Salluste, 108-114, Jugurtha, Arrestation de Jugurtha, roi des Numides, grâce à Bocchus, roi des Maurusiens, livré à Sylla, il permet la réelection de Marius, v. -40

108. – Chez Bocchus, il y avait un Numide, du nom d’Aspar, qui, toujours près de lui, vivait dans son intimité ; Jugurtha l’avait envoyé, quand il avait appris que le Maure avait mandé Sylla ; il voulait qu’il y eût là quelqu’un pour parler en son nom et pour étudier adroitement les projets de Bocchus. Chez Bocchus se trouvait aussi Dabar, fils de Massugrada ; il était de la famille de Masinissa, mais de basse origine du côté maternel, son père étant né d’une concubine ; ses qualités d’esprit le rendaient cher au roi maure, qui le recevait avec plaisir, Bocchus avait déjà dans maintes circonstances éprouvé son dévouement à Rome ; il l’envoya dire à Sylla qu’il était prêt à faire ce que voudrait le peuple romain, lui demanda de fixer lui-même un jour, un lieu, une heure pour un entretien, l’invita à ne rien craindre de l’émissaire de Jugurtha ; à dessein, lui, Bocchus, affectait de ne rien lui cacher, pour traiter plus librement de tout ce qui leur était commun ; pas de meilleur moyen de se garer contre les traquenards de Jugurtha. Mon avis, à moi, c’est que Bocchus était de mauvaise foi – la foi punique ! – et mentait en donnant les raisons dont il avait la bouche pleine ; il jouait de la paix aussi bien avec le Romain qu’avec le Numide, et se demandait sans cesse s’il livrerait Jugurtha aux Romains ou Sylla à Jugurtha. La passion parlait contre nous, mais la crainte plaida en notre faveur.

109. – Sylla répondit que, devant Aspar, il parlerait peu, mais compléterait sa pensée dans une réunion secrète, avec Bocchus seul ou peu accompagné. Il indiqua en même temps à celui-ci la réponse qu’il devrait lui faire. La réunion se tint comme il l’avait voulu. Sylla dit que le consul l’avait envoyé pour savoir si l’on voulait la paix ou la guerre. Le roi, conformément à la leçon qui lui avait été faite, le pria de revenir dix jours plus tard, rien n’étant encore décidé pour le moment ; ce jour-là, il répondrait. Tous deux retournent chacun dans leur camp. Mais dans la seconde partie de la nuit, Bocchus mande secrètement Sylla ; ils n’ont auprès d’eux que des interprètes sûrs, et ils prennent comme intermédiaire Dabar, que sa probité rend vénérable et qu’ils agréent tous deux. Et tout de suite, le roi commence en ces termes :

110.

Je n’avais jamais pensé que le plus grand roi de ces régions, le premier de tous ceux que je connais, pût avoir un jour à rendre grâces à un simple particulier. Oui, Sylla, avant de te connaître, j’ai souvent accordé mon appui, soit sur demande, soit spontanément, mais je n’ai jamais eu besoin de l’aide de personne. Ce changement à mon détriment, qui en affligerait d’autres, est une joie pour moi. Ce qui a pu manquer, je l’ai obtenu de ton amitié, qui m’est plus chère que tout. Tu peux en faire l’expérience. Armes, soldats, argent, bref tout ce que tu peux concevoir, prends-le, uses-en ; si longtemps que tu doives vivre, tu n’épuiseras jamais ma gratitude, qui demeurera toujours entière ; dans la mesure où cela dépendra de moi, tu ne désireras rien en vain. J’estime qu’un roi perd moins à être vaincu à la guerre qu’en générosité.


Quant à la question politique, que l’on t’a envoyé traiter ici, voici ma réponse, très brève. Je n’ai ni fait, ni jamais voulu faire la guerre à Rome, j’ai simplement défendu par les armes mes frontières contre des gens qui les attaquaient les armes à la main. Mais je passe, puisque vous le voulez, vous autres Romains. Faites à votre gré la guerre à Jugurtha. Moi, je ne franchirai pas la Mulucha, qui séparait du mien le royaume de Micipsa, et je ne permettrai pas à Jugurtha de la traverser. Si maintenant tu as à me faire une demande digne de moi et de Rome, je ne te laisserai pas partir sans une réponse favorable.”

 

111. – Sylla répondit brièvement et avec réserve à ce qui, dans ces paroles, lui était personnel ; sur la paix et sur les questions générales, il fut plus long. En bref, il indiqua clairement au roi que le Sénat et le peuple romain, étant vainqueurs, lui sauraient peu de gré de ses belles promesses ; il faudrait qu’il fît quelque chose où l’intérêt de Rome trouvât mieux son compte que le sien propre ; et c’était chose aisée, puisqu’il avait Jugurtha à sa disposition : qu’il le livrât aux Romains, et ceux-ci seraient alors vraiment ses débiteurs : il obtiendrait tout de suite un traité d’amitié et la partie de la Numidie qu’il revendiquait.

Tout d’abord, le roi refuse et insiste sur son refus il allègue la parenté, l’alliance des deux familles, les traités signés, et puis il peut craindre qu’un manquement à la parole donnée ne lui aliène ses sujets qui sympathisent avec Jugurtha et détestent les Romains. Enfin sa résistance, battue et rebattue en brèche, s’amollit, et il finit par promettre à Sylla de tout faire à son gré. Tous deux font ce qu’il faut pour faire croire à une paix, que désire avidement le Numide, épuisé par la lutte. Puis, leur complot une fois bien organisé, ils se séparent.

112. – Le lendemain, Bocchus convoque Aspar, l’envoyé de Jugurtha ; il lui dit connaître par Dabar les conditions mises par Sylla à la cessation des hostilités ; qu’il aille donc demander à son maître ce qu’il en pense. Tout joyeux, le Numide part pour le camp de Jugurtha. Puis, muni d’instructions complètes, il se hâte de repartir et, 8 jours plus tard, il est de retour chez Bocchus ; il lui dit que Jugurtha désire vivement se conformer à tous les ordres donnés, mais se défie de Marius ; souvent déjà l’homme s’est refusé à ratifier les traités conclus avec ses généraux. Si Bocchus, veut leur être utile à tous deux et travailler vraiment à la paix, qu’il organise une conférence générale, convoquée soi-disant pour négocier, et que là, il lui livre Sylla. Quand un personnage de ce rang sera entre ses mains, forcément le peuple et le sénat consentiront à traiter et n’abandonneront pas un patricien tombé au pouvoir de l’ennemi moins par lâcheté que par dévouement à son pays.

113. Longtemps le Maure s’abandonne à ses réflexions. Enfin il promet, sans que je puisse affirmer si ses hésitations furent feintes ou sincères. D’ordinaire, les volontés des rois sont aussi mobiles que violentes, et souvent elles sont contradictoires. A des heures et dans des lieux déterminés, Bocchus convoque, pour traiter de la paix, tantôt Sylla, tantôt l’envoyé de Jugurtha, les reçoit avec bienveillance, fait à tous deux les mêmes promesses. Et eux sont également heureux, également pleins d’espoir. La nuit qui précéda le jour fixé pour la conférence générale, le Maure fit venir ses amis ; puis, changeant encore subitement d’avis, il renvoya tout le monde, restant seul pour tout peser, changeant de visage et de regard, comme de sentiments, et, dans son silence laissant paraître au dehors les secrets de son coeur. Il finit par faire venir Sylla et s’entend avec lui pour prendre au piège le Numide. Au point du jour, on lui signale l’approche de Jugurtha ; avec quelques amis et notre questeur, il s’avance au-devant de lui, comme pour lui faire honneur, et monte sur un tertre, afin de permettre aux agents du complot de mieux voir. Le Numide s’y rend avec la plupart de ses familiers, sans armes, comme il avait été convenu. Un signal est donné de tous côtés sortent des embuscades des hommes armés qui se jettent sur lui ; tous ses amis sont massacrés, lui-même, chargé de chaînes, est livré à Sylla, qui le conduit à Marius.

114. – A peu près à la même époque, nos généraux Q. Cépion et Cn. Manlius ne furent pas heureux dans une rencontre avec les Gaulois. L’épouvante fit trembler à l’Italie entière. A ce moment, et toujours depuis lors, les Romains ont été convaincus que, si avec les autres peuples rien n’est impossible à leur courage, avec les Gaulois, c’est pour eux une question, non de gloire, mais de vie et de mort. Mais lorsqu’on apprit la fin de la guerre de Numidie et l’arrivée à Rome de Jugurtha enchaîné, on réélut consul Marius, bien qu’absent, et on lui attribua la province de Gaule. Aux calendes de janvier, il triompha, étant consul, avec une grande pompe. Et c’est sur lui, à ce moment, que reposaient les espérances et toute la force de la république.