Taghlib, III, A : Situation sous Al-Mançûr et Al-Mahdî

Le fil ténu

Nous perdons la trace des Banû Taghlib durant les premières années des ‘Abbâssides, et ni l’éclosion des livres organisés selon des chapitres thématiques, les muçannâf2, ni les enseignements de Ibn Ishâq à propos des Maghâzî du Prophète repris un demi-siècle plus tard par Muhammad b. Hishâm, ne consacrent la moindre sentence à une quelconque délégation Taghlib auprès du prophète. Anas b. Mâlik, quant à lui, ne propose aucune étude du statut fiscal des Taghlib, non plus que des relations qu’ils doivent entretenir avec la communauté, Abû Hanîfa lui aussi ignore cette question. Abû Mikhnâf, repris un tiers de siècle plus tard par Naçr b. Muzâhim (197/812), dans sa collecte des informations ‘Alides, ne retient de la rencontre du premier Imâm avec les Taghlib qu’une bonne entente et ignore tout diffamation ou imposition de l’humiliante jizîa de sa part3.

Seuls les Tanûkh, les Ghassân4 et surtout les Najranites5 sont au centre des questions statutaire des Arabes chrétiens. Quelques individus Taghlibî se sont pourtant intégrés à la mémoire arabe.

A. Hishâm b. ‘Amrû

« Hishâm b.’Amrû était Wâlî pour Mawçil en l’année 132/750 des Umayyades », il était de ce fait le premier fonctionnaire de la tribu, et succédait après 3 années d’un Shaîbânî, à toute une lignée de purs Umayyades. Marwân II « se retrouva alors attaqué par [l’’abbâsside] ‘Abd allah b’Alî au Mont Zâb, il tenta de se réfugier à Mawçil mais fut repoussé par Hishâm et Bishr b. Khuzaîma puis Ibn ‘Alî se fit « ouvrir la ville avant de se rendre à Harrân ». Ce qui permit à Muhammad b. Çawl de « devenir Walî à sa place”6, après quoi le leader Taghlibî semble avoir entrepris de se venger, « Hishâm attaqua ensuite l’armée de Abû Muslim al-Khurasânî et repris Mawçil à Muhamad b. Cawl »7.

Al-Azdî témoigne de la nullité d’une telle entreprise. Après la révolution, ce fut le neveu de ‘Abd Allah b. ‘Alî qui prit la tête de la Jazîra, et soutint Muhammad b. Cawl au point de faire une véritable massacre dans ce miçr qui avait décidé de se passer de lui8.

Selon le Târîkh Mawçil c’est le seul gouverneur a ne pas avoir été en charge du kharâj, bien qu’il soit « musulman » puisqu’il est par contre en charge de la direction de prière (çalât) et de la guerre (harb), et il semble que ce soit Bishr, son binôme, qui en ait été chargé9. Peut on soupçonner dans ce contexte difficile pour les Arabes chrétiens, que Marwân, en le nommant, ait voulu éviter que ne joue la solidarité de clan ? Rappelons que pour Al-Azdî, il n’est en aucune manière un Taghlibî, mais un « Zubaîrî » ! Il avait aussi à ses côtés un certain Khandzala b. Qaîs lequel était « qâ’id des Banû Taghlib »
10, peut être une fonction originale issue de leurs problèmes statutaires.

B. Zuqnîn

La Jazîra connut un regain d’intérêt de la part de l’autorité arabe et Al-Mançûr, le premier grand ‘Abbâsside, y placa sa résidence principale en fondant en 155/772, la forteresse de Raqqa11.
Les mouvements des Taghlib dans la crise généralisée des premiers ‘abbasides sont aussi relatés par une autre chronique, syriaque, et contemporaine des évènements, celle du pseudo-Denys,
appelée « Zuqnîn ». L’auteur anonyme nous conte de véritables temps apocalyptiques,
qui connaissent aux années 773-4, en plus de la répression ‘abbâsside (sur les Syriens comme sur les Arabes), des sauterelles, sécheresses et autres catastrophes, des migrations Taghlib de vaste importance. Celle-ci ne concernent pas seulement des bandes de guerriers ou de pillards, mais simplement l’émigration et l’installation de certaines tribus dans leur ensemble « avec leurs troupeaux, leurs chameaux, leurs familles et tout leur bien » qui « remplirent la région » sur des territoires traditionnellement sédentaires.

Si « tout le bétail de la région septentrionale [de la Jazîra] périt l’hiver suivant », c’est bien parce que les agriculteurs n’ont pas pu produire le fourrage en raison de la sécheresse et des pillages des nouveaux arrivants12.
La crise de 155/772 provoque une pertes des solidarités traditionnelles, des autorités
ancestrales comme les shahârija13 et à l’arbitrage et la défense fiscale et judiciaire des Dunamî, issus des monastères, « les percepteurs se firent sourds aux usages locaux », lors d’un nouveau a‘dîl, les patrons furent débordés et les paysans ne purent s’en sortir qu’en provoquant des exactions chez les autres afin de se procurer le numéraire nécessaire14. Aussi peut-on considérer que cette rationalisation à l’excès a pu entraîner cette grande rébellion des Arabes, poussés au crime par la faim et l’oppression. Et « le pays était plein d’exilés », les Banû Taghlib en étaient15.
Les annales anonymes sont radicalement désobligeantes à l’encontre de l’autorité Baghdâdî, ses mauvais despotes et son peuple de « Persans », il n’est plus question de se révolter de l’oppression des Tayyâyê, car Syriens comme Arabes sont soumis à un pillage régulier, qui ne semble plus tellement distinguer de celui des bandits, des paysans sans terre et autres khawârij…16
Il faut bien intégrer également les considérables mouvements armés qui agitèrent alors la Jazîra, entre certains chefs rebelles de Jazîra et les Taghlib associés aux Banû a‘ad17 l’ensemble des Câlih b. Hamdân, des Iyâd, des Bakr, des ‘Abd al-Qaîs et autres Arabes de l’Euphrate et du Tigre lesquels prennent les villes de « entre autres, dans la province de Mossoul : Bêth Garmay, Haza, Marga, Konishapor, Dasen, Qoqâ, Salah »
18.

« Ils envahirent également la contrée du sud et la dévastèrent ; ils achetèrent tous les grains et les firent descendre dans la région inférieure (le Sawâd) ; tous les pâturages de l’extérieur furent occupés et la terre fut balayée comme avec un balai. La litière et la nourriture étaient en e i e quan i . C mme il n’y a ai as de â ura es au deh rs, e eu de r l es seulemen à l’in rieur, u le b ail des â ura es et des étables périt : les moutons, les chèvres, le gros bétail. »19.

Cet évènement en particulier, montre comment les tribus Arabes de Jazîra méridionale
n’hésitaient nullement à piller sans ménagement les biens des Syriens pour les revendre sur les marchés du Sawâd, réalisant ainsi une plu value importante en raison de l’inflation des produits agricoles. Il est tout de même surprenant de ne pas trouver une seule mention de l’entreprise de taxation des Arabes chrétiens, et de la solidarité que l’anonyme aurait pu leur témoigner alors.
Pourtant, il décrit avec précision une situation comparable entre le traitement fiscal des terres et troupeaux des tayyâyê et des suryâyê20, seul le nom change, il s’agit de la çadaqat-al-mâl pour les premiers, de jizîa pour les seconds. Mais il ne semble pas, en zone rurale, que le taux ait changé21.
Il existe apparemment un impôt sur les marchandises destinées au commerce, qui touche chrétiens comme musulmans et donne lieu à des trafics, il est appelé lui aussi ‘ushr et l’auteur de préciser qu’elle équivaut à la zakât/jizîa des citadins22.
Le recensement des Arabo-musulmans au sens large et tardif, lors du ta‘dîl de Al-Mançûr, car les sources syriaques que consulte l’anonyme de Zuqnîn témoignent que le Ta‘dîl de 71/691 semble uniquement destiné aux A‘jâm.23

C. Un renouvellement de la rationalisation fiscale

Il semblerait que c’est dans ces années de restauration ‘abbâsside du pouvoir, avec le sévère Wâlî Mûsâ b. Muç‘ab24, lequel est réputé avoir doublé le kharâj sur le feddan égyptien après avoir été nommé à la tête de cette province, et qui nous donne une idée de la progression de l’idée de double çadaqa.

Cahen en a déduit que cette imposition était aussi lourde que le kharâj des non-arabes. Il existait aussi un contrat de métayage, la muzara‘a stipulant comme condition le partage ou non de l’imposition, peut être les grands propriétaires claniques tenaient-ils dans la région des possessions, lesquelles n’auraient été imposées qu’au ‘ushr de leur revenu annuel25.

Avait-on néanmoins à l’époque un tribut collectif imposé aux tribus arabes ou aux clans
réputés opposés aux muhâjirûn, étaient-ils individuellement, ou collectivement au niveau du fakhd (branche tribale), prélevés de la çadaqa, sous forme d’un ‘ushr, était-ce une mesure infamante pour les tribus de la ridda. Les Arabes des « Pays » (non-péninsulaires) avaient-ils été soumis sur leur biens de bétail particulièrement, les vassaux des Taghlib, néanmoins sans doute associés à eux dans l’appelation naçâra banû taghlib, étaient ils seuls imposés sur la terre, les vignes et les dattes, les Arabes tenus à une sorte de redevance « d’affidé ». La haute autorité exécutive arabo-islamique a-t-elle eu dès 692 et 708, tendance à considérer l’ensemble de la région comme une Ard Banî Taghlib ; sur leurs ovins et leurs quelques bœufs, on a
imposé un impôt fixe annuel. Çadaqa et Jizîa ne sont pas prélevées par le même administrateur, ce qui est pour des communautés souvent mixtes dans le dernier tiers du VIIIème siècle, comme sans doute en pays Taghlib, un double charge extrêmement lourde lorsqu’il s’agissait d’accueillir les agents fiscaux, et ce aux trois échéances annuelles. Ils devaient aussi, musulmans comme chrétiens convertir la part de leur revenu en numéraire au plus bas cours du marché, lui-même largement
truqué par la collusion entre officiers et marchands26 . Finalement, comme l’indique cet
akhbar de témoignage de Zîâd b. Hudaîr assurant avoir été interdit de collecter les taxes des musulmans comme des dhimmi27, et la présence persistance d’un ‘amîl des Arabes (chrétiens) de Jazîra chez Saîf b. ‘Umar, la collecte du tribut des Arabes chrétiens, mélangés aux syriens, est-elle devenu une sorte de statut d’exception, exigeant, pour plus de commodité et de cohérence, un administrateur d’exception ; et un collecteur de la double çadaqa28.
Tayyâyê et Suryâyê furent également enfermés dans la même église (cela indique-t-il que leur rang de musulman ne l’était que du point de vu ethnique de l’auteur, ou bien en réalité pense-t-il aux Arabes chrétiens du fleuve, dans ce village. Ce mode de contrition était d’ailleurs largement reconnu et admise par Abû Yûsuf29. Cette étroite imbrication entre les Arabes et les Syriens de Jazîra est mise en évidence par cette tentative du maphrien de Takrît, Basilius, de lever l’impôt, non seulement sur les Syriens, mais aussi sur les Arabes de sa ville, au début du IXème siècle. Ces derniers se seraient empressés de porter plainte à la cour Baghdâdienne et auraient entraîné une violente répression à leur encontre30.

D. Les raids fiscaux des Câlih

Les Taghlib connurent en 171/789, à l’évènement de Hârûn al-Rashîd, le gouvernement d’un membre des Câlih b. Hamdân, qui sont alors chargé de la collecte de la çadaqa en Syrie du nord et Haute-Mésopotamie, à la suite de leur refus de payer l’impôt31.

Il avait été sans doute depuis longtemps conclu, comme les violents redressements fiscaux de Rawh b. Hâtim en 171/787 puis de Al-Hasan en 193/808 en témoignent, à une çadaqa spéciale, et sans doute augmentée du double, laquelle a provoqué le refus des Banû Taghlib et une guerre sanglante32.

Cet épisode est loin d’être unique, car en effet, les Shahârija sont remplacé par les califes ‘abbâssides par des tribus arabes locales qui se chargent de l’impôt, destructurant évidemment les équilibres et coutumes antérieures33.

Il est très possible que la jurisprudence sur les Arabes chrétiens, établie au sujet des Taghlib, ne soit pas antérieure à de tels évènements. Le nom tribal des Taghlib semble avoir à ce moment concentré en lui toutes les problématiques quant au statut fiscal et personnel des Arabes chrétiens.

2) Quelques problématiques ‘abbâssides :

a) Al-Mahdî et les Tanûkh :

Mais le plus surprenant, c’est que les migrations des Taghlib, et les malheurs des Tayyâyê, joints à ceux des Suryâyê ne sont que les épiphénomènes d’un mouvement qui conduit finalement les Arabes chrétiens à choisir définitivement « entre la conversion et la mort ». Ainsi, les Banû Tanûkh, si jamais ils ont eu une place de choix dans les débats fiscalistes et statutaires, disparaissent de l’historiographe après 165/781, lorsqu’Al-Mahdî les combat et les contraint à la soumission. Cette fameuse rencontre a lieu avec les armées du calife en pleine Bâdîa d’Alep, et la chronique de Denys de Tell-Mahrê utilisée par Michel les place au Hâdir de Qinnasrîn. La répression contre leur rébéllion leur a couté de nombreux morts et également la fuite des femmes en territoire romain. Ils auraient pourtant reçu le soutien des Qaîs34. L’inscription sur une église d’Ehnesh de l’Euphrate, à 25km de Nuçaîbîn35, indique pour l’année syriaque 1091 cet évènement très instructif :

“Le amir al-Mu’minîn al-Mahdî […] ordonna la destruction des églises et aux Tanûkâyê d’adhérer l’Islam. » La preuve épigraphique d’une réelle contemporanéité entre l’évènement et la mise en place (ou la mise à jour) de cette inscription, est bien cette insistance à relater une catastrophe naturelle bien anodine pour l’année juste précédente, en 1088 (160/777)36.

b) Les Arabes de Péninsule et ceux des Pays :

Abû Yûsuf nous informe qu’ « ils sont des ahl al-‘arab et n’appartiennent pas aux Gens du Livre, ils doivent devenir Muslimîn. »37.
Néanmoins, à cette proposition, sans doute à la suite de longues tractations avec les puissants Banû Taghlib, les savants fiscalistes de la cour ‘abbâsside ont admis une distinction entre Arabes des Conquêtes et Arabes de Péninsule.
Le clan de ‘Umar aurait en effet développé un dernier argument, qui tendait à historiciser complètement l’identité arabe de la Umma, celle-ci ne correspondrait finalement qu’aux peuples de la Jazîrat al-‘arab, et il ne serait pas obligatoire aux arabes du Nord de se soumettre à l’ordre islamique :
« Cette règle (la conversion ou la mort) ne eu s’appliquer que sur les Arabes de la péninsule, où rien d’autre qu’une s ri e soumission à l’islam ne peut être a e e. Mais laisse les Taghlib en paix, à ndi i n qu’ils n’ l en as leurs enfan s dans (la tradition) chr ienne, e qu’ils a e en si (ces derniers) souhaitent se convertir »38.
Pourtant, il est aisé de démontrer qu’un telle distinction entre les Arabes du croissant fertile et ceux de la péninsule est une construction intellectuelle tardive.
Cette conception d’un territoire arabe qui serait péninsulaire découle manifestement d’une récupération des classifications géographiques des sciences hellénistiques.
Cette spécification de la péninsule correspond aussi aux terres réputées soumises à l’Islam du vivant du prophète, ce qui leur donne une sâbiqa évidente, et les intègre aux évènements associés aux maghâzî du

 

prophète et à l’époque de la sîrat-l-nabawîa, alors que la problématique taghlib est associée aux « futûh al-buldân ».
Pourtant, même si l’expulsion des Najrânites de la péninsule est symptomatique, nous ne connaissons pas d’akhbar qui transmette le souvenir d’une éventuelle expulsion des cités réputées arabes du nord du Hijâz, comme Dûmat al-Janda, Tabûk, Alat…, de même les accords de dhimma (protection) et le tribut/jizîaFaî/butin qui sont alors prélevés, ne semblent pas avoir été révisés suite à des conversions au VIIIème siècle39.
Le Yemen est resté jusqu’à nos jours peuplés de judaïsants, alors que le Bahraîn est resté chrétien jusqu’au Moyen Age Central, un célèbre synode y fut réunit en 55/676 40. Quant aux Yemenites, eux-mêmes ne se considéraient pas comme arabes et qualifiaient les Arabo-bédouins du nord de la péninsule de ‘asser41, une quelconque distinction, à l’aube de l’Islam, entre terres romaines, perses et arabes n’a pas lieu d’être, pour la raison que les Arabes étaient eux-mêmes partagés entre les influences politiques et culturelles, en péninsule comme ailleurs, des empires romains (nord du Hijâz) et sassanides (Bahraîn). En effet, les zones de peuplement nord arabes, à l’aube de l’Islam se poursuivent de manière ininterrompue dans les terres du Sawâd euphratésien et de Transjordanie, régions depuis lesquelles une bonne partie de la culture arabe a éssaimé ensuite au cœur de la péninsule dans les périodes anté-
islamiques puis islamiques42. Les collecteurs de hapax (gharîb : étrangeté de langage), au cours du VIIIème siècle, établissait une échelle des grades d’arabité. Ainsi, ils rejettaient les Quraîsh, les Yemenites et les Bahraîn, ainsi que les tribus réputées moyen-orientales. Pourtant, ils placaient en haut de leur panthéon de pureté linguistique, les ethnies bédouines des Tamîm43, alors que ces derniers
étaient déjà, au début de l’Islam, largement intégrés à la structure multi-ethnique Mésopotamienne, et Lecker en fait même des clients des Taghlib44. Les raisons de la prétendue expulsion par ‘Umar des Arabes chrétiens et juifs de Najrân vers le Shâm et une seconde Najrân, « Najrânîa fi nahû al-Kûfa »45, relève bien de cette problématique tardive à la recherche d’une Ard-l-‘Arab devant être purifiée46…

C. Le hadîth de témoignage

Ibn Sa‘d, dans la première partie de ses Tabaqât, met en évidence un hadîth historique de témoignage, qui décrit comment les Banû Taghlib, aussi bien chrétiens que musulmans, se sont rendus à la rencontre
du prophète47.

Puisque l’anecdote est récupérée par Tabarî, il est instructif de constater que celui-ci rapporte cette information à un personnage peu connu, Abû Saîf al-Taghlibî, ce qui signifie bien, que outre la tentative de Véracité mise en place par Ibn Sa‘d, cet argument provient sûrement de la tribu elle même48.

Un autre indice tend à prouver le caractère tardif d’une telle information : les délégués de la tribu installés « dans la maison de Ramla Bint al-Hârith » étaient « au nombre de 16 hommes, musulmans et chrétiens »49. Cette répartition égale de ces contribules entre les deux confessions pourrait bien être relativement tardive, puisque les Taghlib étaient encore presque uniquement chrétiens à l’époque Marwânide et que la multiplication de leur conversion à l’islam ne doit pas remonter avant les dernières
années de cette dynastie, concurremment sans aucun doute à la mise par écrit des anecdotes martyrologiques.
C’est l’absence (contrairement à la rencontre avec les Najrânites) de toute proposition afférante à la çadaqa, ou au tribut que le groupe aurait du verser à Madina qui montre encore une fois que l’origine d’une telle affaire est largement favorable au postulat des Arabes chrétiens en général50. Les seuls conditions du Culh qui auraient été concédées aux chrétiens « à propos de ce qu’ils professaient comme Dîn(Loi) et comme Dhimma (Protection) » sont de « ne pas baptiser (ou « éduquer » (yunçârû)) les
enfants dans la naçrânîa », et de « permettre le passage aux Muslimûn »51.
Tabarî, lui, rappelle aussi que cette mesure exceptionnelle « ne s’appliquait pas aux autre tribus »52.
C’est à ce moment, et dans le contexte des enseignements du K. al-Maghâzî de Ibn Ishâq, que l’on a sans doute cherché à intégrer la délégation Taghlib, durant l’année des délégations, alors que ce cas n’est pas illustré par la grande Sîra, à moins qu’elle n’ait été abrégée par le rédacteur final, Ibn Hishâm.
3) Les diffamations tardives :
De vieilles attaques d’époque marwanide ont enrichi la figure des Taghlib au cours du VIIIème siècle.
Ainsi, Jarîr aurait formulé à leur encontre une diffamation, qui fut renvoyée à Hishâm b. ‘Amrû un demi-siècle après sa mort, alors que l’officier Taghlibî était devenu Wâlî du Sind, grâce à la libéralité de Al-Mançûr. (Il sembla d’ailleurs poursuivre là bas de vieilles luttes tribales contre les Qaisites implantés dans la vallée de l’Indus)53.

Mais ce qui est plus intéressant, c’est que le seigneur Taghlibî avait demandé au Lieutenant de Dieu de lui faire l’honneur d’épouser sa femme, et malgré sa grande fidélité, « les vers de Jarîr » empêchent le Calife de répondre positivement à cette supplique. Ceux-ci synthétisent avec plus de sensibilité poétique le hadîth hâshimite qui est utilisé dans la mémoire exégétique afin de mettre les Arabes chrétiens au ban de la communauté islamique :

Lâ Tatlubanna Kha’ûla (an fî Ta hlib(in ;
fa-Az-Zanju Akramu minuhum Akhûâlâ(n
) 54.

On peut en effet le rapprocher des propos rapportés par Tabarî dans son Exégèse, lorsqu’il traite de la consommation des aliments chrétiens par les musulmans, abrogeant une première sentence d’Al-Hajjâj qui se basait sur le verset V, 5 du Coran
« Mangez des (bêtes) égorgés par les Banû taghlib, et épousez leurs femmes »55.
Il utilisait alors pour la démentir une information relayée par Jarîr lui-même, mais oubliait à ce propos la question du mariage et en ne retenant que le sujet de l’alimentation, dont l’argument est le verset V, 52 qui interdit d’entretenir une relation de Walâ’ avec les chrétiens et les juifs :
« Ne mangez pas les égorgés des chrétiens arabes non plus que des Arméniens, akhbar que je tiens de ‘Alî […], lorsqu’il prononça cette malédiction contre les égorgés des Banû Taghlib. »
Le passage en question est sans aucun doute une part de l’importante œuvre de propagande du poète Qaisite et de ses Transmetteurs contre les clans Rabî‘a qui avaient trahi les fils de Ma‘ad pour rejoindre les Yaman56.
Ce genre de diffamations, s’il était vraiment implanté dans l’univers mental moyen-oriental à la fin du VIIIème siècle, explique l’utilisation des traditions du fiqh, des akhbar et du hadîth pour défendre le clan et surtout justifier une exemption de taxation, et un traitement positif.

Enfin, intéressons-nous à cette dénonciation de l’alcoolisme des Banû Taghlib. Il est avéré par la géographie arabe et l’archéologie que la région de ‘Ana produisait du vin de qualité et en abondance 57.

La prophétesse des Tamîm et des Taghlib, Sajâh, aurait autorisé le vin avant de s’allier avec Musaîlima et de le prohiber à nouveau58.
L’argument, attribué à la malédiction de ‘Alî, est ainsi formulé :
« Ne mangez pas des (bêtes) égorgés par les Banû Taghlib, car ils n’abandonnent pas le christianisme qu’afin de (garder) la boisson fermentée ! »59.

Cette association entre dénonciation tribale, politique et harangue théologique contre ceux qui profitent des lois de leur communauté, pour satisfaire des désirs bassement humains et largement réprouvés, est elle aussi assez tardive, et a du être un des arguments de l’autorité islamique pour accabler les Banû Taghlib et remettre en cause leurs convictions théologiques chrétiennes.

1. Ps-DENYS-CHABOT, p.146//176-7
2. SCHOELER, écrire et transmettre, pp. 71-89
3. IBN MUZÂHIM, Waqa‘a Ciffîn, p. 145
4. YA‘QÛBÎ, Ta’rîkh, p.139
5. IBN HISHÂM, Sîra, I, p. 391, II, p. 580
6. TABARÎ, III, p. 47
7. id.
8. AL-AZDÎ, Ta’rîkh awçil, p.122-6
9. ibid. p.61
10. op. Cit. III, 47
11. A. NORTHEDGE, Al-Rafiqa-Al-Raqqa, “The Byzantine end early islamic near east, Land use andsettlement patterns”, in Early Islamic Syria éd, GRD KING, A.CAMERON, Princeton, Darwin press, 1989, pp. xiv+270; 57
12. PS-DENYS-CHABOT, p.146//176
13. ROBINSON, Empire and elites, p. 126
14. JALABERT, Eespace syrien, p. 114
15. PS-DENYS-CHABOT, Chronique, p.151
16. CAHEN, p. 351
17. a‘adâyê : c’est-à-dire dans le langage syriaque du VIIIème siècle, les Arabes communs, ni Taghlib ni Najrânites, voir ce qu’en dit A. SCHNEIDLEDER , Les conquêtes arabes vues par les chroniqueurs chrétiens orientaux : VIIe, XIIIe siècles, Maîtrise, Dir. Fr. MICHEAU, Paris, 1996, p.241 ; p.106
18. Ps-DENYS-CHABOT, Chronique, p.146
19. ibid., p.160//193)
20. dans l’esprit de l’auteur, l’ethnicité vaut pour la confession, il est d’ailleurs troublant que l’évêque « Georges des tribus arabes » (Gûrgî d-‘ammê tayyâyê soit appelé en arabe « Jawrjî al-shu‘ûb al-Islamîa »
21. CAHEN, Haute Mésopoamie, p. 138
22. Ps-DENYS-CHABOT,, p. 103, 124 et 192 // CAHEN, Haute Mésopotamie, 139)
23. CAHEN, ibid., p.141)
24. AL-AZDÎ, Ta’rîkh awçil, p.196-7
25. BALÂDHURÎ, Futûh, p.173 ; CAHEN, Haute Mésopotamie, p.142)
26. CAHEN, ibid., p.143)
27. BALÂDHURÎ, Futûh, p. 250
28. id. // TABARÎ, Ta’rîkh, I, p. 2512
29. ABÛ YÛSUF, Kharâj, p.701 ; 89 // cité dans CAHEN, op. cit., p.145 // Ps-DENYS, ibid., p.145.104
30. MICHEL-CHABOT, III, p. 48-9 ; gardons à l’esprit que le maphrien était un des plus grands énnemis de Denys de Tell-Mahrê qui rapporte ces évènements et n’hésite pas à le présenter comme le responsable indirect d’un martyr , cité par JALABERT, espace syrien, p. 116 )
31. JALABERT, espace syrien, p.113, AL-AZDÎ, Ta’rîkh, p.277,
32. AL-AZDÎ, Ta’rîkh al-Maûçil, p. 267 et 313
33. ROBINSON, empire and elite,s p.96
34. MICHEL-CHABOT, III, 1 /IV, 478-9
35. (ère des grecs : 312 av.N-E) 1) 309 : Messie, 2) 930 : arabes (622 ?), 3) 968 : Ciffîn (660), 4) 995 : grande famine (687), 5) 1005 (697) : obscurité, 6) 1088 […] ; 10) 342 : passion du messie ; Tanûkh.
36. PALMER, syrian chronicles, p. 70
37. ABÛ YÛSUF, Kharâj, p.121)
38. TABARÎ, Ta’rîkh, I, 2509
39. FATTAL, statut légal, p. 20-21
40. CHABOT, Synodicon, p.825/489, ROBIN, Himiar, p.834
41. ROBIN, Himiar, p.853
42. M.TARDIEU, « L’arrivée des manichéens à Al-Hira », in op. cit. La Syrie de Byzan e à l’islam ; p.15-23 ; p. 22-3
43. SUYUTÎ, Muzhir, I, p. 211, TOUATI, Voyage, p. 77-8
44. LECKER, EI, TAGLIB.
45. BALÂDHURÎ, Futûh, p.77
46. FATTAL, Statut légal, p. 87-9
47. IBN SA‘D, Tabaqât, I, 316, VIII, 140
48.TABARÎ, Ta’rîkh, I, p. 2509
49. id.
50. IBN HISHÂM, Sîra, I, p. 391, II, p. 580)
51. IBN SA‘D, Tabaqât, I, 316, VIII, 140
52. TABARÎ, Ta’rîkh, I, p. 2509
53. TABARÎ, III, p. 363
54. id. : « N’accepte en oncles maternels aucun Taghlib. Les Zanj sont plus désirables comme oncles maternels »
55. TABARÎ, Tafsîr, propos n° 8812,
56. JARÎR, Diwân, II, 1054
57. NORTHEDGE, Habilitation, p. 9
58. ibid., I, 1917
59. TABARÎ, Tafsîr, propos n°8803-8818