Mungo Park, Le Royaume de Barra (Basse-Gambie), traite des anglais et des Slatées, 1799

Le royaume de Barra, dans lequel se trouve la ville de Gillifrie, produit en abondance tout ce qui est nécessaire à la vie. Mais le principal objet du commerce de ses habitants est le sel ; ils en chargent leurs canots, et remontent la rivière pour aller l’échanger à Barraconda, d’où ils rapportent du maïs, des étoffes de coton, des dents d’éléphant, une petite quantité de poudre d’or, et quelques autres objets.

Commerce de rivière sel contre mais, étoffes, coton, ivoire, or

Le nombre de canots et d’hommes, constamment employés à ce commerce, rend le roi de Barra plus formidable pour les Européens qu’aucun des autres chefs nègres des bords de la Gambie. C’est probablement ce qui a engagé ce prince à établir les droits que les commerçants de toutes les nations sont obligés de lui payer, à leur entrée dans la rivière ; droits qui s’élèvent à près de 20 livres sterling pour chaque navire, de quelque grandeur qu’il soit. L’alkaïd, ou gouverneur de Gillifrie, perçoit ordinairement lui-même ces droits, et alors il ne manque pas d’avoir à sa suite un grand nombre de subordonnés, parmi lesquels il en est plusieurs qui par leurs fréquents rapports avec les Anglais sont parvenus à parler la langue anglaise. Mais ils sont en général très bruyants et très importuns ; et ils demandent tout ce qui leur fait plaisir avec tant d’ardeur et de persévérance que, pour se délivrer d’eux, on est presque toujours obligé de le leur accorder.

Le 23 juin, nous partîmes de Gillifrie, et nous arrivâmes à Vintain, ville éloignée de la première d’environ deux milles, et située au fond d’une crique sur le bord méridional de la rivière. Vintain est très fréquenté par les Européens, à cause de la grande quantité de cire qu’ils y trouvent à acheter, et qui est ramassée dans les bois par les Feloups, nation sauvage et insociable. Le pays des Feloups est très étendu et produit beaucoup de riz. Ils en fournissent à ceux qui font le commerce sur les rivières de Gambie et de Cassamansa, et ils leur vendent aussi des chèvres et de la volaille à un prix modique.

Le miel que les Feloups ramassent avec la cire est consommé par eux. Ils l’emploient à faire un breuvage enivrant qui ressemble beaucoup à l’hydromel des Anglais.

Pour trafiquer avec les Européens, les Feloups se servent ordinairement d’un courtier mandingue[1], qui parle un peu anglais, et est bien au fait du commerce. Après avoir conclu le marché, le courtier, d’accord avec l’Européen, reçoit seulement une partie du paiement, qu’il remet au Feloup qui l’a employé comme si c’était le tout ; et quand le Feloup est parti on lui donne le reste, qu’on appelle avec raison l’argent fraudé, et qu’il garde pour prix de sa peine.

La langue des Feloups ne ressemble pas aux idiomes des autres Nègres, et les Européens ne cherchent point à l’apprendre, parce que, comme je viens de le dire, ils ne traitent avec eux que par l’entremise des Mandingues.

[…]

Six jours après notre départ de Vintain, nous arrivâmes à Jonkakonda, lieu très commerçant, et où notre navire devait prendre une partie de son chargement. Le lendemain matin, les négociants européens des diverses factoreries vinrent chercher leurs lettres, et s’informer de la nature et de la valeur de la cargaison.

Le capitaine expédia un message au docteur Laidley, pour lui apprendre mon arrivée. Le docteur se rendit le jour suivant à Jonkakonda. Je lui remis la lettre de M. Beaufoy, et il m’invita très amicalement à demeurer chez lui jusqu’à ce que j’eusse occasion de poursuivre mon voyage. Cette offre était trop avantageuse pour que je pusse balancer à l’accepter. Le docteur me procura un cheval et un guide, et le lendemain au point du jour je partis de Jonkakonda, et à onze heures j’arrivai à Pisania, où le docteur m’avait fait préparer une chambre dans sa maison, avec tout ce qui m’était nécessaire.

Pisania est un petit village situé sur les bords de la Gambie, à seize milles au-dessus de Jonkakonda. Les Anglais l’ont bâti dans les Etats du roi de Yany. Il leur sert de factorerie, et n’est habité que par eux et par leurs domestiques nègres. A mon arrivée, les seuls Blancs qui y résidassent étaient le docteur Laidley et les deux frères Ainsley ; mais leurs domestiques étaient en grand nombre. Ces messieurs jouissaient d’une parfaite sécurité sous la protection du roi de Yany. D’ailleurs, étant estimés et respectés par les naturels, ils ne manquaient de rien de ce que le pays peut produire. La plus grande partie du commerce des esclaves, de l’ivoire et de l’or était dans leurs mains.

Me trouvant établi commodément et pour quelque temps, mon premier soin fut d’apprendre le mandingue, qui est la langue la plus répandue dans cette partie de l’Afrique, et sans laquelle j’étais bien persuadé que je ne pourrais jamais acquérir une connaissance étendue du pays et de ses habitants. Le docteur Laidley m’aida beaucoup dans l’exécution de ce projet. Un long séjour à Pisania, et des relations continuelles avec les Nègres, lui ont rendu leur langue très familière.

Après l’étude du mandingue, ce qui m’occupait le plus était de prendre des informations sur les contrées que je me proposais de parcourir. Pour cela on me conseilla de m’adresser à certains marchands qu’on désigne sous le nom de slatées. Ce sont des Nègres libres, qui jouissent d’une grande considération dans le pays, et dont le principal commerce consiste à vendre des esclaves qu’ils amènent du centre de l’Afrique. Malgré ce qu’on m’avait dit de ces slatées, je m’aperçus bientôt qu’on ne pouvait pas se fier beaucoup à leurs récits, car ils se contredisaient l’un l’autre sur les objets les plus importants, et ils semblaient tous opposés à ce que j’allasse plus loin, ce qui augmentait le désir que j’avais de voir les lieux dont ils me parlaient, et de juger par moi-même sur quoi je devais compter.