Mas’ûdî, Prairies, XXXIV-XXXVI : Slaves, Francs et Lombards, v. 940 n-è

XXXIV. SLAVES

Les Slaves descendent de Mar, fils de Japhet, fils de Noé, et c’est à lui que tous les peuples de cette même race rattachent leur origine : telle est du moins l’opinion la plus généralement soutenue par les hommes qui ont appliqué leur intelligence à l’étude de cette question. Les établissements de ces peuples se trouvent dans le nord, d’où ils se sont étendus vers l’occident. Les Slaves se divisent en plusieurs familles principales qui se font la guerre entre elles. Parmi leurs rois, les uns, suivant la religion chrétienne, appartiennent à la secte des jacobites; les autres, n’ayant ni livre ni loi dont ils suivent les prescriptions, vivent dans le paganisme et ignorent toute espèce de code religieux.

Parmi les différentes familles ou races dont se composent ces peuples, il y en a une à laquelle appartenait la souveraineté dans les temps les plus anciens. Son roi prenait le titre de Majek, et elle-même était connue sous le nom de Walinana. Autrefois tous les Slaves reconnaissaient sa supériorité, parce que c’était chez elle que se trouvait le chef suprême dont tous les autres chefs se regardaient comme les vassaux. Parmi les peuples slaves qui viennent en second ordre, il faut citer les Açtabrana, dont le roi, de nos jours, s’appelle Saqla’îh; puis les Dulana, dont le roi s’appelle Wanjalâs. Puis viennent les Namjin, dont le roi est appelé Azaneh : il n’y a pas, parmi les Slaves, de soldats plus intrépides ni de meilleurs cavaliers; puis les Menabin, dont le roi s’appelle Zanbîr; puis les Sirtin, tribu redoutable par suite de plusieurs causes qu’il serait rop long de mentionner, et de qualités qui exigeraient une description trop détaillée; elle ne reconnaît, d’ailleurs, la suzeraineté d’aucun autre peuple. Il faut compter ensuite les Sassin, les Jarwaniq, les Khashanin, les Beranjabin. Les noms de quelques-uns de leurs rois, que nous avons cités, sont des titres communs à tous les princes de la même race.

Parmi les Sirtin dont nous venons de parler, il est d’usage de se brûler lorsque le roi ou le chef vient à mourir; on jette aussi au feu les montures dont il se servait. Ces peuples ont des coutumes semblables à celles des Indiens. Plus haut, dans cet ouvrage, nous en avons parlé succinctement, lorsque, à propos du mont Kabkh et des Khazars, nous avons fait remarquer que, dans le pays de ces derniers, il se trouvait des Slaves et des Russes, et qu’ils se brûlaient eux-mêmes dans de vastes bûchers. Ces mêmes Slaves et les autres peuples congénères touchent à l’orient et s’étendent bien loin dans la direction du couchant.

Le premier d’entre les rois des Slaves est celui des Dir, qui compte dans ses Etats de vastes cités et beaucoup de terres en culture. Les négociants musulmans se rendent dans sa capitale avec toute espèce de marchandises.

Après ce prince, vient le roi des Awanj, qui possède des provinces bien cultivées, des troupes nombreuses et de grandes ressources militaires. Il est en guerre avec les Romains, les Francs, les Nûkbarad et d’autres peuples barbares ; les hostilités entre eux se poursuivent avec des chances diverses. Près de ce roi, toujours dans le pays des Slaves, se trouve celui des Turcs, lesquels sont les plus beaux, les plus nombreux et les plus belliqueux de tous les Slaves.

Les Slaves se divisent en nombreuses familles et en tribus très multipliées, dont la description détaillée et la classification n’entrent pas dans le plan de cet ouvrage. Nous avons mis au premier rang le prince dont tous les autres chefs reconnaissaient la suzeraineté, dans les anciens temps, c’est-à-dire Majek, roi des Walinana, lesquels sont les Slaves pur-sang, appartenant à la famille la plus estimée, et possédant la prééminence sur toutes les autres branches de la même race. Plus tard, la division s’étant mise parmi ces peuples, leur organisation primitive fut détruite. Alors les différentes familles formèrent des groupes isolés, qui se choisirent chacun un roi, comme nous l’avons dit plus haut. Le récit de ces événements serait trop long, d’autant plus que nous les avons déjà racontés en grand et souvent avec beaucoup de détails dans nos Annales historiques et dans notre Histoire moyenne.

XXXV. FRANCS ET GALICIENS

Les Francs, les Slaves, les Nûkbard (Lombards ?), les Hispaniens, les Yajûj et les Majûj, les Turcs, les Khazar, les Burjân (Burgondes/Bulgares ?), les Alains, les Galiciens et tous les autres peuples que nous avons cités comme habitant les régions septentrionales, descendent de Japhet, le plus jeune fils de Noé, d’après l’opinion admise à l’unanimité par les hommes de discussion et de savoir, parmi les docteurs de la loi.

De tous ces peuples, les Francs sont les plus belliqueux, les mieux défendus contre toute invasion, les mieux équipés, les plus puissants en territoire où se trouvent de nombreuses villes, les mieux organisés, les plus soumis à l’autorité de leurs princes. Il faut remarquer, toutefois, que les Galiciens sont encore plus belliqueux et plus à redouter que les Francs, puisqu’un Galicien tiendra tête à lui seul à plusieurs Francs.

Les Francs ne forment qu’une seule et même confédération, sans qu’il y ait, à cet égard, parmi eux, ni dissidence, ni faction. La capitale de leur empire est actuellement Bawira (Barîza ?), qui est une très grande ville. Au surplus, ils possèdent environ 150 villes, sans compter les chefs-lieux de districts et les établissements agricoles.

Avant l’apparition de l’islam, les premiers pays occupés par les Francs étaient, dans la Méditerranée, l’île de Rhodes, que nous avons déjà signalée comme faisant face à Alexandrie, et dans laquelle, de nos jours, est un chantier maritime appartenant aux Romains puis l’île de Crète, que les Musulmans ont enlevée aux Francs et où ils ont fondé des établissements qui subsistent encore actuellement.

Les Francs possédaient aussi les contrées de l’Ifriqya et la Sicile. Nous avons déjà parlé de ces îles, et en particulier de l’île qui est connue sous le nom d’al-Burkân (Volcan).

Etant à Fostat, en Egypte, l’an 336, il me tomba sous la main un livre composé par Ghudmar ; évêque de la ville de Jarbada (Gironne), une des villes appartenant aux Francs, l’an 328 ; dédié al-Hakam b. ‘Abd-ar-Rahman, b. Muhammad […] héritier présomptif de son père ‘Abd-ar-Rahman, qui est actuellement souverain de l’Andalous, et se montre digne, par sa science, d’être salué du nom de Commandeur des Croyants.

[Mérovingiens]

 

On lisait, dans cet ouvrage, que le premier roi des Francs fut Qlûdia (Clodion/Clovis). D’abord sectateur du magisme, il se fit chrétien sous l’inspiration de sa femme, qui s’appelait Ghurtala (Chlotilde). Après lui, son fils Ludewiq monta sur le trône. Ludwiq (Clovis/Clothaire) eut pour successeur son fils Daqushert (Dagobert), qui laissa lui-même la couronne à son fils Ludewiq.

[Carolingiens]

Il fut remplacé par son frère Qurtân (Gontran). Après lui vint son fils Qarla (Charles Martel), puis le fils de celui-ci, Bibin (Pépin), puis le fils de Bibin, Qarla (Charlemagne), dont le règne fut de 26 ans. Ce prince fut contemporain d’al-Hakam, maître de l’Andalous. Après lui, ses fils se firent la guerre, et leurs discordes en vinrent à un tel point, que les Francs s’entre-détruisirent à cause d’eux. Cependant Ludewiq (Louis Le Pieux), fils de Qarla, demeura maître de l’empire et le gouverna pendant

28 ans et 6 mois. C’est lui qui s’avança vers Tortosa et mit le siège devant cette place. Il eut pour successeur Qarla, fils de Ludwiq (Charles II le Chauve), le même qui envoyait des présents à Muhammad b. ‘Abd-ar-Rahman b. al-Hakam […] lequel portait le titre d’Imam. Après un règne de 39 et 6 mois, il laissa le trône à son fils Ludwiq (Louis II), qui le garda pendant 6 ans. Au bout de ce temps, le Qâ’id (Duc) des Francs, qui se nommait Nawsa (Eudes?), se révolta contre lui et s’empara de la souveraineté, qu’il exerça pendant 8 années.

C’est lui qui acheta des Majûs (Vikings) l’évacuation de son territoire, pour 7 ans, au prix de 600 ratl d’or et de 600 ratl d’argent que devait leur payer le roi des Francs.

Il eut pour successeur Qârla b. Taqwîra (Charles de Germanie ?) qui régna 4 ans. Puis vint un autre Charles, qui resta sur le trône 31 ans et trois mois.

Son successeur, Ludwiq, fils de Qârla (Louis IV d’Outre-mer), règne encore aujourd’hui, l’an 336, sur les Francs; depuis son avènement au trône jusqu’à cette date, 10 années se sont déjà accomplies, si nos informations à cet égard sont exactes.

Parmi les nations voisines des Francs, la plus puissante de celles qui dominaient en Espagne était la Galice, au point que les Francs lui faisaient toujours la guerre; mais les Galiciens étaient les plus belliqueux. Or Abd-er-Rahman, fils de Mohammed, possesseur actuel de l’Espagne, avait un vizir, son cousin du côté paternel, qui s’appelait

Ahmad b. Ishaq. Ce vizir s’étant rendu coupable d’un acte qui, d’après la loi, méritait le dernier supplice, Abd-ar-Rahman le fit saisir et mettre à mort. Ahmad avait un frère appelé Umaya, qui résidait à Santarem, l’une des places frontières de l’Espagne. Quand ce dernier eut appris ce qui était arrivé au vizir, son frère, il se révolta contre Abd-ar-Rahman , se rendit auprès de Radamir (Ramire II), roi des Galiciens, lui offrit son appui contre les Musulmans, et lui enseigna les côtés faibles par où il pouvait les attaquer. Un jour, Umaya étant sorti de la ville de Santarem pour chasser dans un des lieux de plaisance qui lui appartenaient, quelques-uns de ses pages s’emparèrent de la place, lui en fermèrent les portes et donnèrent avis à Abd-er-Rahman de ce qui se passait. Alors Umaya b. Ishaq, frère du vizir qui avait été misa mort, alla trouver Radamir, qui le reçut comme un homme d’élite, le choisit pour vizir et lui fit porter le poids des affaires. Cependant Abd-ar-Rahman, roi d’Espagne, marcha contre Samûra (Zamora), capitale des Galiciens. Nous avons donné la description des ouvrages en maçonnerie et des remparts de cette ville dans un des chapitres précédents de cet ouvrage, qui a pour titre : Rapide exposé des mers; leurs particularités ; des merveilles de leurs côtes; des peuples qui les habitent et autres sujets.

Abd-er-Rahman était accompagné de plus de 100 000 hommes. La bataille qu’il livra à Radamir, roi des Galiciens, eut lieu dans le mois de shawal de l’année 327 de l’hégire, trois jours après l’éclipsé qui fut visible dans ce mois. La victoire resta d’abord aux Musulmans ; mais les Galiciens, se voyant assiégés et acculés contre la ville, revinrent à la charge, et, faisant un grand carnage des Musulmans qui avaient déjà passé le fossé, ils en tuèrent cinquante mille. On dit que ce fut grâce à Omeyah, fils d’Ishak, que Radamir ne s’acharna pas à la poursuite des fuyards; d’ailleurs, ce prince fut retenu par la crainte d’une embuscade et le désir de s’emparer de ce que contenait le camp ennemi en fait de richesses de toute espèce, de bagages et de trésors; sans cela, pas un seul Musulman n’eût survécu à ce désastre.

A la suite de ces événements, Umaya s’échappa des mains de Radamir, après avoir imploré son pardon d’Abd-ar-Rabman, qui lui fit l’accueil le plus gracieux. Ce prince, sans se laisser abattre par sa défaite, envoya une armée contre les Galiciens, sous les ordres de plusieurs de ses grands feudataires. Il y eut une suite de combats, dans lesquels les Galiciens firent une perte double de celle des Musulmans dans la bataille précédente. La supériorité des armes est restée à ces derniers jusqu’à la date actuelle. Quant à Radamir, il règne encore sur les Galiciens, dans cette même année 336. Son prédécesseur sur le trône était Urdûn (Ordogno II), qui avait succédé lui-même à Adbûsen (Alphonse?). Les Francs et les Galiciens pratiquent la religion chrétienne et suivent le rite melkite.

XXXVI. NUKUBARD (LOMBARDS)

Nous avons déjà fait remarquer que les Lombards descendaient de Japhet, fils de Noé. Les territoires qu’ils occupent s’étendent dans la direction du Magreb, et leurs établissements sont situés au nord. Ils possèdent beaucoup d’îles dans lesquelles vivent différentes peuplades: pour eux, ils sont belliqueux et difficiles à soumettre. Ils ont de nombreuses villes et sont soumis à l’autorité d’un seul roi, dont le nom est toujours Adenkebs. La plus grande de toutes leurs villes, qui leur sert de capitale, est Yast/Banabant (Bénévent). Un grand fleuve la traverse et la divise en deux quartiers principaux. Ce fleuve est un des cours d’eau du monde les plus considérables et les plus curieux. Son nom est Saïbat : il a été cité par nombre d’écrivains anciens qui se sont occupés de ce sujet. Les Musulmans établis dans l’Espagne et dans le Maghreb, et qui étaient voisins des Lombards, leur enlevèrent par la force un grand nombre de villes, telles que Bari, Tarniû (Tarente?), Shebrama (Salerne ?) et d’autres places importantes, et les habitèrent eux-mêmes pendant un certain espace de temps. Mais ensuite les Lombards, reprenant courage, attaquèrent leurs envahisseurs et les dépouillèrent de leurs conquêtes, après avoir soutenu contre eux de longues guerres. Actuellement les villes que nous avons nommées plus haut sont entre les mains des Lombards.

Les Galiciens, les Francs, les Slaves, les Lombards et les autres peuples que nous avons mentionnés ci-dessus occupent des territoires voisins les uns des autres.

La plupart de ces peuples sont en état d’hostilité permanente contre les habitants de l’Espagne. Celui qui gouverne ce pays, de nos jours, est un prince redoutable à ses ennemis et très puissant, comme nous l’avons dit en parlant de son origine et de ses actes. ‘Abd-ar-Rahman b. Mu’awiya b. Hishâm, s’était rendu en Espagne dès les premières années du règne des Abbassides, et son arrivée dans ce pays avait été signalée par divers incidents remarquables. La capitale de l’Espagne (musulmane) est Cordoue, comme nous l’avons indiqué plus haut. En outre, les Musulmans possèdent dans ces contrées beaucoup de villes, des terres en culture qui se succèdent sans interruption sur de vastes espaces, et des places frontières sur les limites de leur domination.

Bien des fois ils ont vu se réunir contre eux les peuples barbares issus de Japhet, tels que les Galiciens, les Burjân (Burgondes/Bulgares), les Francs et d’autres encore. Le souverain actuel de l’Espagne peut mettre sur pied 100 000 hommes bien entretenus, bien équipés et bien armés. (Dieu seul est éternel !)