Ibn Jubayr, Musulmans dans la Sicile normande, 1184 n-è

La nouvelle lune de ce mois a paru la nuit du lundi 4 février, tandis que nous attendons toujours à Trapani la fin de l’hiver et le départ du navire génois sur lequel nous espérons aller en Espagne, s’il plaît à Dieu (qu’il soit exalté !), et si Dieu (qu’il soit loué !) favorise notre dessein et seconde notre désir avec sa grandeur et sa bonté. Pendant notre séjour dans cette ville, nous avons appris des détails fort pénibles sur la fâcheuse situation des musulmans de Sicile à l’égard des adorateurs de la croix (que Dieu les extermine!) et dans quel état d’abjection et de misère les premiers vivent dans la compagnie des seconds, à quel joug de vasselage ils ont été soumis, et avec quelle dureté agit le roi pour (faire réussir) les artifices tendant à pervertir la foi des enfants et des femmes dont Dieu a décrété la perdition. Souvent le roi s’est servi de moyens de contrainte pour forcer quelques-uns des cheikhs du pays à l’abandon de leur religion. Il en fut ainsi, dans ces années dernières, avec Ibn-Zaraa, un des fakis de la capitale, lieu de résidence de ce tyran, qui, au moyen de mille vexations, le poussa à faire semblant de renier l’islam et de se plonger dans la religion chrétienne. Ibn-Zaraa, s’étant mis à apprendre par cœur l’Évangile, à étudier les usages des romées, et à s’instruire dans les principes de leurs lois, prit son rang parmi les prêtres que l’on consultait dans les procès entre chrétiens : et il n’était pas rare que, lorsqu’un jugement musulman se présentait en même temps, on consultât Ibn-Zaraa pour celui-ci encore, à cause de son savoir bien connu en jurisprudence (musulmane), de manière qu’il arriva de s’en rapporter à ses décisions dans les deux jurisprudences. Cet individu changea en église une mosquée qu’il possédait vis-à-vis de sa maison. Que Dieu nous sauve de la fin de la perdition et de l’erreur! Cependant, on nous dit qu’il cachait sa vraie croyance: il est possible qu’il rentre dans l’exception établie par la parole de Dieu «à l’exception de celui qui, étant forcé, reste fidèle à la religion dans son cœur. »

Dans ces jours il est arrivé à Trapani le chef de parti des musulmans de Sicile, leur seigneur principal, le kaïd Abou’l Kassem ibn-Hamud, surnommé Ibn-al-Hadjer, un des nobles de cette île chez les quels la seigneurie s’est transmise d’aîné en aîné. On nous a assuré encore qu’il est un homme honnête ; désireux du bien; affectionné aux siens; très adonné aux œuvres de bienfaisance, comme la rançon des prisonniers, la distribution de secours aux voyageurs et aux pèlerins pauvres; et qu’il possède de grands mérites et de nobles qualités. A son arrivée, la ville a été tout en émoi. Dernièrement il s’est trouvé en disgrâce de ce tyran, qui le confina dans sa maison à la suite d’une dénonciation que ses ennemis avaient faite contre lui en le chargeant de faits controuvés et en l’accusant de correspondance avec les Almohades, que Dieu les aide ! Cette enquête l’aurait très probablement amené à une condamnation, sans l’intervention du (chancelier?) ; cependant, elle ne manqua pas d’attirer sur lui une série de vexations par lesquelles on lui extorqua au delà de trente mille dinars mouminiens sans qu’on lui eût rendu aucune des maisons et des propriétés dont il avait hérité de ses ancêtres, en sorte qu’il est resté très à court d’argent. Tout récemment, il est rentré dans la grâce du roi, qui l’a fait passer à un service dépendant du gouvernement; il s y est résigné comme l’esclave dont on a possédé la personne et les biens.

A son arrivée à Trapani, il fit des avances pour avoir une entrevue avec nous. En effet, nous étant trouvés ensemble, il nous manifesta à fond sa position et celle des habitants de cette île à l’égard de leurs ennemis, avec des détails à faire couler des larmes de sang et à navrer les cœurs de douleur. Voilà un de ces détails, j’ai tâché, nous dit-il, pour moi et pour les gens de ma maison, de vendre tout ce que nous possédions, dans l’espoir de sortir ainsi de notre état actuel et d’avoir de quoi vivre en pays musulman. » Considère donc (ô lecteur) où devait s’en trouver cet homme pour pouvoir désirer, nonobstant sa grande richesse et sa haute position, de prendre un pareil parti avec tout son train d’effets, de domestiques, d’enfants et de filles! Nous priâmes Dieu (qu’il soit exalté!) pour qu’il accordât à celui-ci, aussi bien qu’au reste des musulmans de la Sicile, une heureuse libération de leur position actuelle; et de même tout musulman qui se trouve dans quelque lieu que ce soit en présence de Dieu, est dans l’obligation de faire des prières à leur intention. Lors de notre séparation, Ibn-el-Hadjer était en pleurs et nous en faisait verser. La noblesse de son extraction, les rares qualités de son esprit, la gravité de ses mœurs, son amour immense pour ses parents, sa libéralité sans bornes, la beauté de sa personne et la bonté de son caractère nous inspiraient de vives sympathies pour lui. Dans la capitale, nous avions déjà remarqué des maisons à lui, à ses frères et aux gens de sa famille, qui ressemblaient à des châteaux grandioses et élégants. Tous les membres de cette famille jouissaient d’une haute position, surtout ledit Ibn-el-Hadjer, qui, lors de son séjour à Palerme, s’était distingué par de bonnes actions en faveur des pèlerins pauvres ou indigents, qui recevaient des secours et auxquels on fournissait les frais de nourriture et de voyage. Que Dieu dans sa bonté le fasse prospérer en considération de ses œuvres, et lui en donne une pleine récompense.

Nous allons raconter une des épreuves les plus fâcheuses auxquelles est exposé le peuple (musulman) de cette île. Il arrive tous les jours qu’un homme s’emporte contre son fils ou sa femme, ou bien une mère contre sa fille : si celui qui est l’objet de cette colère, dans un moment de dépit, se jette dans une église, c’en est fait; on le fait chrétien, on le baptise, et il n’y a plus de moyen que le père s’approche de son fils, ou la mère de sa fille. Imagine-toi (ô lecteur) l’état d’un homme qui a enduré un pareil malheur dans sa famille et en la personne de son propre enfant! cette seule pensée suffirait pour abréger la vie. En effet, de crainte que cela n’arrive, les musulmans de Sicile flattent toujours leurs familles et leurs enfants; et ici les hommes les plus clairvoyants appréhendent pour leur pays ce qui arriva dans le temps aux musulmans de l’île de Crète, où le gouvernement tyrannique des chrétiens exerça une telle action continue, et où les faits et les circonstances se succédèrent avec un tel enchaînement, qu’enfin les habitants se trouvèrent forcés à se faire tous chrétiens; et il n’en échappa que ceux dont Dieu avait décrété le salut. Mais la parole de la damnation sera prononcée contre les infidèles, car Dieu peut bien tout ce qu’il veut, et il n’y a d’autre Dieu que lui.

Cet Ibn-Hamud (le kaïd Abou’l-Kassemsurnommé Ibn-al-Hadjer) jouit d’une telle estime chez les chrétiens (puisse Dieu les exterminer!), qu’ils supposent que, s’il se faisait chrétien, il ne resterait pas dans l’ile un seul musulman; car tout le monde le suivrait et l’imiterait : que Dieu les garde tous sous sa protection et que, dans l’excellence de sa générosité, il les délivre de leur état actuel !

Nous fûmes aussi les témoins d’un autre exemple éclatant de la condition des musulmans; un de ces faits qui te déchirent le cœur et le, consument de pitié et de douleur. Un des notables de cette ville de Trapani envoya son fils à un des pèlerins, nos compagnons, pour le prier d’accepter sa fille, jeune demoiselle qui vient d’atteindre à peine l’âge nubile, et de l’épouser si cela lui plaisait, ou bien, dans le cas contraire, de l’emmener avec lui pour la marier avec un de ses compatriotes auquel la jeune fille pourrait être agréable. On ajoutait que celle-ci abandonnait de bon gré son père et ses frères par empressement de se soustraire à la tentation (d’apostasie) et par désir de séjourner dans un pays musulman : et que le père et les frères en étaient contents aussi, dans l’espoir qu’ils trouveraient un moyen de se sauver eux-mêmes en quelque pays musulman aussitôt que serait levé cet embargo qui les en empêchait. Le pèlerin à qui on fit la proposition ne demandait pas mieux : il fut enchanté de profiter de cette occasion qui lui offrait du bien dans cette vie et dans l’autre. Quant à nous, nous restions étonnés au plus haut degré qu’un homme pût jamais se trouver dans le cas de concéder, avec autant de facilité, une personne si intimement attachée à son cœur; qu’il pût la confier à un homme tout à fait étranger et se résigner à un tel éloignement, au désir tourmentant de la revoir et à la solitude où il devait se sentir sans elle. Nous avons trouvé extraordinaires aussi cette jeune fille, que Dieu l’ait dans sa garde ! et la satisfaction qu’elle éprouve à abandonner ses parents pour amour de l’islamisme et pour se cramponner à l’appui solide de la religion. Que Dieu, qu’il soit exalté ! tienne cette jeune fille sous sa garde et sa protection; qu’il l’entoure d’une société convenable et qu’il la fasse prospérer avec sa bonté. Interrogée par son père sur le projet qu’il avait conçu, cette jeune fille lui répondit : « Si tu me retiens, tu seras responsable de moi. » Elle était sans mère, mais elle avait deux frères et une petite sœur du même père.