Rapport Parlementaire sur la Syrie-Poujoulat, Druzes, 1862

Les Druze, sont mêlés dans le Liban avec les Maronites; les deux nations vivent en paix l’une avec l’autre. Il y a quinze ou vingt ans que la nation druze se montrait encore nombreuse et puissante. L’ambition soupçonneuse de l’émir Bashir l’a cruellement décimée. La plupart des chefs druzes ont été immolés ou proscrits, et maintenant ce peuple belliqueux, longtemps dominateur du Liban, ne s’offre plus au voyageur que comme de vivants débris qui attestent une terrible vengeance. Avant leurs derniers malheurs, les Druzes pouvaient mettre facilement trente mille hommes sous les armes, et leur population s’élevait à plus de 150 mille habitants. Aujourd’hui, ce pauvre peuple, hommes, femmes, enfants, forme tout au plus une population de soixante mille âmes, population docile et tremblante sous la main qui l’opprime. »

Le Druze a l’air belliqueux; son regard est empreint d’une tristesse farouche; ses manières sont froides; il parle lorsque la nécessité l’y oblige. Un secret qui lui est confié meurt avec lui. L’esprit de corps, de nation, domine en lui, et si des questions religieuses ou politiques divisent les esprits et les consciences, au moment du danger il oublie tout pour voler au secours de ses frères. C’est là ce qui fait sa principale force.

Les femmes, quoique plus libres que chez les Turcs, le sont moins que chez les Maronites. En effet, comme il en est, d’initiées parmi elles, on craindrait qu’une légèreté naturelle ou des moeurs corrompues ne leur fissent dévoiler les secrets du culte.

Les Druzes se partagent en deux classes : les notables, shyûkh ou Amîr et le peuple. Toute la partie du Liban qu’ils habitent est admirablement cultivée. On y trouve de très riches familles, qui possèdent près du sixième des terres. Les propriétés de feu Sa‘ïd Bey-Jumblatt sont les plus importantes. Elles s’étendent depuis Mokhtara, près de Dayr-al-Qamar, jusqu’à Saïda.

Jusqu’à la conquête de la Syrie par Muhammad ‘Alî, leur pays était gouverné par un Hâkim ou émir agréé par le gouverneur d’Acre, à qui il payait un tribut. Nous avons dit plus haut quel était le rôle de l’émir, prenant le gouvernement à terme.

Pour toutes les questions capitales, les notables étaient convoqués en assemblée générale, de sorte que le gouvernement était un mélange de monarchie, d’aristocratie et de démocratie.

En cas de guerre, tout homme en état de porter les armes était appelé. Dans le Liban, on ne peut faire d’autre guerre que celle des guérillas. Jamais on ne se risque en plaine; tout l’art consiste à gravir les rochers, à se cacher dans les broussailles et derrière les blocs de pierre, et à diriger de là sur l’ennemi un feutrés-dangereux. Les Druzes ont le tir très-juste; ils s’entendent à merveille aux attaques brusques, aux coups de main, aux embuscades. Ils sont, dit Volney, ardents à pousser leurs succès, hardis jusqu’à la témérité, quelque- fois même féroces. Ils ont deux ‘excellentes qualités qui font de bonnes troupes : ils obéissent exactement à leurs chefs et sont d’une sobriété et d’une vigueur de santé inconnues aux nations plus civilisées.

Dans la campagne de 1789, ils passèrent trois mois en plein air, sans tentes, et n’ayant pour tout meuble qu’une peau de mouton. Leurs vivres consistaient en petits pains cuits sous la cendre ou sur une brique, en oignons crus, en fromage, en olives ou autres fruits, et quelque peu de vin. Leurs chefs avaient une table presque aussi frugale. S’ils se trouvait parmi eux quelques hommes ayant la science de la stratégie européenne, ils deviendraient une milice formidable.
Volney dit : « Leur caractère qu’il faut toujours consulter lorsqu’il s’agit de la Syrie, est fier, énergique, actif; ils ont un esprit républicain des plus irritables. On les cite dans tout le Levant pour leur humeur inquiète, leur esprit entreprenant et leur bravoure à toute épreuve. On les a vus, au nombre de 300 seulement, fondre en plein jour sur Damas, y répandre le désordre et l’épouvante. »

Il est inconcevable qu’avec un genre de vie presque semblable, les Maronites n’aient point ces qualités au même degré.

Les Druzes n’admettent point le pardon des injures. Personne n’est aussi ombrageux sur le point d’honneur. Une offense est su le champ vengée à coups de fusil. Cette susceptibilité excessive en a
fait un peuple très poli. La circonspection est nécessaire à tous.
Les Druzes sont vraiment hospitaliers. Ils donneraient leur dernier para au passant misérable. Lorsqu’ils contractent vis-à-vis de leur hôte l’engagement du pain et du sel, rien ne serait capable de le leur faire violer. Jamais, et quoi qu’il pût en résulter pour eux, ils ne livreraient un homme, persécuté ou même un coupable. Ils ont le préjugé de la naissance, et attachent beaucoup de prix à l’ancienneté de la famille. Ils s’allient entre parents et conservent encore l’usage des Israélites (lévirat). Depuis une trentaine d’années pourtant, les unions entre proches parents sont, nous l’avons dit, plus rares qu’autre fois. Le divorce est assez fréquent.

En résumé, leur caractère propre et distinctif est un esprit démocratique qui leur donne à leurs propres yeux une grande valeur personnelle. En matière religieuse, ils sont tout à fait indifférents.
Ils aiment le travail, sont braves, intelligents, ennemis des préjugés qui divisent les chrétiens ou les Turcs.

Au jugement porté par divers auteurs sur cette nation, et qui ne lui est pas défavorable, nous pourrions ajouter le témoignage d’une grande partie des officiers du corps expéditionnaire de 1860, celui de tous les Européens animés d’un esprit impartial, qui, dans ces dernières années, ont vécu en Syrie. Malgré les effroyables massacres de 1860, tous ont été obligés de reconnaître que les Druzes
sont un peuple qui a pu s’attirer un juste blâme, mais qu’il est impossible de ne pas estimer.

Quant à ces massacres, ils ont dû avoir une cause. Nous tâcherons de la rendre évidente dans le cours de ce livre. M. Poujoulat nous a fourni quelques lignes qui devaient mettre sur la voie tous
ceux qui ont écrit sur les derniers événements. Mais personne n’a voulu en tenir compte. On a parlé de fanatisme ou d’intrigues étrangères : deux hypothèses sans nulle valeur. La première tombe
devant ce qui a été dit de la religion des Druzes. Quant à la seconde, ne serait-il pas absurde de supposer qu’en vue de satisfaire à des intérêts quelconques, des Européens eussent poursuivi des résultats tout aussi nuls qu’ils sont atroces.