Ps-Sébéos, VI-VII : Révolte arménienne contre les deux empires, Heraclius (l'ancien ?) entre en scène v. 675

En ce temps-là, l’empereur romain Maurice fit écrire au roi de Perse une lettre de plaintes contre tous les chefs arméniens et leurs troupes :

« C’est une nation fourbe et indocile, disait-il ; ils se trouvent entre nous et sont une cause de troubles. Moi, je vais t’assembler les miens et les envoyer en Thrace ; toi, fais conduire les tiens en Orient. S’ils y périssent, ce sont autant d’ennemis qui mourront ; si, au contraire, ils tuent, ce sont des ennemis qu’ils tueront ; et quant à nous, nous vivrons en paix. Mais s’ils restent dans leur pays, il n’y a plus de repos pour nous.”

Les deux rois s’étant mis d’accord, l’empereur donna aussitôt l’ordre de réunir tous les siens et de les envoyer en Thrace, et il pressa vivement l’exécution de cet ordre. Alors, les Arméniens commencèrent à s’enfuir du territoire romain pour aller se soumettre aux Perses, en particulier ceux dont les terres se trouvaient sous la domination persane. [Khosrow] les recevait tous avec honneur et leur faisait des présents plus considérables que l’empereur, montrant d’autant plus d’empressement à les attirer de son côté qu’il les voyait abandonner l’empereur.

Dès qu’il vit l’empereur romain ainsi abandonné, le roi de Perse envoya en Arménie le Percepteur du Vaspurakan avec de riches trésors et de grandes marques de distinction pour attirer les Arméniens à son service. Le Percepteur partit avec de nombreux chameaux qui portaient l’argent.

Or, Samuel Vahewuni, et, avec lui plusieurs de ses compagnons, allèrent à sa rencontre, et, l’ayant trouvé sur les frontières de l’Atrpatakan (Adhurbaijan), ils enlevèrent le trésor ; quant au Percepteur, ils lui firent grâce de la vie. Il y avait là Ashtat Khorkhoruni, Samuel Vahewuni, Mamak Mamikoni, Stephannos de Siunik, Kotit seigneur des Amatuni-s, Thêodos Trpatuni et environ 2 000 cavaliers. Ils avaient l’intention, avec ce trésor, de se rendre maîtres de l’Arménie ; ils comptaient y trouver le moyen de combattre les deux rois et de mettre sous leur autorité tout leur pays. Mais, arrivés à la ville de Nakhshawan, leur union se brisa ; ils n’eurent plus confiance les uns dans les autres, partagèrent le trésor et établirent leurs camps dans la plaine de roseaux que l’on appelle Chahuk. De son côté, le Percepteur se rendit à la Porte, raconta au roi tout ce qui était arrivé, et les paroles de l’empereur furent justifiées.

Le roi Khosrow commanda alors d’écrire une lettre à l’empereur pour lui demander un secours de troupes, et il envoya en Arménie le Percepteur du Vaspurakan. Aussitôt [l’empereur] ordonna au général Héraclius, qui se trouvait alors en Arménie, de prendre son armée et de marcher contre les révoltés. Les troupes des deux rois firent leur jonction à Nakhshawan, et pendant qu’elles se préparaient à agir contre les rebelles, on engagea des pourparlers avec ceux-ci pour éviter un combat et l’effusion du sang entre chrétiens ; on les engageait à renoncer à leur mutinerie et à se soumettre de nouveau au roi, en leur assurant sous la foi du serment qu’ils n’auraient rien à craindre du roi. Le Percepteur lui-même disait :

« Le roi des rois m’a envoyé vers vous ; c’est pour vous-mêmes que j’ai apporté le trésor ; vous n’avez donc rien à craindre du roi des rois. »

Et il le jurait devant eux suivant leur loi [mazdéenne].

La division pénétra alors parmi les Arméniens.

Mamak Mamikonien, Kotit, seigneur des Amatunis, et Stephannos, ainsi que plusieurs autres, se séparèrent de leurs compagnons pour venir se justifier devant le Percepteur et mirent leurs troupes au service du roi des rois. Mais Ashtat Khorkhuni et Samuel Vahewuni s’enfuirent avec leurs soldats vers la ville ouverte appelée Soday et atteignirent l’Albanie, en se dirigeant du côté des Huns. Ils traversèrent le fleuve appelé Kur, ils campèrent sur la rive opposée.

Leurs adversaires arrivèrent aussi au bord du fleuve et campèrent sur l’autre rive. Et comme les révoltés ne purent se confier à la nation des Huns, ils demandèrent un serment au roi des Romains et allèrent se mettre à son service. Quelques-uns se rendirent auprès du Percepteur et rentrèrent immédiatement dans leurs domaines. Le Percepteur réunit alors tous les nobles et toutes les milices de l’Arménie persane, et les ayant ramenés à des sentiments de fidélité par de pressantes exhortations et des paroles bienveillantes, il les divisa en corps de troupe. Puis il les laissa dans le pays avec un petit nombre [de Perses] et s’en retourna après leur avoir dit d’attendre qu’il eût rendu compte des événements et que l’ordre leur parvînt de là-bas de demeurer où ils étaient. Ce qu’il avait en vue en agissant ainsi, c’était d’attirer à eux les autres Arméniens et d’augmenter le nombre [des sujets de la Perse].

Quant à Ashtat Khorkhuni, l’empereur le manda aussitôt au Palais avec sa troupe, le combla d’honneurs et de dignités, lui fit de grands présents et l’envoya en Thrace.

[…]

Les nobles[ des Vahewunis se révoltèrent à leur tour contre les Romains ; c’étaient Samuel, dont j’ai déjà parlé, Sargis, Varaz Nersêh, Nersès, Vstam et Théodoros Trpatuni. Leur projet était de tuer le Kurator pendant qu’il se trouvait aux eaux, près de la ville de Karin (Erzerum), pour se guérir d’une maladie. Mais celui-ci, prévenu, se réfugia dans la ville, et les conjurés ne le trouvèrent pas lorsqu’ils envahirent la station de bains. Alors ils mirent au pillage tout ce qui leur tomba sous la main, firent un riche butin, puis se retirèrent vers le pays fortifié des Kordus avec l’intention d’occuper les forts.

L’armée romaine se mit à leur poursuite, avec le général Héraclius et Hamazasp Mamikonien. Les Arméniens étant arrivés près de la forteresse, traversèrent le fleuve Dzermay sur le pont nommé Pont de Daniel ; puis ils détruisirent le pont, se fortifièrent dans le défilé et restèrent à garder le passage. [Les Romains] étaient sur l’autre rive, se demandant ce qu’il y avait à faire. Ils ne trouvaient pas de gué et voulaient déjà s’en retourner lorsque tout à coup ils rencontrèrent un prêtre itinérant dont ils se saisirent :

« Montre-nous, lui dirent-ils, le gué de la rivière ; sinon, nous allons te tuer. »

Il prit alors la tête de l’armée et leur montra le gué un peu plus bas. Toute l’armée passa ainsi de l’autre côté du fleuve : les uns allèrent bloquer la forteresse par derrière, d’autres occupèrent la tête du pont et le débouché de la vallée ; le reste, pénétrant dans la forteresse, engagea le combat avec les révoltés. Il y eut un horrible carnage, mais ceux-ci finirent par être exterminés.

Nersès, Vstam et Samuel, après avoir fait un grand carnage autour d’eux, périrent dans le combat ; mais Sargis et Varaz Nersêh ainsi que quelques autres, furent faits prisonniers, conduits dans la ville de Karin (Erzerum) et enfin décapités. Lorsqu’ils allaient être exécutés, Varaz Nersêh dit à Sargis :

« Tirons au sort à qui sera le premier mis à mort. »

Mais Sargis lui répondit :

« Je suis un vieillard et un pauvre pécheur ; je t’en prie, fais-moi la grâce de m’accorder un peu de repos, et que je ne sois pas témoin de la mort. »

Et il fut décapité le premier.

Quant à Théodoros Trpatuni, il put s’échapper et se réfugia à la cour du roi de Perse. Mais celui-ci ordonna de le charger de chaînes et de le livrer à ses ennemis afin qu’il mourût ; il lui fit souffrir de grands tourments.