Alvise Ca’ Da Mosto, Pays du Sénégal-Jolof, 1455

Du grand fleuve appelle le ruisseau de Senega, anciennement nommé Niger et comme il fut retrouvé.

 

Depuis que nous eûmes outrepassé le cap Blanc, nous navigeames à  vue toujours d’icelui, tant que par nos journées nous parvînmes au fleuve qu’on nomme le ruisseau de Senega qui est le premier et le plus grand de toute la terre des Noirs ; et entrâmes par cette côte là où ce fleuve sépare les Noirs d’avec les Bazanés, qu’on nomme Azanaghes, divisant semblablement la terre seiche et aride (qui est le désert susnommé) d’avec le pays  fertile, qui est celui des Noirs.

Et cinq ans avant que je me misse à la route de ce voyage, ce fleuve fut découvert par trois caravelles du Seigneur Infant, qui entrèrent dans icelui et traitèrent paix avec ces Noirs, parmi lesquels ils commencèrent à démener le train de marchandise ; en quoi faisans d’année à autre, plusieurs navires s’y sont transportées de mon temps.

 

Ce fleuve est grand et large en bouche de plus d’un mille, étant assez profond, et fait encore une autre bouche un peu plus avant avec une ile au milieu. Par ainsi, il s’embouche dans la mer en deux endroits, à chacun desquels il fait plusieurs bans d’arène et levées, qui se jettent au large dans la mer par l’espace d’un mille ; et en ce lieu, monte la marée et cale de six à six heures, dont le montant se jeté avant dans le fleuve par plus de 60 milles, selon que j’en ai été informé par les Portugais, qui ont navigé dans icelui longuement.

 

Et qui y veut entrer, faut qu’il voise selon l’ordre des eaux, pour cause de ces levées, qui sont à la bouche d’icelui fleuve, depuis lequel jusques à cap Blanc, on compte 380 milles, étant la côte toute sablonneuse, jusques auprès de cette bouche environ 20 milles ; et s’appelle la côte d’Anterote, laquelle est du domaine des Azanaghes bazanés.

 

Et me semble fort étrange et admirable, que de là le fleuve, tous les peuples sont très noirs, grands, gros, de belle taille, bien formés, le pays  verdoyant, peuplé d’arbres et fertile ; et deçà, les habitants se voient maigres, essuis, de petite stature, et le pays  sec et stérile.

 

Ce fleuve (comme plusieurs sont d’opinion) est une branche de Gion, qui prend son origine au paradis terrestre et fut nommé Niger par les anciens; lequel Gion arrousant toute l’Ethiopie et s’aprochant près de la mer Oceane devers Ponant (là où il s’embouche) jeté plusieurs autres branches et fleuves, outre cetuy-ci de Senega. L’autre bras qu’il jeté encore, est le Nil, qui passe par l’Egypte, et se joint avec notre mer Méditerranée. Telle est l’opinion de ceux qui se sont, avec travail, délectés à chercher le monde et s’enquérir des merveilles d’icelui.

 

Du royaume de Senega et de ses confins.

 

Le pays de ces Noirs sur le fleuve de Senega est le premier royaume des Noirs de la basse Ethiopie, et les peuples qui habitent aux rivages d’icelui, s’appellent Gilofes. Toute la côte et

cette région dont nous avons ci-dessus fait mention, consiste tout en plat pays jusques à ce fleuve, et par delà encore ; tant qu’on parvient à cap Verd, qui est pays relevé et le plus haut qui soit en toute la côte, c’est à savoir quatre cens milles plus outre qu’icelui cap. Et selon ce que j’ai peu entendre, ce royaume de Senega confine du coté de Levant avec un pays nommé Tuchuror, devers Midi, avec le royaume de Gambra, de la partie de Ponant, avec la mer Oceane, et du coté de Tramontane, se joint avec le fleuve susnommé, qui sépare les Bazanés d’avec ces premiers Noirs.

 

En quelle manière l’on procède à la création des rais de Senega, et comment ils se maintiennent en leur état.

 

Au temps que j’arrivai en ces parties là, le roi de Senega se nommait Zucholin, qui pouvait avoir atteint la 22ème année de son âge ; et on ne peut parvenir à la succession de ce royaume que par droit héréditaire.

 

Mais en celui-ci se trouvent plusieurs seigneurs, lesquels quelquefois aiguillonnés par jalousie de leurs domaines, se rangent trois ou quatre ensemble, et créent un roi selon leur fantaisie, l’élisant de noble race, entre les mains duquel le gouvernement demeure tant qu’il plait à iceux seigneurs l’y maintenir, et selon le bon traitement qu’il use à leur endroit; mais, le plus souvent, ils l’expulsent et chassent par force.

 

Combien qu’il s’en trouve d’aucuns, qui, après avoir été constitués rois, augmentent tellement leurs forces et se rendent si puissant, qu’ils ont le moyen d’eux défendre contre tous ceux qui se déclarent autres que leurs amis. Tant y a, que le domaine n’est pas stable, ni assuré comme est celui du Soudan du Caire. Mais celui qui en est jouissant, demeure toujours en suspens d’être meurtri ou expulsé de son royaume.

 

Le semblable n’est aux nôtres de Chrétienté, pour ce qu’il est habité de pauvres personnes et sauvages, sans qu’il y ait aucune cité fermée, sinon villages garnis de maisons de paille, pour autant qu’ils n’ont pas l’art de les fabriquer en maçonnerie, à cause que la chaux leur defaut et ne sauraient faire la brique.

 

Il est semblablement de petite étendue. Car, selon la côte, il ne s’avance pas plus haut de 200 milles, et peut contenir en largeur autant d’espace, comme j’en ai été informé.

 

Le roi n’a pas certain revenu des taxes et gabelles ; mais les seigneurs pour se maintenir en grâce, lui font présent, par chacun an, de quelques chevaux qui sont fort recherchés, pour autant que le nombre en est petit ; et s’y trouve quelque bétail comme vaches, chèvres, avec des légumages, millets et autres choses semblables.

 

Ce roi se maintient encore de pillages qu’il fait de plusieurs esclaves sur le pays, comme sur ses voisins, desquels il se sert de plusieurs manières, et sur tout à faire cultiver ses possessions ; avec ce qu’il en vend un grand nombre aux Azanaghes et marchans Arabes, qui arrivent sur ses marchés avec chevaux et autres choses.

 

Il en délivre encore aux Chrétiens depuis qu’ils ont commencé à contracter marchandise en ces pays. Et lui est permis de tenir tant de femmes que bon lui semble, comme aussi le peuvent faire les seigneurs, et gens ignobles, ayant suffisamment le moyen de les nourrir. Par ainsi, ce roi en a toujours de trente en sus, combien qu’il tient plus de compte des unes que des autres, selon la noblesse de leur race et type duquel elles sont provenues et la grandeur des seigneurs, leurs pères.

 

Telle est la manière de faire de laquelle il use à l’endroit de ses femmes, desquelles il tient 10 ou 12 en certains lieux et villages siens, et semblable nombre en quelque autre lieu, là où chacune est logée dans une maison à part et séquestrée des autres, ayant certain nombre de chambrières, qui sont ordonnées pour leur service, et quelque quantité d’esclaves pour cultiver les terres et possessions qui leur sont par ce seigneur assurées, à fin que par l’usufruit d’icelles, elles puis- sent honorablement maintenir leur état. Elles ont, outre ce, certaine quantité de bétail comme vaches et chèvres pour leur usage, qui sont gouvernées par les esclaves, et ainsi, sèment, recueillent et vivent. Et lors que le roi se veut transporter en aucun de ses villages, il ne lui faut nuls vivandiers, car il ne fait point porter de vivres après soi ni chose aucune, pour autant que ces femmes qui demeurent aux lieux où il s’achemine, le défrayent, avec toute sa suite. Donc chacune d’elles, tous les matins, à soleil levant, dresse trois ou quatre mets ou services, les uns de chair et les autres de poisson, avec quelques autres apprêts de viandes moresques, selon leur mode, qu’elles envoient par leurs esclaves à la depense du roi ; tellement qu’il s’y trouve en moins d’une heure, plus de 40 ou 50 services. Et lorsqu’il vient au seigneur appétit de manger, il trouve ses viandes toutes appareillées, sans en avoir autre pansement ; puis, il retient ce qui revient à son goût, délaissant le reste à ceux qui lui ont fait compagnie. Mais, il ne leur compartit les viandes en si grande abondance qu’ils ne emportent tous jours l’apetit se levant du repas. En cette manière va le roi d’un lieu à l’autre, couchant tantôt avec l’une, maintenant avec l’autre de ses femmes, tellement qu’elles lui conçoivent un grand nombre d’enfants. Car incontinent qu’il connaît l’une d’icelles être enceinte, il la laisse sans plus la toucher, ni avoir sa compagnie, coutume qui est semblablement observée par tous les autres seigneurs du pays.

 

De la foi de ces premiers Noirs,

 

La foi mahométane est observée par ces premiers Noirs, mais non pas si étroitement comme des Mores blancs, et mêmement par le populaire. Les seigneurs tiennent l’opinion des Mahométans, car ils ont auprès d’eux de ces Azanaghes ou bien Arabes (dont certains se voient acheminer en ces pays) et leur donnent des préceptes, leur mettant au-devant qu’il serait mal séant d’avoir la jouissance de grandes seigneuries, sans avoir semblablement la connaissance des lois et commandements du Seigneur, et ne différer en rien à la mode de vivre du peuple infime qui n’a aucune loi. Tellement que puique ces seigneurs n’ont d’autre conversation et pratique que celle des Azanaghes ou Arabes, ils ont été réduis à la foi mahométane ; mais ils y procèdent plus froidement, depuis qu’ils sont venus à prendre connaissance et familiarité avec les Chrétiens.

 

De la manière des habits et coutumes des Noirs.

 

Les peuples-ci vont quasi continuellement sans se couvrir d’aucune sorte d’habillement, fors qu’ils portent un cuir de chèvre façonné en forme d’un haut de chausses avec lequel ils se couvrent les parties secrètes. Mais les seigneurs et gens d’autorité vêtent des chemises de coton, pour ce que ce pays en produit une grande quantité, que les femmes filent, et duquel elles font des draps de la largeur d’une palme, mesure qu’elles ne peuvent excéder, à cause qu’elles ne savent faire les peignes pour les tisser. Tellement qu’il faut coudre quatre ou cinq pièces de ces draps ensemble, quand on veut faire quelque ouvrage de largeur. Leurs chemises viennent jusques à demie cuisse, et sont les manches larges qui ne passent la moitié du bras.

 

On y use, outre ce, de certaines chausses de ce même drap, qui leur montent jusques à la ceinture et bâtent jusques sur la cheville du pied, d’une largeur démesurée, dont il y en a de telles qui contiennent en fond, 30, 35 et bien souvent jusques à 40 palmes ; lesquelles ayans ceintes à travers le corps, sont fort repliées pour leur ample largeur et longueur si qu’elles viennent prendre la forme d’un sac au-devant et d’un autre par derrière, traînant jusques à terre en forme d’une queue, qui est une chose la plus contrefaite et ridicule du monde, pour ce qu’ils portent un habillement long, avec cette queue, de quoi ils se contentent si bien qu’ils nous demandaient s’il était possible que nous eussions vu chose plus plaisante, ni plus belle façon d’habits qu’était celle-là, qu’ils réputent pour la mieux séant qu’on puisse porter. Les femmes vont toutes découvertes depuis la ceinture en sus, tant mariées qu’autrement ; et de la ceinture en bas, s’affublent d’un petit linceul de ces draps de coton, ceint à la traverse, lequel leur va jusques à mi-jambe ; et vont tous pieds nus tant hommes que femmes, tenant la tête nue, sinon que de leurs cheveux, ils font quelques tresses assez mignonnement agencées et liées en diverses manières ; mais naturellement, ils ne portent leurs cheveux plus longs que d’une palme.

 

Les hommes de ces pays  s’adonnent tous à l’exercice de plusieurs labeurs féminins comme à filer, faire la buée et autres choses.

 

L’air y est toujours torride, et plus on s’avance en là, tant plus grande chaleur vient-on à sentir; tellement que les froidures sont plus grandes au mois d’Avril en nos régions, qu’au mois de Janvier en ces marches-là, dont les hommes et femmes sont fort nettes de leurs personnes, à cause qu’elles se lavent trois ou quatre fois le jour.

 

Mais on y mange fort salement, sans garder un seul point de civilité ; et aux maniements des choses qui ne leur sont expérimentées, on les trouve fort simples et peu rusés ; mais ils ne se montrent pas moins experts en ce qu’ils ont pratiqué que nous autres.

 

Ce sont gens de grandes paroles, et n’ont jamais fait qu’ils n’aient toujours quelque chose à répliquer ; au reste, menteurs au possible et grands trompeurs, autrement fort charitables, pour ce qu’ils ne lairront passer aucun étranger sans lui donner à boire et manger pour un repas en leur maison, ou bien le logent pour une nuit, sans en demander aucune recompense.

 

Des guerres qui surviennent entre eux et de leurs armes.

 

Souvent ces seigneurs des Noirs se guerroient entre eux, et le plus souvent encore, ils vont assaillir leurs voisins ; mais ils démènent leur fait de guerre à pied, pour autant qu’ils ont peu de chevaux, qui ne sauraient vivre pour la trop véhémente chaleur, comme j’ai déjà dit auparavant.

 

Ils ne portent aucun jamais d’endosseure, pour n’en avoir d’aucune sorte, avec ce, qu’ils ne pourraient supporter le travail à cause de la grande chaleur. Au moyen de quoi, ils n’usent seulement que de targues et rondelles, lesquelles sont couvertes de cuir d’un animal, qu’ils appellent Lamta, pour ce qu’il est fort dur à ouvrer.

 

Pour armes offensives, ils portent zagayes, qui sont en façon de dards légers, lesquelles ont une palme de fer environnée de petits crampons ou poinçons, posés menu et fort subtilement en diverses manières, tellement qu’au retirer d’où il est entré, il déchire toute la chair ce qui rend cette arme très dangereuse. Ils portent outre ce, deux gannes moresques, qui sont en forme de cimeterres turquesques, forgées de fer simplement, sans aucun acier.

 

Car ils n’ont sinon du fer, qui leur est apporté du royaume des Noirs lequel se trouve plus outre, et d’icelui font battre leurs armes. Mais ils n’ont point d’acier, comme j’ai déjà dit, et s’il y en a dans les minières, ils ne le savent trier, ni discerner d’avec le fer, joint aussi qu’ils n’ont pas le moyen de le tirer.

 

Ils s’aident encore d’une autre sorte d’armes de hast qui est comme une javeline. Au reste, ils n’usent d’autres armes.

 

Leurs guerres sont très mortelles, à cause qu’ils ont le corps désarmé, joint aussi, qu’ils ne tirent coups à l’ennemi, qui ne porte et touche, tellement qu’il s’en tue assez. Ce sont gens hardis et brutaux, qui, à tout hasard, se laisseraient plus tôt ôter la vie, que de marcher un seul pas en arrière, ni montrer le moindre signe de couardise, encore qu’ils le peussent faire ; et ne s’intimident en rien, combien qu’ils voient tomber mort leur compagnon par terre, ainsi comme faits à cela, et rejetant toute crainte de mort, ne s’en étonnent nullement.

 

Ils n’ont aucuns navires et n’en avaient jamais eu la vue, sinon depuis qu’ils ont pris connaissance avec les Portugais. Vrai est que ceux qui habitent sur ce fleuve, et aucuns de ceux qui font résidence sur la marine, ont aucunes Almadies (pirogues) d’une pièce, dans lesquelles peuvent entrer de trois à quatre hommes aux plus grandes, et avec icelles vont quelque fais pescher, puis traversent le fleuve de rive à autre, et sont ceux-ci les plus parfaits à la nage qui se pourraient trouver en toutes les parties du monde, par l’expérience que j’en ai vu faire à aucuns d’iceux.