Plutarque, Vie de Timoléon, vainqueur de Carthage (vs Paul Emile), v. 100 n-è

Timoléon,

[1] Etat de la Sicile à la mort de Denys le Jeune

Je dois, en commençant la vie de Timoléon, exposer d’abord l’état où étaient les affaires de Syracuse avant qu’il fût envoyé en Sicile. Dion, après avoir chassé Denys le tyran, périt bientôt en trahison, et ceux qui s’étaient joints à lui pour rendre la liberté aux Syracusains se divisèrent entre eux. Syracuse, qui passait successivement d’une tyrannie à une autre, fut accablée de tant de maux, qu’elle n’était presque plus qu’une solitude. Le reste de la Sicile était en partie déjà ruiné par les guerres que cette île avait eu à soutenir, et conservait à peine quelques villes ; celles qui subsistaient encore étaient la plupart occupées par des Barbares de différentes nations, et par des soldats mercenaires qui, n’ayant pas de paye régulière, favorisaient les changements de domination. Denys le jeune, dix ans après son expulsion, ayant rassemblé quelques troupes étrangères, et chassé Nisée qui commandait alors à Syracuse, s’empara de l’autorité, et devint une seconde fois tyran de sa patrie. Dépouillé d’une manière étonnante, par une poignée de gens, de la plus puissante tyrannie qui fût alors, on le vit, par une révolution plus surprenante encore, de pauvre et de banni qu’il était, redevenir le maître de ceux qui l’avaient chassé. Les Syracusains qui étaient restés dans la ville gémissaient sous la servitude d’un tyran naturellement cruel, et que ses malheurs avaient rendu féroce. Les plus honnêtes et les plus considérables d’entre eux s’étaient adressés à Ikétas, qui gouvernait les Léontins ; et, remettant entre ses mains tous leurs intérêts ils l’avaient élu pour leur général ; non qu’il fût meilleur que ceux qui exerçaient ouvertement la tyrannie, mais parce qu’ils ne savaient à quel autre recourir ; que d’ailleurs, étant lui-même Syracusain, et ayant une armée capable de tenir tête à Denys, ils espéraient qu’il prendrait leur défense.

II. Manœuvre pro-puniques d’Iketas, chef de Leontinos

Dans ce même temps, les Carthaginois ayant abordé en Sicile avec une flotte nombreuse, et cherchant à s’en rendre les maîtres, les Siciliens résolurent d’envoyer des ambassadeurs en Grèce, pour demander du secours aux Corinthiens. Ils comptaient beaucoup sur ce peuple, non seulement à cause de leur origine commune, et des services qu’ils en avaient déjà reçus plusieurs fois, mais encore parce qu’ils avaient toujours vu Corinthe aimer la liberté, détester la tyrannie, et entreprendre plusieurs guerres considérables, non pour faire des conquêtes et étendre sa domination, mais pour assurer la liberté de la Grèce. Icétas, qui avait accepté le commandement, moins pour mettre en liberté les Syracusains que pour s’en rendre le tyran, traitait secrètement avec les Carthaginois, pendant qu’en public il se déclarait pour les Syracusains, et joignait même ses ambassadeurs à ceux qu’ils envoyaient dans le Péloponnèse; mais, loin de désirer qu’on leur fît passer du secours, il espérait que si les Corinthiens refusaient d’en envoyer, comme il était vraisemblable, dans l’occupation que leur donnaient les troubles de la Grèce, il lui serait plus facile de tourner les esprits du côté des Carthaginois, et de se servir ensuite de leur alliance et de leurs forces contre les Syracusains ou contre leur tyran. On reconnut bientôt qu’en effet c’était là son dessein.

III-V : Timoléon et Timophanes, son frère, usurpateur à Corinthe

Quand les ambassadeurs furent arrivés dans le Péloponnèse, les Corinthiens, accoutumés de tout temps à protéger leurs colonies, en particulier celle de Syracuse ; et qui par bonheur, n’étant embarrassés alors dans aucune guerre, jouissaient d’une paix profonde, arrêtèrent sans balancer qu’on enverrait du secours à Syracuse. On s’occupa donc du choix d’un général ; les magistrats proposaient ceux en qui ils connaissaient l’ambition de se signaler, lorsqu’un homme du peuple se leva, et nomma Timoléon, fils de Timodème, qui, ne se mêlant plus des affaires publiques, n’avait ni l’espérance ni la prétention d’un pareil emploi. Aussi crut-on généralement que c’était un dieu même qui avait inspiré à cet homme la pensée de le nommer : tant on vit éclater, dès ce premier moment, la faveur de la fortune, qui le seconda depuis dans toutes ses entreprises, en donnant le plus grand lustre à sa vertu.

IV. Il était né de parents distingués dans Corinthe par leur naissance ; son père s’appelait Timodème, et sa mère Démariste. Il joignait à un grand amour pour sa patrie, et à une douceur singulière, une haine violente contre la tyrannie et contre les méchants ; il était si heureusement né pour la guerre, que dans sa jeunesse il s’y distingua par sa prudence, et que dans sa vieillesse il y conserva tout son courage. Timophanes, son frère aîné, ne lui ressemblait en rien ; son naturel bouillant et emporté avait été corrompu par l’amour de la domination, que lui inspiraient les amis pervers et les soldats étrangers dont il était sans cesse environné. Comme dans les combats il paraissait avoir de l’audace et braver les dangers, il avait donné à ses concitoyens une grande opinion de son courage et de son activité, et on lui confiait souvent le commandement des armées. Il était secondé par Timoléon, qui couvrait toutes ses fautes, ou du moins les diminuait, et faisait valoir les bonnes qualités qu’il avait reçues de la nature.

Dans un combat que les Corinthiens livrèrent à ceux d’Argos et de Cléones, et où Timoléon servait dans l’infanterie, Timophanes, qui commandait la cavalerie, courut le plus grand danger. Son cheval fut blessé, et le renversa au milieu des ennemis. La plupart de ses cavaliers, effrayés de sa chute, se dispersèrent sur-le-champ; ceux qui tinrent bon étaient en petit nombre, et ne résistaient qu’avec peine aux ennemis nombreux qu’ils avaient en tête. Timoléon, voyant le péril de son frère, court promptement à lui, le couvre de son bouclier, et, malgré la quantité de traits et de blessures qu’il reçoit de très près dans son corps et dans ses armes, il vient à bout, après de grands efforts, de repousser les ennemis et de sauver son frère.

V. Cependant les Corinthiens, craignant qu’il ne leur arrivât, par la faute de leurs alliés, de perdre une seconde fois Corinthe, arrêtèrent de prendre à leur solde 400 soldats étrangers, dont ils donnèrent le commandement à Timophanes. Celui-ci, au mépris des lois, de la justice et de l’honneur, s’occupa sur-le-champ des moyens de se rendre maître de la ville : il fit mourir, sans aucune forme de justice, un grand nombre des principaux citoyens, et se déclara ouvertement le tyran de sa patrie. Timoléon, vivement affligé de cette trahison, qu’il regardait comme un malheur personnel, essaya d’abord de gagner son frère par la persuasion; il le pressa de renoncer à une folle et malheureuse ambition, et de travailler à réparer les torts qu’il avait envers ses concitoyens. Timophanes ne fit aucun cas de ses prières, et rejeta ses remontrances : alors Timoléon prenant avec lui, parmi les parents de Timophanes, Eschyle son beau-frère, et entre ses amis un devin que Théopompe appelle Satyrus, et qui est nommé Orthagoras par Éphore et par Timée, il va, après quelques jours d’intervalle, retrouver avec eux Timophanes; et tous trois le pressent, le conjurent de nouveau de prendre enfin un parti sage, et d’abandonner ses projets ambitieux. Timophanes ne fit d’abord que rire de leurs représentations; ensuite il s’emporta contre eux avec fureur. Timoléon s’éloigna de quelques pas, et, fondant en larmes, il se couvrit le visage; les deux autres, ayant tiré leurs épées, tuèrent Timophanes sur la place.

VI-VIII : Préparatifs : trahison d’Iketas de Leontinoi

VI. Le bruit de ce meurtre s’étant répandu dans la ville, les principaux citoyens donnèrent les plus grands éloges à la grandeur d’âme de Timoléon, et à sa haine contre les méchants : il avait surmonté, disaient-ils, sa douceur naturelle et son affection pour ses proches, préféré sa patrie à sa famille, et sacrifié un intérêt particulier à la justice et à l’honnêteté; comme il avait sauvé la vie à son frère lorsqu’il l’exposait courageusement pour la défense de son pays, il l’avait aussi fait mourir quand il tramait contre lui des desseins pernicieux, et qu’il voulait l’asservir. Ceux qui, ne pouvant vivre dans une démocratie, avaient coutume de faire la cour aux grands, parurent en public se réjouir de la mort du tyran; mais ils blâmaient Timoléon, et lui reprochaient d’avoir commis une action impie et détestable. Ces reproches le jetèrent d’abord dans une sombre tristesse; mais quand il apprit que sa mère, irritée contre lui, l’accablait des plus horribles malédictions; lorsque, étant allé pour la voir et la consoler, elle ne voulut pas même le recevoir, et lui fit fermer sa porte; alors il tomba dans une profonde mélancolie; et sa raison en fut si troublée, qu’il résolut de terminer sa vie en se laissant mourir de faim. Ses amis ne l’abandonnèrent pas dans cet état; ils employèrent auprès de lui les plus vives instances, et lui faisant en quelque sorte violence, ils l’obligèrent enfin à changer de résolution; il consentit à vivre, mais seul et dans la retraite. Il abandonna entièrement les affaires publiques; et dans les premiers temps il ne venait pas même à la ville; tout entier à sa douleur, il se plaisait à errer dans les lieux les plus solitaires.

[6] VII. C’est ainsi que notre esprit, s’il ne puise dans la raison et dans la philosophie la fermeté qu’exigent nos entreprises, est facilement ébranlé par les louanges ou par les reproches des personnes les plus indifférentes, et se laisse entraîner hors de ses résolutions. Il faut donc non seulement que notre action soit belle et juste, mais encore que l’opinion qui la détermine, étant ferme et invariable, ne nous fasse agir que par conviction; de peur qu’à l’exemple des gourmands qui, se jetant avec avidité sur les meilleures viandes, sont bientôt rassasiés et s’en dégoûtent; nous de même, après avoir achevé quelque entreprise, nous ne tombions par faiblesse dans le repentir, lorsque l’idée de gloire que nous y avions attachée vient à se flétrir. Le repentir nous fait rougir du bien même que nous avons fait; mais une détermination qui est fondée sur le raisonnement et sur la conviction ne varie jamais, lors même que nos entreprises n’ont pas réussi. Phocion, qui s’était opposé à l’expédition de Léosthène, voyant, après le succès qu’avait eu ce général, les Athéniens, tout glorieux de sa victoire, faire aux dieux des sacrifices d’actions de grâces, dit au peuple :

« Je voudrais avoir fait comme lui; mais je ne voudrais pas avoir donné un autre conseil que celui que j’ai donné. »

Il y a plus de fermeté encore dans la réponse qu’Aristide de Locres, un des amis de Platon, fit à Denys l’ancien, qui lui demandait une de ses filles en mariage :

«  J’aimerais mieux voir ma fille morte que femme d’un tyran ».

Peu de temps après, Denys, ayant fait mourir les enfants d’Aristide, lui demanda, avec un air d’insulte, s’il pensait toujours de même sur le mariage de sa fille :

« Je suis affligé, lui dit Aristide, de ce que tu as fait; mais je ne me repens point de ce que j’ai dit. »

Au reste, un tel courage est peut-être l’effet d’une vertu trop grande et trop parfaite pour pouvoir être facilement imité.

VIII. Pour Timoléon, le chagrin de ce qu’il avait fait, soit qu’il fût causé par la compassion pour le sort de son frère, ou par la honte de paraître devant sa mère, abattit tellement son courage, que pendant près de vingt ans il ne fit rien d’important, et ne prit part à aucune affaire publique; mais quand il eut été nommé général pour l’expédition de Sicile, et que le peuple eut confirmé avec empressement cette élection par ses suffrages, Téléclide, qui avait alors le plus de crédit et de puissance dans la ville, se leva, et exhorta Timoléon à se conduire dans cette entreprise en homme d’honneur et de courage :

« Si vous combattez avec gloire, lui dit-il, nous croirons que vous avez fait mourir un tyran. Si vous vous comportez mal, nous dirons que vous avez tué votre frère. »

Pendant que Timoléon rassemblait des troupes et préparait son départ, les Corinthiens reçurent d’Icétas des lettres qui dévoilaient son changement et sa trahison. A peine il avait fait partir ses ambassadeurs, que, s’étant réuni ouvertement aux Carthaginois, il était convenu avec eux que, lorsqu’il aurait chassé Denys de Syracuse, il y régnerait à sa place.

Craignant donc que le général corinthien, en arrivant avec son armée, ne fît avorter ses projets, il écrivit aux Corinthiens de s’épargner les frais et les embarras de cette expédition, qui pourrait les exposer à de grands dangers; il ajoutait que les Carthaginois, résolus de s’y opposer, se trouveraient avec une flotte nombreuse sur le passage de leurs vaisseaux pour les surprendre; que leur lenteur à lui envoyer du secours l’avait forcé de faire alliance avec les Carthaginois contre le tyran. A la lecture de cette lettre, ceux mêmes des Corinthiens qui pouvaient être indifférents à cette entreprise furent si irrités contre Icétas, que l’on fournit de grand cœur à Timoléon tout ce qui lui était nécessaire pour l’armement de sa flotte.

IX : Cérès et Proserpine soutiennent l’expédition

IX. Lorsque les vaisseaux furent prêts, et les soldats munis de toutes leurs provisions, les prêtresses de Proserpine virent en songe Cérès et sa fille se préparer pour un voyage, et dire qu’elles allaient s’embarquer avec Timoléon pour la Sicile. Les Corinthiens armèrent donc une galère sacrée, qu’ils appelèrent le vaisseau des déesses. Timoléon lui-même, étant allé à Delphes pour faire des sacrifices au dieu, eut, en entrant dans le sanctuaire de l’oracle, le signe le plus favorable. Du milieu des offrandes suspendues dans le temple, il se détacha une bandelette sur laquelle étaient brodées des victoires et des couronnes, et qui, s’allant poser sur la tête de Timoléon, fit dire que le dieu semblait l’envoyer déjà tout couronné à cette expédition.

Il mit à la voile avec 7 vaisseaux corinthiens, 2 de Corcyre, et un dixième fourni par les Leucadiens. Comme il voguait la nuit en pleine mer, par un vent favorable, il crut voir le ciel s’entrouvrir tout à coup, et verser sur son vaisseau une traînée de feu très brillante, d’où il sortit une torche enflammée, semblable à celles qu’on allume dans les mystères, et qui, suivant la même route que sa flotte, alla se perdre enfin sur la côte d’Italie où les pilotes voulaient aborder.

Les devins déclarèrent que cette vision confirmait le songe qu’avaient eu les prêtresses de Proserpine, et que les déesses avaient fait briller du ciel cette lumière, pour montrer qu’elles assistaient à cette expédition. En effet, disaient-ils, la Sicile est consacrée à Proserpine, et la Fable place l’enlèvement de la déesse dans cette île, qui lui fut donnée depuis pour présent de noces. Remplis de confiance sur tant de signes heureux que les dieux leur envoyaient, ils firent la plus grande diligence, et abordèrent en Italie.

X-XI. Timoléon, bloqué à Rhegium, tente la ruse

Mais les nouvelles que Timoléon y reçut de Sicile le jetèrent dans l’embarras et découragèrent ses troupes. Icétas avait vaincu Denys en bataille rangée ; et s’étant rendu maître de la plus grande partie de Syracuse, il tenait le tyran enfermé dans la citadelle et dans le quartier appelé l’île, qu’il avait environné de murailles, pour en faire le siège. Il avait chargé les Carthaginois d’empêcher Timoléon d’aborder en Sicile, et il était convenu avec eux qu’après l’avoir forcé de se retirer, ils feraient paisiblement ensemble le partage de l’île. Les Carthaginois envoyèrent donc à Rhègion 20 galères qui portaient les ambassadeurs d’Icétas à Timoléon ; ils étaient chargés de lui faire des propositions analogues à la conduite d’Icétas, et qui n’étaient  que des paroles spécieuses sous lesquelles il couvrait ses pernicieux desseins. Ils dirent à Timoléon qu’il était le maître de venir seul, s’il voulait aider Icétas de ses conseils, et partager ses premiers succès ; qu’il n’avait qu’à renvoyer ses vaisseaux et ses troupes à Corinthe, parce que la guerre était près de finir; que d’ailleurs les Carthaginois étaient résolus de lui fermer le passage, et de le combattre, s’il tentait de le forcer. Les Corinthiens, en débarquant à Rhège, y trouvèrent les ambassadeurs, et virent les Carthaginois à l’ancre, non loin du port. Si le dépit d’être ainsi joués les remplit d’une juste indignation contre Icétas, ils ne furent pas moins alarmés du danger des Siciliens, qui ne pouvaient manquer de devenir pour le tyran le prix de sa trahison, et pour les Carthaginois le salaire de l’appui qu’ils donnaient à sa tyrannie. Il leur paraissait impossible de forcer les vaisseaux que les Carthaginois avaient fait avancer, et qui étaient en nombre double des leurs : quand même ils y auraient réussi, pouvaient-ils espérer de battre l’armée d’Icétas, qu’ils n’étaient venus que secourir?

XI. Cependant Timoléon, s’étant abouché avec les ambassadeurs et les capitaines des vaisseaux carthaginois, leur dit qu’il exécuterait volontiers ce qu’ils lui proposaient; car que gagnerait-il à leur résister ? mais qu’avant de se retirer, il désirait qu’ils lui fissent leurs propositions et reçussent ses réponses dans Rhège, qui, comme ville grecque, était amie des deux partis ; que cette démarche importait à sa sûreté ; que, de leur côté, ils tiendraient plus fidèlement ce qu’ils auraient promis pour les Syracusains, lorsqu’ils auraient tout le peuple de Rhège pour témoin de leurs engagements. Ce n’était de sa part qu’une ruse, par laquelle il voulait se ménager le moyen de passer en Sicile ; il était secondé par les magistrats de Rhège, qui tous préféraient que les Corinthiens fussent maîtres de la Sicile, et qui d’ailleurs craignaient le voisinage des Barbares. Ils convoquèrent donc l’assemblée, et fermèrent les portes de la ville, sous prétexte d’empêcher que les citoyens n’allassent s’occuper d’aucune autre affaire. Quand le peuple fut assemblé, les magistrats firent tous de longs discours sans rien conclure, chacun laissant à l’autre le même sujet à traiter; ils ne voulaient que gagner du temps, jusqu’à ce que les galères des Corinthiens fussent sorties du port. Ils retinrent aussi dans l’assemblée les Carthaginois, qui n’avaient pas le moindre soupçon de ce qui se tramait, parce que Timoléon était présent, et qu’il paraissait attendre le moment de parler à son tour. Lorsqu’on fut venu lui dire tout bas que les galères étaient en mer, et qu’il ne restait plus que la sienne qui l’attendait dans le port, il se glissa parmi la foule des Rhégiens, qui, pour favoriser son évasion, se pressaient autour de la tribune. S’étant rendu à bord, il hâta son départ, et arriva avec toute sa flotte à Tauroménium, ville de Sicile ; il y était appelé depuis longtemps par Andromachus, qui exerçait dans cette ville une autorité presque absolue, et qui le reçut avec la plus grande joie. Il était père de l’historien Timée, et le plus vertueux de tous ceux qui dominaient en Sicile: il gouvernait ses concitoyens avec autant de sagesse que de justice, et avait voué aux tyrans une haine implacable. Il fit donc de sa ville la place d’armes de Timoléon, et détermina les habitants à se joindre aux troupes de Corinthe, pour mettre la Sicile en liberté.

XII-XIV : Tauromenium et Adranus : victoire et ralliement de Catane et Syracuse

XII. Quand l’assemblée fut finie à Rhège, et que les Carthaginois apprirent le départ de Timoléon, ils furent outrés de colère de se voir ainsi dupés ; et leur dépit donna lieu aux Rhégiens de les plaisanter, et de leur dire qu’étant Phéniciens, ils ne devaient pas tant désapprouver les tromperies. Les Carthaginois envoient aussitôt à Tauroménium, sur une de leurs galères, un ambassadeur, qui fit un très long discours à Andromachus; et après l’avoir menacé avec l’audace et l’insolence d’un Barbare, il finit par lui montrer le dedans de sa main tout ouverte; ensuite la renversant, il lui dit que, s’il ne chassait au plus tôt les Corinthiens, il renverserait sa ville aussi facilement qu’il venait de retourner sa main. Andromachus ne fit que rire de ces menaces; et répétant le même geste que l’ambassadeur avait fait :

« Retire-toi, lui dit-il, si tu ne veux pas voir ta galère renversée comme j’ai moi-même renversé ma main ».

Cependant Icétas ayant appris le passage de Timoléon, en fut très effrayé, et fit venir à Syracuse plusieurs galères des Carthaginois. Les Syracusains désespérèrent alors de leur salut ; ils voyaient le port occupé par les Carthaginois, Icétas maître de la ville, Denys de la citadelle, et Timoléon, qui, ne tenant encore à la Sicile que par la petite ville de Tauroménium, comme par une faible lisière, n’avait que de médiocres espérances, et encore moins de forces ; car son armée ne se montait pas à plus de 1000 hommes, et n’avait que les provisions les plus nécessaires. D’un autre côté, les villes ne se fiaient pas à lui; elles étaient aigries contre tous les généraux par les maux affreux qu’elles avaient soufferts, surtout de la part de Callippe et de Pharax, l’un Athénien et l’autre Spartiate, qui tous deux, après avoir déclaré qu’ils venaient délivrer la Sicile et en exterminer les tyrans, avaient rendu les Siciliens si misérables, qu’ils regardaient comme l’âge d’or le temps de la tyrannie : et que ceux de leurs concitoyens qui étaient morts dans la servitude leur paraissaient plus heureux que ceux qui avaient vécu sous la liberté. Persuadés que ce Corinthien ne serait pas meilleur que les autres, et qu’en employant les mêmes ruses il les amorcerait également par les espérances les plus flatteuses et les promesses les plus séduisantes, pour les engager à changer de maître, ils suspectaient les intentions des Corinthiens, et rejetaient leurs propositions. Elles ne furent écoutées que par les Adranites, qui habitaient une petite ville consacrée au dieu Adranus, divinité singulièrement honorée dans toute la Sicile ; mais ils étaient divisés entre eux : les uns appelaient Icétas et les Carthaginois ; les autres avaient déjà député vers Timoléon.

XIII. Il arriva par hasard que les deux généraux, qui avaient un égal empressement de se rendre à Adrane, y arrivèrent en même temps. Mais Icétas avait 5000 combattants ; et la troupe de Timoléon n’était que de 1200 hommes, avec lesquels il était parti de Tauroménium, éloignée d’Adrane de trois cent quarante stades. Il avait fait peu de chemin la première journée, et s’était arrêté de bonne heure. Mais le lendemain il précipita sa marche, malgré la difficulté des chemins, et sur la fin du jour il apprit qu’Icétas venait d’arriver devant Adrane, et qu’il plaçait déjà son camp. Les capitaines et les chefs des bandes font arrêter aussitôt les premières troupes, afin qu’après avoir pris leur repas et s’être reposées quelque temps, elles pussent marcher à l’ennemi avec plus d’ardeur. Timoléon, étant allé trouver ces officiers, les prie de ne pas arrêter les soldats, mais de les conduire au plus tôt contre Icétas, et de l’attaquer dans le désordre d’une première arrivée, où ses troupes ne devaient être occupées qu’à dresser leurs tentes et à préparer leur souper. En même temps il prend son bouclier, et marche le premier comme à une victoire certaine. Ses soldats, encouragés par son exemple, le suivent sans balancer : ils n’étaient éloignés d’Adrane que d’environ 30 stades. A peine arrivés, ils courent sur les ennemis, qu’ils trouvent en désordre, et qui ne les ont pas plutôt vus, qu’ils prennent la fuite. Aussi les Corinthiens n’en tuèrent-ils pas plus de trois cents : ils firent le double de prisonniers, et se rendirent maîtres du camp.

XIV. Les Adranites ouvrirent leurs portes à Timoléon, et lui racontèrent avec un étonnement mêlé d’horreur qu’au commencement du combat, les portes sacrées de leur temple s’étaient ouvertes d’elles-mêmes; que leur dieu avait agité le fer de sa pique, et que son visage avait paru inondé de sueur. Ces prodiges, à ce qui semble, ne présageaient pas seulement cette première victoire, mais les exploits qui la suivirent, et dont ce combat fut l’heureux prélude.

En effet, plusieurs villes envoyèrent des députés à Timoléon pour joindre leurs troupes aux siennes. Mamercus, tyran de Catane, homme guerrier, que ses grandes richesses rendaient très puissant, fit alliance avec lui; et ce qui fut bien plus important, Denys lui-même, qui se voyait sans espoir et à la veille d’être forcé dans la citadelle, n’eut plus 26 que du mépris pour Icétas depuis sa honteuse défaite; et, plein d’admiration pour Timoléon, il lui fit dire qu’il était disposé à se rendre aux Corinthiens, et à leur remettre la citadelle. Timoléon, ravi d’un bonheur si inespéré, charge deux Corinthiens, Euclide et Télémaque, de faire entrer 400 soldats dans la citadelle, non pas tous ensemble, ni pendant le jour; ce qui eût été impossible, les Carthaginois étant dans le port ; mais les uns après les autres, et à la dérobée. Ces soldats, s’étant glissés dans la citadelle, s’emparent de tous les meubles du tyran, et de toutes les provisions qu’il y avait mises en réserve. C’était un grand nombre de chevaux, toutes sortes de machines de guerre, et une grande quantité de traits. On y trouva des armes pour 70 000 hommes, qu’on y avait amassées depuis longtemps. Denys avait aussi 2000 soldats qu’il remit à Timoléon, avec tout le reste, et lui-même, ayant pris son argent, s’embarqua avec quelques amis, à l’insu d’Icétas, et se rendit au camp de Timoléon.

XV-XVII : Déchéance de Dionysos II

XV. Réduit alors, pour la première fois de sa vie, à l’état abject du plus simple particulier, il fut envoyé à Corinthe sur une galère avec très peu d’argent : lui qui était né et avait été élevé dans la plus grande et la plus florissante tyrannie qui eût jamais existé ; qui l’avait d’abord occupée paisiblement pendant 10 ans, et l’avait conservée 12 autres années, depuis la guerre qu’il avait eu à soutenir contre Dion. Les malheurs qu’il éprouva surpassèrent encore les maux qu’il avait fait souffrir aux Syracusains pendant sa tyrannie. Il vit ses enfants moissonnés à la fleur de leur âge, et ses filles violées ; sa femme, qui était aussi sa sœur, après avoir servi de jouet à la brutalité de ses ennemis, périt avec ses enfants d’une mort violente, et son corps fut jeté dans la mer : tous ces détails se trouvent dans la vie de Dion. Lorsque Denys fut arrivé à Corinthe, il n’y eut pas dans toute la Grèce un seul homme qui ne désirât de le voir et de lui parler. Ceux qui le haïssaient, charmés de sa disgrâce, y allaient avec joie, comme pour insulter à un homme que la fortune avait abattu ; les autres, changés par un tel revers et sensibles à ses malheurs, contemplaient avec étonnement dans sa personne un exemple frappant de ce pouvoir terrible et caché que les puissances divines exercent sur les faibles mortels. On ne vit dans ce siècle aucun effet de la nature ou de l’art aussi extraordinaire que ce jeu de la fortune envers un homme qui, peu de jours auparavant, maître de toute la Sicile, passait maintenant des journées entières ou à s’entretenir avec une vivandière, ou assis dans la boutique d’un parfumeur, ou à boire du mauvais vin dans un cabaret, à se quereller sur les places avec des courtisanes, à donner des leçons de chant aux actrices, à disputer sérieusement avec elles sur les pièces de musique qu’on chantait dans les théâtres, et sur les lois de l’harmonie. Les uns prétendent qu’il menait ce genre de vie par une suite de son caractère; que, naturellement lâche et dissolu, il recherchait par goût les plus basses voluptés. D’autres ont cru qu’il le faisait à dessein, pour se faire mépriser des Corinthiens; il ne voulait pas qu’on le crût dangereux, qu’on le soupçonnât de supporter impatiemment ce revers de fortune, et de penser à recouvrer son premier état : dans cette vue, il affectait la plus grande bassesse dans ses amusements et dans ses goûts.

XVI. On cite en effet de lui quelques mots qui prouvent qu’il soutenait avec courage sa fortune présente. Lorsqu’il eut abordé à Leucade, ville fondée, comme celle de Syracuse, par les Corinthiens, il dit qu’il ressemblait à ces jeunes gens qui, coupables de quelque faute, se rapprochent volontiers de leurs frères, et s’éloignent par honte de la vue de leurs pères.

« Moi aussi, ajouta-t-il, je fuirais volontiers ma mère, et j’aimerais à vivre avec mes frères. »

Un jour, à Corinthe, un étranger le raillait grossièrement sur le goût qu’il avait eu, pendant sa tyrannie, pour les entretiens des philosophes, et finit par lui demander quel fruit il avait retiré de la sagesse de Platon :

« Eh! quoi, lui répondit Denys, doutez-vous que Platon ne m’ait été utile, quand vous voyez comment je supporte ma mauvaise fortune? »

Le musicien Aristoxène, et quelques autres, lui demandèrent en quoi il avait eu à se plaindre de Platon.

« De tous les maux dont la tyrannie est pleine, leur répondit-il, il n’en est pas de plus grand que la lâcheté de ceux qui se disent les amis du tyran, et dont un seul n’ose lui parler avec franchise ; ce sont eux qui m’ont fait perdre l’amitié de Platon. »

Un homme, qui se piquait d’être plaisant, étant un jour entré chez Denys, et voulant se moquer de lui, secoua son manteau, comme on fait quand on entre chez un tyran. Denys, pour lui rendre sa plaisanterie, lui dit de le secouer quand il sortirait, afin de faire voir qu’il n’emportait rien. Philippe de Macédoine, étant à table avec lui, fit malignement tomber la conversation sur les odes et les tragédies que Denys l’Ancien avait laissées: il feignait d’être surpris qu’il eût pu trouver le temps de les composer.

“Il y employait, lui répondit Denys avec finesse, le temps que vous et moi, et tant d’autres personnes de notre rang, nous passons à boire.”

Platon ne le vit pas à Corinthe; il était mort quand Denys y arriva. Mais Diogène de Sinope, la première fois qu’il le rencontra dans la ville :

« O Denys, lui dit-il, quelle vie indigne de toi tu mènes ici  »

Denys s’étant arrêté ;

« Diogène, lui répondit-il, que tu es bon de prendre part à mes malheurs !

— Eh quoi, reprit Diogène, tu prends cela pour de la compassion? tu ne vois pas, au contraire, que je suis indigné de ce que n’étant qu’un vil esclave, si digne de vieillir et de mourir comme ton père dans la tyrannie, tu vis tranquillement au milieu de nous, et tu partages nos amusements ! »

Quand je compare ces paroles de Diogène avec les plaintes que l’historien Philiste fait sur le sort des filles de Leptines, qui, de la splendeur de la tyrannie, étaient tombées dans un état bas et obscur, je crois entendre les lamentations d’une femmelette qui regrette ses essences, ses robes de pourpre et ses bijoux. Au reste, il m’a paru que ces mots de Denys ne seraient pas déplacés dans ces vies, et ne déplairaient pas à des lecteurs qui ne seraient ni pressés, ni occupés de plus grands soins.

XVII. Si l’infortune de Denys fut un événement bien extraordinaire, il n’y eut pas un bonheur moins étonnant dans les exploits de Timoléon, qui, 50 jours après sa descente en Sicile, fut maître de la citadelle de Syracuse, et envoya Denys dans le Péloponnèse. Les Corinthiens, encouragés par ces succès, lui envoyèrent 2000 hommes de pied et 200 chevaux, qui abordèrent à Thurium ; mais voyant qu’il était impossible de passer en Sicile tandis que les Carthaginois couvraient cette mer de leurs vaisseaux, et forcés d’attendre un temps plus favorable, ils employèrent leur loisir à l’action la plus honnête et la plus belle. Les Thuriens, en partant pour une expédition contre les Bruttiens, leur ayant confié leur ville, ils la gardèrent avec une fidélité aussi entière qu’ils auraient fait de leur propre patrie.

XVIII. Cependant Icétas, qui tenait la citadelle de Syracuse assiégée, et empêchait qu’il n’y entrât de convois pour les Corinthiens, envoyait en même temps à Adrane deux soldats étrangers pour assassiner Timoléon, qui, n’ayant pas ordinairement de gardes autour de sa personne, vivait encore alors avec moins de précaution au milieu des Adranites, rassuré par sa confiance au dieu qu’ils adoraient. Ces sol- 32 dats ayant appris par hasard, en arrivant, qu’il était près de faire un sacrifice, allèrent au temple avec des poignards cachés sous leur robe, et, s’étant glissés parmi ceux qui entouraient l’autel, ils s’approchèrent de Timoléon. Ils s’encourageaient l’un l’autre à le frapper, lorsqu’un homme de la foule déchargeant un grand coup d’épée sur la tête d’un des assassins, l’abattit à ses pieds ; il prit aussitôt la fuite, tenant toujours son épée nue à la main, et se sauva sur une roche escarpée. L’autre assassin, au lieu de penser à fuir, embrasse l’autel, demande grâce à Timoléon, en promettant de tout déclarer. Sur la parole que lui donne Timoléon, il avoue que son camarade et lui avaient été envoyés pour le tuer. Cependant on amena celui qui s’était sauvé sur le rocher, et qui criait qu’il n’était pas coupable; qu’ il avait tué avec justice un meurtrier qui avait commis un assassinat dans la ville de Léontium. Le fait fut attesté par plusieurs personnes présentes; et l’on admira comment la fortune sait amener avec art une chose par une autre, rapprocher les événements les plus éloignés, lier ensemble des faits qui paraissent n’avoir entre eux aucun rapport, ou qui sont entièrement opposés, et les disposer de manière que la fin de l’un soit le commencement de l’autre. Les Corinthiens 33 donnèrent à cet homme une récompense de dix mines (i), parce qu’il avait prêté une passion personnelle et juste au bon génie qui protégeait Timoléon; et qu’au lieu de satisfaire plutôt un ressentiment déjà ancien, il l’avait, par des motifs particuliers, suspendu jusqu’au moment où la fortune devait le faire servir à sauver Timoléon. Au reste, ce bonheur présent releva leurs espérances pour l’avenir; il leur fit regarder Timoléon avec vénération, et veiller plus attentivement sur ce général, comme sur un homme divin que les dieux envoyaient pour délivrer la Sicile.

XIX. Icétas ayant manqué son coup, et voyant que le parti de Timoléon grossissait tous les jours, reconnut enfin son tort de ce qu’ayant sous sa main une armée aussi puissante que celle des Carthaginois, il semblait avoir honte de s’en servir, et ne l’employait que par petites portions, comme s’il eût dérobé plutôt qu’acheté leur alliance : il appela donc Magon auprès de lui, avec toutes ses forces; et ce général étant arrivé à la tête d’une flotte formidable, composée de cent cinquante voiles, entra dans le port, où il débarqua soixante mille hommes, qu’il fit camper dans la ville. Tous les Syracusains crurent toucher à cette époque fatale qui 34 leur était depuis longtemps annoncée, où un déluge de Barbares devait inonder la Sicile. Dans toutes les guerres que les Carthaginois avaient faites si souvent dans leur île, ils n’avaient jamais été maîtres de Syracuse; et alors, par la trahison d’Icétas, ils les voyaient campés dans l’enceinte de leurs murailles. D’un autre côté les Corinthiens qui occupaient la citadelle, étaient dans la situation la plus fâcheuse et la plus inquiétante; ils commençaient à manquer de vivres, parce que les ports étaient exactement gardés : d’ailleurs ils étaient obligés d’être continuellement sous les armes, de combattre à tout moment pour la défense de leurs murailles, et de se partager pour faire face aux différentes attaques des ennemis, qui mettaient en usage contre eux toutes sortes de machines et d’inventions de guerre. Cependant Timoléon leur envoyait tous les secours qu’il pouvait; il leur faisait passer, de Catane, du blé sur des barques de pêcheurs, et sur d’autres petits bateaux qui, profitant surtout des jours de tempête, se glissaient dans le château à travers les galères des Barbares, que les vents et l’agitation des vagues tenaient écartées. Mais enfin Magon et Icétas s’en étant aperçus, résolurent d’aller assiéger Catane, d’où les Corinthiens tiraient toutes ces provisions.

35 XX. Ils partent donc de Syracuse avec ce qu’ils avaient de meilleures troupes. Léon le Corinthien, qui commandait les assiégés, ayant vu du haut de la citadelle que les ennemis qu’on avait laissés pour continuer le siège faisaient la garde avec beaucoup de négligence et de sécurité, fit une sortie, et tomba sur eux pendant qu’ils étaient dispersés, en tua plusieurs, mit les autres en fuite, et se rendit maître de la partie de la ville qu’on appelle Achradine. C’était le quartier le plus fort et le moins maltraité de Syracuse, qui est comme composée de plusieurs villes. La grande quantité de blé et les autres richesses que Léon y trouva le déterminèrent à conserver ce poste, et à ne pas retourner dans la citadelle; il fortifia l’enceinte de l’Achradine, qu’il joignit au château par des ouvrages de communication, qui le mirent en état de défendre l’un et l’autre. Magon et Icétas étaient déjà aux portes de Catane, lorsqu’un courrier envoyé de Syracuse vint leur annoncer la prise de l’Achradine. Troublés à cette nouvelle, ils retournent précipitamment sur leurs pas, n’ayant pu ni prendre la ville qu’ils allaient attaquer, ni conserver celle qu’ils occupaient. On peut douter si ce succès fut l’ouvrage de la prudence et du courage, ou celui de la fortune; mais ceux qui suivirent ne peuvent, ce me semble, être  36 attribués qu’à la faveur de cette déesse. Les troupes corinthiennes étaient toujours restées à Thurium, parce que d’un côté, elles craignaient les vaisseaux carthaginois qui, sous les ordres d’Hannon, les attendaient au passage; que, de l’autre, la mer était trop agitée par les vents pour pouvoir s’embarquer : elles entreprirent donc de traverser le pays des Bruttiens; et ayant réussi, autant par persuasion que par force, à obtenir le passage sur les terres de ces Barbares, elles arrivèrent à Rhège, que la tempête durait encore. Cependant l’amiral des Carthaginois, qui n’attendait plus les Corinthiens, qu’il croyait retenus par la crainte à Thurium, se flattant d’avoir imaginé la ruse la plus subtile qu’on eût encore employée à la guerre, ordonne à ses matelots de mettre des couronnes sur leurs têtes; il fait orner ses galères de boucliers grecs et phéniciens, cingle vers Syracuse, et s’approchant de la citadelle à force de rames, avec un grand bruit et des éclats de rire, il fait crier par ses soldats, dans l’espérance de décourager les assiégés, qu’il a battu les Corinthiens sur mer dans leur trajet en Sicile.

XXI. Pendant qu’il se repaît de cette ridicule imposture, les Corinthiens, qui avaient traversé le pays des Bruttiens, arrivent à Rhège; et voyant que le passage n’était plus gardé, que le  37 vent, contre leur attente, était tombé tout à coup, et leur ouvrait sur la mer un chemin libre et facile, ils se jettent promptement dans les premières barques et les premiers bateaux de pêcheurs qu’ils trouvent sous la main, et passent en Sicile avec tant de sûreté et un si grand calme, qu’ils menaient par la bride leurs chevaux, qui nageaient à côté de leurs barques. Quand ils furent tous passés Timoléon les recueillit, et, après s’être emparé sur-le-champ de Messine, il marche en ordre de bataille droit à Syracuse, comptant bien moins sur ses troupes que sur la fortune qui l’avait conduit jusqu’alors; car il n’avait pas plus de quatre mille combattants. Magon, informé de son, arrivée, en fut extrêmement troublé et ses alarmes redoublèrent à l’occasion suivante.

XXII. Les marais dont Syracuse est entourée (12) reçoivent les eaux d’un grand nombre de sources, de lacs et de rivières qui se déchargent dans la mer. Il se trouve dans ces marais une prodigieuse quantité d’anguilles, dont on peut faire en tout temps une pêche très abondante. Les soldats mercenaires des deux partis profitaient des moments de loisir et des suspensions d’armes, pour s’amuser à cette pêche. Comme ils étaient tous Grecs, et qu’ils n’avaient aucun sujet particulier de haine les 38 uns contre les autres, après s’être bien battus les jours de combat, ils se fréquentaient les jours de trêve, et conversaient familièrement ensemble. Un jour qu’en s’occupant à cette pêche, ils s’entretenaient, selon l’usage, et qu’ils admiraient le calme de la mer, la beauté du pays et l’avantage de sa situation, un soldat qui était au service des Corinthiens dit à ceux de l’autre parti :

« Comment, vous qui êtes Grecs, pouvez-vous avoir la pensée de faire tomber dans la barbarie une ville si considérable et qui réunit tant d’avantages, pour placer dans notre voisinage des Carthaginois, les plus méchants et les plus sanguinaires des hommes; vous qui devriez souhaiter d’avoir plusieurs Siciles entre la Grèce et eux? Croyez-vous qu’ils n’aient rassemblé et amené des colonnes d’Hercule et de la mer Atlantique une armée si puissante, et qu’ils ne s’exposent à tant de périls, que pour assurer la domination d’Icétas? S’il eût eu le bon sens que doit avoir un général, aurait-il chassé les fondateurs et les pères de Syracuse, pour attirer dans sa patrie un peuple ennemi? N’aurait-il pas plutôt fait alliance avec Timoléon et les Corinthiens, de qui il aurait obtenu tous les honneurs et toute l’autorité qu’il pouvait désirer? »

39 XXIII. Ces discours, répandus dans tout le camp par les mercenaires, firent soupçonner à Magon, qui depuis longtemps cherchait un prétexte pour se retirer, qu’il était trahi par ses soldats. Icétas eut beau le prier de rester, et lui faire voir qu’ils étaient beaucoup plus forts que les ennemis; Magon, persuadé qu’ils le cédaient bien plus à Timoléon en valeur et en fortune, qu’ils ne lui étaient supérieurs par le nombre de leurs troupes, mit à la voile, et s’en retourna honteusement en Afrique, abandonnant, sans aucun motif raisonnable, la conquête de la Sicile, qu’il avait pour ainsi dire entre les mains. [21] Le lendemain, Timoléon se présente devant Syracuse avec ses troupes en bataille. Quand ses soldats apprirent la fuite des ennemis, et qu’ils virent le port entièrement vide, ils éclatèrent de rire de cette lâcheté de Magon, et pour s’en amuser ils firent publier par la ville qu’on donnerait une récompense à celui qui leur apprendrait où était allée se cacher la flotte des Carthaginois. Cependant Icétas s’obstinait à combattre, et ne voulait pas lâcher prise, résolu de se défendre dans les postes qu’il occupait, et que leurs fortifications rendaient difficiles à forcer. Alors Timoléon, partageant ses troupes, en prend une partie avec lui pour donner l’assaut à la ville, du côté du fleuve où était le poste le plus 40 périlleux. Il fait attaquer l’Achradine par la seconde division sous les ordres du Corinthien Isias, et charge la troisième, commandée par Dinarque et par Démarète, qui avaient amené le dernier secours de Corinthe, d’assaillir le quartier d’Épipoles.

XXIV. Ces trois assauts, donnés en même temps, eurent un tel succès, que les troupes d’Icétas, renversées de tous les côtés, prirent ouvertement la fuite. La prise d’une ville si considérable, emportée de force, et tombée rapidement au pouvoir des Corinthiens par la fuite des ennemis, ne peut être attribuée avec justice qu’à la valeur des soldats et à l’habileté du général; mais qu’un tel exploit n’ait coûté la vie ni même une blessure à un seul Corinthien, c’est évidemment l’ouvrage particulier de la fortune de Timoléon, qui voulut en quelque sorte lutter contre la valeur de ce général, et faire admirer à ceux qui apprendraient cet événement, son rare bonheur plus encore que ses exploits. Non seulement le bruit de cette conquête remplit dans un instant la Sicile et l’Italie, mais en peu de jours il retentit dans toute la Grèce; et la ville de Corinthe, qui doutait encore que sa flotte eût passé en Sicile, apprit en même temps et le passage heureux de ses troupes et leur victoire : tant leurs succès fu- 41 rent rapides! tant la fortune se plut à en relever l’éclat par la promptitude de l’exécution !

XXV. Timoléon, maître de la citadelle, ne fit pas la même faute que Dion, qui l’avait épargnée à cause de la beauté et de la magnificence de ses ouvrages; mais aussi, pour éviter le soupçon calomnieux qui s’éleva contre ce dernier, et qui finit par le perdre, il fit inviter, par une proclamation publique, tous les Syracusains à venir avec des instruments pour démolir les forteresses des tyrans. Persuadés que cette journée et cette proclamation allaient être les fondements les plus solides de leur liberté, ils s’y rendent en foule, et, non contents d’abattre la citadelle, ils renversent et détruisent de fond en comble les palais des tyrans, et jusqu’à leurs tombeaux. Tous les bâtiments étant rasés et le terrain aplani, Timoléon, à la prière des habitants, y fit construire des tribunaux, et rétablit le gouvernement démocratique sur les ruines de la tyrannie. Mais la ville étant dépeuplée d’une grande partie de ses habitants, dont les uns avaient péri dans les guerres et dans les séditions, les autres avaient évité par la fuite la cruauté des tyrans, la place publique de Syracuse était devenue déserte, et l’herbe y était si haute, qu’elle servait de pâture aux chevaux et de lit aux palefreniers. Les autres 42 villes, à l’exception d’un très petit nombre, étaient remplies de cerfs et de sangliers; ceux qui avaient le loisir de chasser trouvaient le gibier dans les faubourgs mêmes, et jusqu’au pied des murailles ; et de tous ceux qui habitaient des forteresses ou des châteaux, aucun ne voulait descendre dans la ville, dont ils avaient en horreur les assemblées, les tribunes et les administrations politiques, où s’étaient formés la plupart de leurs tyrans. Timoléon et les Syracusains résolurent donc d’écrire aux Corinthiens de leur envoyer de Grèce une colonie pour repeupler Syracuse, et empêcher que ses terres ne restassent incultes. D’ailleurs ils étaient menacés d’une nouvelle guerre du côté de l’Afrique. Ils avaient appris que Magon s’était tué lui-même; que les Carthaginois, irrités de la manière dont il s’était conduit dans toute cette expédition, avaient fait attacher son cadavre à une croix, et qu’ils mettaient sur pied une puissante armée pour repasser en Sicile au printemps prochain.

XXVI. Ces lettres furent portées à Corinthe par des ambassadeurs, qui supplièrent les Corinthiens de prendre cette ville sous leur protection, et d’en être une seconde fois les fondateurs. Les Corinthiens, éloignés de toute vue ambitieuse, loin de saisir cette occasion pour se 43 rendre maîtres de Syracuse, envoyèrent dans tous les jeux sacrés de la Grèce, dans ses assemblées les plus solennelles, et y firent publier par des hérauts : que les Corinthiens, après avoir détruit la tyrannie et chassé le tyran de Syracuse, invitaient à rentrer dans leur patrie tous les Syracusains et tous les autres Siciliens qui l’avaient abondonnée; qu’ils les déclaraient libres, les engageaient à y aller vivre selon leurs lois, et à partager entre eux les terres avec une exacte équité. Ensuite ils firent partir des courriers pour l’Asie et pour les îles voisines, où ils savaient qu’un grand nombre de ces fugitifs s’étaient retirés; et ils leur firent proposer de se rendre à Corinthe, où le peuple leur fournirait, à ses frais, des vaisseaux, des capitaines et une escorte pour les ramener tous en sûreté à Syracuse. Cette proclamation attira les éloges les plus mérités et les témoignages d’estime les plus flatteurs à la ville de Corinthe, qui, non contente d’avoir délivré Syracuse de ses tyrans, et de l’avoir arrachée des mains des Barbares, la remettait à ses anciens possesseurs. Ceux qui se rendirent à Corinthe ne se trouvant pas en assez grand nombre, demandèrent qu’on leur donnât d’autres colons, soit de Corinthe, soit des autres villes de la Grèce. Lorsqu’ils furent au moins dix mille, suivant l’historien Atha- 44 nis (13), Timoléon leur distribua les terres gratis; mais il vendit les maisons, dont il retira mille talents; il laissa aux anciens habitants la faculté de racheter celles qui leur avaient appartenu : et par cette vente il procura de grandes sommes au peuple, qui se trouvait réduit à une telle détresse qu’il manquait de ses premiers besoins, et surtout des moyens de soutenir la guerre. Pour y subvenir, il fit vendre à l’encan les statues des tyrans. On les accusa juridiquement, comme des criminels traduits en justice, et le peuple les jugea l’une après l’autre. Elles furent toutes condamnées; on ne conserva que celle de l’ancien tyran Gélon, dont les Syracusains honoraient et chérissaient toujours la mémoire, pour la victoire glorieuse qu’il avait remportée près d’Himère sur les Carthaginois (14).

XXVII. Timoléon, voyant Syracuse ainsi relevée de ses ruines et déjà repeuplée par le grand nombre d’habitants, qui s’y rendaient de toutes parts, voulut aussi remettre en liberté les autres villes, et détruire entièrement toutes les tyrannies de la Sicile. Il marcha contre les tyrans à la tête de ses troupes, et força Icétas d’abandonner l’alliance des Carthaginois, de s’engager par un traité à démolir ses forteresses, et à vivre en simple particulier dans la ville des Léontins. Leptines, tyran d’Apollonie 45 et de plusieurs autres petites villes, craignant d’être réduit par la force, se rendit à Timoléon, qui lui fit grâce de la vie, et l’envoya à Corinthe; il trouvait qu’il était glorieux pour sa patrie que la Grèce vît, dans la ville mère de Syracuse, les tyrans de la Sicile réduits à l’état obscur de bannis. Il retourna ensuite à Syracuse, pour en régler l’administration politique, et seconder Céphalus et Denys, deux législateurs venus de Corinthe pour donner aux Syracusains les lois les plus importantes et les plus nécessaires. Mais avant son départ, voulant procurer à ses mercenaires quelque butin sur le pays ennemi, et en même temps les tenir en haleine, il les envoya, sous la conduite de Dinarchus et de Démarète, dans les endroits de l’île qui étaient soumis aux Carthaginois. Ils attirèrent à leur parti plusieurs villes de ces Barbares, et firent un si grand butin, qu’ils vécurent depuis dans l’abondance; ils rapportèrent aussi des sommes considérables qui fournirent aux frais de la guerre. Cependant les Carthaginois débarquèrent à Lilybée avec une armée de soixante-dix mille hommes, deux cents galères, mille vaisseaux de transport chargés de machines de guerre, de chars, de munitions et de provisions de toute espèce, résolus de ne plus faire la guerre par des expéditions sé- 46 parées, mais de chasser à la fois tous les Grecs de la Sicile. Leurs forces étaient assez considérables pour subjuguer tous les Siciliens, quand même ils n’auraient pas été affaiblis et presque ruinés par des divisions intestines. Ils apprirent, en arrivant, que les Corinthiens faisaient le dégât sur leurs terres, et, dans le premier transport de leur colère, ils marchèrent contre eux sous la conduite des généraux Asdrubal et Hamilcar.

XXVIII. Les Syracusains, promptement informés de la marche d’une armée si formidable, en furent tellement effrayés, que, de tant de milliers d’hommes qui étaient à Syracuse, à peine trois mille osèrent prendre les armes et suivre Timoléon. De quatre mille mercenaires qu’il avait avec lui, mille perdirent courage en chemin et l’abandonnèrent. Ils disaient que Timoléon avait perdu le sens; que c’était une témérité indigne de son âge d’aller avec cinq mille fantassins et mille chevaux attaquer une armée de soixante-dix mille hommes, et mener une poignée de soldats à huit journées de Syracuse, en leur ôtant tout moyen de retraite s’ils étaient mis en fuite, et, s’ils étaient tués, l’espoir même de la sépulture. Timoléon regarda comme un avantage réel que ces lâches se fussent déclarés avant le combat ; et ayant 47 encouragé les autres, il les conduisit en toute diligence sur les bords du fleuve Crimèse, où il savait que les Carthaginois étaient campés.

XXIX. Il montait une colline, du haut de laquelle il devait découvrir le camp et l’armée des ennemis, lorsqu’il rencontra une troupe de mulets qui portaient de l’ache. Ses soldats regardèrent cette rencontre comme un funeste présage, parce que nous avons coutume de couronner d’ache les tombeaux, et que nous disons communément de ceux qui sont en danger de mort, qu’ils n’ont plus besoin que d’ache. Timoléon, voulant les guérir de cette superstition et ranimer leur courage abattu, fait faire halte à toute l’armée, tient un discours convenable à la circonstance, et en finissant représente à ses soldats que la couronne vient s’offrir à eux-mêmes avant la victoire. Il faisait allusion à la couronne d’ache que les Corinthiens donnent aux vainqueurs des Jeux isthmiques, et qu’ils regardent comme sacrée, parce qu’elle a été de tous les temps employée dans ces jeux; elle y était encore en usage du temps de Timoléon, comme elle l’est aujourd’hui dans les Jeux néméens; ce n’est que depuis peu que la couronne de pin a remplacé, dans les Jeux isthmiques, la couronne d’ache. Timoléon, après son discours, prit de l’ache, 48 dont il se couronna le premier; les capitaines, à son exemple, firent de même, et après eux tous les soldats. Dans cet instant, les devins apercevant deux aigles, dont l’un tenait dans ses serres un serpent tout déchiré, et l’autre en volant poussait de grands cris, comme pour animer les troupes, ils les font remarquer aux soldats, qui aussitôt implorent tous à la fois le secours des dieux.

XXX. On était alors vers le commencement de l’été, et la fin du mois de Thargélion (j) allait ramener le solstice. Il se leva tout à coup de la rivière un brouillard épais qui couvrit d’abord la campagne d’une si grande obscurité qu’on ne pouvait rien apercevoir de l’armée des ennemis, et qu’on entendait seulement, comme il était naturel dans une armée si nombreuse, un bruit confus de voix qui parvenait jusqu’au sommet de la colline. Lorsque les Corinthiens y furent montés, ils quittèrent leurs boucliers et se reposèrent. Le soleil en tournant fit élever les vapeurs; et le brouillard s’étant épaissi sur le haut des montagnes les obscurcit entièrement, tandis que toute la plaine en fut dégagée, et parut à découvert. On aperçut alors la rivière de Crimèse, et l’on vit distinctement les ennemis qui la passaient : ils 49avaient placé à la tête de l’armée les chars à quatre chevaux, dont l’appareil était formidable; ils étaient suivis d’un corps de dix mille hommes de pied qui portaient des boucliers remarquables par leur blancheur. L’éclat resplendissant de leurs armes, la gravité et le bon ordre de leur marche, faisaient conjecturer que c’étaient tous des Carthaginois naturels. Après eux venaient les troupes des différentes nations, qui faisaient leur passage avec beaucoup de confusion et de désordre.

XXXI. Timoléon, voyant que la rivière lui donnait la facilité de n’attaquer que le nombre d’ennemis qu’il voudrait, et ayant fait observer à ses troupes que celles des Carthaginois étaient séparées les unes des autres par le Crimèse, qu’une partie l’avait déjà passé, et que les autres se disposaient à le faire, ordonne à Démarète de se mettre à la tête de la cavalerie, de tomber brusquement sur les Carthaginois, et de mettre le désordre parmi eux avant qu’ils eussent le temps de se ranger en bataille. Il descend lui-même dans la plaine, place aux deux ailes les troupes de Sicile et une partie des soldats étrangers, met autour de lui, au centre, les Syracusains avec les plus braves de ses mercenaires, et s’arrête quelque temps pour considérer l’attaque de sa cavalerie. Il voit 50 que les chars qui couraient devant la première ligne empêchent ses cavaliers de pénétrer jusqu’aux Carthaginois, et que, de peur d’être mis eux-mêmes en désordre, ils sont obligés de tourner continuellement autour des ennemis, et de se rallier souvent pour retourner à la charge. A l’instant il prend son bouclier, et crie à son infanterie de le suivre sans crainte. Sa voix paraissait être plus forte que de coutume, et avoir même quelque chose de surnaturel; soit qu’au moment du combat, et dans l’enthousiasme dont il était transporté, la passion renforçât ainsi sa voix; soit qu’un dieu, comme on le crut assez généralement, eût joint à sa voix l’éclat de la sienne. Ses soldats répondent à son cri, et le pressent de les mener promptement à l’ennemi; alors il fait signe à sa cavalerie de dépasser la ligne des chars, et de charger les Carthaginois en flanc; il fait serrer le premier rang de son infanterie bouclier contre bouclier, ordonne aux trompettes de sonner la charge, et fond avec rapidité sur les ennemis.

XXXII. Ils soutinrent vaillamment ce premier choc; armés de cuirasses et de casques d’airain, et tout couverts de leurs boucliers, ils repoussèrent aisément les coups des javelines. Ils en vinrent ensuite à combattre avec l’épée, genre de combat qui exige autant d’adresse que 51 de force, lorsqu’il s’éleva tout à coup du haut des montagnes un orage accompagné d’éclairs embrasés et de tonnerres effroyables. Bientôt les nuages épais qui couvraient les sommets des collines, étant descendus sur le champ de bataille, versèrent un déluge de pluie et de grêle que poussait encore un vent impétueux, qui ne donnait sur les Grecs que par derrière, mais qui frappait les Barbares au visage ; ils avaient la vue éblouie par la violence de l’orage et par la flamme des éclairs qui partaient continuellement du sein de ces nuages. Ils en étaient tous très incommodés, et principalement ceux qui avaient peu d’expérience des combats; mais rien ne leur nuisait tant que les éclats de tonnerre et le bruit que faisait sur leurs armes la chute rapide de la pluie et de la grêle, qui les empêchaient d’entendre les ordres de leurs chefs.

XXXIII. Les Carthaginois naturels, qui n’étaient pas armés à la légère, portaient, comme nous l’avons déjà dit, des armes d’un très grand poids, et ne pouvaient se soutenir dans la fange; l’eau dont leurs cottes d’armes étaient pénétrées en augmentait encore la pesanteur, et leur ôtait l’agilité nécessaire pour combattre; ils étaient facilement renversés par les Grecs; et une fois tombés, il leur était impossible, avec des armes si pesantes, de se relever du 52milieu du bourbier. Le fleuve, déjà grossi par les pluies, et enflé encore par les troupes nombreuses qui le passaient, s’était débordé dans cette plaine, coupée de creux et de ravins, où il s’était formé, hors de son lit ordinaire, divers courants, dans lesquels les Carthaginois se laissaient tomber, et d’où ils ne pouvaient sortir qu’avec la plus grande peine. L’orage continuait toujours; et les Grecs ayant renversé les quatre cents hommes qui formaient la première ligne, tout le reste prit la fuite. Il y en eut plusieurs de tués dans la plaine; un grand nombre, entraînés par le fil de l’eau contre ceux qui passaient encore la rivière, s’y noyèrent; et la plupart des autres, s’étant réfugiés sur les collines, furent taillés en pièces par l’infanterie légère. Il périt, dit-on, dans ce combat, dix mille hommes, dont trois mille étaient Carthaginois; ce qui jeta Carthage dans le plus grand deuil; car c’étaient les citoyens les plus distingués par leur naissance, leur richesse et leur courage; et jamais, de mémoire d’homme, il n’y avait eu un si grand nombre de Carthaginois tués dans une seule bataille, parce qu’ils se servaient ordinairement pour leurs guerres d’Espagnols, de Libyens et de Numides, et qu’ils payaient leurs défaites du sang de ces étrangers.

53 XXXIV. La richesse des dépouilles fit juger aux Grecs de la qualité des morts. Ils ne se donnèrent pas la peine de ramasser le fer et le cuivre : tant l’argent et l’or étaient en abondance dans le camp ennemi, dont ils s’étaient rendus maîtres après avoir passé la rivière! Ils prirent aussi tout le bagage, et les soldats détournèrent un grand nombre de prisonniers; ceux qu’ils mirent en commun montèrent à cinq mille. Il y eut deux cents chars de pris; mais rien n’était plus beau et plus magnifique que la tente de Timoléon. Parmi les dépouilles de toute espèce dont on l’avait remplie, on y voyait mille cuirasses et dix mille boucliers remarquables par leur richesse et par la beauté du travail. Comme ils n’étaient qu’un petit nombre à partager les dépouilles, et que le butin était immense, ce ne fut que trois jours après le combat qu’on éleva le trophée de cette victoire. Avec la nouvelle d’un si grand exploit, Timoléon fit porter à Corinthe les plus belles armes qui se trouvèrent parmi le butin. Il voulait que sa patrie fût un objet d’admiration pour tous les peuples, quand ils verraient que, de toutes les villes de la Grèce, elle était la seule dont les plus beaux temples fussent ornés, non des dépouilles des Grecs, non d’offrandes teintes du sang de leurs frères et faites pour rap– 54 peler des exploits odieux, mais de dépouilles barbares, dont les inscriptions glorieuses attestaient la justice des vainqueurs autant que leur bravoure; en faisant connaître

«que les Corinthiens, et Timoléon leur général, après avoir délivré du joug des Carthaginois les Grecs qui habitaient la Sicile, avaient consacré aux dieux ces offrandes, comme un monument de leur reconnaissance.»

XXXV. Timoléon, laissant dans le pays ennemi ses soldats mercenaires pour faire le dégât sur les terres des Carthaginois, s’en retourna à Syracuse. Il commença par bannir de la Sicile les mille mercenaires qui l’avaient abandonné au moment du combat; ils eurent ordre de sortir de Syracuse avant le coucher du soleil, et passèrent en Italie, où ils furent trahis et massacrés par les Bruttiens; les dieux punissant ainsi, par cette vengeance éclatante, leur lâche désertion. Cependant Mamercus, tyran de Catane, et Icétas, soit qu’ils portassent envie aux exploits de Timoléon, soit qu’ils craignissent en lui un ennemi irréconciliable des tyrans, se liguèrent avec les Carthaginois, et leur écrivirent d’envoyer au plus tôt une nouvelle armée et un général, s’ils ne voulaient pas se voir chassés de toute la Sicile. On fit donc partir une flotte de soixante-dix voiles, commandée 55 par Giscon, qui prit aussi à sa solde quelques mercenaires grecs. C’était la première fois que les Carthaginois prenaient des Grecs à leur service; ils le firent par l’admiration que leur inspirait la valeur de ces hommes, qu’ils regardaient comme invincibles. Ils s’étaient donné rendez-vous à Messine, où d’abord ils égorgèrent quatre cents soldats étrangers que Timoléon avait envoyés au secours de cette ville. Ensuite, ayant placé une embuscade sur les terres qui appartenaient à Carthage près d’un lieu appelé Hières, ils firent main basse sur tous les mercenaires que commandait Euthyme le Leucadien.

XXXVI. Ces événements ne firent que donner plus d’éclat à la fortune de Timoléon; car ces mercenaires étaient de ceux qui, avec Onomarque et Philodème de la Phocide, s’étaient emparés de Delphes, et avaient été complices du pillage du temple. Devenus, par ce sacrilège, l’objet de la haine publique, et fuis de tout le monde comme des gens maudits, ils erraient dans le Péloponnèse, où Timoléon, faute d’autres troupes, les avait pris à sa solde. Arrivés en Sicile, ils furent vainqueurs dans tous les combats qu’ils livrèrent avec lui; mais, après une suite de grandes victoires qui avaient presque terminé la guerre, envoyés par ce gén- 56 éral à des expéditions moins importantes, ils périrent et furent entièrement détruits, non pas tous à la fois, mais par troupes séparées : la justice divine ayant voulu montrer par là qu’elle n’en avait différé la vengeance qu’en faveur de Timoléon, afin que la trop prompte punition des méchants ne fût pas préjudiciable aux bons. Ainsi la bienveillance des dieux pour ce général ne fut pas moins admirable dans ses revers que dans ses succès. Mais le peuple de Syracuse supportait avec peine les railleries des tyrans sur ce dernier échec. Mamercus, qui se donnait pour un grand poète, et qui croyait exceller dans la tragédie, relevait avec ostentation sa victoire sur ces mercenaires. Il suspendit dans des temples les boucliers qu’il avait pris sur eux, et y grava, en vers élégiaques, cette inscription insultante :

Ces boucliers ornés d’or, d’argent et d’ivoire (k),
Des boucliers unis, dont nous étions armés,
Sont devenus le prix. Dans ce temple enfermés,
Ils sont le monument d’une illustre victoire”.

XXXVII. Pendant ce temps-là Timoléon ayant marché contre Calaurie (15), Icétas saisit 57 ce moment pour entrer en armes sur les terres des Syracusains, où il fit un horrible dégât, et commit les plus grandes violences. Il se retira, emportant un butin considérable, et passa tout près de Calaurie, pour braver Timoléon qui n’avait avec lui que peu de monde. Ce général le laissa passer, et se mit à sa poursuite avec sa cavalerie et ses troupes légères. Icétas, qui en fut informé, traversa le Damyrias et s’arrêta sur l’autre bord, comme pour disputer le passage à Timoléon ; la rapidité du courant et les bords escarpés du fleuve lui inspiraient cette audace. Le danger, en excitant une rivalité et une émulation merveilleuse entre les officiers de Timoléon, retarda le combat. Aucun d’eux ne voulait passer derrière son compagnon ; ils demandaient tous de marcher les premiers à l’ennemi; et en se poussant les uns les autres pour se devancer, ils allaient faire le passage avec beaucoup de confusion. Timoléon, pour les accorder, fit tirer au sort ceux qui passeraient les premiers ; il prit leurs anneaux, qu’il mit dans un pan de sa robe; et, après qu’on les eut mêlés, le premier anneau qui sortit se trouva heureusement avoir pour cachet un trophée. A cette vue, tous ces jeunes officiers, pleins de joie, poussent de grands cris; et, sans attendre qu’on achève le sort, ils s’élan- 58 cent dans la rivière, la passent le plus promptement possible, et fondent sur les ennemis, qui, ne pouvant soutenir un choc si impétueux, prirent la fuite, et furent tous dépouillés de leurs armes; il y en eut environ mille de tués. Peu de jours après, Timoléon conduisit ses troupes contre la ville des Léontins, où il prit vif Icétas, Eupolème son fils, et Euthyme le général de la cavalerie, que leurs propres soldats lui livrèrent enchaînés. Icétas et son fils furent punis de mort comme des tyrans et des traîtres. Euthyme, homme distingué par son courage et par son intrépidité dans les combats, eût pu trouver grâce devant ses ennemis, sans une raillerie piquante qu’il s’était permise contre les Corinthiens, lorsqu’ils partirent de Corinthe pour aller faire la guerre aux tyrans de Sicile : Euthyme, dans un discours public qu’il fit aux Léontins, leur dit qu’il ne fallait pas s’effrayer de voir

Sortir de leurs maisons des femmes de Corinthe.

La plupart des hommes se tiennent plus blessés des injures que des actions offensantes, et supportent plus difficilement un trait de mépris qu’un dommage réel. On pardonne à des ennemis d’employer des voies de fait, que la dé- 59 fense rend nécessaires; mais les paroles injurieuses semblent être l’effet d’un excès de haine ou de méchanceté.

XXXVIII. Quand Timoléon fut retourné à Syracuse, le peuple assemblé fit le procès aux femmes et aux filles d’Icétas; elles furent condamnées à mort. De toutes les actions de Timoléon, c’est celle qui me paraît la plus digne de blâme; s’il avait voulu s’opposer à la mort de ces femmes, elles n’auraient pas péri. Sans doute qu’il n’y prit aucun intérêt, et qu’il les livra au ressentiment du peuple, qui voulait venger Dion, celui qui avait chassé Denys. Car c’était Icétas qui avait fait jeter dans la mer, Arète, femme de Dion (16), sa soeur Aristomaque, et son fils encore enfant, comme nous l’avons rapporté dans la vie de Dion. [34] Timoléon tourna ensuite ses armes contre Mamercus, tyran de Catane, qui l’attendait en bataille sur les bords du fleuve Abolus (17); il le mit en déroute, et lui tua plus de deux mille hommes, dont la plupart étaient de ces Phéniciens que Giscon lui avait envoyés comme auxiliaires. Cette défaite détermina les Carthaginois à demander la paix; ils l’obtinrent, à condition de ne garder que les terres qui étaient au-delà du Lycus (18); de laisser à tous les gens du pays qui voudraient aller s’établir à Syracuse, la liberté d’emmener leurs 60 familles et d’emporter leurs biens ; enfin, de renoncer à toute alliance avec les tyrans. Alors Mamercus, perdant tout espoir, fit voile pour l’Italie, afin d’en ramener une armée de Lucaniens contre Timoléon et les troupes de Syracuse. Mais ceux qui l’accompagnaient, ayant fait retourner les galères, revinrent en Sicile, et livrèrent Catane à Timoléon; Mamercus fut obligé de se retirer à Messine, auprès du tyran Hippon. Timoléon l’y suivit, et assiégea Messine par mer et par terre. Hippon, effrayé, monta sur un vaisseau pour prendre la fuite; mais il fut arrêté et livré aux Messiniens, qui, l’ayant conduit au théâtre, firent venir des écoles tous leurs enfants, pour les rendre témoins du plus beau des spectacles, la punition d’un tyran : il fut battu de verges et mis à mort. Mamercus se rendit lui-même à Timoléon, à condition d’être jugé par les Syracusains, et de n’avoir pas ce général pour accusateur. Conduit à Syracuse, et traduit devant le peuple assemblé, il voulut prononcer un discours qu’il avait préparé depuis longtemps; mais le tumulte que faisait le peuple lui ayant ôté tout espoir de pardon, il jeta son manteau, et, courant avec précipitation à travers le théâtre, il se frappa la tête contre un des degrés, afin de se donner la mort; mais il ne se tua pas ; il fut repris en 61 vie, et souffrit le supplice des brigands.

XXXIX. C’est ainsi que Timoléon, après avoir détruit toutes les tyrannies, mit fin aux guerres de Sicile. Aussi cette île, qu’il avait trouvée aigrie par ses malheurs et devenue odieuse à ses propres habitants, il sut tellement l’adoucir et en rendre le séjour si aimable, que les étrangers accouraient en foule pour habiter un pays que ses citoyens mêmes avaient abandonné. Agrigente et Géla (19), deux villes considérables qui, après la guerre des Athéniens en Sicile, avaient été détruites par les Carthaginois, furent rétablies : l’une par Métellus et Phéristius, qui y vinrent d’Élée; l’autre par Gorgus, qui s’y transporta de Céos, (20) et qui tous trois y ramenèrent les anciens habitants. Timoléon leur procura, après une si cruelle guerre, non seulement la sûreté et la paix, mais encore toutes les autres commodités de la vie; et il leur montra tant d’affection, qu’il fut aimé dans ces deux villes comme s’il en eût été le fondateur. Tous les autres peuples partageaient ce sentiment, et ils n’auraient regardé comme solidement fait ni traité de paix, ni établissement de lois, ni partage de terres, ni police de gouvernement, si Timoléon n’y avait mis la main et ne l’avait réglé lui-même : ainsi le maître artiste, après que ses élèves ont achevé un ouvrage, y met cette grâce et cette perfection qui le rendent digne des dieux mêmes.

XL. La Grèce avait dans ce temps-là plusieurs grands personnages qui se distinguaient par les plus glorieux exploits : un Timothée, un Agésilas, un Pélopidas, un Épaminondas surtout, que Timoléon avait pris pour modèle. Mais la plupart de leurs actions, même dans ce qu’elles ont de plus éclatant, sentent l’effort et la peine; quelques-unes même ont été suivies du repentir et du blâme. Au contraire, parmi toutes celles de Timoléon, si l’on excepte la nécessité à laquelle il fut réduit à l’égard de son frère, il n’y en a pas une à laquelle, comme dit Timée, on ne puisse appliquer ces vers de Sophocle, et s’écrier :

« O dieux! est-ce Vénus ou son aimable enfant
Qui prête à ces exploits un charme séduisant »?

En effet, comme les poèmes d’Antimachus et les tableaux de Denys, tous deux Colophoniens, quoique pleins de nerf et de vigueur, laissent voir le travail et la contrainte; qu’au contraire les tableaux de Nicomachus et les vers d’Homère, outre la perfection et la grâce dont ils brillent, ont surtout un caractère de naturel et de facilité qui frappe tout le monde (21) : de même les exploits d’Épaminondas et d’Agésilas 63 paraissent l’effet du travail et de la difficulté, quand on les compare à ceux de Timoléon, où la beauté se trouve toujours jointe à la facilité; tout homme qui en jugera sainement et sans prévention les attribuera, non pas à la fortune seule, mais à la vertu heureuse. Cependant il rapportait lui-même à la fortune tous ses succès; et dans ses lettres à ses amis de Corinthe, dans ses discours aux Syracusains, il remerciait souvent cette déesse de ce qu’ayant voulu sauver la Sicile, elle avait attaché cette gloire à son nom, plutôt qu’à celui d’un autre. Il dédia même chez lui une chapelle à la Fortune fortuite, et consacra toute son habitation à la déesse sacrée.

 

XLI. Il occupait une belle maison que les Syracusains lui avaient réservée pour prix de ses grands exploits. Ils y avaient ajouté la maison de campagne la plus belle et la plus agréable, où il vivait habituellement avec sa femme et ses enfants, qu’il avait fait venir de Corinthe; car il ne retourna plus dans sa patrie, et ne prit aucune part aux troubles dont la Grèce était agitée; il ne voulut pas s’exposer à l’envie, écueil dangereux où vont si souvent échouer les généraux insatiables d’honneur et de puissance. Il se fixa pour toujours à Syracuse, où il jouissait de tous les biens qu’il avait faits, et dont le plus grand sans doute 64 était de voir tant de villes et tant de milliers d’hommes lui devoir son bonheur. Il est nécessaire, dit Simonide, que toute alouette ait une huppe sur la tête; il ne l’est pas moins que, dans tout gouvernement populaire, il se trouve quelque accusateur. Aussi parmi les orateurs démagogues de Syracuse, y en eut-il deux, Laphistius et Déménète, qui osèrent attaquer Timoléon. Le premier l’ayant assigné à comparaître et lui ayant demandé caution, le peuple se souleva contre lui. Timoléon arrêta le tumulte, et représenta aux Syracusains qu’il n’avait bravé volontairement tant de dangers et tant de travaux que pour procurer à tout citoyen la liberté de faire observer les lois. Déménète l’avait accusé en pleine assemblée de plusieurs abus d’autorité dans son commandement. Timoléon ne répondit rien à ces accusations; il se contenta de remercier les dieux d’avoir exaucé la prière qu’il leur avait faite, de voir les Syracusains dire librement tout ce qu’ils voudraient.

XLII. Timoléon fut, de l’aveu de tout le monde, celui des Grecs de son temps qui fit les plus grandes et les plus belles actions; seul aussi, il effaça tous les autres généraux par cette sorte d’exploits auxquels les sophistes excitent le plus les Grecs, dans ces discours d’é-  65 clat qu’ils prononcent devant la Grèce assemblée. Transporté par la fortune, hors de sa patrie, pur et sans souillure, avant les grands maux qui affligèrent la Grèce, il fit éclater sa valeur et son habileté contre les Barbares et les tyrans; il signala sa justice et sa douceur envers les Grecs et leurs alliés; il érigea des trophées qui ne coûtèrent pour la plupart, à ses concitoyens, ni larmes ni deuil; et en moins de huit ans il rendit aux anciens habitants la Sicile délivrée des maux et des calamités dont elle était depuis si longtemps accablée. Mais, après tant de bonheur, il sentit, dans sa vieillesse, sa vue s’affaiblir, et bientôt il la perdit entièrement; non qu’il eût donné lieu à cet accident, ou que la fortune lui eût en cela fait éprouver son caprice ; mais c’était, je crois, une maladie héréditaire, et une suite naturelle de sa longue vie. On dit que plusieurs personnes de sa famille avaient de même perdu la vue dans leur vieillesse. Athanis rapporte que pendant que Timoléon faisait la guerre à Hippon et à Mamercus, et qu’il était campé devant Mylles, il lui vint une taie sur les yeux, et l’on prévit dès lors qu’il deviendrait un jour aveugle. Cet accident, loin de suspendre le siège, le lui fit pousser plus vivement jusqu’à ce qu’il se fût rendu maître de la personne des tyrans. 66 Cet historien ajoute que, de retour à Syracuse, il demanda et obtint la permission de quitter le commandement, qu’il n’avait plus besoin de garder, disait-il, après avoir conduit les affaires publiques à la fin la plus heureuse.

XLIII. On ne s’étonnera pas sans doute que Timoléon ait supporté cette perte avec modération. Mais on ne peut trop admirer le respect et la reconnaissance que les Syracusains ne cessèrent de lui témoigner dans cet état de cécité. Non contents de lui rendre souvent eux-mêmes de fréquentes visites, ils menaient chez lui, soit à la ville, soit à la campagne, tous les étrangers qui venaient à Syracuse, et leur montraient leur bienfaiteur; ils se réjouissaient, ils se faisaient honneur devant eux du choix qu’il avait fait de leur ville pour y demeurer, sans vouloir retourner dans sa patrie, où l’attendait une réception si honorable, après les grandes victoires qu’il avait remportées. Mais de tout ce qu’on a fait ou écrit de grand à la gloire de Timoléon, rien n’a été plus flatteur pour lui que le décret du peuple de Syracuse qui ordonnait de prendre pour général un Corinthien, toutes les fois qu’on serait en guerre avec des étrangers. Il recevait aussi dans toutes leurs assemblées un témoignage de confiance bien honorable pour lui; les Syracusains y jugeaient eux- 67 mêmes les affaires les plus simples; mais quand il en survenait de plus importantes, ils appelaient Timoléon. On le voyait, sur un char à deux chevaux, traverser la place publique, et se rendre au théâtre, où il entrait assis sur son char. A son arrivée, le peuple le saluait tout d’une voix; il leur rendait le salut et après avoir accordé quelques moments à ces élans d’acclamations et de louanges, on discutait l’affaire; il donnait son avis, que le peuple confirmait toujours par son suffrage; après quoi ses gens le ramenaient sur son char à travers le théâtre; les citoyens le reconduisaient jusque hors des portes avec des acclamations et des applaudissements non interrompus, et retournaient ensuite expédier les autres affaires.

XLIV. Il vieillissait ainsi au milieu du respect et de la bienveillance publique, chéri comme le père commun des Syracusains, lorsqu’il lui survint une légère maladie qui, jointe à son âge, termina bientôt sa vie. Après avoir donné quelques jours aux préparatifs de ses funérailles, et aux étrangers le temps de se rendre à Syracuse pour honorer ses obsèques, elles furent célébrées avec la plus grande magnificence. Des jeunes gens choisis au sort par le peuple portèrent son lit funèbre, qu’on avait très richement paré; ils traversèrent la place 68 publique, sur laquelle on voyait autrefois les palais des tyrans. Le convoi était accompagné de plusieurs milliers d’hommes et de femmes qui, couronnés de fleurs et vêtus de robes blanches, présentaient moins l’image d’un convoi que celle d’une fête solennelle. Les cris et les larmes, qui se confondaient avec les bénédictions et les louanges, n’étaient pas un honneur accordé à l’usage, ou un devoir de convention, mais l’expression sincère des plus justes regrets et le pur témoignage d’une véritable affection. Lorsque le lit eut été mis sur le bûcher, Démétrius, celui de tous les hérauts d’alors qui avait la voix la plus forte, prononça le décret du peuple; il était conçu en ces termes :

« Le peuple de Syracuse a ordonné que Timoléon de Corinthe, fils de Timodème, soit enterré aux dépens du public, et qu’on emploie pour ses funérailles la somme de deux cents mines (l) ; que, pour honorer sa mémoire, on célèbre à perpétuité le jour anniversaire de sa mort, les jeux de musique, des combats gymniques et des courses de chevaux;  (23)parce qu’après avoir exterminé les tyrans, défait les Barbares, repeuplé les plus grandes villes que la guerre avait ruinées, il a donné des 69 lois aux Siciliens. »

Ses cendres furent déposées dans un tombeau qu’on avait élevé sur la place publique, et que les Syracusains environnèrent, dans la suite, de portiques, d’un gymnase, et de palestres destinés aux exercices de la jeunesse. Ils donnèrent à ce monument le nom de Timoléontium. Les Syracusains, en observant les lois et la forme de gouvernement que Timoléon avait établis, jouirent d’une longue prospérité.

70 PARALLÈLE DE PAUL ÉMILE ET DE TIMOLÉON.

I. D’après l’idée que l’histoire nous donne de ces deux grands hommes, on voit aisément que leur parallèle n’offre pas des différences et des disparités bien sensibles. Les guerres qu’ils eurent l’un et l’autre à soutenir leur donnèrent à combattre des ennemis célèbres : à l’un les Macédoniens; à l’autre les Carthaginois. Leurs victoires eurent le plus grand éclat : l’un fit la conquête de la Macédoine et renversa le trône d’Antigonus, dont la succession s’était continuée jusqu’au septième roi; l’autre détruisit toutes les tyrannies de la Sicile, et rendit à l’île entière sa liberté. Peut-être mettra-t-on entre eux cette différence, que Paul Émile eut en tête Persée,.qui avait de très grandes forces, et qui avait déjà battu les Romains, et que Timoléon attaqua Denys lorsqu’il était très affaibli et presque sans ressource. Mais on pourrait dire aussi, l’avantage de Timoléon, qu’il vainquit plusieurs tyrans et brisa, les forces des Carthaginois, non comme  71 Paul Émile avec des troupes aguerries et formées à une exacte discipline, mais avec des soldats ramassés au hasard, avec des mercenaires accoutumés à une vie indisciplinée, et, qui De faisaient à la guerre que ce qu’il leur plaisait. Or, des exploits pareils avec des forces inégales ajoutent à la gloire du général.

II. Ils se conservèrent tous deux purs et justes dans l’administration des affaires ; mais il semble que Paul Émile y arriva tout formé à la vertu par les lois et les mœurs de sa patrie, au lieu que Timoléon s’y forma lui-même. Ce qui le prouve, c’est que du temps de Paul Émile tous les Romains étaient également modestes, également soumis à leurs usages, pleins de crainte pour les lois et de respect pour leurs concitoyens mêmes. Au contraire, de tous les généraux et de tous les capitaines grecs qui commandèrent en Sicile, il n’y en eut pas eu seul qui ne se corrompît, si l’on en excepte Dion, qui fut même soupçonné d’avoir aspiré à la tyrannie et formé le projet chimérique d’établir à Syracuse une royauté semblable à celle de Lacédémone. L’historien Timée rapporte que Gylippe lui-même fut renvoyé ignominieusement par les Syracusains qui avaient reconnu en lui, dans l’exercice de son commandement,  une insatiable avarice. Les 72 injustices et les perfidies que l’espérance de se rendre maîtres de la Sicile fit commettre à Pharax le Spartiate, et à Callippe d’Athènes, nous ont été transmises par plusieurs historiens. Cependant qu’étaient-ce que ces deux généraux, et quelles forces avaient-ils en main, pour se livrer à une telle espérance? Le premier faisait sa cour à Denys, déjà chassé de Syracuse; et Callipe était simple capitaine dans les troupes étrangères de l’année de Dion. Mais Timoléon, que les Corinthiens envoyèrent pont général aux Syracusains, sur leurs vives instances; qui, loin d’avoir à solliciter des troupes, était assuré de trouver une armée toute prête, qui ne désirait que de l’avoir pour chef, Timoléon n’eut, dans son commandement, d’autre ambition et d’autre but que de détruire ces tyrans injustes.

III. Ce qu’on ne peut trop admirer dans Paul Émile, c’est qu’après avoir détruit une si grande monarchie, il n’augmenta pas son bien d’une seule drachme, et ne voulait ni toucha ni voir ces trésors immenses dont il fit à d’au très de si grandes largesses. Je n’ai garde à blâmer Timoléon d’avoir accepté une belle maison à Syracuse, et une autre à la campagne il n’y a pas de honte à recevoir le prix de si grands services ; mais il est encore plus beau 73 de les refuser ; et c’est le comble de la vertu que de savoir se passer de ce qu’elle peut acquérir légitimement. Il y a des corps qui supportent le froid et d’autres le chaud ; les meilleurs tempérament sont ceux qui peuvent souffrir également le chaud et le froid : de même l’âme la plus forte et la mieux constituée est celle qui ne se laisse ni enorgueillir par les succès, ni abattre par les revers. Sous ce rapport, Paul Émile paraît plus parfait que Timoléon. Dans le plus grand des malheurs ; dans la douleur extrême que lui causa la mort de ses enfants, il ne se montra ni plus faible ni moins estimable que dans sa plus grande prospérité. Timoléon, au contraire, après l’action généreuse à laquelle il se porta contre son frère, ne put soumettre sa douleur à l’empire de la raison; abattu par le chagrin et par le repentir, il n’eut pas, durant vingt ans, le courage de paraître à la tribune et sur la place publique. Il faut rougir, sans doute, des actions honteuses ; mais aussi, craindre toute sorte de blâme, c’est la preuve d’un caractère doux et simple , à la vérité, mais qui manque d’élévation et d’énergie.