Banû Taghlib, Introduction, I, Banû Taghlib : un cas type d’Arabes chrétiens dans deux historiographies rivales

1) Histoire tribale ou mémoire d’une figure ?

L’étude des Banû Taghlib ne consiste pas simplement à résumer la structure d’une tribu arabe des premiers siècles de l’Islam. L’approche de Lecker, grand chercheur israélien. consistait à synthétiser les narrations des grands groupes et confédérations arabes du premier siècle de l’Hégire. Il usait d’éléments contenus dans l’historiographie des ayyâm al-‘arab ainsi que dans les recueils de poésie réunis, par exemple, par Abû al-Farâj al-Içfahânî au XIème siècle, lesquels sont le plus souvent accompagnés d’une notice spécifiant les circonstances de telle ou telle déclamation poétique1.

Ces notices illustrent les prises de positions politiques, tribales et idéologiques de propagandistes réputés, et furent réutilisées dans les compilations historiques classiques.

Mais la tribu Taghlib est restée dans la mémoire des deux premiers siècles de l’Islam et dans l’historiographie abbasside comme le stéréotype de la tribu arabe chrétienne. Je me propose ici de décrypter la construction de cette figure, plus que de résumer les évènements relatifs aux personnages ou aux clans relevant de la nisba Taghlib.

Cette figure dépend d’un statut fiscal particulier, attribué par ‘Umar b. al-Khattab conséquemment à un certain nombre événements situés entre « l’année des délégations » (sanat-al-wufûd : l’an 9-10/630-1) et la fin de la conquête de la Jazîra, (vers 17-8/638-9)2. Le cas Taghlib a donc laissé des informations sur la question arabe et la construction de la société islamique, principalement à la période marwanide et sous les premiers ‘abbâssides.

L’historiographie syriaque s’est également largement intéressée, à partir des règnes des premiers fils de ‘Abd al-malik (86/705-98/717), à la situation des tribus arabes (‘ammê da-tayyâyê), pour défendre la position du christianisme, et dans le cas des jacobites, la foi « orthodoxe » ; et discréditer la prophétie de Muhammad b. ‘Abd-Allah. En effet, chez les chroniqueurs comme chez les théologiens et propagandistes syriaques jacobites, ces membres de la “Kulturnation3 arabe constituent des arguments de poids dans le combat idéologique contre les adeptes de la nouvelle religion.

2) Une tribu souvent implicitement désignée, un élément des Arabes chrétiens

L’implantation de la tribu Taghlib, et des autres rameaux de la superstructure des Rabî‘a4, s’est effectuée dans la région inférieure de la Jazîra (Haute-Mésopotamie), entre Mossoul et Takrît d’un côté ; et Sinjâr, le Khabûr et l’Euphrate Moyen de l’autre (Qarqisîa-Anbar).

Etant donné cette situation géographique, lorsque les syro-jacobites traitent des Arabes chrétiens sans spécifier leur nasab, nous sommes en droit d’y inclure les Banû Taghlib. Et donc de faire le lien avec le cas spécifique de cette tribu dans le fiqh et la science des akhbar arabo-islamiques.

Si le nom tribal Taglibê/Taglibâyê n’apparaît que rarement dans les informations que
l’historiographie syriaque attribue à la période pré-’abbâsside, il ne faudrait pas conclure à une absence de lien entre la problématique des tribus/peuples Arabes chrétiens et le cas de la tribu  Taghlib dans l’historiographie syriaque. En effet, les membres de la hiérarchie ecclésiastique syro-jacobite, pour des raisons d’argumentation théologique et de propagande confessionnelle ont utilisé le cas des Arabes chrétiens, sans se soucier de la spécification du nasab de tel ou tel groupe fidèle au christ-Dieu.

Leur approche « externe » n’a nullement nécessité l’emploi du terme tribal de Taghlib,
de Tanûkh ou de Namir, de Najranite ou de Ghassanide, avant que ces derniers groupes ne deviennent eux-mêmes des symboles, du côté arabo-musulman, d’exceptions juridiques et confessionnelles particulières.

Finalement, les « Taglibayê » incarnent le nom courant du dernier grand évêché « arabe » de Syro-Mésopotamie à la période classique. Sur la foi des listes épiscopales relevant du maphriennat5, ainsi que du témoignage précieux rapporté par un intellectuel chrétien arabophone du 11ème siècle, Abû Naçr al-Dîn Yahîa6, on s’autorise à voir perdurer un diocèse des Taghlib jusqu’au Xème siècle, en tant que suffragant de la métropole autonome de Takrît.

Les preuves d’une relation certaine entre les différents vocables utilisés côté syriaque et le cas de la tribu taghlib sont multiples, à commencer par l’hagiographie d’un personnage exceptionnel à tout point de vu :
La Vie de « Qadîshâ Marî » Ahûdemmeh (m. 575) fut traduite à partir d’un manuscrit
anonyme de 936 et commentée par François Nau en 1906. Elle permet d’assurer une étroite similitude entre le terme courant à cette haute époque de « Tanûkâyê w-Tu‘âyê w-‘Aqûlâyê » et la tribu que nous nous proposons d’étudier7.

La localisation traditionnelle de la tribu dans l’historiographie arabo-islamique8 correspond bien aux lieux mis en évidence par cette hagiographie, ainsi que celle de son successeur Marûtâ (m. 30/649).

Il ne faudrait pas pour autant réduire la question des Arabes chrétiens aux seuls Taghlib. En effet, le cas des Najranites, ce groupe de Yemenites implanté sur les bords de l’Euphrate à la suite de la conquête, ou encore celui des Tanûkh, entre Halab et Al-Raqqa, et des Ghassân dans le Shâm Méridional, sont autant de cas similaires.

La postérité de leur nom fut cependant parfois moins grande que celle de cette tribu, car les Banû Taghlib sont également à l’origine d’un discours exégétique visant à amplifier les oppositions confessionnelles.

3) L’apport archéologique

Précisons rapidement que les fouilles archéologiques sont encore très rares dans cette région, il serait nécessaire par exemple que le Khabûr inférieur soit exploré, afin de dégager les structures paysannes de ce type de « vallée désertique étendue ». Celle-ci consistait en un centre d’oasis, et des marges arides, dont le modèle a été systématisé dans un brillant article de Fr. DONNER9.
Nous disposons surtout de compte rendu de fouilles ponctuelles. Ainsi celui qui fut réalisé sur un important complexe de vallée aride, le ‘ajîj, parallèle à l’est du Khabûr10, ou encore le bilan des excavations dirigées par A. NORTHEDGE dans le bassin de la Hadîtha, (en particulier l’îlot de ‘Ana, l’évolution marwânide et ‘abbâsside de sa mosquée)11.
Nous ignorons toujours à quel endroit précis étaient situés les monastères cités dans les hagiographies de Takrît12. Par contre nous possédons le plan d’un « édifice » difficilement qualifiable. Il pourrait s’agir d’une résidence marwânide ou d’une dynastie de ‘Âmil-s (« ayant charge », procurateur) voir de Wâlî-s (Gouverneurs) de Jazîra ; ou encore d’une salle de réunion tribale du groupe Rabî‘a, ou même le palais de plaisance ou le pavillon de chasse d’un puissant arabe Mésopotamien13.

4) La littérature

La poésie nous apporte de précieux renseignements ; mais, si elle est réputée par la littérature arabe comme « le plus fidèle conservateur » des histoires du premier siècle14, elle n’en est pas moins réorganisée, renouvelée et mise au service de réalités plus tardives par les Rawî-s des grands poètes15. Certains aèdes, panégyristes de cour et propagandistes tribaux, à commencer par le fameux Abû Mâlik Ghaîth b. Ghawth Al-Akhtâl al-Taghlibî (m. v. 90/710)16 _celui sans doute grâce à qui l’alliance avec les Umayyades a été rendue possible_ nous éclairent énormément sur le contexte qui a pu présider à de telles codifications.

Le deuxième tome du dictionnaire biographique de AL-AZDÎ, le seul conservé, est également un complément appréciable pour l’histoire politique de la Jazîra du VIIIème siècle, il est par contre bien ténu en ce qui concerne le premier siècle17.

Les épopées, des sélections réalisées dans les notices poétiques, ou les textes en longueur comme la fameuse Waqa‘a Ciffîn de Naçr b. Muzâhim, permettent de dater certains phénomènes.

Le hadîth se présente dans notre cas de deux manières. Tout d’abord, l’Isnâd de ‘Alî a transmis une malédiction que je tenterai d’analyser, et qui fut plus tardivement l’outil de l’exégèse coranique et de la jurisprudence à propos des rapports que la Umma doit entretenir avec les Arabes chrétiens18. Ensuite, nous possédons un hadîth lié à la Sîra : une délégation de Taghâlibâ, dont la datation est incertaine et dont la chaîne d’ Isnâd varie considérablement entre SAYF b. ‘UMAR (183/798) et IBN SA‘D (m.. 233/849)19.

Pourtant, l’essentiel de ce que nous rapportent les sources arabes consiste en une jurisprudence fiscale accompagnée de akhbar de légitimation historique. Elle fut synthétisée par les juristes et historiens médiévaux plus tardifs. Au terme de longues tractations avec ‘Umar b. Al-Khattâb, les Banû Taghlib obtinrent tout d’abord le privilège de ne pas payer de Jizîa, malgré leur christianisme et en raison de leur ethnicité arabe.

Dans un deuxième temps, ils durent se plier à la contrainte d’une double çadaqa (à comprendre comme aumône légale ou zakât), et ce à la condition de ne pas éduquer leur progéniture dans la foi chrétienne.

Les auteurs syriaques ne se sont pas directement intéressés au sort fiscal des Banû Taghlib, mais au détour des réutilisations d’informations arabes et de leurs propres développements, ils ont laissé de précieux jalons chronologiques. Ceux-ci nous éclairent sur l’évolution de deux questions centrales de la période formative de l’Islam. Il s’agit de la revendication identitaire arabe, puis très rapidement, de l’appartenance à la communauté islamique naissante.
Pourquoi les Banû Taghlib ont-ils été au centre de tels enjeux ? Comment s’est peu à peu construite leur image au cours des périodes umayyade et ‘abbâsside classique ?

1.Réunis dans : M. LECKER : “Arabian Tribes”, XI in, People, tribes and society in arabia around the time of Muhammad, Ashgate-variorum-Aldershot ; Burlington, 2005, x-348 p., (Taghlib, pp. 25-37) et Encyclopédie de l’islam, T. X (Tâ’-Tâhirides), Leiden-Paris, 1998, p.112-v (TAGLIB)
2.Voir à ce sujet les éclaircissements de Donner sur les années mythiques pré-chronologiques : F. Mc. Gr. DONNER, Narratives of islamic origins : the beginnings of islamic historical writing, Princeton, 1998, p. xv-358 p. 252-3.
3.G.E von GRUNENBAUM, The nature of arab unity before islam, in Ashgate-Variorum “arabs and Arabia on the eve of islam”, n°3, 1999, pp.1-17, p.1-2; il y explique comment l’on peut qualifier, à partir de nos connaissances anthropologiques,
le sentiment d’unité d’un monde nord-arabique, qu’il qualifie également d’arabism, en référence à l’hellenism des cités égéennes classiques, unies par des valeurs, des modèles politiques, un code d’honneur et un univers sacré commun, et qui
distingue les adhérents à cet environnement, des étrangers, les ‘ajam (barbaroi)
4.Il s’agit d’une grande confédération des peuples Arabes de Jazîra, qui semble éclore seulement au premier siècle de l’hégire,
par son opposition aux Iyâd et autres clans Qaîs/Mudar, auxquels ils s’estiment liés par la filiation de Nizâr.
5. MICHEL LE SYRIEN-J.-B. CHABOT, Chronique de Michel le Syrien, patriarche jacobite d’Antioche, 1166-1199, Paris, 1899-1910, IV tomes, p. lx-79-329+547+538+777 ; pp. 750-77.
Le maphriennat est le titre du métropolite autonome de Takrît à partir du VIIIème siècle.
6.ABÛ NACR AL-DÎN YAHÎA, Murshid, p.310 cité dans J. S. TRIMINGHAM, Christianity among the arabs in pre-islamic times, Londres-Beyrout, 1979, p. xiv-342 ; p.175-6
7.« Histoire de Mar Ahoudemmeh, apôtre des Arabes de Mésopotamie, (VIème siècle) » dans F. NAU, Histoires d’Ahoudemmeh et de Marouta […], in Patrologia orientalis ; III, n ° 11, Paris, 1909.
8.infra., p. 18-22
9.F. M. DONNER, « The role of nomads in the Near East in Late Antiquity (400-800) », in Tradition and innovation in Late Antiquity, éd. F. M. CLOVER et R. S. HUMPHREYS, Madison, 1989, p. 73-85
10.R. BERNBECK, “Settled and mobile population in the southern Gazira (3rd through 9th centuries a.d.)”, p.401-414.
11.A. NORTHEDGE, A.BAMBER, M.ROAF, “Excavation at ‘Âna”, in Archeological reports-1, Warminster, 1988, xi-145-XVI-18p
12.DENHA-NAU, Histoires, p. 29 et 85.
13.A. NORTHEDGE, Entre Amman et Samara : l’archéologie et les élites au début de l’islam (VIIe-IXe siècle) , Habilitation, dir. J.-P. SODINI, 2000, Paris, p. 118+15 docs ; doc 13; p.55
14.A. BORRUT, Entre mémoire et pouvoir  : l’espace syrien sous les derniers Umayyades et les premiers ‘abbâssides (v. 72-193/692-750), [Texte imprimé], Thèse, dir. Chr. PICARD, Paris, 2007; 2007, p. 513 ; p.100.

15.Gr. SCHOELER, Ecrire et transmettre dans les débuts de l’islam, Paris 2002, p. 171 ; p. 21
16.AL-AKHTAL, (m. v. 710) Dîwân al-Akhtâl, Beyrout, 1968, 725 p. Dîwân al Akhtal Abu Malik Giyath Ibn Gauth al Taglibi, trad. Arth. WORMHOUDT, Madison, 1973
17. Al-AZDÎ, Yazîd b. Muhammad Abû Zakarîâ, Ta’rîkh al-Mawçil, Le Caire, 1967 (IIème tome), voir également l’étude très pratique de P. G. FORAND, « The governors of Mosul, according to Al-Azdî’s Ta’rîkh al-Mawçil », in Journal of the American Oriental Society, 89, 1969, pp. 88-105.
18. AL-TABARÎ (m. 311/923) Muhammad b. Jarîr b. Yazîd al-Imâm abû Ja`far, Jami` al-Bayan fi Tafsîr al-Qur’ân, Beyrout, 1978, VIII, no 8803-26
19.IBN SA‘D, Tabaqât al-Kubrâ, Beyrouth, 1957-60; I, p. 316; VIII, p. 140