus, d’autres de moins. Ce sont de beaux cierges très ornés, garnis tout à l’entour de nombreux fruits de cire. On les allume à la pointe de l’aube et on les éteint au lever du soleil. Le maître a coutume de faire venir quelques chanteurs qui chantent les louanges de Mahomet. Aussitôt que le soleil paraît, la cérémonie est terminée. C’est là le meilleur revenu des maîtres d’école : quelquefois en effet ils vendent pour cent ducats de cire, parfois plus, suivant le nombre de leurs élèves. Personne ne paie de loyer pour ces écoles car elles sont fondées avec les legs donnés par des testateurs pour le repos de leur âme. Les fruits et les fleurs de ces cierges servent de cadeaux pour les enfants et pour les chanteurs.

Les enfants de ces écoles ont comme ceux des collèges deux jours de vacances par semaine, pendant lesquels il n’y a ni enseignement, ni étude.

Nouveau Fez (Fâs Jdîd et Mallah)

La plupart des orfèvres sont des Juifs qui exécutent leurs travaux au Nouveau Fez et les portent dans ta vieille ville pour les vendre. Là un marché leur a été assigné près de celui des droguistes. On ne peut travailler en effet ni l’or, ni l’argent dans la vieille ville et aucun Mahométan ne peut exercer la profession d’orfèvre, car on dit que vendre les objets d’argent ou d’or pour un prix supérieur à ce que vaut leur poids est de l’usure. Mais les souverains donnent aux Juifs la permission de le faire. Il existe cependant dans la vieille ville quelques orfèvres qui font des bijoux pour les gens de la ville seulement, mais ils ne gagnent rien d’autre que la valeur de la façon.

La partie de la ville où habitait jadis la garde des archers est aujourd’hui occupée par les Juifs. Ils habitaient autrefois la vieille ville. Mais chaque fois qu’un roi mourait, les Mores pillaient les Juifs. Il fallut que le roi Abu Sahid (Abou Said Othman 1398-1421) les transférât de la ville ancienne à la ville nouvelle en doublant leur tribut. C’est là qu’ils demeurent aujourd’hui (mellah). Ils occupent une très longue et très large artère où ils ont leurs boutiques et leurs synagogues. La population juive s’est tellement accrue qu’on n’en peut savoir le nombre, surtout quand les Juifs ont été expulsés par les rois d’Espagne (1493). Ils sont méprisés par tout le monde. Aucun d’entre eux ne peut porter de souliers, ils n’ont que des sandales de jonc. Ils portent sur la tête un turban noir. Ceux qui veulent porter un bonnet sont obligés d’y coudre un morceau d’étoffe rouge. Le tribut des Juifs de Fez est fixé à quatre cents ducats par mois (4868 fr-or) au profit du Trésor royal.