William Lemprières, Récit d’un médecin à la cour de Sidi Muhammad b. Abdallah, 1789 : Tanger

Personne n’ignore que la ville et le fort de Tanger faisaient autrefois partie des possessions étrangères de la Grande-Bretagne. La ville était bien fortifiée, lorsqu’elle appartenait aux Anglais ; mais quand ils l’abandonnèrent sous le règne de Charles II, ils en détruisirent les fortifications. On voit encore des vestiges de cette démolition.

Il ne subsiste plus qu’un petit fort en assez bon état, situé à l’extrémité nord de la ville, et une batterie de canons en face de la baie. Cette place étant mal défendue, il est évident qu’elle ne pourrait faire qu’une faible résistance contre l’ennemi qui l’attaquerait.
La ville occupe un très petit espace, et n’a rien de remarquable ; elle est bâtie près de la mer, est entourée d’une vieille muraille qui tombe en ruine ; ses environs sont couverts de vignobles ; on y voit quelques vergers ensemencés en blé. En s’éloignant de la ville, on ne trouve que du sable et des montagnes arides. La situation de Tanger n’est rien moins qu’agréable ; les maisons y sont en général mal bâties, et annoncent la misère. Leurs toits sont plats. Les murs sont communément blanchis à l’extérieur. Le sol des appartements est simplement de terre battue. Les maisons n’ont point de second étage.
Les Juifs et les Maures vivent mêlés ensemble à Tanger, ce qui se voit rarement en Barbarie. Cette cordialité entretient plus de confiance entre eux qu’il n’en existe dans les autres parties de l’Empire : ainsi les Juifs, au lieu de marcher nu-pieds, comme à Maroc, à Taroudannt et dans plusieurs autres villes, ne sont assujettis à ce pénible usage que quand ils passent dans une rue où se trouve une mosquée, ou un de ces édifices appelés sanctuaires, qui sont particulièrement révérés des Maures.

Tous les consuls étrangers (excepté celui de France qui est établi à Salé) font leur résidence à Tanger, quoique les habitants n’y soient pas plus civilisés que dans les autres villes de Maroc. Avant le règne de Sidi Mohamet, il leur était permis de s’établir à Tétouan, bien préférable à Tanger, par l’agrément des campagnes qu’on trouve dans les environs. Une aventure de fort peu d’importance fit chasser les chrétiens de cette agréable cité. Un Européen qui s’amusait à tirer des oiseaux dans le voisinage de la ville eut le malheur de blesser une femme maure qui se trouvait par hasard dans la direction de son fusil, et cet accident ayant été rapporté à l’Empereur, il jura par sa barbe qu’aucun chrétien n’entrerait à l’avenir dans Tétouan ; et, comme ce serment (par la barbe) n’est jamais fait par les Maures que dans des occasions importantes, et que l’Empereur ne le violait jamais, les chrétiens qui faisaient leur demeure à Tétouan en ont tous été renvoyés.
Le peu d’agrément dont jouissent les consuls dans ces contrées barbares ne doit pas faire envier leur sort. On a même de la peine à concevoir qu’il se trouve des hommes assez avides de faire fortune pour abandonner leur patrie, et venir ici mener la vie la plus ennuyeuse. Les habitants ne font aucune société avec les consuls, et les traités qu’ils ont signés au nom de leurs souverains, sont souvent insuffisants pour les garantir des insultes auxquelles ils se voient sans cesse exposés. En butte aux caprices d’un despote qui n’a d’autre loi que sa volonté, celui-ci leur ordonne de venir à la cour, et après leur avoir fait faire un voyage cher et pénible, il les renvoie sans qu’ils aient tiré aucun avantage, quelquefois même ils ignorent pourquoi ils ont été ainsi mandés.
Les consuls anglais, suédois et danois, ont fait bâtir des maisons de campagnes dans les environs de Tanger, où ils vont se consoler de leurs tracas ; ils s’y occupent de leurs jardins, de la pêche, et surtout de la chasse, qui est fort agréable dans ce pays, à cause de l’abondance du gibier. Enfin, les consuls remplacent, autant qu’ils peuvent, par toutes sortes de plaisirs champêtres, les jouissances de la société. Sur la côte nord de Tanger, on voit un château à moitié ruiné qu’habite le gouverneur.
L’hôtel du trésor royal sert de magasin pour le radoub des vaisseaux. On construit dans le port des galères pour l’Empereur. C’est sans conteste le meilleur qu’il ait dans ses Etats pour employer avec avantage ces sortes de bâtiments. La baie est assez vaste, mais elle n’est pas sûre, lorsque le vent d’est souffle avec violence. Le meilleur ancrage est à l’est de la baie, à environ un ou deux milles du rivages, entre la tour ronde et la maison du consul d’Espagne, qui se voit facilement de la baie.
Dans la partie sud de la baie, est l’embouchure de la rivière où l’Empereur faisait hiverner ses vaisseaux avant qu’elle fût engorgée par des bancs de sable : il est obligé à présent de les envoyer à Larache.
Beaucoup de rivières des Etats de Maroc, qui étaient autrefois navigables et commodes pour mettre les vaisseaux à l’abri du mauvais temps, ont aujourd’hui leur embouchure si encombrée de sable, que dans peu d’années les bateaux pêcheurs pourront seuls y entrer. Il semblerait qu’un peu plus d’étude de l’état de la marine de cette puissance, surtout de l’incommodité de ses havres, serait de quelque importance pour les différents Etats de l’Europe qui payent un tribut ignominieux à cette ombre de dignité impériale. On voit sur la rivière de Tanger les ruines d’un vieux pont qu’on suppose avoir été construit par les Romains.
Seul le milieu est détruit, et il ne paraît point que ce soit par l’usure du temps. Il est plus probable que les Maures l’ont coupé ainsi pour faire entrer leurs vaisseaux dans la rivière. Les côtés qui sont encore debout sont bien conservés. L’épaisseur et la solidité de ce qui en reste prouvent la qualité des ouvrages des anciens, qui savaient ajouter la force à la beauté de leurs édifices.
Comme je me propose de donner une juste idée de l’architecture des Maures en parlant de leurs maisons, je terminerai mon récit concernant Tanger, en observant qu’en temps de paix, cette ville fait un petit commerce avec Gibraltar et la côte d’Espagne dont elle est très voisine, fournissant à ces différents endroits des provisions pour lesquelles elle reçoit en échange des marchandises européennes.
Quinze jours après mon arrivée à Tanger, le consul anglais reçut une lettre du prince maure, qui l’informait de son retour à Taroudannt en lui marquant le grand désir qu’il avait de me voir.
Quelque impatience que j’eusse de me rendre auprès de lui, il fallut pourtant, avant mon départ, me procurer tout ce qui m’était nécessaire pour faire le voyage. Le prince avait ordonné que j’eusse deux cavaliers pour m’escorter.
Le gouverneur de Tanger devait aussi me fournir une tente, des mulets et un interprète : mais ce ne fut pas sans peine qu’on parvint à trouver un homme qui parlât l’anglais et l’arabe assez bien pour remplir l’office d’interprète.
Après avoir cherché inutilement par toute la ville, le gouverneur ordonna que pendant la prière des Juifs, on s’informât dans leurs synagogues si quelques gens de cette secte ne parleraient point l’anglais.