-Pierre Loti, Voyage au Maroc, 1890 : Tanger

I :

Des côtes sud de l’Espagne, d’Algésiras, de Gibraltar, on aperçoit là bas, sur l’autre rive de la mer, Tanger la Blanche. Elle est tout près de notre Europe, cette première ville marocaine, posée comme en vedette sur la pointe la plus au nord de l’Afrique ; en trois ou quatre heures, des paquebots y conduisent et une grande quantité de touristes y viennent chaque hiver. Elle est très banalisée aujourd’hui, et le sultan du Maroc a pris le parti d’en faire le demi-abandon aux visiteurs étrangers, d’en détourner ses regards comme d’une ville infidèle.
Vue du large, elle semble presque riante, avec ses villas alentours bâties à l’européenne dans des jardins, un peu étrange encore cependant, et restée bien plus musulmane d’aspect que nos villes d’Algérie, avec ses murs d’une neigeuse blancheur, sa haute casbah crénelée, et ses minarets plaqués de vieilles faïences.
C’est curieux même comme impression d’arrivée est ici plus saisissante que dans aucun des autres ports africains de la Méditerranée. Malgré les touristes qui débarquent avec moi, malgré les quelques enseignes françaises qui s’étalent çà et là devant des hôtels ou des bazars, — en mettant pied à terre aujourd’hui sur ce quai de Tanger au beau soleil de midi, — j’ai le sentiment d’un recul subit à travers les temps antérieurs… Comme c’est loin tout à coup, l’Espagne où l’on était ce matin, le chemin de fer, le paquebot rapide et confortable, l’époque où l’on croyait vivre !…
Ici, il y a quelque chose comme un suaire blanc qui tombe, éteignant les bruits d’ailleurs, arrêtant toutes les modernes agitations de la vie : le vieux suaire de l’Islam, qui sans doute va beaucoup s’épaissir autour de nous dans quelques jours, quand nous nous serons enfoncés plus avant dans ce pays sombre, mais qui est déjà sensible dès l’abord pour nos imaginations fraîchement émoulues d’Europe.
Deux gardes au service de notre ministre, Salem et Qaddur, pareils à des figures bibliques dans leurs longs vêtements de laine flottante, nous attendent au débarcadère pour nous conduire à la légation de France.
Ils nous précèdent gravement, écartant de notre route, avec leurs bâtons, les innombrables petits ânes qui remplacent ici les camions et les chariots tout à fait inconnus. Par une sorte de voie étroite, nous montons à la ville, entre des rangées de murs crénelés, qui s’étagent comme des neiges mortes. Les passants qui nous croisent, blancs aussi comme les murs, traînent sans bruit leurs babouches sur la poussière, avec une majestueuse insouciance, et rien qu’à les voir marcher, on devine que les empressements de notre siècle n’ont pas prise sur eux.
Dans la grand-rue, qu’il nous faut traverser, il y abien quelques boutiques espagnoles, quelques affiches françaises ou anglaises, et, à la foule des burnous, se mêlent, hélas! Quelques messieurs en casque de liège ou quelques gentilles misses voyageuses, ayant des coups de soleil sur les joues. Mais, c’est égal, Tanger est encore très arabe, même dans ses quartiers marchands. Et plus loin _ aux abords de la légation de France où l’hospitalité m’est offerte _ commence le dédale des petites rues étroites ensevelies sous la chaux blanche, demeuré intact, comme au vieux temps.

II :

Le soir de ce même jour d’arrivée, au coucher du soleil, je vais faire ma première visite à notre campement de route, qui se prépare là bas, en dehors des murs, sur une hauteur assez solitaire dominant Tanger.
C’est tout une petite ville nomade, déjà montée, déjà habitée par nos Arabes d’escorte ; alentour, nos chevaux, nos chameaux, nos mules de charge, entravés par des cordes, paissent une herbe rase, très odorante ; on dirait une tribu quelconque, un douar ; l’ensemble exhale une forte odeur de bédouin, et des chants tristes en voix de fausset, des sons grêles de guitare, sortent de la tente des chameliers.
C’est le Sultan qui a envoyé tout cela au ministre, matériel, bêtes et gens. Je regarde longuement ces personnages et ces choses, avec lesquels il va falloir se familiariser et vivre, qui vont bientôt s’enfoncer avec nous dans ce pays inconnu.
La nuit qui vient, le vent froid qui se lève au crépuscule, accentuent – comme il arrive toujours- l’impression de dépaysement que ce Maroc m’a causée dès l’abord.
Le ciel du couchant est d’une limpidité profonde, dans des jaunes pâles extrêmement froid ; Tanger, qui paraît dans le lointain, sous mes pieds, semble à cette heure un éboulement de cubes de pierres sur une pente de montagne ; ses blancheurs, en s’obscurcissant, tournent au bleuâtre glacé ; au-delà encore, en silhouette sur un lit d’ardoise, se dessine l’Espagne, l’Europe, une proche voisine avec laquelle ce pays, paraît-il, fraye le moins possible. Et cette pointe de notre monde à nous, que j’ai quittée il y a quelques heures à peine, vue d’ici me fait l’effet tout à coup de s’être effroyablement reculée.
Je reviens à Tanger par la place du Grand-Marché, qui est un peu au dessus de la ville, à l’extérieur des vieux murs crénelés et des vieilles portes ogivales. Il y fait presque nuit. Par terre, sur une étendue d’une centaine de mètres carrés, il y a une couche de choses brunes qui grouillent faiblement : chameaux agenouillés, prêts à s’endormir, pêle-mêle avec des Bédouins et des ballots de marchandises ; caravane qui sont parties peut être des confins du désert, par les routes dangereuses et non tracées, pour venir jusqu’ici où finit la vieille Afrique ; jusqu’ici, en face de la pointe d’Europe, au seuil de notre civilisation moderne. Des bruits de voix humaines très rauques et des grognements de bêtes s’élèvent s’élèvent de ces masses confuses qui s’élèvent du sol de cette place. Devant un petit feu, qui flambe jaune, au milieu d’un cercle de gens accroupis, un sorcier nègre chante doucement et bat du tambour. L’air de la nuit, de plus en plus frais, promène des exhalaisons fauves.
Le ciel s’étoile partout, dans une limpidité profonde. Et voici qu’une grande muette arabe commence à gémir, dominant tous les autres bruits de sa vois aigre et glapissante… Oh ! J’avais oublié ce son là, qui depuis pas mal d’années n’avait plus glacé mes oreilles ! … Il me fait frissonner, et j’éprouve alors une très vive, très saisissante impression d’Afrique, une de ces impressions des jours d’arrivée, comme on n’en a déjà plus les lendemains quand la faculté de comparer s’est émoussée au contact des choses nouvelles. Elle continue, la musette, avec une sorte d’exaltation croissante, son air monotone qui déchire ; je m’arrête pour mieux l’entendre ; il me semble que ce qu’elle me chante-là, c’est l’hymne des temps anciens, l’hymne des passés morts… Et j’ai un instant de plaisir étrange à songer que je ne suis encore ici qu’au seuil, qu’à l’entrée profanée par tout le monde, de cet empire du Moghreb où je pénétrerai bientôt ; que Fàs, but de notre voyage, est loin, sous le dévorant soleil, au fond de ce pays immobile et fermé où la vie demeure la même aujourd’hui qu’il y a mille ans.

III :

Huit jours d’attente, de préparatifs, de retards.
Pendant cette semaine passée à Tanger, nous avons fait de nombreuses allées et venues, pour examiner des tentes, choisir et essayer des chevaux ou des mules. Et, bien des fois, nous sommes montés sur la hauteur là-bas, où notre campement s’est augmenté peu à peu d’un nombre considérable de gens et d’objets, en face toujours des côtes lointaines de l’Europe.
Enfin, le départ est fixé à demain matin.
Depuis hier, les abords de la légation de France ressemblent à un lieu d’émigration ou de pillage. Les petites rues tortueuses et blanches d’alentour sont encombrées de ballots énormes, de caisses par centaines ; tout cela recouvert de tapis marocains à rayures multicolores et lié de cordes en roseau.