Taghlib, II, C : La riposte syriaque et les Taglibâyê

Nous allons ici nous attarder sur le traitement que les sources appelées à tort « externes » consacrent aux Taghlib, et en général aux Arabes chrétiens du nord du Shâm et de la Jazîra.

La mémoire martyrologique et tribale

En premier lieu, l’historiographie syriaque a conservé un document exceptionnel, qui rappelle le « parfait martyr » de deux personnages Taghlib. Je vais m’attacher à montrer comment cette source se situe au croisement d’un genre martyrologique typiquement chrétien qui éclot dans le contexte de la réforme marwânide, mais aussi d’une mémoire poétique tribale, et qui recoupe de nombreuses informations de l’historiographie arabe à propos des tribus chrétiennes.1

A. Le contexte des Taghlib chrétiens sous les Marwanides et leur image

Le traumatisme ressenti par les populations arméniennes et syriaques du nord du « territoire arabe » (Ard al-‘arab) suite à la puissante contre-offensive menée par Muhammad, frère de ‘Abd al-Malik a donné lieu à une débauche de « visions apocalyptiques », souvent placées sous l’autorité de grands prédicateurs des Vème et VIème siècles de l’ère dionysienne2.
Ces développements, à forte coloration polémique, cherchent dans le Livre de référence, la Bible, des réponses aux évènements du temps présent. Ils tentent également de renforcer chez leurs ouailles une ambition de résistance à l’ordre Arabo-Ismaelite, de plus en plus vindicatifs à leur égard. Pourtant, sous les premiers Marwânides, les « Arabes chrétiens » ne sont pas utilisé dans ces diverses constructions idéologiques.

Aucun contemporain ou immédiat successeur ou disciple de l’évêque Yûsuf (Yôsef da-Taglibê) mentionné dans l’histoire universelle de Michel le Syrien3, n’a tenté, à la connaissance des historiographes syriaques comme arabes, d’en faire le défenseur des âmes de la tribu dont il avait la charge.
Pourtant, une rhétorique islamique se développait côté arabe, supportée par les clans Qaîsites qui faisaient grand usage de l’histoire pour démontrer leur supériorité sur les Arabes qui les avaient précédés au Proche-Orient, aussi bien du point de vue du nasab que de la sâbiqa.
Sans doute peut-on imaginer que la contre-offensive menée d’abord par Léontos, puis par le Basileus réformateur Justinien II entre 685 et 692 4 et à nouveau par son successeur entre 700 et 701 5 a peut-être provoqué le ralliement de certains groupes arabes, peut-être les mêmes que l’historiographie décrit comme les “Arabes traîtres” qui ont abandonné ‘Umar pour Heraclius (Ghassân, Tanûkh, Iyâd)6.

Il ne faut pas pourtant généraliser l’implication des tribus. Car nous avons bien vu que les Taghlib se sont massivement ralliés aux Marwânides à la fin de la deuxième fitna, que Al-Akhtâl fait l’apologie des ghazwa en territoires ennemis7 et que Al-A‘shâ que nous allons retrouver, a lui-même participé à une de ces madrubât8.

Mais rien ne nous interdit, ce faisant, d’imaginer que les insurrections ont du être nombreuses, comme en Arménie9, et que les Apocalypses et brèves chroniques, comme les Désastres, servaient de justification à de tels mouvements.

Un Muhammad est ainsi mis en scène par Michel comme étant venu à la rencontre de Ma‘âd, chef (rêshonô(c’est-à-dire râ’is)) d’un groupe de Taghlib (Taglibê) et lui avoir imposé de “devenir Mahgrê“(Atahger) ; celui-ci aurait alors refusé avec bravoure, résistant aux brimades. Il fut finalement supplicié et son corps soumis à un traitement infâmant l’honneur arabe, puisqu’il fut interdit d’inhumation. Mais un miracle permit à son corps de se conserver sans « se corrompre ni être dévoré par les animaux ». Le martyr fut ainsi retrouvé ensuite par l’évêque Eusthatius de Dara, c’est-à-dire l’évêque du Khabûr, sans doute aussi évêque en charge des Taghlib, mais pour une date difficle à établir10 : Sans doute avant 745 qui est la nomination d’un certain Dawûd à cet évêché pour une vingtaine d’années11 ; peut être également est-il postérieur à ce grand évêché unitaire et d’obédience jacobite occidentale resté dans la mémoire syriaque sous le nom de Gawrgî da-Tayyâyê (Georges des Arabes), qui décèderait en 724 (donc contemporain de Hishâm)12.

Mais c’est un certain Walîd qui reste le plus célèbre, puisqu’il est repris par Bar Hebraeus dans sa Chronographie13. Ce personnage n’est pas forcément, dans l’esprit des premiers transmetteurs de l’information, le fils de ‘Abd al-Malik, mais peut être ce « ‘âmil ‘arab al-jazîra » dont nous avons parlé en première partie. Néanmoins, pour les deux historiographes, il s’agit bien du second calife marwanide (705-715).

Grégoire Abû al-Farâj b. Hârûn al-‘Ibrî (Bar Hebraeus) introduit son propos par un épisode central dans la transformation politique du Proche-Orient. Il lie l’épisode à la volonté de Al-Walîd d’expurger la langue grecque de l’administration fiscale et d’imposer la langue arabe et associe cela à la réputation « il haïssait les chrétiens ». « Il ordonna alors aux collecteurs/administrateurs des chrétiens de ne plus rédiger les comptes publics en grec, mais en arabe ».

Les deux auteurs syriaques mettent également en évidence le caractère arabe de la religion islamique et l’incompatibilité de l’adoration de la croix avec la doctrine muhammadienne de plus en plus clairement définie. « Tu es le Chef (rêshânâ) des Tayyâyê et tu leur fais honte à tous en adorant la croix, alors obéis moi, et nehagr (aslam) ».

Cet élément comporte une ressemblance troublante avec ce propos que Tabarî attribue à ‘Umar, alors qu’un autre al-Walîd (Ibn ‘Uqba) lui envoie une délégation de Taghlib à Al-Jabîa pour exposer leur refus de l’humiliante Jizîa. Ceux-ci s’écrient alors « Par Dieu, Tu as apporté la honte sur nous au regard des autres tribus arabes » et le calife de leur répondre lors « Vous vous l’êtes infligés de vous-même en soutenant un point de vue différent de celui de votre peuple parmi les tribus bédouines qui se sont opposées à la souveraineté de Madina et vous avez apporté la honte sur eux »14…

Je me garderais d’apporter ici un énième commentaire, rappelons néanmoins que l’usage de l’hstoriographie permet aux tenants de l’Islam arabe de justifier leurs pratiques, alors que d’autres préfèrent garder la mémoire plus contemporaine de ces actes. Le caractère permanent reste cette honte, cette écorchure au compte des bonnes et des mauvaises réputations d’un groupe tribal, dont la somme constitue le ‘ird15.

A propos de la croix, rappelons que la première attaque claire contre son adoration ne remonte pas avant une allusion à la prophétie de Jésus dans la dédicace du Dôme du Rocher. Le développement de cette problématique n’est pourtant pas central avant les années de ‘Umar (II) b.’Abd al-‘Azîz. Il y a alors un synchronisme troublant avec l’iconoclasme extrémiste répudiant lui-même la multiplication et la décoration excessive des croix, (surtout dans le nestorianisme à partir des mêmes années16).

B. La confrontation de la martyrologie et de la poésie

Le héros de cette anecdote est, selon Michel, un confesseur, et selon Grégoire, un simple « chef des chrétiens arabes », il se prénomme Sham‘allah.

Sa réponse est selon les deux rapporteurs syriaques constituée comme suit :

« C’est parce que je suis le chef de Tous les Taglibites […] que je crains d’être cause de la perdition de plusieurs. »

Mais Michel le Syrien préfère ajouter une sentence proprement apocalyptico-politique:

« Tout ton empire n’est que poussière en comparaison de ce qui nous a été promis par le Christ ».

Bar Hebraeus rapporte, de se son côté, que le chef précise sa pensée, citant : « Si je dénie le Messie, ils dénieront ».

Nous retrouvons la même conscience de solidarité tribale entre les choix de « totale

soumission/conversion » de chefs qui sont indépendants et revendiquent leur extériorité au monde arabo-islamique en formation. Ainsi à l’exigence, à en croire Tabarî, soumise par Al-Walîd b. ‘Uqba de l’adhésion à la Hijra/soumission politique, la liberté et l’indépendance des « chefs qui n’ont pas été nommés sur eux et qui ne marchent pas en conséquence à la suite de ceux qui ont été placés sous un chef […] »17.

La suite de l’histoire est la même dans les deux histoires universelles. Le chef, après avoir par deux fois résisté à la conversion, souffrit le martyr dans sa chair et sa conscience, puisqu’il se fit arracher une tranche de sa cuisse et dut en manger un morceau une fois grillé. La trace qu’il en garda devint un symbole visible de cette foi en laquelle il persévéra, au grand dam du calife, dont la colère et l’intolérance sont caractéristiques du persécuteur ridicule.

Ce portrait serait déjà très éclairant, si nous n’ajoutions pas que l’anecdote n’est pas un simple modèle syriaque « externe » du parfait martyr utilisant les même ressort que le martyr de David de Dvin, et utilisant les Arabes chrétiens pour renforcer chez eux aussi la persévérance dans la Vraie Foi et défendre un aspect de l’arabité que le courant majoritaire des Tayyâyê tendait à éliminer. Ce qui le rapproche de l’histoire du jeune séminariste ghassanide du Mont Sinaî, qui aurait pu se dérouler, même si Hoyland propose une datation à 39/660, dans les années 70/690, et être rédigée une trentaine d’années ensuite, puisque nombre de ses acteurs « sont encore vivants »18.

Le plus fascinant est que cette histoire a été conservée par la poésie, qui s’inscrit
traditionnellement dans une « perspective de revendication identitaire »19, et en l’occurrence, la mise en exergue du courage Taghlibî par un poète de ce groupe.

En effet, Abû al-Farâj al-Içfahânî a collecté des éléments appartenant au Diwân d’un certain al-A‘shâ Banî Taghlib, prénommé Rabî‘a ou Al-Nu‘mân b. Yûhnân b. Mu‘âwîa, ou encore Ya‘mar b. Najwân du clan Jushaîm des Banî Bakr b. Hubaîb (branche Taghlibîa) ; le collateur explique d’ailleurs que « il était chrétien, et c’est ainsi qu’il mourut »20.

Nous apprenons que ce dernier était bien en vu à la cour umayyade de Al-Walîd et
probablement de celle de Sulaîmân, avant que ‘Umar b. ‘Abd al-‘Azîz ne succède et
n’infléchisse nettement la politique umayyade vers la revendication d’un dogme islamique et le rejet des tenants du christianisme (mais peut-être s’agit-il d’un raccourci, et peut-être s’agit-il en fait d’un basculement dans la politique de Al-Walîd lui-même, puisque Içfahânî rapporte aussi qu’il serait mort en 92/710 ).

Celui-ci, après avoir été humilié par un certain Al-Hurr b. Yûsuf qui lui refusait l’accès à la Qubbat, peut être le Dôme du Rocher de Jérusalem, s’empressa d’entrer en rébellion contre le pouvoir et c’est lui qui a transmis cette anecdote.
Sham‘ala est aussi un Banî Bakr b. Hubaîb et est qualifié de Dzarîf. Pourtant, son statut de chef, ou de prêtres n’est pas précisé, il semble que la question de la solidarité tribale n’ait pas ici été conservée et il est simplement désigné comme un membre de la tribu.
Le calife n’est pas précisé, est-ce une omission volontaire de ses Rawî désireux de ne pas s’aliéner les puissants lorsqu’ils mentionnent seulement « un parmi les Banû Umayya ». Cette expression a du être intégré à l’anecdote sous les ‘abbâssides, après un demi siècle de silence et d’oubli . Schoeler nous apprend en effet que jusqu’à une période classique avancée, les Râwî-s mettaient un point d’honneur à rectifier la langue de leurs maîtres21.

Le plus intéressant dans cet aspect de l’anecdote, est que le libre arbitre, épuré de toutes références à la responsabilité du chef tribal, mais bien revendiqué comme un des piliers de la foi chrétienne, mêlé également à l’impossibilité d’adopter une religion sans en être convaincu, tranche même avec les problématiques de Tabarî d’un côté, et de Michel et Bar Hebraeus de l’autre.

« Par Dieu, je ne Aslam pas contrit (kârihâ(n) Abadâ(n)), et je ne Aslam pas si ce
n’est d’obéissance volontaire (Ilâ Tâ’i ‘â(n) sha’atu) »

Ajoutons que rien n’est mis en valeur par rapport à une quelconque honte ressentie ou infligée, à l’exception des vers de Al-A‘shâ :
-« Il est certain qu’un morceau de ta Cuisse tabâshirat22…
…tes ennemis, mais il n’y a ni offense/ignominie (‘âr) à ton encontre, ni
crime/charge/fardeau (wazar).
-Et si le Amîr al-Mû’minîn t’a blessé…
…pour le Siècle (ddahar), il n’y a as d’offense/ignominie […] »

Le poète s‘acharne donc à bien expliquer que cette apparente attaque contre le ‘Ird et l’abaissement de la noblesse de l’honneur (‘âr) n’en est pas pour autant une honte23.

Observons cette fois que l’aspect humiliant du martyr n’est pas du tout développé, et bien au contraire a fait valoir la fierté qui sied à celui qui refuse les caprices d’un despote.

C. Tentative d’interprétation

On peut supposer que l’on a affaire à plusieurs types de mémoire d’un même évènement, ce qui met en étroite relation les anecdotes conservées par l’évêché de Dara-Khabûr-Taghlib et la mémoire purement arabe et poétique de la tribu en tant que telle, passant par les Rawîa de al-A‘shâ, ses enfants, ou ses disciples, les femmes des chefs de clan.

Cette rencontre est exceptionnelle, l’évènement a ainsi reçu un caractère extrêmement sacré, martyrologique chez les Syriaques, alors que les informations sont largement profanes, mettant en valeur le problème très communautaire et politique de la coresponsabilité du chef avec son clan, et omettant la revendication de liberté chrétienne du croyant face au défi de la foi. La question du libre arbitre individuel est cependant retenue par la poésie arabe chrétienne, sans non plus être détachée dans son esprit de la question de liberté politique et d’indépendance clanique vis-à-vis de l’Etat centralisé des Marwânides.

Celle-ci peut aussi être mise en relation avec la rivalité entre partisans du libre arbitre et tenants de l’origine divine de toute nécessité, qui opposent dès cette époque les chrétiens et les mahgrâyê, mais aussi les tenants du dogme officiel, celui de ‘Umar
b. ‘Abd al-‘Azîz, et ceux de la qadarîa

Cette révolte contre la dynastie correspond bien au dogme kharijite, « Lâ Hukm Ilâ Li-llah » que l’on trouve frappé sur des pièces de monnaie des années 730 24 ! Il est frappant que les identités de chef de campement, et de « confesseur » soient étroitement associées. Dans la mémoire poétique et épique arabe, la fonction publique du personnage n’est pas en question, il se suffit à représenter un groupe, et il est le seul à pouvoir laisser sa trace dans la mémoire tribale et inter-arabe25.

Sans doute des variantes de ces histoires ont-elles du circuler parmi les Arabes septentrionaux. Peut être aussi a-t-il existé dans la littérature de l’époque de nombreuses autres affaires du genre, et sans doute les collecteurs de Akhbar en ont-ils fait un modèle de la rencontre entre les Arabes chrétiens et les Amîr de la
conquête, ce qui a conduit Tabarî à confondre Al-Walîd b. ‘Abd al-Malik avec Al-Walîd b
‘Uqba.

Finalement, ce Al-Walîd pourrait également être Ibn Talîd al-‘Absî, qui, parce que très lié aux dirigeants, devint le premier gouverneur de Mawçil non-umayyade, avec pour mission la çalât (direction de prière), les Ahdâth (la police) et le kharâj, (114/733-121/740). Ce dernier a peut être été auparavant le çâhib al-shurta de Muhammad b. Marwân26.

L’identification de ce Muhammad comme grand persécuteur pourrait également être une construction tardive. Elle pourrait remonter à l’épiscopat de Eustache de Dara-Khabûr, lorsqu’on a cherché à identifier les malheurs des Arabes chrétiens à ceux des chrétiens en général, et singulièrement de la martyrologie arménienne très liée à ce Marwânide. Rappelons à ce titre que Jarîr tenait de Laîth que les Arméniens et les Taghlib étaient tous deux maudits en association27. Les Syriaques comme les Arméniens ont retenu du frère du premier calife marwânide, une personnalité éminemment répressive et sans pitié. Ajoutons que les Arabes chrétiens ont pu également s’associer à la grande révolte menée par les Hâshimites et en particulier le camp de Abû Al-‘Abbâs. Le dernier grand monarque marwânide n’était ainsi
autre que Marwân b. Muhammad, anciennement Wâlî de Mawçil de 102/721 à
105/724)28.

Un tel contexte comme celui qui suivait immédiatement, permettait ainsi
d’imputer tous les maux des Taghlib au père de celui contre qui le monde moyen-oriental en entier s’était ligué.

Dans la même veine, les deux personnages à avoir dirigé l’empire avant Marwân b.Muhammad sont aussi les fils de Al-Walîd b. ‘Abd al-Malik, il s’agit de Ibrahim (m.744) et de Yazîd III (m.744). Peut être alors a-t-on préféré imputer les responsabilités de telles exactions à ces lignages mal-aimés.

Içfahânî, de son côté, a retenu des malheurs des Taghlib et de leur grand shâ‘ir Al-A‘shâ, l’avènement de ‘Umar b. ‘Abd al-‘Azîz, lequel était le personnage le plus apprécié par les révolutionnaires ‘abbâssides, le seul à n’avoir pas été condamné en 750, c’est donc pour son aspect “islamisateur” qu’il est ici mis en scène. On peut objecter à cette datation, le fait que rapprochement de la cour marwânide de la Jazîra, qui peut expliquer ce type de tensions et les rencontres directes avec les califes ne date que du gouvernement de Hishâm, et de la fondation de Ruçafa29.

Il reste pourtant possible que les traditions historiographiques arabes soient passées à Denys de Tell Mahrê au premier tiers du IXème siècle, et que ces anecdotes se réfèrent bien à al-Walîd b. ‘Uqba. Elles ont pu été prêtées au calife marwânide, lequel était largement critiqué par les piétistes arabo-musulmans qui ont relayé une diffamation célèbre, puisqu’il aurait déclaré avoir renié Dieu lors de ses beuveries en se prosternant devant la croix, sur l’instigation des moines (les califes avaient l’habitude de boire dans les monastère en toute tranquillité)30.

Mais pourtant, l’intitulé, formulé par le Rawî de Al-A‘shâ, attribuant cette persécution à « l’un des Banû Umayya », montre non seulement qu’on a préféré, dans une des transmission, éviter de nommer un tyran en particulier, surtout un personnage populaire, mais révèle l’imprécision historique de telles anecdotes.

La martyrologie chrétienne utilise aussi des personnages du clan Ghassânî et la théologie islamique développe des martyrologies inversées, lesquelles sont reprises par Ibn Ishâq, à propos de la mort de Furwa b. ‘Amal al-Judhâmî, converti à l’Islam dans la transjordanie occupée par les Perses, il aurait refusé d’abjurer lorsque les Ghassânides revinrent en force suite à la reconquête d’Heraclius en 6/628 31…

Cette construction commune et contemporaine dans les deux langues littérataires de Jazîra et du Shâm (l’arabe et le syriaque) met à mal la qualification “externe” des sources chrétiennes. En effet, le façonnement dogmatique, historique et juridique de la littérature arabo-musulmane ne peut être compris sans observer le passage de différentes mémoires tribales dans la chronique ecclésiastique. De quelle manière  l’écriture syriaque de l’histoire a-t-elle utilisé la mémoire des Arabes chrétiens ?

L’usage des Arabes chrétiens chez les jacobites orientaux durant la Fitna et l’ordre marwanide

Les Taghlib ne sont pas encore devenus spécifiquement  le symbole des Arabes chrétiens. Il faut analyser tout d’abord l’usage propagandiste, politique et confessionnel des Arabes jacobites et ses liens avec les thématiques internes à l’historiographie arabo-islamique; notamment les argumentaires des partis inter-tribaux du premier siècle de l’hégire.

A. La rupture occident/orient et l’appelation “Tanûkâyê, ‘Aqûlâyê et Tu‘âyê”

Le jund de Qinnasrîn était la base de contrôle sur les confins de la Syrie et de la Jazîra, les Taghlib y sont rares, mais pas absents, comme l’indique Ibn ‘Asâkir à propos d’un transmetteur de Abû Dardâ’, Bishr b. Qaîs32.

L’autonomie du jund (ordonnée par Mu‘âwîa selon l’historiographie33) se double rapidement d’une autonomie des amçar de Jazîra. Mawçil et la cité de Jazîra/Gazartâ deviennent des dâr al-hijra de seconde zone pour les Arabes de Kûfa et Baçra qui avaient abandonné l’émigration. La Jazîra, devenu une unité politique, donc géographique, devient aussi le cadre pour une rupture sévère entre les Jacobites orientaux et occidentaux.

Elle a beaucoup à voir avec une sorte de scission entre les Tanûkâyê, les Tanûkh du coude l’Euphrate (les gens de Qinnasrîn), les ‘Aqûlâyê (gens de Kûfa) et Tu‘âyê, qui sont les tayyâyê de l’orient du Khabûr34, les « Ahl al-Mawçil wa al-Jazîra ». Pourtant, Michel le Syrien précise que les trois tribus sont à « l’ouest de l’Euphrate », et sans doute s’agit-il d’une information défendant la primauté d’Antioche qui a transité jusqu’aux annales du 12ème siècle35….

Cette division politique et arabe a influé sur l’explosion des hostilités entre Antioche et Takrît, à la recherche d’une autonomie que l’on commence à appeler le Maphrienat. Michel le Syrien rapporte l’active correspondance mettant en scène un évêque Taghlib, Yôsef, co-signataire des évêques reniant leur obédience occidentale. Et la meilleure preuve reste encore de citer cet anonyme des « Tanûkâyê, ‘Aqûlâyê et Tu‘âyê », qui aurait répondu favorablement aux évêques reconnaissant Severus en place de Denha II, l’autonomiste, qui avait été arrêté et mis au secret36. Sans doute les évènements de la fitna peuvent-ils expliquer une relative évolution, sans doute ce Yûsuf avait-il profité des troupes zubaîrides pour défendre l’autonomie de Takrît contre la Syrie Umayyade.

A nouveau, les tribus arabes qui acceptèrent de se ranger du côté des Antiochiens à la fin de la guerre, comprenaient-ils les Taghlib, cette fois ralliés aux Marwanides.

Il existe deux autres textes qui intègrent cette terminologie, l’un est occidental et met en scène le Amîr de Syrie du Nord ‘Amr b. Sa‘d b. Abî Waqqâç, au moment de la première Fitna et le patriarche Yôhanân, l’autre est la biographie Takritienne de Ahûdemmeh.
Parce que la rivalité entre Jacobites occidentaux et orientaux ne semblent plus alors se passer dans la sécession radicale, mais plus dans la revendication de paternité, alors les Arabes chrétiens, outre leur rôle de pilier de la propagande chrétienne, interviennent dans cette concurrence effrénée.

J’ai exposé les raisons qui portent à croire que ce « métropolite de Takrît » était d’abord un personnage nestorien, en quête, déjà, d’autonomie pour son siège, mais alors vis-à-vis de Ctésiphon. Il aurait pu préférer dans le dernier tiers du VIème siècle se rallier à une hiérarchie moins contraignante et plus éloignée, celle du siège monophysite des Syriens37.

Le patronage de Marûtâ ne suffisait alors sans doute plus pour défendre l’autorité du
métropolite et il est tentant d’attribuer ce Bios à Denha II38. Peut-on dès lors supposer que ce Maphrien a essayé d’utiliser un vieux holy-man d’obédience nestorienne ? Le rôle de cette biographie était-il de défendre un « procès de canonisation » alors que Denha II fondait un sanctuaire consacré à Ahûdemmeh au tournant des VIIème/VIIIème siècles, une fois restauré à la tête de sa métropole39.

Cette propagande servait à asseoir la sécession matérialisée par la rupture d’obédience des évêques comme Yôhanân du Khabûr et Yûsuf des Taghlib durant ces années.

B. Localisation et Caractérisation des Arabes de Jazîra

Mais bien sûr, la défense d’un christianisme arabe malmené et largement mis à l’index par les Marwânides reste un des éléments de motivation d’une telle biographie. Ainsi, « les peuples des ‘Aqûlâyê(Kûfites), Tanûkhâyê » « donnaient leurs têtes pour l’Eglise du Christ » « Chaque fois que l’église était persécutée »40.

-Localisation :
Ces « nombreux peuples (‘ammê) » sont situés « entre le Tigre et l’Euphrate dans le pays appelé Gezîrtâ ». Cette définition géographique tend à mettre en scène en priorité les Taghlib41, le fait que ceux-ci ne sont pas nommément désignés indique que leur cas particulier n’était pas encore suffisamment symbolique de l’exception arabe chrétienne, celle-ci ne date que de la période ‘abbâsside. Elle précise que ces ‘ammê qui sont mentionnés dans Marûtâ sont bien les « nomades » arabes. « Il y avait des campements tayyâyê qui lui résistaient, ne le laissaient pas approcher et n’écoutaient pas sa parole » 42.

On attribue aussi à Marûtâ d’avoir contribué, dans la lignée de sa famille, à évangéliser le Bêth ‘Arabâyê, lequel était aussi peuplé d’autres nomades, dont l’identité arabe est difficile à établir, en ce qu’ils se sont trouvés nettement distincts des peuples conquérants, et écarté de leur Kulturnation. Et comme Ahûdemmeh fait tout ce que son successeur a fait, mieux que lui, et plus droitement encore, il fut également évêque de Ninive, au cœur de ce bêth ‘arabâyê qui deviendra le Dîâr Mudar, (peut être est-ce pour cette raison que les tribus silencieuses ont disparu de la culture arabe43). Il fut également un grand évangélisateur de nomade.

Néanmoins, à l’époque de la rédaction de cette Génèse du Takrît « orthodoxe », l’auteur tente de confondre, et sûrement sciemment, le Bêth ‘Arabâyê sur lequel les premiers passages insistent, et l’évangélisation des tayyâyê, il existe pourtant tout au long de cette époque, un évêque de ce Bêth ‘Arabâyê, qui n’a rien à voir avec les évêques « nomades ».

-Qualification :
« Ils y demeuraient sous des tentes et étaient barbares et homicides ; ils avaient de
nombreuses superstitions et étaient le plus ignorant de tous les peuples de la terre. »

Cette description des Arabes pré-islamiques rejoint bien l’image des bédouins païens que l’on commençait à en avoir à l’aube du second siècle de l’Islam et qui prévaut dans la Sîra de Ibn Ishâq, et rejoint la vision d’un Ibn al-Kalbî qui affirme que le christianisme des Taghlib est antérieur à l’avènement de l’Islam. Cette chronologie profite bien sûr à tous, musulmans comme chrétien, et sans doute s’appuie-t-il sur ce genre de biographies.

« La tribu taghlib est différente des tribus voisines du pays des Romains, en ce qu’elle adhéra à la chrétienté et délaissa l’idôlatrie, à l’époque de la Jâhilîa »44. Cette idée prévaut également au « hadîth de témoignage »45 sur la visite de Taghlib « chrétiens et musulmans »46.

Le topos le plus simple et le plus répandu à propos des Arabes tribaux, forcément nomades et bien identifiés comme extérieurs au bon peuple chrétien syriaque, est qu’ils sont donc arabo-bédouins, de plus ils sont « ignorants, superstitieux », « jusqu’au moment où la lumière du messie vint à luire pour eux », donc, encore en l’absence de la lumière du Seigneur. Il est frappant de constater que l’on trouve ici un résumé de l’image de la société quraishite croulante d’idolâtrie ; qui plus est les mœurs les plus barbares y étaient monnaie courante : « Il voyait qu’ils étaient mauvais, leur langue était difficile ; ils étaient barbares et meurtriers. »47

La crainte de l’homicide est une image proprement chrétienne, que l’on peut rapprocher de certaines coutumes réprouvées de la jâhilîa, comme le meurtre des petites filles en raison de la dot, les vendetta intertribales infinies, et la barbarie du statut de captif infligé à des Arabes.

C. La Vie d’Ahûdemmeh, une Sîra jacobite orientale

L’auteur tient à insister sur l’émotionnel et prépare aussi par l’image péjorative qu’il donne des ces peuples, (d’autant que l’auteur peut aussi attaquer bassement la culture linguistique arabe) un contraste puissant avec la bonté qu’il pourra bientôt révéler en eux, après leur évangélisation. Il n’est d’ailleurs plus question de « pacification », d’ouverture à Dieu, l’auteur christianise fortement la politique très neutre de Marûtâ et c’est bien la Lumière du Messie que le shalîhâ (rasûl : apôtre)48 doit étendre.
– « Il détruisait les temples de leurs sacrifices, et brisait les idoles qu’ils contenaient ».
De même ici, Denha use encore une fois de l’image d’adoration de ces « pierres, auxquelles ils donnaient les noms de leurs dieux sourds, étaient brisées », de l’historiographie mythique arabo-musulmane contre laquelle on ne peut lutter que durement49.

« Eloigné d’eux, il priait avec instance » et cette prière combat les démons : « il expulsait les diables, purifiait les lépreux, guérissait les malades »50.

Les démons sont des entités réellement existantes, nullement niées, mais craintes et combattues pas l’invocation du Seigneur, c’est une vision chrétienne que l’Islam en construction ne partage pas puisque les démons sont attribués au monde de l’ignorance, et leur existence n’est jamais reconnue. Ainsi Ibn Ishâq met dans la bouche du premier converti des Ba‘d b. Bahr, Dimâm, « Ces deux divinités (Al-llat et Al-‘Uzzâ), je le jure, sont inefficaces, elles ne font ni du Bien ni du Mal. »51.

« Mais […] ils ne le laissaient pas approcher de leurs camps, mais allaient à sa rencontre avec des pierres et le chassaient pour ne pas le laisser s’approcher et ne pas entendre ses paroles »52.

L’apôtre des Arabes, comme son rival médinois à Tâ’if53, reçoit les volées de
pierres de barbares endurcis dans leur ignorance. « Cette même nuit, un malin démon s’empara de la fille du chef de ce campement et l’agita durant toute la nuit, au matin, ils prirent la jeune fille et l’amenèrent à St Ahûdemmeh et lui dirent : Si tu es en vérité le serviteur de Dieu, impose la main à cette jeune fille et elle sera guérie »54.

Nous retrouvons le parfait portrait du vénérable ermite exorciste, un chef naturel en raison de l’exemple qu’il est, c’est un holy man55.

Comme le Christ, mais sans « vade retro me satanas », mais avec presque la même scène que dans Mathieu56, il combat victorieusement les démons, qui sont bien dans ce cas les dieux des idoles, par contre, les diables qui sont expulsés sont des forces surnaturelles craintes, mais à qui on ne voue aucun culte57, il peut très bien s’agir d’un jîn, puisqu’on sait que le terme dérive lui-même du terme araméen utilisé pour qualifier les dieux païens déchus au rang de démons58.
Le désintéressement du prêtre est renforcé par une allusion à leur peu d’intérêt économique (« Que te donnent ces barbares, pour que tu t’occupes ainsi d’eux ? »), le maphrien Denha tient à insister sur leur pauvreté matérielle, une véritable opération de séduction à l’égard des Arabes, car ils ont en réalité les qualités matérielles d’une parfaite vie spirituelle, comme l’induit l’importance du phénomène monastique à la veille de la Hijra59.
« Et ce n’est pas seulement les enseigner et les instruire qui était pénible à St Ahûdemmah, mais il endurait et supportait de nombreuses souffrances de la part du froid, de la châleur, des chemins difficiles et déserts et eaux amères que l’on y trouvait60».
Le terrible sacrifice d’apostolat du saint père permet une description assez précise des steppes de l’Euphrate, du ‘Ajîj et du Tharthâr, au moins dans la représentation que pouvait en avoir l’élite religieuse de Jazîra, en l’occurrence, l’auteur Takritî connaissait bien le désert et ses contraintes.
Pourtant, comme dans Marûtâ, les éléments de la piété chrétienne sont encore très archaîques et se caractérisent par « son jeûne parfait, ses prières et ses veilles61. »

-« Il […] fit venir des prêtres […] pour établir dans chaque tribu un prêtre et un diacre, il fonda des églises et leur donna des noms des chefs de leurs tribus, afin qu’ils les aidassent dans toute chose ou affaire dont elles auraient besoin, il consacra des autels, les mit dans les églises… »62.

Cette photographie de la structure cultuelle et politique de la Jazîra arabe permet d’observer que chaque clan devait posséder son prêtre et son diacre, bien sûr, et ces traditions ont voulu mettre en évidence la venue de prêtres. Mmais comme en Amérique hispanique, les prêtres suivant une évangélisation exogène sont souvent issus du clan, c’est pourquoi le chef de tribu est sans doute régluièrement aussi le prêtre de la paroisse, comme Sham‘alla dans la description conjointe de Bar Heabraeus et Michel le Syrien.
Le propagandiste établit le pilier principal « à toutes les perfections de la piété » extérieure, qui se caractérise par l’aumône, les « dons envers les indigents » « mais plus particulièrement sur les saints monastères qui sont encore soutenus par eux jusque maintenant dans leurs nécessités corporelles : Mar Mattaî, Kôktâ et Bêt Mar Sergîs et la communauté des moines qui étaient dans la montagne de Shîgar». Le but est aussi de faire la publicité de l’influence surnaturelle et thaumaturgique des sanctuaires dépendant de Takrît, outre l’importance aux yeux des Taghlib, des monastères de Sinjâr et Bêth Mar Sargis, sans aucun doute celui que l’on attribue aussi à Marûtâ63.
Il est censé avoir fondé (afin « de les détacher du temple de St Serge de Bêth Reçafâ de l’autre côté de l’Euphrate ») « une grande et belle maison de Pierre Taillée au milieu du Bêth ‘Arabâyê, au lieu dit ‘Aîn Qênâyê[…] du nom de St Serge […] parce que ces peuples tayyâyê aimaient beaucoup son nom et y avaient recours plus que tous les autres hommes ». Si le prétexte était que ce sanctuaire « était loin d’eux », il paraît évident que l’on est là encore dans une propagande destinée à rompre avec l’influence du Shâm Antiochien64…

Pourtant la concurrence avec l’historiographie islamique des temps prophétiques est loin d’être absente, si l’on admet le titre que l’auteur accorde à son héros Apôtre et Martyr (Shalîh w-shahdâ), conçu comme un rival du prophète, père des Arabes qu’il convertit65.

Les Arabes chrétiens chez les jacobites occidentaux

La hiérarchie « orthodoxe » (c’est à dire jacobite) de l’ouest de la Jazîra et du Shâm
septentrional a senti alors très vivement le double usage qu’elle pouvait tirer de l’implication des tribus arabes chrétiennes dans sa contre-offensive contre les Arabo-musulman mais également contre les sécessionistes orientaux.

A. La dispute théologique et légale : ‘Amr b. Sa’d et Yôhanân d’Antioche

Le copiste du manuscrit qui nous est conservé a accolé à la chronique des Désastres, qui est une annale parmi les rares collations d’évènements, contemporaine des premiers Marwânides la reconstitution d’une disputation entre Yôhanan I (13/635-27/648) et un certain ‘Amrû66 qui semble bien être ‘Amr b. Sa‘d b. Abî Waqqâç, « Amîrâ da-Tayyâyê », (Commandeur des rabes) pour le Shâm Septentrional67 . Il pourrait tout autant être inspiré du personnage de ‘Amr b. Al-‘âç, qu’il est assez facile de dénigrer, dans la lignée de son image de manipulateur et de sournois, comme le décrivent les informations de Abû Mikhnâf68, et qui lui aussi est nommé à la tête du de Himç et Alep.
En réalité, le Chef Mahgrâyê est surtout là comme témoin de la sagesse du patriarche qui répond aux questions rhétoriques, sur le mode du hadîth, à propos de :
(1) L’Unité du monde chrétien, ce qui permet de passer en revue une série de peuples
notoirement chrétiens, le peuple Tayyâyê (arabe) n’est pas cité, par contre les peuples
notoirement nestoriens (Hindis et Perses) ou chalcédoniens (Grecs, Romains), sont mentionnés avec les « orthodoxes » monophysites (Syriens, Arméniens, Egyptiens, Kûshites (Ethiopiens)69.
(2) Le patriarche explique comment la démarche du monde inscrit la Torah et les évangiles dans une filiation, et présente la Loi des Muhâjirîn comme une des diverses interprétations et des diverses fois qui s’y réfèrent70.
(3) Puis il entreprend de définir le dogme chrétien d’une façon assez consensuelle (Christ-dieu est Verbe né de Dieu le père, éternellement, fait homme du Saint-Esprit et de la Sainte Vierge pour le Salut des hommes).
(4) Puis il prévient une éventuelle attaque en rappelant que le Dieu qui est au sein de Marie est pourtant partout présent.
(5-6) le même qui s’adressa à Moïse.
(7) la preuve est faite par la Torah de la véracité du dogme, mais les savants muhâjir sont décriés et les juifs accusés de comploterie71.

B. Les objectifs de l’auteur

Ils ne sont pas communs aux notres, et nous ne saurons jamais quelle est la version de ‘Amr ou celle des Jacobite sur un problème d’héritage. Mais il semble bien que les normes coraniques posaient de nombreux problème lors de l’extension de leur application au droit personnel des communautés autochtones et mixtes. C’est alors que l’auteur précise, que son auditoire n’est plus seulement constitué « des nobles (Êdî‘ê) des Muhâjirîn, mais aussi les Ra’îs (rêshân-ê) et les Gouverneurs (mdabrân-ê) des Villes (madinât-â) et des Ethnoï (‘ammê) importants/fidèles (mohîmân-ê) et aux « aimés » (rahemî) du Christ : les Tanûkâyê, les Tu‘âyê et les ‘Aqûlâyê72.
Cette élite arabe est encore au croisement d’une titulature syriaque traditionnelle pour les autorités chrétiennes (puisque nous retrouvons la formulation chez le Pseudo-Zakarias de Mélitène durant les mêmes années, cette formule classique tend à désigner par Rêshânâ le puissant chef politique, ou comme on l’a vu le chef incontesté et par Mdabbrânâ, les autorités administratives des communautés syriaques autonomes73), et d’un vocabulaire plus administratif arabo-islamique, (Rêshânâ comme équivalent de sharîf et de Mdabbrânâ comme délégué d’une administration impériale (‘âmil)74.

Il semble que le texte original n’intégrait pas les Arabes chrétiens, la phrase qui leur est
consacré semble simplement apposée au milieu d’une autre proposition. Mais Michel le Syrien, dans la note qu’il consacre à la rencontre mêle un tout autre évènement, mettant en scène Yôhanan, qui aurait décidé en concertation avec ‘Amr de traduire l’évangile en arabe. Les Tanûkâyê (etc…) furent alors choisis comme les arbitres de la procédure. Le patriarche est alors censé avoir tenu tête à l’exigence du tyran arabe qui voulait proscrire les piliers du christianisme du Nouveau Testament. Ceci en affirmant ne vouloir « retrancher aucun yod ni aucune vocalisation ».75

Julien d’Antioche, qui lui se réfère constamment dans sa polémique avec les mahgrâyê, à Yôhanan, et lui donne volontiers les Tanûkâyê, Tu’âyê et ‘Aqûlâyê, de l’ouest et de l’est, comme son auditoire favori, un pesant témoin de la foi en le christ, certes, mais également de l’influence de l’Occident sur l’Orient comme cette « disputation » contre le Commandeur arabe en donne l’idée.

La suite du colloque scelle la stricte distinction entre la « Loi (Namôs-â) des Evangiles » et la Loi « Mhagr-â », à laquelle il faudrait se soumettre (ta-shlim-ôn li-), mais appelle à une réconciliation des « hétérodoxes » chalcédoniens à la prière d’intercession du puissant patriarche76.

C. Evêque « da-‘ammê » et évêque de Taghlib sous les marwanides

La récupération par les Occidentaux des Arabes chrétiens est symbolisée par cette évêché spécial, qui compte plusieurs noms restés connus, d’abord « Mar Trokôs évêque des ‘ammê da-Tayyâyê » qui décéderait en 45/666 77, en 59/670, « Nonnos des ‘ammê tayyâyê » est un des nombreux destinataires d’une réponse de Jean de Takrît à Mar Mattaï78, puis un évêque des Tanûkâyê, Tu‘âyê et ‘Aqûlâyê aurait répondut positivement à la demande de reconnaissance d’un métropolite de Takrît « uniate »79. « Gôrgî da-Tayyâyê », George des Arabes succède à cet évêché et semble écraser l’évêché Taghlib-Khabûr, marqué encore en 670 en la personne d’un cosignataire de Nonnos, Yôhanân de Qarqisîa et da-Habôr-â » (Khabûr) puis à nouveau par Yôsef da-Taglibê / d-tayyê taglibâyê menacé comme une dizaine de collègues de
déposition s’ils maintenaient leur soutien à l’autonomiste Denha II en 69/688 80.
En 66/685, Georges des Arabes est ordonné évêque d-‘ammê Tayyâyê81, son décès est placé traditionnellement en 105/724 82.
Nous n’avons plus aucune information objective montrant que l’attribution d’évêchés des Arabes se soit maintenue après sa mort, bien que l’évêque de Dara, qui est lié à un diocèse du Khabûr semble, après Georges des Arabes, retrouver un évêque permanent en la personne de Euthanasius, et c’est celui qui s’intéresse à la postérité du martyr Taghlib Ma‘âd et de Dawûd qui lui succède de 745 à 764. Il faut attendre 793 pour retrouver l’intitulé systématique de « évêque des ‘ammê » et de « évêque des Taghlib » et des listes complètes tenues par Michel le Syrien83.

1. MICHEL-CHABOT, III, p.480-1/IV, p.451 // BAR HEBRAEUS-BUDGE, Chronography, p.106
2. CHEIRA, Frontières, 160-1)
3. MICHEL-CHABOT, II, p.475, « Yûsuf d-taglibê » et B-H, CE, I, 295-6 : Yûsuf d-tayyê taglibâyê,
4. CHEIRA, Frontières, p.150
5. HOYLAND, Seeing, p.370-3
6. CHEIRA, Frontières, 65-7, BALÂDHURÎ , Futûh, 137/163-4
7. ibid., p.159
8.  LECKER, EI, TAGHLIB) Les Taghlib chrétiens et leur image sous les Marwanides.
9. HOYLAND, Seeing, p.370-3
10. MICHEL-CHABOT, II, 480/451
11. MICHEL-CHABOT, IV, p.776
12. MICHEL-CHABOT, II, p.474/IV, 448// BAR HEBRAEUS-ASSEMANI, CE, I p.167 et Liber Ethicae, IV, 469 et Cod. Nostro Syriaco, III, 316//ASSEMANI, Bibliotheca Orientalis, I, p.494-5 //: Ps-DENYS-CHABOT, p.167,
13. BAR-HEBRAEUS-BUDGE, Chronography, p.106
14. TABARÎ, Ta’rîkh, I, p. 2510 ; HOYLAND, Seeing, p. 352, note quelques allusions de même ton dans son futûh, p.60-61 fait dire à Khâlid b. al-Ûalîd : « Tout arabe qui ne se rallie à notre Dîn, nous le laissons seul, voire le tuons ». p.352 : « Nous n’autorisons pas aux arabes de professer une autre Dîn que la nôtre. »
15. FARES, honneur, p. 35-7
16. voir S.H.GRIFFITH, “Islam and christian icones”, in op. cit. La Syrie de Byzance à l’islam ; p. 121-37
17. TABARÎ, Ta’rîkh, I, p.2509
18. HOYLAND, Seeing, p353-4
19. BORRUT, espace syrien, p.101
20. ISFAHÂNÎ, Aghânî, XI, 263
21. SCHOELER, écrire et transmettre, p. 21
22. peut vouloir dire : “commencé(e)”, “annonciateur/trice de bonne nouvelle”, d’où “évangélise”, “annonce l’aube/le printemps”, dériver de bashara : râper de la viande
23. FARES, honneur, p. 52
24. CRONE, God’s Caliph, p. 57
25. les ashrâf de BIANQUIS, Byzance et les sassanides ; p. 289 composent en quelques sortes une aristocratie trans-tribale des ashrâf al-‘arab, GRUNENBAUM, arab unity, p.17 cite un poème de ICFAHÂNÎ, Aghâni, XII, p.47 qui impose de les respecter collectivement ; la seule présence d’un quelconque personnage dans un texte poétique implique un statut de chef politique
26. AL-AZDÎ, Ta’rîkh al-Mawçil, p.26
27. TABARÎ, Tafsîr, n° 8816
28. AL-AZDÎ, Ta’rîkh al-Mawçil , p.13-5
29. BORRUT, espace syrien, p.63
30. S.H.GRIFFITH, “Images, Islam and Christian icons, a moment in the christian/muslim encounter in early Islamic times”, in La syrie de Byzan e à l’ slam, pp. 121-9, p.136
31. IBN HISHÂM, Sîra, II, p. 591-2
32. IBN ‘ASÂKIR, Târîkh Dimashq, V, p.212-3
33. TABARÎ, Ta’rîkh, I, p. 2673
34. ROBINSON, tribes, p.433
35.  MICHEL-CHABOT, II, p.466-7/ IV, p. 452
36. ibid. p.463/441
37. supra, p. 30-31
38. DENHA-NAU, Histoires, p. 61
39. D. D. LACY O’LEARY, How Greek Science Passed to the Arabs, Londres, 1949 V, 2, Note 6, (site : http://evansexperientialism.freewebspace.com/oleary05.htm.
40. DENHA-NAU, Histoires, p.28
41. ibid., p. 21
42. ibid, .p.23
43. TRIMINGHAM, Christianity, p. 227
44. IBN AL-KALBÎ, K. Al-Açnâm p.45 du
45. le terme est développé par CHEDDADÎ, appropriation histoire, p.80
46. IBN SA‘D, Tabaqât, VIII, p.140 et I, p.316
47. DENHA-NAU, Histoires, p.23
48. id., p.15
49. IBN HISHAM, Sîra, I, p.57
50. Op. Cit., p.23
51. IBN HISHÂM, II, p.574
52. op. Cit., p.24
53. CHEDDADÎ, Appropriation, p.204-213
54. Op. Cit., p. 25
55. TRIMINGHAM, Christianity, p. 232-3, DONNER, Narratives, p. 71-3
56. CORAN, VIII, 28-29
57. J. HENNINGER : “Pré islamic bedouin religion”, in Ashgate-Variorum, the arabs and arabia before the eve of islam,III, 1999, p. 6 et 9
58. ibid., p.9
59. NAU, Arabes chrétiens, p. 18-30
60. Op. Cit., p.26
61. id.95
62. ibid., p.26-7
63. ibid., p.28 L’introduction du participe présent passif dans un récit au Parfait montre que l’auteur insiste sur l’existence contemporaine des éléments qu’il mentionne, outre l’importance aux yeux des Taghlib, des monastères de Sinjar et Bêt Mar Sargis, sans aucun doute celui que l’on attribue aussi à Marûtâ).
64. Ibid., p.29
65. ibid., p.1596
66. NAU-JEAN D’ANTIOCHE, p. 253/244
67. TRIMINGHAM, Christianity, p.225
68. voir à ce sujet ce qu’en dit CHEDDADÎ, l’a r ria i n de l’his ire, pp.281-93
69. op. cit., 257/247
70. id.
71. op. cit., p. 247-50/258-60
72. ibid. p. 252/261
73. PS-ZACHARIAS, Historia Ecclésiastica, II, 30/20
74. ROBINSON, empire and elites, p.55-7
75. MICHEL-CHABOT, II, 431-2/IV, 418-9
76. Op. Cit. p.252/262
77. MICHEL-CHABOT, II, p. 453/ IV, p. 437
78. ibid., II, 461/440
79. ibid., II, 463/441,
80. ibid., II, 475/448 //BAR HEBRAEUS, Ecclesiasticum, I, 295-6
81. Cod. Ecchell, II, mentionne en arabe un équivalent intéressant : « Jaûrjî al-shu‘ûb al-Islâmîa ») Les ‘ammê deviennent des shu‘ûb et les Tayyâyê sont désormais pleinement intégrés comme des arabo-musulmans et confondus avec eux.
82. Op cit.. p. 474/ IV, p. 448 // ASSEMANI, Orientalis, .I, p.494-5 // Ps-DENYS-CHABOT, p.167 / BAR HEBRAEUS, Liber Ethicae, IV, p.469/ BAR HEBRAEUS, Ecclesiasticum, I p.167
83. MICHEL-CHABOT, III, p. 451-2/ IV, p. 753