Tite-Live, XXIV, 4-7, Alliance de Hiéronyme de Syracuse avec Carthage, v. 50 av. n-è

IV. (1) En Sicile, la mort d’Hiéron et la montée sur le trône d’Hiéronyme, son petit-fils, avaient tout changé pour les Romains. Hiéronyme était un enfant capable à peine de supporter convenablement la liberté, bien loin d’être assez fort pour le pouvoir. (2) Son âge, son caractère, ses tuteurs, ses amis le précipitèrent dans toute espèce de vices. Hiéron, qui avait prévu ce qui devait arriver, voulut, dit-on, dans sa vieillesse, laisser Syracuse libre, de peur que, sous la domination d’un enfant, ce pouvoir qu’il avait acquis et affermi par une si noble conduite, ne pérît au milieu du mépris général. (3) Les filles d’Hiéron s’opposèrent de toute leur force à ce projet, bien sûres que cet enfant n’aurait que le nom de roi, et que tout le pouvoir leur appartiendrait à elles et à leurs maris, Adranodorus et Zoïppus, laissés par Hiéron comme les premiers tuteurs d’Hiéronyme. (4) À l’âge de 90 ans, assiégé jour et nuit par des caresses de femmes, il n’était pas facile à Hiéron de conserver une âme libre, et de ne penser qu’aux affaires de l’état, sans s’occuper de celles de sa famille. (5) Il donna 15 tuteurs au jeune homme, les suppliant, avant de mourir, de conserver intacte la foi que pendant 50 ans il avait gardée au peuple romain, et de faire en sorte que le jeune roi ne s’écartât jamais des traces de son grand-père, ni des principes dans lesquels il avait été élevé. Telles furent ses recommandations. (6) Dès qu’il eut cessé de vivre, les tuteurs du roi rendirent le testament public ; ils produisirent dans l’Ekklesia le jeune homme qui avait alors à peu près 15 ans. (7) Un petit nombre seulement de citoyens qu’ils avaient disposés dans l’assemblée pour exciter les acclamations, approuvèrent le testament. Les autres, comme s’ils eussent perdu leur père, ne témoignaient que de la crainte au milieu de la cité en deuil. (8) On célébra les funérailles du roi, où l’amour, la tendresse des citoyens se firent remarquer bien plus que les soins de sa famille. (9) Bientôt après, Adranodorus écarte tous les autres tuteurs, disant hautement qu’Hiéronyme était homme déjà, et capable de gouverner. Renonçant lui-même à la tutelle qui lui était commune avec plusieurs autres, il concentre en sa personne le pouvoir de tous.

V. (1) Il eût été difficile, même à un roi vertueux et bon, de se concilier l’amour des Syracusains en succédant à Hiéron, qu’ils avaient tant chéri ; (2) mais Hiéronyme, comme s’il eût voulu par ses vices faire regretter son aïeul, montra, dès les premiers moments, combien tout était changé désormais. (3) Ceux qui, pendant tant d’années, n’avaient vu ni Hiéron, ni Gélon son fils, se distinguer du reste des citoyens par leurs vêtements ou par aucun autre insigne, (4) aperçurent tout à coup la pompe, le diadème, des satellites armés, et quelquefois même le roi sortant de son palais dans un char attelé de 4 chevaux blancs, à la manière du tyran Denys. (5) À cet appareil, à cet extérieur si orgueilleux répondaient bien son mépris pour tous, son dédain quand il écoutait, sa parole toujours injurieuse, le soin de se rendre inaccessible, non pas seulement aux étrangers, mais même à ses tuteurs ; enfin des débauches inouïes et une cruauté sans exemple parmi les hommes. (6) La terreur fut si grande et si générale, que parmi ses tuteurs, quelques-uns, par une mort ou par un exil volontaire, prévinrent les supplices qu’ils redoutaient.

(7) Trois d’entre eux, les seuls qui eussent un accès plus facile dans le palais, Adranodorus et Zoïppus, gendres d’Hiéron, et un certain Thrason, n’avaient guère de crédit auprès du roi que sur une seule question : (8) les deux premiers penchaient pour Carthage, Thrason pour l’alliance avec Rome; et leurs débats, la passion qu’ils y mettaient, attiraient de temps en temps l’attention du jeune homme. (9) Bientôt une conjuration dirigée contre la vie du tyran fut découverte, grâce à un certain Callon, qui était de l’âge d’Hiéronyme et admis dès l’enfance à tous les droits d’une intime familiarité. (10) De tous les conjurés, le dénonciateur ne put nommer que Théodotus, qui lui avait fait à lui-même quelques ouvertures. Théodotus, saisi sur-le-champ et livré à Adranodorus pour être soumis à la torture, avoua sans hésitation tout ce qui le regardait lui-même; mais il cacha le nom de ses complices. (11) Enfin, déchiré par les tourments plus forts que l’homme n’en peut supporter, il feint de céder à la douleur, détourne les soupçons de ses complices, et chargeant des innocents, (12) il accuse faussement Thrason d’être à la tête du complot, déclarant que sans l’appui d’un chef aussi puissant, les intimes du tyran n’auraient jamais osé tenter une telle entreprise, (13) et il nomma, parmi les plus indignes, ceux qui en outre se présentaient à son imagination au milieu des douleurs et des gémissements. Au nom de Thrason, le tyran ne douta plus de rien. Il le fit traîner aussitôt au supplice, où il fut suivi de presque tous les autres accusés, innocents comme lui. (14) Bien que leur complice fût livré à de si longues tortures, aucun des conjurés ne se cacha ni ne s’enfuit, tant ils avaient de confiance dans le courage et l’honneur de Théodotus ; tant Théodotus lui-même avait de force pour cacher un secret.

VI. (1) Ainsi le seul lien qui maintint l’alliance avec Rome avait été rompu par la mort de Thrason.  La défection de la Sicile n’était donc plus douteuse. (2) Des ambassadeurs furent envoyés à Hannibal, qui à son tour envoya au roi, avec Hannibal, jeune homme d’illustre naissance, Hippocrate et Épicyde, nés à Carthage, mais dont le grand-père était un Syracusain exilé, et qui toutefois étaient Carthaginois du côté de leur mère. (3) Ils furent les intermédiaires du traité d’alliance entre Hannibal et le tyran de Syracuse, auprès duquel ils restèrent avec l’agrément d’Hannibal.

(4) Le préteur Ap. Claudius, qui commandait en Sicile, apprenant cette nouvelle, envoya des députés à Hiéronyme; lesquels dirent au roi qu’ils venaient renouveler avec lui l’alliance qui existait entre Rome et son aïeul. Hiéronyme les reçut et les congédia avec dédain; il leur demanda en raillant « quel avait été pour eux le succès de la bataille de Cannes? (5) que les députés d’Hannibal en racontaient des choses à peine croyables, et qu’il voulait savoir là-dessus la vérité, pour se décider d’après les chances que lui offriraient les deux partis. »

(6) Les Romains lui dirent « qu’ils reviendraient lorsque le roi serait en état d’entendre sérieusement une députation ».

Ils l’avertirent plutôt qu’ils ne le prièrent de ne pas changer légèrement d’alliance, et ils partirent. (7) Hiéronyme envoya aussitôt une ambassade à Carthage pour arrêter un traité d’après les bases convenues entre lui et Hannibal. Le traité portait que, les Romains une fois chassés de la Sicile, ce qui se ferait promptement si Carthage envoyait une armée et une flotte, le fleuve Himera, qui sépare à peu près l’île en deux, serait la limite du royaume de Syracuse et des possessions carthaginoises. (8) Bientôt après, enivré des flatteries de ses courtisans, qui l’engageaient à se rappeler non seulement Hiéron, mais le roi Pyrrhus, son aïeul maternel, il envoya une nouvelle ambassade par laquelle il exigeait comme un droit la possession de la Sicile entière, disant que la domination en Italie était ce que cherchaient les Carthaginois. (9) Cette légèreté, cette jactance, les Carthaginois ne s’en étonnaient pas dans un jeune homme insensé, et ils ne se récriaient pas non plus, pourvu qu’ils pussent le détacher des Romains.

VII. (1) Mais tout en lui contribuait à précipiter sa chute. Il avait envoyé en avant Hippocrate et Épicyde avec 2000 soldats pour faire une tentative sur les villes occupées par des garnisons romaines, (2) et lui-même, avec le reste de son armée (15 000 hommes environ d’infanterie et de cavalerie), il marchait sur Léontium. (3) Les conjurés, qui par hasard se trouvèrent tous à l’armée, s’établirent dans une maison qui était libre et qui donnait sur une rue étroite, par où le roi descendait ordinairement au forum. (4) Là, tous étant à leur poste, bien armés et attendant le passage du roi, l’un d’eux, nommé Dinomène, qui était garde du corps, fut chargé, au moment où le roi approcherait de la porte, de retenir, sous un prétexte quelconque, l’escorte qui devait la suivre. Tout s’exécuta comme il avait été convenu. (5) Dinomène leva le pied pour relâcher les liens de sa chaussure, comme s’ils l’eussent gêné, et il arrêta ainsi l’escorte à une distance assez grande pour que les conjurés, s’élançant sur le roi sans gardes, eussent le temps de le percer de plusieurs coups avant qu’on pût le secourir. (6) Aux clameurs, au bruit qui se fit entendre, on lança sur Dinomène, qui opposait alors une résistance ouverte, des traits, à travers lesquels il put s’échapper, bien qu’atteint de deux blessures. (7) Les satellites prirent la fuite à la vue du roi étendu mort, sur la terre. Des meurtriers, les uns courent au forum vers la multitude joyeuse de sa liberté recouvrée, les autres à Syracuse, pour prévenir les desseins d’Adranodorus et des autres partisans du roi. (8) Dans ces vicissitudes, Ap. Claudius voyant une guerre s’élever à côté de lui, écrivit au sénat que la Sicile se prononçait pour Carthage et Hannibal. (9) Lui-même, pour se mettre en mesure contre les entreprises des Syracusains, dirige toutes ses troupes sur la frontière qui sépare la province du royaume de Syracuse. (10) Sur la fin de cette année, Fabius, d’après les ordres du sénat, fortifia Putéoli, qui, grâce à la guerre, était devenu un marché très fréquenté, et y mit garnison. (11)