Diodore de Sicile, IV, 30-32, Dédale et Minos en Sicile, v. av. n-è

30. Après avoir établi sa colonie, Iolaüs fit venir Dédale de Sicile, pour faire exécuter de grands ouvrages qui subsistent encore aujourd’hui, et qui s’appellent Dédaliens, du nom de celui qui les a accomplis. Il construisit de grands et beaux gymnases, des tribunaux, en un mot, tout ce qui peut faire prospérer une colonie. Les Thespiades permirent même à leur chef de donner son nom à la colonie, et ils lui décernèrent cet honneur comme à un père ; ils l’avaient eu effet jugé digne de ce titre par l’attachement qu’il leur portait. C’est pourquoi, par la suite, ceux qui font des sacrifices au dieu Iolaüs, lui donnent le nom de père, à l’exemple des Perses, qui donnent ce même nom à Cyrus. Cependant Iolaüs, retournant en Grèce, aborda en Sicile, 291 et demeura assez longtemps dans cette île. Quelques-uns de ses compagnons de voyage, charmés de la beauté du pays, s’y établirent ; ils se mêlèrent aux Sicaniens, et furent particulièrement honorés des indigènes. Quant à Iolaüs, en retour de ses nombreux bienfaits, il reçut, dans beaucoup de villes, les honneurs héroïques.

31. De Dédale.

Nous parlerons ici de Dédale, du Minotaure et de la guerre que Minos alla faire en Sicile au roi Cocalus. Dédale était Athénien de nation et de la noble famille des Érechtides. Son père s’appelait Hymétion, fils d’Eupalame Athénien et petit‑fils d’Erechtée. Dédale surpassa tous les hommes dans les ouvrages de la main et surtout dans la sculpture. Non seulement il donna des règles très utiles pour la perfection des arts, mais encore il a laissé en différents endroits de la terre des ouvrages admirables de sa façon. En effet ses statues étaient faites avec tant d’art et imitaient la nature de si près que les mythologistes qui sont venus après lui, ont dit qu’elles étaient parfaitement semblables à des êtres vivants, qu’elles voyaient, qu’elles marchaient, en un mot qu’elles avaient tous les mouvements que l’on remarque dans l’homme qui vit et qui pense. Mais il ne faut pas être surpris qu’il ait excité l’admiration des premiers hommes auxquels il a fait voir des statues qui avaient un regard, une démarche, une action, au lieu que les autres statuaires s’étaient bornés à des représentations d’hommes qui avaient les yeux fermés et les bras collés au corps, suivant leur longueur. Cependant, Dédale qui s’était fait admirer par l’excellence de son art fut exilé par les juges de l’Aréopage en punition d’un meurtre qu’il avait commis: en voici le sujet. Dédale avait un neveu appelé Talos, fils de sa soeur, et qui n’était encore qu’un enfant lorsqu’il fut mis sous sa discipline. L’écolier devint plus habile que le maître ; il inventa, pour son coup d’essai, la roue dont se servent les potiers de terre. Ayant ensuite rencontré la mâchoire d’un serpent et s’en étant servi pour couper un petit morceau de bois, il tâcha d’imiter avec le fer l’âpreté des dents de cet animal. C’est ainsi qu’il donna aux gens de sa profession la scie qui est un de leurs instruments les plus utiles. Enfin, c’est de lui que nous vient le tour et quantité d’autres inventions d’un grand usage dans les arts mécaniques. Dédale porta lui‑même envie à son neveu et craignant que sa réputation ne s’élevât au‑dessus de la sienne, il s’en défit par trahison. Mais il fut découvert pendant qu’il enterrait ce corps et ayant été interrogé sur ce qu’il faisait, il répondit qu’il enterrait un serpent. Il y a lieu de remarquer ici que le même animal qui avait donné occasion à ce jeune homme d’inventer la scie, servit aussi à déceler l’auteur de sa mort. Au reste, Dédale accusé de ce meurtre devant les juges de l’Aréopage et condamné par eux, s’enfuit d’abord dans un bourg de l’Attique dont les habitants retiennent encore à présent le nom de Dédalides: il se retira ensuite dans l’île de Crète où sa grande habileté lui acquit bientôt l’amitié du roi Minos.

Histoire de Pasiphaé et du Minotaure. Le labyrinthe ouvrage de Dédale.

LA FABLE dit que Pasiphaé, femme de Minos, étant devenue amoureuse d’un taureau, Dédale pour favoriser cet horrible amour fit une figure de génisse assez ressemblante pour tromper le taureau même. On raconte que Minos qui avait coutume de sacrifier tous les ans à Neptune le plus beau de ses taureaux, voulut épargner celui‑ci qui était d’une grande beauté et que Neptune, irrité contre Minos, rendit sa femme amoureuse du taureau qu’il devait offrir à ce dieu. Pasiphaé par le secours de Dédale jouit donc de ses infâmes amours, enfanta le Minotaure. Ce monstre ressemblait à un taureau par la tête, mais des épaules en bas il ressemblait à un homme. On dit enfin que Dédale construisit pour l’enfermer un labyrinthe dont les routes égaraient tous ceux qui y entraient. Nous avons déjà dit plus haut que l’on donnait à dévorer au Minotaure sept jeunes garçons et sept jeunes filles que l’on envoyait d’Athènes tous les sept ans. Cependant, Dédale épouvanté des menaces de Minos, et craignant les effets de sa vengeance sur le moyen qu’il avait fourni à sa femme de satisfaire sa passion monstrueuse, s’enfuit de l’île de Crète avec son fils Icare sur un vaisseau que Pasiphaé lui avait donné. Étant arrivé au bord d’une île très éloignée de la terre ferme, Icare qui y descendait avec précipitation, tomba dans l’eau, où s’étant noyé, on donna à cette mer et à cette île le nom d’Icariennes. Dédale s’étant rembarqué aborda enfin dans cette partie de la Sicile dont Cocalaus était roi, et ce prince qui le connaissait de réputation l’honora de son amitié. Quelques mythologistes prétendent que Pasiphaé cacha quelque temps Dédale dans l’île de Crète et que Minos qui voulait le faire punir, n’ayant pu le trouver dans la visite qu’il fit faire de tous les vaisseaux où il aurait pu chercher le moyen de fuir, promit une grande somme d’argent à celui qui le lui amènerait: que Dédale craignant cette perquisition et ne pouvant trouver aucun autre expédient pour sortir de l’île, attacha avec de la cire sur son dos et sur celui de son fils, des ailes faites avec un grand art et traversa en volant la mer de Crète: mais qu’Icare ayant in considérément pris un vol trop haut et donné lieu à l’ardeur du soleil de fondre la cire de ses ailes, tomba dans la mer: qu’au contraire son père qui ne volait qu’à fleur d’eau et qui mouillait même ses ailes de temps en temps se sauva dans la Sicile. Quoique ce récit paraisse fabuleux, nous n’avons pas cru qu’il nous fût permis de l’omettre. Au reste, Dédale demeura longtemps en cette île chez le roi Cocalus et il se fit admirer des Siciliens par ses talents. L’on voit même encore à présent dans la Sicile plusieurs ouvrages dont il l’a embellie.

En premier lieu, il creusa près de Mégaride une piscine à travers laquelle le fleuve Alabon se décharge dans la mer. Il bâtit ensuite sur le haut d’un rocher dans le Camique une citadelle très forte et absolument imprenable autour de laquelle on a bâti depuis Agrigente. Il en rendit les avenues si étroites et si obliques qu’il ne faut au plus que trois ou quatre hommes pour les garder. Cette situation engagea Cocalus à placer là son palais et à y mettre ses richesses en sûreté. Dédale creusa ensuite une caverne dans le territoire de Sélinonte, où il employa avec tant d’art et de bonheur les vapeurs des feux souterrains que les malades qui y entraient le sentaient peu à peu provoquer à une sueur douce et guérissaient insensiblement, sans éprouver même l’incommodité de la chaleur.

Le mont Éryx était si escarpé et d’ailleurs si entrecoupé dans toute sa hauteur que les maisons qu’on avait été obligé de bâtir autour du temple de Vénus situé sur ce mont paraissaient prêtes à tomber à chaque moment dans le précipice. Dédale augmenta beaucoup la largeur du sommet par des terres soutenues d’une muraille. Il dédia en suite à Vénus Érycine une ruche d’or qui imitait une ruche véritable, d’une manière qu’on n’aurait pas cru possible à l’art. Il avait fait dans la Sicile plusieurs autres ouvrages dont l’injure des temps nous a privés.

32. Voyage de Minos en Sicile où il meurt à la poursuite de Dédale. Les troupes qu’il y avait menées y bâtissent un temple célèbre.

CEPENDANT, Minos qui était alors maître de la mer, ayant appris que Dédale s’était retiré dans la Sicile, résolut d’y porter la guerre. Dans ce dessein, il équipa une flotte où commandant lui‑même, il aborda près d’Agrigente, dans un endroit qui s’appelle encore aujourd’hui de son nom. Ayant fait débarquer ses troupes, il envoya demander au roi qu’il lui livrât Dédale pour le punir. Mais Minos ayant ensuite accepté l’hospitalité que ce prince lui fit offrir, en lui promettant de le satisfaire, Cocalus l’engagea à se baigner et le fit tenir si longtemps dans le bain qu’il y étouffa de chaleur. Cocalus rendit son corps à ses soldats en leur disant qu’il était mort pour être tombé malheureusement dans un bain d’eau chaude. Ils enterrèrent ce corps avec pompe et lui élevèrent en son honneur un tombeau double. Ses os reposaient dans la partie la plus secrète de ce monument, l’autre partie était un temple consacré à Vénus ; les Siciliens l’avaient fréquenté longtemps, seulement par rapport à cette déesse, car dans la suite le lieu de la sépulture de Minos ayant été découvert pendant qu’on bâtissait Agrigente, son tombeau fut entièrement démoli et l’on rendit ses os aux Crétois.

Théron était alors roi des Agrigentins.

Mais dans le temps de Minos, les Crétois qui l’avaient suivi en Sicile s’étant brouillés les uns avec les autres faute de maître, les Siciliens sujets du roi Cocalus prirent ce temps pour aller brûler leurs vaisseaux et leur ôtèrent entièrement par là l’espérance du retour. Ils prirent donc le parti de demeurer dans la Sicile, ils y bâtirent une ville à laquelle ils donnèrent le nom de Minos qui avait été leur roi, Quelques‑uns d’eux néanmoins errèrent dans les terres jusqu’à ce qu’ayant trouvé un lieu très fort par sa situation, ils y élevèrent une ville qu’ils appelèrent Engyon du nom d’un ruisseau qui la traversait. Après la prise de Troie, Mérion aborda en Sicile, accompagné de plusieurs Crétois. Ils y furent bien reçus par les habitants d’Engyon, comme étant les uns et les autres originaires du même pays, et ils leur accordèrent le droit de bourgeoisie dans leur ville. Ayant fait tous ensemble quelques irruptions sur leurs voisins, ils conquirent un assez grand pays. Dans la suite, rendus encore plus puissants, ils bâtirent un temple en l’honneur des déesses mères. Ils les eurent en grande vénération et leur firent bien des offrandes On dit que c’est de Crète, où ces déesses étaient extrêmement révérées, que les habitants d’Engyon ont apporté leur culte en Sicile. Les histoires mythologistes racontent qu’elles avaient autrefois nourri Jupiter à l’insu de son père Saturne et qu’en récompense de ce bienfait ce dieu les plaça dans le ciel et les transforma en ces étoiles qui composent la grande Ourse. Le poète Aratus a suivi cette opinion dans son poème des Phénomènes.

Ce sont elles qu’on voit vers le pôle tournées,

Rouler avec le ciel sur leur char entraînées,

S’il est quelque récit merveilleux et certain ;

Jupiter leur a fait un si brillant destin

Pour prix d’avoir tenu dans un antre de Crète,

Loin d’un père jaloux, son enfance secrète

Et, pour le bien commun de la terre et des cieux,

Nourri le souverain des mortels et des dieux.

Nous ne saurions passer sous silence la grande célébrité que la dévotion des peuples a donnée à ces déesses. Car non seulement les habitants d’Engyon, mais encore leurs voisins leur offrent des sacrifices magnifiques et leur rendent des honneurs extraordinaires. Les oracles d’Apollon ont même ordonné à plusieurs villes de les honorer en leur promettant toutes sortes de prospérités et une longue vie à leurs habitants. Enfin leur culte s’est si fort accrédité que dans le temps même que j’écris cette histoire les habitants du pays leur portent souvent de nombreuses offrandes d’or et d’argent. Ils ont élevé en leur honneur un temple remarquable, non seulement par sa grandeur mais par l’élégance de sa construction. Comme ils n’avaient point chez eux d’assez belles pierres a leur gré pour cet édifice, ils les ont été chercher jusqu’auprès de la ville des Agyrinaeens, quoiqu’elle soit éloignée de la leur d’environ cent stades. De plus le chemin est si inégal et si pierreux qu’ils ont été obligés de les apporter toutes sur des chariots à quatre roues et traînés par 100 paires de boeufs. Ils en ont eu le moyen par les dons faits aux déesses et qui surpassaient encore tous ces frais. Quelque temps avant ma naissance, elles avaient 3000 boeufs sacrés et une grande étendue de pays dont leur temple tirait de grands revenus.