Ambassadeur Marocain en Espagne, Description de l’Andalucia, 1691

VOYAGE EN ESPAGNE d’un AMBASSADEUR MAROCAIN (1690-1691)

 

DU PORT Jabal Tariq (Gibraltar)

 

C’est la montagne appelée Mont de la Conquête, parce qu’elle fut le point de départ de la conquête de l’Andalus lorsque Târiq, à qui Dieu fasse miséricorde l’aborda. […] Târiq effectua son passage du côté de Ceuta et descendit à proximité de la montagne dont nous venons de parler, dans une petite île qui fait face à la ville sise au pied. C’est une petite île d’un seul mille de longueur et de largeur, et ayant pour limite un grand fleuve qui descend des montagnes de Ronda et de son territoire, montagnes nombreuses, très élevées, vis-à-vis desquelles se dressent dans le pays de Barbarie, celles d’Al Fahs, d’Al Habat et autres. Du nom de cette petite île, cette Adwa est appelée l’île (Algeciras). Toutefois le pays de l’Adwa n’est pas une île, puisque son territoire s’étend sans interruption jusqu’au pays turc et autres contrées des infidèles, telles que la Flandre et le pays d’Italie. Il n’existe actuellement dans cette île ni habitation, ni construction.

 

Gibraltar

 

Le port de Gibraltar est un grand port avec une large embouchure. A son

entrée s’élève un château fortifié, très solidement construit et plein de munitions et de canons ; car comme il domine entièrement le port, c’est le lieu où les guetteurs et les gardiens veillent pendant la nuit. Une muraille s’étend tout le bas de la montagne, allant du château jusqu’à la

ville, sur une longueur d’un mille environ, et longe le bord de la mer, pour se terminer à la ville. Les navires arrivent jusqu’à celle-ci. C’est une ville de moyenne grandeur, plutôt petite; elle n’est habitée que par les soldats et les gens se rattachant à l’administration militaire. Sa situation à une extrémité et en face de l’Islam fait qu’il n’y a ni grands commerçants, ni habitants, comme on en trouve dans les villes civilisées où l’on va se fixer pour s’y établir. Sebta, à cause de sa proximité, car elle est la plus voisine des villes de l’Adwa, pourvoit de vivres la population de Gibraltar; ces deux localités ne sont séparées que par une distance de

15 m. par mer. La surveillance et l’attention de ce littoral (espagnol) sont dirigées surtout du côté du pays barbaresque faisant face au Mont de la Conquête ; toute la vigilance des Espagnols, en effet, et leurs précautions ont ce point pour objectif, l’étude de leurs chroniques leur ayant donné la certitude que jamais invasion n’a été effectuée que de ce côté : le littoral espagnol n’a été conquis en premier lieu, et, plus tard, les souverains de notre Maghreb, que Dieu leur fasse miséricorde ! n’y ont abordé que du côté situé vis-à-vis du Mont de la Conquête et en face de Ta-

lif (Tarifa).

 

[…]

 

La partie de notre pays qui fait face au Mont de la Conquête est la montagne de Bu-l-Yûnish (Sierra Buliones), connue sous le nom de Jabal Mûsa. Cette montagne fut appelée Bu-l-Yûnish du nom d’une ville qui s’y trouvait anciennement et où il reste des vestiges de murailles et de remparts. Les arbres qu’on y voit aujourd’hui encore sont une preuve de sa puissance. Elle est à l’ouest de Sebta, dont deux milles environ la séparent, A l’ouest de Bû-l-Yûnish on remarque des sources d’eau douce connues autrefois sous le nom de Source de la Vie ; on prétend que c’est la Source de la Vie à laquelle but le Khidr sur qui soit le salut! En face de ces sources est un rocher auprès duquel affirment quelques historiens, le servant de Moïse oublia le poisson. La construction qu’on aperçoit en face de Tarif est le petit château situé sur les frontières du pays d’Anjara ; c’est de tous les points du détroit le plus rapproché, la distance qui l’en sépare n’étant que de 8 milles. J’ajouterai que la prospérité de ces districts de la côte espagnole est loin d’être comparable à la crainte et à la terreur qu’éprouvent les infidèles ; en effet, entre la ville du Mont de la Conquête (Gibraltar) et celle de Tarifa s’étend un espace vide, sans aucune habitation, et un territoire vaste et spacieux les sépare.

Notre arrivée dans ce port eut lieu dans la soirée du mercredi. Le

jour de notre embarquement à la Qasbah d’Afrâg qui domine Sebta, nous trouvâmes dans le port un navire tout prêt, chargé de provisions et de soldats et de tous les nécessaires. Il avait été envoyé par le duc résidant dans la ville de San Lucar sur l’ordre de son souverain. Ce duc, qui a le commandement supérieur de toute cette côte, est un des grands d’Espagne les plus notables, attendu que, chez cette nation, on n’investit du commandement de la côte limitrophe de notre pays qu’un personnage occupant un rang élevé dans la noblesse et portant le titre de duc ou de comte, et personne autre. Ce grand navire avait donc été envoyé par le duc précité par l’entremise du gouverneur de Qâdis (Cadix) ; il avait jeté l’ancre devant Ceuta, que Dieu en fasse de nouveau une demeure de l’islam ! Mais comme le vent d’est soufflait et qu’avec ce vent les Espagnols ne pouvaient tenir près de Ceuta ni sur la côte environnante, ils avaient ramené le navire au port du Mont de la Conquête où ils restaient en attendant le vent qui leur permît de retourner au port de Sebta et d’y stationner jusqu’à ce qu’ils nous eussent embarqués. Dès que nous fûmes descendus dans la plaine de Sebta, les habitants de la ville sortirent à notre rencontre en compagnie du fils du capitaine, et nous informèrent qu’on attendait l’arrivée du bâtiment, qui était au Mont de la Conquête.

« Allez le chercher, leur dîmes-nous, ou bien nous traverserons le détroit sur de petits bateaux qui, à cause de leur légèreté et de la vitesse

de leur marche, font rapidement le trajet. »

 

Ils nous préparèrent alors trois petits esquifs qu’ils installèrent et chargèrent de soldats et de canons pour leur défense, et nous nous embarquâmes. Nous voguâmes a la garde de Dieu et sous sa protection pendant une demi-journée jusqu’à ce que nous arrivâmes audit port, où l’on nous transféra des petits bateaux au grand navire qui y avait été préparé pour nous. Le navire vint ancrer tout près de la ville du Mont de la Conquête et nous passâmes la nuit à bord. A minuit, le vent souffla avec violence et la mer devint très agitée : les vagues se succédaient les unes aux autres ; le navire penchait sur tribord et roulait comme une bête de somme. C’est au point que nous fûmes saisis de frayeur et d’épouvante jusqu’au lever de l’aurore. Nous autorisâmes alors le capitaine à nous reconduire à l’embouchure du port, par où nous étions entrés, cet endroit étant garanti des vents et la mer y ressemblant à un bassin.

Nous jetâmes l’ancre sous le château, abrités par le Mont delà Conquête. Nous passâmes là 8 jours, attendant que soufflât le vent d’est qui devait nous permettre de gagner Cadix, but de notre traversée et où les chrétiens s’étaient préparés pour nous recevoir et réunis en masse.

Durant notre séjour dans le port de Gibraltar, le Qâ’îd (alcalde ?) de la ville venait fréquemment nous rendre visite et avait soin de nous apporter chaque jour des fruits frais ou secs, en s’excusant de ne pouvoir faire davantage. Enfin un de nos compagnons sentit souffler le vent d’est le mercredi à minuit ; il y avait 8 jours que nous étions dans le port. Notre dit compagnon ayant souvent voyagé sur mer se connaissait en navigation. En ce moment le capitaine du navire était profondément endormi. Nous le réveillâmes et lui fîmes savoir que le vent soufflait.

 

Immédiatement nous nous mîmes en route et sortîmes de l’endroit où nous nous trouvions. Au lever de l’aurore, nous étions par le travers de la ville de Tarifa, ville de moyenne grandeur, sur le bord de la mer, dans une plaine étendue. Elle a reçu son nom de Tarif, qui y descendit, ainsi que cela a été mentionné ci-devant. Le point de notre pays qui lui fait face est le qasr (as-Saghir) dont nous avons parlé.

 

Cadix

 

Nous continuâmes à voguer pendant la moitié de la journée jusqu’au moment de la prière de midi. Nous aperçûmes alors la ville de Qâdîs qui est une grande cité, sise sur une presqu’île, sur la mer.

Une de ses parties s’étend jusqu’à la terre ferme ; elle est environnée par la mer sur environ les sept huitièmes de son périmètre. Elle possède un grand port, si vaste qu’il est impossible d’en évaluer l’étendue, et qui contient un nombre incalculable de grands et de petits navires. Comme c’est une ville considérable, il s’y rend de tous côtés des voyageurs et des commerçants; tous les vents y conduisent. Les chrétiens y viennent de tous les villages et de toutes les villes, situés dans son voisinage ou à proximité, pour y vendre, acheter, faire leurs provisions ou servir. Là se réunissent en quantité innombrable de petits navires qui y apportent des denrées et des vivres, grains, fruits, etc.

 

Lorsque le gouverneur (Hâkim) de la ville vit ce jour-là souffler le vent qui nous amènerait, de nombreuses dispositions furent prises pour notre réception et l’on fit de grands préparatifs : on réunit l’infanterie et la cavalerie de la garnison et, sur mer comme sur terre, les canons furent chargés. Tout le monde sortit sur le rivage pour attendre notre arrivée.

 

Dès que nous fûmes près de la ville, à la distance de deux milles environ, un capitaine arriva vers nous dans une embarcation du gouverneur qu’il avait ornée de toutes sortes de tapis de soie et de brocart, et sur laquelle il avait arboré un des pavillons du roi. Étant monté abord, il salua de la part de son supérieur et présenta pour excuse les préparatifs de notre réception. Nous descendîmes du grand navire dans la chaloupe et nous dirigeâmes vers la ville.

Nous trouvâmes le gouverneur de la ville debout sur le bord du rivage : avec lui était accourue la population entière, hommes, femmes et enfants. Il n’avait pas laissé dans la ville un seul chanteur ou musicien qu’il ne l’eût amené ; tant sur les remparts de la ville qu’à bord des grands navires, il n’y avait pas un canon qu’il ne fît tirer. Ledit gouverneur nous accueillit avec la plus grande courtoisie et se montra extrêmement heureux de notre venue.

Tous les prisonniers que renfermait la ville de Qâdis hommes, femmes et enfants, vinrent aussi à notre rencontre ; transportés d’allégresse, ils proclamaient à haute voix la profession de foi musulmane et appelaient les bénédictions de Dieu sur le prophète, que Dieu le bénisse et le salue ! en faisant des vœux pour la victoire de notre seigneur Al Mansûr bi-Llah (My Smâ’îl ?).

 

Nous leur donnâmes des conseils et leur promîmes que notre maître, que Dieu

l’assiste ! ne les abandonnerait pas, tant qu’il jouirait de la faveur divine. Ce jour fut pour eux une fête à cause de la bonne nouvelle qu’ils reçurent de leur délivrance que Dieu allait leur accorder par l’entremise du seigneur Al Mansoûr bi-Llah, d’autant plus qu’il était devenu certain

pour eux que notre maître, que Dieu l’assiste n’avait d’autre but et d’autre intention en rassemblant tous les chrétiens qui étaient dans les fers, que de délivrer les Musulmans des mains de l’ennemi infidèle, puisse Dieu l’anéantir et prolonger l’existence de notre souverain !

 

Le gouverneur nous ayant conduits à la ville, nous mena dans une grande maison qu’il avait préparée pour notre installation ; il l’avait fournie de toutes sortes de provisions variées. Il ne cessa pas de veiller à tous nos besoins ainsi que les notables de la ville qui l’accompagnaient, pendant

cette journée et toute la nuit jusqu’au lendemain. Il se mit ensuite à nous questionner sur le but de notre voyage et nous demanda si nous avions besoin de rester chez lui pour nous reposer quelques jours. Nous lui répondîmes: « Il nous est impossible de nous arrêter nulle part, tant que nous ne serons pas arrivés dans la ville où nous allons et auprès du roi

vers qui nous devons nous rendre. » Il nous dit que telle était aussi la volonté de son maître et souverain.

« Il est prévenu, ajouta-t-il, de votre heureuse arrivée et vous attend dans le plus bref délai. »

Il fut donc convenu que nous partirions dès le lendemain. Ayant fait alors venir deux voitures, il nous fit parcourir la ville, qu’il nous montra quartier par quartier.

Qâdis est une ville grande et peuplée ; ses marchés sont pleins de commerçants, d’artisans et de gens qui vendent ou achètent.

Elle n’a pas de muraille si ce n’est du côté du port ; des autres côtés, la mer lui sert de rempart ; comme elle y est peu profonde et qu’il s’y trouve beaucoup de rochers, les navires ne peuvent en-

trer.

 

Le lendemain, le gouverneur et ceux qui l’accompagnaient s’occupèrent de bonne heure des préparatifs de notre départ.

Comme d’habitude, tout ce qu’il y avait dans la ville de soldats, de cavaliers et d’autres gens sortirent encore pour nous reconduire. Le gouverneur avait envoyé en avant, à Shanta-Maria (Puerto de), un de ses

officiers chargé de prévenir de notre arrivée dans cette ville, afin qu’on nous préparât un logis.

 

Dans la matinée du jour où nous sortîmes de Cadix et pendant que nous nous occupions du départ, voilà qu’entra chez nous un prêtre chrétien de Turquie, qui avait été élevé au pays de Constantinople : il nous informa de la victoire remportée, grâce à la faveur divine, par l’armée des Musulmans et nous apprit que le sultan Sulayman (II, en 1690), puisse-t-il être assisté de Dieu ! avait, avec l’aide du Tout-Puissant, délivré Belgrade ainsi que toute la province et les alentours ; qu’il était fier d’en avoir renversé les remparts et s’occupait de restaurer les murailles qui avaient été détruites : il avait mis des ouvriers chargés de la reconstruction et des aides-maçons, au nombre de 12 000 ; Nous nous réjouîmes de la victoire que Dieu, qu’il soit exalté ! avait accordée aux Musulmans.

Les chrétiens regardaient comme un haut fait d’armes du Sultan d’avoir conquis cette ville et de l’avoir reprise par la force, et lui décernaient les plus grands éloges.

 

Nous sortîmes dans la direction de la mer et trouvâmes à la même place l’embarcation avec laquelle nous avions quitté le bord. Nous étant embarqués sous la sauvegarde de Dieu, nous nous dirigeâmes vers Shanta Maria par mer. La distance qui sépare les 2 villes est de 6 milles,

de sorte qu’en moins d’une heure de traversée nous avions la ville sous nos yeux.

Nous y trouvâmes une troupe de cavaliers au nombre de plus de cent, qui étaient venus nous recevoir : ils manifestèrent beaucoup de joie et d’allégresse. Dès que nous eûmes jeté l’ancre devant la ville de Santa Maria, nous trouvâmes sur le rivage de la mer une foule nombreuse d’hommes,

de femmes et d’enflmts. Le gouverneur et le qàdy (juge) de la ville étaient sortis à notre rencontre ; ils avaient fait venir deux voitures pour notre transport. A peine les eûmes-nous accostés qu’ils nous firent l’accueil le plus gracieux et le plus courtois.

 

Nous entrâmes dans la ville et ils nous promenèrent à travers l’ensemble de

ses rues, de ses habitations et de ses marchés. C’est une ville grande vaste, aux maisons spacieuses, et couvrant une grande étendue de terrain. Toutes ses rues sont pavées en pierres. C’est une des villes civilisées de l’Espagne et des plus fréquentées dans un but de trafic et de commerce. Avec cela, aucune muraille ne sépare la ville de la mer ; il en est de même

de la partie qui l’entoure du côté du continent. A son extrémité, dans la direction de la mer, on voit une grande maison dont la porte d’entrée a été bouchée ; c’est la maison où descendit Ash-Shaykh, fils du sultan Ahmad Ad-Dhahbî qui entra en Espagne (1605, il offrit Larache à Philippe III en échange de son soutien pour reconquérir le trône). Elle n’a été habitée par personne depuis lors, la coutume des chrétiens étant de respecter le logis où est descendu un roi quelconque et d’en murer la porte, de façon que personne ne

l’habite plus. La porte murée indique l’événement dont il s’agit. Ils ont fait de même à Madrid pour une maison, aujourd’hui inhabitée depuis le règne de Charles Quint. Ayant fait la guerre au roi des Francs et l’ayant vaincu et fait prisonnier, il l’amena jusque dans sa capitale et sa résidence souveraine Madrid, et lui donna pour demeure cette maison.

Il resta quelque temps en son pouvoir jusqu’à ce qu’il lui donnât la

liberté et lui fit grâce ; la maison qu’il habitait a été laissée en l’état et la porte en a été murée : elle est connue et célèbre.

 

Quand nous fûmes installés dans notre logis à Santa Maria, les habitants et les notables de la ville vinrent nous saluer et nous souhaiter la bienvenue. Nous rencontrâmes en eux plus d’enjouement, un accueil plus affectueux et des visages plus riants que partout ailleurs. Le gouverneur et l’alcade se succédèrent sans cesse auprès de nous et nous rendirent visite, jusqu’à ce que la nuit étendît ses voiles et laissât tomber ses colliers sur le col

d’Orion.

 

Dès le lendemain matin nous reçûmes la visite d’un des principaux du duc investi du commandement de cette côte, et dont la résidence était San Lucar;

il apportait les excuses du duc, qu’une maladie avait empêché de venir; nous les agréâmes.

 

Nous quittâmes la ville. Les habitants étaient encore accourus pour nous faire leurs adieux. Le gouverneur et le juge, ainsi que le capitaine de la cavalerie avec sa troupe, sortirent et nous accompagnèrent pendant trois milles jusqu’à ce que nous arrivâmes à une limite connue chez eux et qui divise leur province de celle de la ville de Sharish (Jerez). Les notables

mirent alors pied à terre avec tous ceux qui étaient venus nous reconduire et nous firent leurs adieux, après s’être excusés de ne pouvoir aller plus loin.

« Cette limite, dirent-ils, est celle servant de séparation entre nous et le gouverneur de l’autre ville qui nous fait face. S’il nous était possible d’aller plus avant, nous aurions voyagé avec vous la journée entière en témoignage de notre considération et de notre respect pour celui qui

vous envoie. Pour une seule personne on en honore mille. »

 

Jerez, Lebrija, Utara

 

Nous prîmes congé d’eux et ils s’en retournèrent. Après avoir voyagé pendant quelque temps, nous atteignîmes la ville de Jerez. La ville est située au milieu d’un pays étendu, complanté d’arbres et arrosé par des rivières ; on y voit des plantations d’oliviers, des jardins, des vignobles et toutes sortes d’arbres, en nombre incalculable. Jerez est une ville grande, vaste et qui porte des traces d’une ancienne civilisation. Il reste des vestiges de ses remparts ; mais la plus grande partie est effacée ou en ruines, attendu que les chrétiens ne se soucient pas de construire des remparts, ni de fortifier les villes, si ce n’est dans les localités qui avoisinent la mer : telles sont Qâdis, du côté du port, et la ville du Mont de la Conquête. Cette dernière est en effet fortifiée et munie d’une muraille peu élevée parce qu’elle est construite dans la mer.

La ville de Jerez dont nous parlons est surnommée Jerez de la Frontera, ce qui signifie opposée; ils entendent par cette expression qu’elle est opposée au pays de l’Islâm, que Dieu l’exalte ! La plus grande partie de sa population tire son origine des Andalous et de leurs notables qui embrassèrent le christianisme : ils sont cultivateurs et laboureurs.

 

Nous traversâmes cette ville dans la matinée et continuâmes notre voyage ce

jour-là jusqu’à ce que nous atteignîmes dans la soirée, une ville qu’on appelle Al Brija (Lebrija). C’est une petite ville, plutôt habitée par des nomades. Les vestiges de ses remparts sont également en ruines et effacés. Le gouverneur et le juge vinrent à notre rencontre. On nous installa dans une maison appartenant à un de leurs grands et toute la population accourut pour nous saluer.

 

Dans cette ville, quelques habitants nous confirmèrent dans l’idée qu’ils descendaient des Andalous, à certain signe caché qu’on ne peut énoncer qu’à l’aide d’un langage couvert. Le plus certain c’est que la plupart des habitants tirent leur origine des Andalous.

Toutefois le temps s’est écoulé, et ils ont été élevés dans les ténèbres de l’impiété ; par suite, l’état d’abjection, que Dieu nous en préserve ! a prévalu chez eux.

 

Le lendemain nous nous mîmes en route vers une ville nommée Utara (Utrera), séparée de la dernière par une contrée vaste, spacieuse, couverte de métairies et de troupeaux. La plupart des moutons de l’Andalus sont sauvages. A gauche, en allant de Lebrija à Utrera, à la distance de deux ou trois milles, on voit le Wâdî al-Kabir (Guadalquivir), qui descend de Séville et dans lequel se jettent d’autres rivières de l’Andalus. Sur le Guadalquivir voyagent les navires venant de l’Océan, jusqu’à ce qu’ils parviennent à Séville, après un parcours de 40 milles depuis la dite mer.

 

Cette ville d’Utrera est une ville moyenne, ni petite, ni grande. La plupart de ses habitants sont des descendants des Andalous.

Nous y arrivâmes dans la soirée de ce jour. La population entière était sortie pour demander à Dieu de la pluie. Tous, tant qu’ils étaient, portaient une croix sur l’épaule. Ils nous rencontrèrent en cet état, car ils ne pouvaient rebrousser chemin. Nous logeâmes dans la ville dans une maison qui en dominait la majeure partie. Après avoir déposé leurs croix, les habitants arrivèrent également pour nous saluer; ils étaient passablement joyeux et contents. La population est composée de hauts personnages. Ce qui domine chez eux, dans l’un et l’autre sexe, c’est la beauté ; j’y ai vu deux jeunes personnes, l’une, fille du gouverneur de la ville et l’autre, du juge : elles étaient extrêmement belles et parfaites à tous égards. Jamais mes yeux n’ont rencontré, dans toute l’étendue si vaste de l’Espagne, deux beautés plus achevées. Ce sont deux filles issues des Andalous et de la famille du dernier roi de Grenade qui fut vaincu et perdit cette ville : ce roi est connu chez eux sous le nom de El Rey el Chico ce qui veut dire le Petit Sultan (‘Abd Allah as-Saghir)

 

Nous avons été informés dans la ville de Madrid par un personnage nommé don Alonso, petit-fils de Mûsa, frère du sultan vaincu à Grenade, que les deux jeunes filles qui se trouvent à Utrera sont du sang de ce prince. Ce don Alonso est doué d’un excellent naturel ; c’est un beau jeune homme dont la force et le courage sont renommés chez les chrétiens ; il est compté parmi leurs plus braves guerriers. Il s’élance sur le champ de bataille et au milieu de la mêlée comme capitaine d’une troupe de cavaliers. Les chrétiens font l’éloge de sa bravoure. Avec cela, il a de l’inclination pour les sentiments qu’il rencontre chez les partisans de l’Islam, cite sa généalogie et se plaît à entendre parler de l’Islam et des Musulmans.

Il nous a raconté comme le tenant de sa mère que celle-ci, pendant qu’elle était grosse de lui, eut envie de manger du Kuskusû

« Peut-être, lui dit le père, cet enfant que tu portes est-il un petit Musulman. »

 

Il lui adressait ces paroles par plaisanterie, car personne ne leur

reprochait leur descendance, qui était parfaitement connue, et on savait qu’ils étaient issus de la famille royale. Que Dieu nous préserve de l’abandon et de l’égarement ! Nous lui demandons la direction.

Une des plus grandes marques de gracieuseté que nous donnèrent les habitants d’Utrera fut qu’ils amenèrent chez nous, pendant la nuit que nous passâmes dans leur ville, les moines qui excellent à chanter dans leurs églises. Ils tenaient des instruments de musique, un entre autres

qu’ils appellent harpe; il est garni d’un grand nombre de cordes et ressemble à un métier de tisserand. Ils prétendent que c’est là l’instrument dont jouait le prophète David, que sur lui et sur notre pro-

phète soient la prière et le salut ! J’en ai vu un de cette forme que tenait une de ces statues qu’ils placent dans leurs appartements et dans leurs maisons et qu’ils disent représenter le prophète David, sur qui soit le salut.

Tous leurs récits historiques, en effet, et leurs dogmes religieux sont empruntés à la religion des enfants d’Israël et à l’Ancien Testament, à ce qu’ils prétendent, sauf toutefois ce qu’ils ont ajouté et qui forme la séparation entre eux et les juifs, les chrétiens s’étant prononcés à l’unanimité pour le Messie, d’où est venue l’inimitié qui existe entre les deux sectes. Depuis cette époque ils n’ont cessé de raconter dans leurs dogmes religieux, dans leurs croyances corrompues et dans leur égarement ce que leur relate le pape qui est à Rome, que Dieu l’envoie rejoindre les grands de sa nation !

 

Marchena, Ecija

 

De cette ville d’Utrera à la ville de Marshîna (Marchena), il y a 20 milles ; elles sont séparées par un pays vaste, spacieux, étendu et en plaine. Il n’existe dans cette partie de l’Espagne d’autres montagnes que celles que le voyageur aperçoit sur sa droite, à l’horizon, comme

les montagnes d’Ar-Runda et celles qui viennent après. Entre Utrera et Marchena est une large rivière sur laquelle est posé un grand pont dont la solide construction remonte à l’époque des Musulmans. C’est sur (cette rivière qu’eut lieu la célèbre bataille à Az-Zalâqa (Sagrajas, 1086). et l’on y trouve une petite église où l’on voit figurée sur les murs la représentation de cette bataille. Marchena est aussi une ville de moyenne grandeur et portant des traces d’ancienne civilisation. Aujourd’hui elle

se rapproche plutôt de l’état nomade. Ses habitants sont des gens affables; il en est parmi eux qui rapportent leur origine aux Andalous.

 

De Marchena à la ville de Isika (Ecija) il y a 21 milles ^ La contrée

qui les sépare est étendue, spacieuse, pleine de jardins et de vergers. L’olivier y est l’arbre dominant. Depuis Marchena, dans la direction. De Isika (Ecija) jusqu’à la distance de huit milles, tout est complanté d’oliviers. Chaque bois d’oliviers contient une maison pour enfermer les olives et servir d’habitation aux gens qui leur donnent leurs soins. De même dans la partie qui suit Isika, sur le chemin de Marchena, on trouve encore des oliviers sur un parcours de huit autres milles, à droite, à gauche, derrière, devant; car l’Andalousie est la partie de l’Espagne où l’on rencontre le plus d’arbres et d’oliviers.

Près de la ville d’Isika, au sommet d’une colline qui domine la ville^ se trouvent des vestiges d’une ancienne construction assez importante : on a prétendu que c’était le tombeau d’un dévot musulman auquel on attribuait une grande puissance de miracle, et c’est pourquoi l’on n’y avait pas touché.

 

Lorsque des hauteurs où nous nous trouvions nous aperçûmes la ville d’Ecija, nous jouîmes d’un spectacle dont la beauté et la splendeur ne sont égalées par aucune autre des villes d’Espagne. Elle est située dans une plaine, sur le bord d’une rivière appelée Wâdî Shanîl (le Genil) et à laquelle les chrétiens continuent à donner son premier nom accoutumé. C’est une grande rivière qui descend de Wâdy Ash (Guadix) ; le Wâdy Shanîl passe à travers le territoire et les montagnes de Grenade.

Ses bords sont couverts d’un nombre incalculable de maisons de plaisance, de jardins, de vergers, de moulins et de toutes sortes de plantations. Dans le reste de l’Espagne, nous n’avons pas découvert de spectacle plus ravissant. La ville, sise sur le bord de cette rivière, avec les jardins, les lieux de plaisance et les maisons placées au milieu des jardins, ressemble à un firmament entouré de ses étoiles. En admirant la beauté de cette rivière et son merveilleux et ravissant aspect, je me suis rappelé ces vers de Hamda al-Andalusiya, la femme poète, que Wâdy Ach a vu naitre

 

« Mes larmes ont dévoilé mes secrets sur un Wàdy qui porte des traces visibles de beauté.

« Quel fleuve circule dans chaque jardin ! De quel jardin est bordé chaque

fleuve !

 

« Au milieu des jeunes faons, une antilope des sables a captivé mon came; elle avait déjà ravi mon cœur.

 

« Elle a un regard qu’elle assoupit pour quelque chose, et ce quelque chose m’empêche de dormir.

 

« Lorsqu’elle laisse flotter sur elle sa chevelure, je vois la pleine lune au milieu de noirs nuages. »

 

Cette Hamda est une des poétesses de l’Andalus ; sa biographie est connue

et tient sa place parmi celles des poètes et des poétesses de l’Adwa. C’est elle qui a composé ces vers :

 

« Et quand les intrigants ont tout refusé, à l’exception de notre mort, car ils n’ont à redouter ni ma vengeance, ni la tienne;

 

« Qu’ils ont lancé leurs bandes pour saisir nos entretiens, et que mes défenseurs et mes soutiens se sont alors trouvés en trop petit nombre;

 

« Je les ai vaincus avec mon regard par les larmes, et de moi-même avec le

sabre, le carnage et l’incendie’. »

 

Témoin de la beauté de cette ville et de son magnifique panorama, j’ai ajouté aux deux vers d’Al Jazîry, qui m’ont servi de modèle, deux autres vers de ma composition :

 

« J’ai juré, quand j’ai vu les beautés de cette ville, que l’imagination ne pouvait s’en représenter une pareille.

 

« On dirait un firmament dont les astres se meuvent tout autour. Elle s’é-

lève au milieu de la terre habitée par les nomades et par les peuples policés.

 

« Que Dieu la délivre, afin que la religion du Gardien par excellence (Dieu), l’objet des désirs les plus élevés, y soit pratiquée,

 

« (Qu’il la délivre) par la main de quelqu’un qui répartit exactement les

récompenses, est agréable à Dieu et tire son origine de la plus éminente des créatures’. »

 

Quand nous nous trouvâmes près de la ville, le gouverneur sortit dans une voiture, accompagné de ses fils et de quelques-uns des officiers, montés sur de petits chevaux lui appartenant et qu’il prétendait – prétention bien contraire à la vérité — être des meilleurs et des plus rapides de l’Andalus. Il vint à notre rencontre hors de la ville et nous souhaita la bienvenue avec infiniment de courtoisie et d’amabilité. Nous ayant conduits en ville, il nous promena à travers ses marchés, ses places et ses rues. C’est une ville civilisée, ni petite ni grande; elle est très propre et les habitants sont doués de bonté et de beauté. Au milieu se dresse le Jâmi’ qu’elle renferme. Ce monument, de moyenne dimension, admirable de formes, solidement construit et dont le parvis est complanté d’orangers, remonte au temps des Musulmans et est encore tel qu’il était. Le gouverneur de la ville nous conduisit ensuite à sa demeure, grande et vaste maison, où il nous reçut très bien et nous prodigua les marques de considération, ne manquant à aucune de ses obligations soit dans sa conduite correcte, soit dans son langage. Nous passâmes cette nuit chez lui.

 

Le lendemain nous quittâmes la ville et, à son extrémité, nous trouvâmes un pont merveilleux sur lequel s’élève la porte de cette ville. Sous le pont l’on voit des moulins et des constructions en grand nombre. De cette ville nous arrivâmes à Cordoue.

 

Cordoue

 

Cordoue est une grande cité, une des capitales de l’Espagne. Elle était autrefois une résidence royale. C’est là que résidaient les gouverneurs de l’Andalus, avant l’entrée d”Abder-Rahman, fils de Mo’âwiah. En l’année i68, ‘Abd er-Rahman se transporta d’Er-Résâfah’, où il habitait, à Cordoue, et fit de cette dernière ville le siège de son empire et la capitale de sa souveraineté et de son khalifat; elle fut la résidence des princes Omayyades depuis le règne d”Abd er-Rahman ed dâhhel et d’autres parmi ses prédécesseurs et ses (756-788) successeurs. La ville est située au pied d’une montagne qui s’appelle Sierra Morena et sur la rive du fleuve nommé le Wâdy-al Kabîr qui descend des montagnes de Bayâsa (Baeça), des montagnes de Jayân (Jaen) et d’autres. Les chrétiens donnent au fleuve le même nom qu’il portait pendant la domination musulmane. C’est le plus grand de l’Andalus entière; tous s’y réunissent. Il passe à Séville et se jette dans la mer à San Lucar. Au dehors de la ville de Cordoue, on voit un nombre incalculable de vergers, de jardins et de toutes sortes de vignobles.

 

Quand nous fûmes près de la ville, les habitants sortirent à notre rencontre, ainsi que tous les prisonniers qu’elle renfermait et qui proclamaient à haute voix la profession de foi musulmane et faisaient des vœux de victoire pour notre maître Al Mansûr bi-Llah. Les enfants des Chrétiens répétaient les mêmes cris que les Musulmans. Lorsque nous eûmes pénétré dans l’intérieur, nous trouvâmes une cité grande, populeuse et où s’exerçaient toutes sortes d’arts et de métiers.

 

La plupart des marchands sont des femmes. Nous logeâmes dans la maison du gouverneur.

 

Le lendemain nous quittâmes Cordoue après avoir examiné en détail son Jâmi’ si célèbre et dont la renommée s’étend au loin. C’est une mosquée immense, très solidement bâtie et dont la construction est d’une grande beauté. Elle contient 360 colonnes, toutes en marbre blanc ; entre chaque deux colonnes est un arc surmonté d’un autre arc. Elle a actuellement 14 portes; beaucoup d’autres ont été bouchées. Son Mihrâb est resté tel quel, sans changement ; rien n’y a été changé comme construction par les Chrétiens, si ce n’est qu’au-dessus ils ont établi une fenêtre grillée en cuivre et que devant ils ont placé une croix. Personne n’y pénètre que ceux chargés du soin de cette croix. Rien, soit peu, soit beaucoup, n’y a été ajouté tant dans l’intérieur qu’à son mur. Cette mosquée a une très grande cour avec un bassin au milieu; tout autour de la cour sont plantés cent 17 orangers. A l’emplacement du Mihrâb fait face, dans la cour, le minaret de la mosquée. C’est un grand minaret tout bâti en pierres; il n’est pas aussi haut cependant que ceux de Tolède et de Séville. Il est construit au dessus de l’une des portes de la mosquée qui fait face à l’emplacement de la chèvre. Le plafond et les portes de cette mosquée sont restés dans leur état primitif, sans autres constructions nouvelles que celles commandées par la nécessité telles que les réparations ayant pour but d’empêcher le plafond de s’écrouler et autres du même genre. Les Chrétiens ont fait une innovation au milieu de la mosquée. A l’opposite du Mihrâb, ils ont construit une grande pièce carrée surmontée d’une coupole et ornée de fenêtres grillagées en cuivre jaune. A l’intérieur de cette salle, ils ont placé une de leurs croix et les livres de leurs prières qu’ils chantent avec accompagnement de musique, et autres (objets) semblables. Les portes de la mosquée sont telles qu’elles étaient, avec leur construction primitive et leurs inscriptions arabes sculptées. En face de cette mosquée s’élève la grande qasbah, qui servait de palais au roi de Cordoue et du reste du royaume de l’Andalus, alors que celui-ci était réuni sous un même sceptre et avant l’avènement des Mulûk at-Tawâ’îf. Nous demandons à Dieu, qu’il soit exalté ! d’en faire de nouveau une demeure de l’Islam par les mérites de son prophète, sur qui soit le salut ! Les murs de la qasbah se sont conservés aussi beaux que par le passé; ils sont aussi élevés et se dressent dans les airs à la hauteur delà mosquée. La construction de cette mosquée est si élancée et ses murailles montent si haut dans l’espace qu’on a étayé l’extérieur des murs au moyen de piliers construits en pierres et placés en dehors du mur même. Entre chaque deux piliers est un intervalle (plein) de dix coudées, destiné à consolider les murailles de la mosquée et à les soutenir.

Tout autour de la mosquée s’élève une construction à hauteur d’homme faisant saillie comme un balcon et préservant le mur. Cette mosquée est une des plus belles de l’islamisme; la célébrité dont elle jouit nous dispense de nous étendre sur sa description. Elle a, a-t-on dit, les dimensions du Masjid al Aqsa, j’ai copié dans le livre intitulé (Mujir ad-Din) décrit ce monument, jusqu’à ces mots :

« Il n’y a pas dans l’univers entier de mosquée aussi grande, si ce n’est le Jâmi’ qui se trouve à Cordoue, dans l’Andalus. A ce qu’on rapporte, le plafond de la mosquée de Cordoue dépasse dans ses dimensions celui de la mosquée al aqsa ; et la cour du Masâjid al aqsa occupe en superficie deux cents brasses de long sur cent quatre-vingts brasses de large’. »

Dans les environs de la ville de Cordoue, sur la rive du fleuve, existent en nombre incalculable, des champs de culture et des pâtures où l’on élève des chevaux ; car les chevaux du territoire de Cordoue et de ses environs dans la contrée andalouse sont, aux yeux des Chrétiens, les plus beaux de l’Espagne entière avec toute son étendue. C’est pour ce motif que le monarque espagnol défend d’y faire couvrir les juments par des ânes, et un châtiment sévère attend celui qui contreviendrait à cette défense : ses biens seraient confisqués ou bien il serait emprisonné ou subirait une autre peine. La production des mulets a lieu chez eux dans une contrée connue sous le nom de Manche ce qui veut dire signe (‘alâma). La Manche est un très vaste pays, de six jours de marche. Le sol en est rude, pierreux; il ne produit que l’absinthe [Shîba] et autres plantes sèches. Cette contrée sépare l’Andalus de la Nouvelle-Castille. Les mulets y ressemblent ou à peu près à ceux de la Syrie.

 

La population de Cordoue est adonnée au labourage et à l’agriculture. Le pays andalous tout entier est peu fourni d’eau à l’exception des fleuves susmentionnés qui le traversent. Les habitants ne se donnent pas la peine d’établir des Sâqia et de tirer l’eau, toutes leurs cultures se faisant en terrains qui n’exigent pas l’irrigation artificielle. Nous entendons dire toutefois qu’à Grenade et dans ses environs les eaux abondent et courent de tous côtés.

 

Le fleuve est traversé par un grand nombre de ponts très bien construits. A la porte de la ville de Cordoue il en est un grand au-dessous duquel on voit des vestiges d’un autre pont. On prétend que le plus bas est celui qu’établirent les Musulmans ; détruit par le courant, il y a environ dix ans aujourd’hui, les chrétiens ont élevé un peu au-dessus un autre pont

nouveau, composé de 17 arches.

 

El Carpio, Andujar

 

De Cordoue à une ville qu’on appelle El Carpio, on compte quinze milles.

C’est une petite ville située sur une élévation du terrain, également à proximité du Guadalquivir. Sur le fleuve sont installées des machines à irrigation (Dawâlîb) et des norias [Nawâ’îr) qui font monter l’eau du fleuve jusqu’à des jardins groupés au-dessous de la ville. Les habitants sont laboureurs et agriculteurs; ce sont presque des nomades. Sur les deux rives du fleuve on aperçoit un très grand nombre de hameaux et de villages.

 

De cette ville d’El Carpio à celle qu’on appelle Andujar, il y a 21 milles. Andujar est une ville ancienne où l’on trouve des traces de civilisation. Elle est également située sur la rive du Guadalquivir. Ce fleuve est traversé, près de la ville, par un grand pont de l’époque des Musulmans. La plaine {fahs) est couverte d’un nombre infini de champs d’oliviers, de plantations, de jardins et de terres labourées. Ses habitants sont laboureurs et agriculteurs. Selon toute probabilité, la population d’Andujar est issue des Andalous, et le plus grand nombre descend des Wulâd As-Sarrâj (Abencérages) qui avaient embrassé le christianisme sous le règne du sultan Hasan, dernier roi de Grenade. A ce que prétendent les chrétiens et d’après ce qu’ils rapportent dans leurs chroniques, un des Wulâd Ben Zakry, les Grenadins, à Grenade, avait dénoncé au roi un des Wulâd as-Sarrâj en l’accusant d’entretenir des conversations et des relations avec la femme du fils du roi. Le roi étant entré dans une violente colère contre les W. As-Sarrâj qui étaient avec lui à Grenade en fit mettre à mort plusieurs d’entre les chefs. Les Abencérages formaient jusqu’à cette époque la plus forte armée des Musulmans.

Andujar, leur ville, resta en leur possession après la conquête de Grenade et de son territoire par les infidèles : ils luttaient pour la défendre et repoussaient les envahisseurs. Aussitôt qu’ils eurent reçu la nouvelle des meurtres commis sur leurs frères à Grenade, poussés par le sentiment de leur honneur outragé, par la honte, la colère et la fureur, ils montèrent à l’instant même à cheval et se rendirent auprès du prince (chrétien) alors régnant. Après avoir embrassé le christianisme entre ses mains, ils sortirent de son palais, se dirigeant vers Grenade qu’ils attaquèrent. Ils assistèrent ensuite avec le roi aux batailles qui se livrèrent à Grenade et sur son territoire. Que Dieu nous préserve de l’erreur après la croyance véritable et de l’égarement après la vraie direction !

 

La plupart des descendants de ces christianisés qui sont à Andujar comptent parmi les nobles de la ville ; toutefois leur noblesse n’est pas considérée l’égale de celle qui passe en héritage aux chrétiens de père en fils, comme les titres de duc, de comte et autres semblables. Toute la noblesse dont ils jouissent aujourd’hui consiste pour les descendants des Abencérages devenus chrétiens à se transmettre par héritage le privilège de porter sur l’épaule une croix dessinée sur le vêtement dont ils s’enveloppent. Tel est le signe auquel se distinguent les nobles parmi eux. Les fonctions dont sont investis les restes de cette famille sont la secrétairerie, le gouvernement des villes, la police et autres n’ayant ni une grande importance ni une puissante autorité, telles que le commandement des armées et le gouvernement des grandes provinces ou des villes capitales comme Séville et autres du même rang. Quoi qu’il en soit, ces gens-là sont très nombreux dans ces districts : leur nombre est incalculable. Parmi eux, les uns revendiquent cette généalogie et d’autres, non. Il en est même qui ont horreur d’en entendre parler. Ceux qui répudient cette descendance et se refusent à la reconnaître se prétendent originaires des montagnes de la Navarre, montagnes éloignées de la Castille et où s’étaient réfugiés les débris des chrétiens lors de la conquête de l’Andalus par les Musulmans. Ils s’enorgueillissent de rapporter leur origine à ces montagnes et au territoire limitrophe. Les descendants de ces anciens Musulmans actuellement investis d’une fonction gouvernementale ne repoussent pas leur généalogie.

 

J’ai rencontré un jour à Madrid un personnage dont le nom m’échappe en ce moment : il était dans une voiture lui appartenant et plusieurs dames, les unes jeunes, les autres âgées, mais toutes d’une grande distinction et d’une beauté remarquable, l’accompagnaient. Il s’arrêta et, après nous avoir salués à plusieurs reprises, il nous témoigna, ainsi que les dames qui étaient avec lui, beaucoup d’affabilité et de prévenances. Nous répondîmes comme nous le devions à sa courtoisie. Lorsqu’il voulut partir, il se fit connaître, en disant :

« Nous sommes de la race des Musulmans, de la descendance des Wulâd as-Sarrâj . »

Dans la suite je m’informai de lui et il me fut répondu qu’attaché au ministère d’État en qualité de secrétaire, c’était lui qui était chargé de lire les requêtes, les pétitions et autres pièces du même genre.

 

De même un certain nombre d’habitants de Grenade, investis dans cette ville de charges et de fonctions, avaient leur résidence à Madrid. Ils venaient nous voir en compagnie de don Alonso, un des descendants du roi de Grenade; ils faisaient remonter leur origine à la race qui était à Grenade. La perversité s’est emparée d’eux. Que Dieu nous en préserve !

 

Parfois ils nous posaient des questions sur la religion de l’islam et sur des points s’y rattachant. Quand ils entendaient nos réponses, relativement aux dogmes religieux, aux lois de la purification, base de l’Islam, etc., ils étaient émerveillés de ce qu’ils entendaient, y prêtaient la plus grande attention et en faisaient l’éloge en présence des chrétiens, sans se préoccuper de l’assistance. Ils ne cessèrent, durant notre séjour dans la ville de Madrid, de nous faire de fréquentes visites et de venir régulièrement nous voir. Ils nous montraient beaucoup d’amitié et d’affection. Nous demandons à Dieu, qu’il soit exalté ! de les conduire dans la droite voie et de les guider vers la religion solide.

 

De cette ville d’Andujar à une ville qu’on appelle Linarès, il y a vingt-quatre milles. A une distance de trois ou quatre milles de la ville d’Andujar, on se sépare du Guadalquivir, qu’on laisse sur sa droite, au point où l’on descend des montagnes.

Linarès est une ville moyenne, ayant conservé des vestiges d’une ancienne civilisation. La majeure partie de ses habitants se compose des descendants des Andalous. En dehors de la ville existent de nombreuses mines de plomb ; ce métal est transporté dans beaucoup de villes d’Espagne.