Ibn Battuta, Voyage au Soudan, Taghazza et Wallata, 1352

Au commencement du mois divin de moharram de l’année 753/1352, je me mis en route avec une compagnie ou caravane dont le chef était Aboû Mohammed Yandécân Almessoûfy (que Dieu ait pitié de lui !). Elle renfermait beaucoup de marchands de Segelmessa et d’autres pays. Après avoir voyagé vingt-cinq jours, nous arrivâmes à Taghâza, qui est un bourg sans culture et offrant peu de ressources. Une des choses curieuses que l’on y remarque, c’est que ses maisons et sa mosquée sont bâties avec des pierres de sel, ou du sel gemme ; leurs toits sont faits avec des peaux de chameaux. Il n’y a ici aucun arbre ; le terrain n’est que du sable, où se trouve une mine de sel. On creuse dans le sol, et l’on découvre de grandes tables de sel gemme, placées l’une sur l’autre, comme si on les eût taillées et puis déposées par couches sous terre. Un chameau ne peut porter ordinairement que deux de ces tables ou dalles épaisses de sel.

Taghâza est habité uniquement par les esclaves des Masûfa, esclaves qui s’occupent de l’extraction du sel; ils vivent de dattes qu’on apporte de Dar’aet de Segelmessa, de chairs de chameau et de l’anli, sorte de millet importé de la contrée des nègres. Ces derniers arrivent ici de leurs pays et ils en emportent le sel. Une charge de chameau de ce minéral se vend, à Îwâlâten, de 8 à 10 mithqâls, ou dînârs d’or; à la ville de Mâlli, elle vaut de vingt à trente dinars, et quelquefois même quarante. Les nègres emploient le sel pour monnaie, comme on fait ailleurs de l’or et de l’argent ; ils coupent le sel en morceaux, et trafiquent avec ceux-ci. Malgré le peu d’importance qu’a le bourg de Taghâza, on y fait le commerce d’un très grand nombre de quintaux, ou talents d’or natif, ou de poudre d’or.

 

Qazwini (1275) parle d’une muraille construite en blocs de sel autour de la ville.

« Les habitants de Taghaza sont des esclaves massufa, une tribu importante des Berbères. Leur travail est d’extraire le sel tout le long de l’année » (QAZWINI, 1275)

 

Nous passâmes à Taghâza dix jours dans les souffrances et dans la gêne ; car l’eau en est saumâtre, et nul autre endroit n’a autant de mouches que ce bourg. C’est pourtant de Taghâza qu’on emporte la provision d’eau pour pénétrer dans le désert qui vient après ce lieu, et qui est de dix jours de marche, et où l’on ne trouve point d’eau, si ce n’est bien rarement. Nous eûmes néanmoins le bonheur de rencontrer en ce désert beaucoup d’eau, dans des étangs que les pluies y avaient laissés. Un jour, nous aperçûmes un étang entre deux collines de pierres ou de roche, et dont l’eau était douce et bonne. Nous nous y désaltérâmes et y lavâmes nos hardes. Il y a une grande quantité de truffes dans ce désert; il y a aussi des poux en grand nombre : c’est au point que les voyageurs sont obligés de porter au cou des fils conte-nant du mercure, qui tue cette vermine.

Dans les commencements de notre marche à travers ce désert, nous avions l’habitude de devancer la caravane ; et lorsque nous trouvions un lieu convenable pour le pâturage, nous y faisions paître nos bêtes de somme. Nous ne cessâmes d’agir ainsi, jusqu’à ce que l’un de nos voyageurs, nommé Ibn Zîry, se fût perdu dans le désert. Depuis ce moment, je n’osai plus ni précéder la caravane ni rester en arrière. Cet Ibn Zîry avait eu une dispute avec le fils de son oncle maternel, le nommé Ibn ’Ady, et ils s’étaient dit réciproquement des injures : c’est pour cela qu’Ibn Zîry s’écarta de la caravane et s’égara. Lorsque celle-ci fit halte, personne ne sut où était Ibn Zîry ; je conseillai à son cousin de louer un Messoûfite, qui chercherait ses traces et qui peut-être le rencontrerait. Ibn ’Ady ne le voulut pas ; mais, le lendemain, un Messoûfite consentit, de bon gré, et sans exiger de salaire, à aller à la recherche de l’homme qui manquait. Il reconnut les vestiges de ses pas, qui tantôt suivaient la grande route, et tantôt en sortaient ; cependant, il ne put point retrouver Ibn Zîry lui-même, ni avoir de ses nouvelles. Nous venions de rencontrer une caravane sur notre chemin, laquelle nous apprit que quelques-uns de leurs compagnons s’étaient séparés d’eux. En effet, nous en trouvâmes un mort sous un arbrisseau d’entre les arbres qui croissent dans le sable du désert. Ce voyageur portait ses habits sur lui, tenait un fouet à la main, et l’eau n’était plus qu’à la distance d’un mille lorsqu’il avait succombé.

Nous arrivâmes à Tâçarahlâ, lieu de dépôts, ou amas souterrains d’eaux pluviales ; les caravanes descendent dans cet endroit et y de-meurent pendant trois jours. Les voyageurs prennent un peu de repos ; ils raccommodent leurs outres, les remplissent d’eau, et y cousent tout autour des tapis grossiers, par crainte des vents ou de l’évapo-ration. C’est de ce lieu que l’on expédie le takchîfou [le messager de] la découverte.

 

DU TAKCHÎF

C’est là le nom que l’on donne à tout individu des Messoûfah que la caravane paye pour la précéder à Îouâlâten. Il prend les lettres que les voyageurs écrivent à leurs connaissances ou à leurs amis de cette ville, afin qu’ils leur louent des maisons, et qu’ils viennent à leur ren-contre avec de l’eau, à la distance de quatre jours de marche. Celui qui n’a pas d’amis à Îouâlâten adresse sa missive à un négociant de cette place connu par sa bienfaisance, lequel ne manque pas de faire pour cette personne comme pour les autres de sa connaissance. Souvent il arrive que le takchîf, ou messager, périt dans ce désert ; alors les habitants d’Îouâlâten n’ont aucun avis de la caravane, qui succombe tout entière ou en grande partie. Cette vaste plaine est hantée par beaucoup de démons; si le messager est seul, ils jouent avec lui, le fascinent…

Le guide dans cette plaine déserte est celui qui y est allé et en est revenu plusieurs fois, et qui est doué d’une tête très intelligente. Une des choses étonnantes que j’ai vues, c’est que notre conducteur avait un oeil perdu, le second malade, et, malgré cela, il connaissait le che-min mieux qu’aucun autre mortel. Le messager que nous louâmes dans ce voyage nous coûta cent ducats d’or; c’était un homme de la peuplade des Messoûfah. Au soir du septième jour après son départ, nous vîmes les feux des gens qui étaient sortis vers nous, et cela nous réjouit extrêmement.

Cette plaine est belle, brillante ; la poitrine s’y dilate, l’âme s’y trouve à l’aise, et les voleurs n’y sont pas à craindre. Elle renferme beaucoup de boeufs sauvages, au point que souvent on voit une troupe de ceux-ci s’approcher assez de la caravane pour qu’on puisse les chasser avec les chiens et les flèches. Cependant, leur chair engen-dre la soif chez les gens qui la mangent ; et c’est pour cette raison que bien des personnes s’abstiennent d’en faire usage. Une chose curieuse, c’est que, quand on tue ces animaux, on trouve de l’eau dans leurs ventricules. J’ai vu des Messoûfites presser un de ces viscères, et

boire l’eau qu’il contenait. Il y a aussi dans ce désert une grande quan-tité de serpents.

ANECDOTE

Nous avions dans notre caravane un marchand de Tilimsân, appelé Zeyyân le Pèlerin, qui avait l’habitude de saisir les serpents et de jouer avec ces reptiles ; je lui avais dit de ne pas le faire, et il continua. Un certain jour, il mit sa main dans le trou d’un lézard, pour le faire sortir ; mais, en place, il trouva un serpent qu’il prit dans sa main. Il voulut alors monter à cheval, et le serpent lui mordit le doigt indica-teur de la main droite, ce qui lui causa une douleur considérable. On lui cautérisa la plaie avec un fer rouge, et le soir sa douleur s’augmenta ; elle devint atroce. Notre patient égorgea un chameau ; il introduisit sa main droite dans l’estomac de l’animal, et l’y laissa toute la nuit. Les parties molles du doigt malade tombèrent par frag-ments, et il coupa par sa base le doigt tout entier. Les Messoûfites nous dirent que ce reptile avait certainement bu de l’eau un peu avant de piquer le marchand ; car, sans cela, sa blessure aurait été mortelle.

Quand les personnes qui venaient à notre rencontre avec de l’eau nous eurent rejoints, nous donnâmes à boire à nos chevaux, puis nous entrâmes dans un désert énormément chaud, et bien différent de celui auquel nous avions été habitués jusqu’alors. Nous nous mettions en marche après la prière de l’après-midi ; nous voyagions pendant toute la nuit, et faisions halte au matin. Des hommes de la tribu des Messoûfah, de celle des Berdâmah, etc., venaient vendre des charges d’eau. Nous arrivâmes ainsi à la ville d’Îouâlâtenjuste au com-mencement du mois de rabî’ premier, ayant voyagé deux mois pleins, depuis Segelmessa. Îouâlâten est le premier endroit du pays des nègres ; et le lieutenant du sultan, dans cette ville, était Ferbâ Hoçain : ce mot ferbâ signifie vice-roi, lieutenant.

A notre arrivée à Îwâlâten, les négociants déposèrent leurs marchandises sur une vaste place, et chargèrent les nègres de les garder. Ils se rendirent chez le ferbâ, qui était assis sur un tapis et abrité par une espèce de toit. Ses gardes étaient devant lui, ayant à la main des lances et des arcs ; les grands des Messoûfites se tenaient derrière le ferbâ. Les négociants se placèrent debout en face de celui-ci, qui leur parla par l’intermédiaire d’un interprète, bien qu’ils fussent tout près de lui, et uniquement par suite de son mépris pour eux. Ce fut alors que je regrettai de m’être rendu dans le pays des nègres, à cause de leur mauvaise éducation et du peu d’égards qu’ils ont pour les hommes blancs. Je m’en allai chez Ibn Beddâ, personnage distingué de la ville de Salé, auquel j’avais écrit de me louer une maison, ce qu’il fit.

Plus tard, le mushrif d’Îouâlâten, le nommé Mansa Jû, invita tous ceux qui étaient arrivés dans la caravane à un repas d’hospitalité qu’il leur offrait. Je refusai d’abord de paraître à ce festin ; mais mes camarades m’en prièrent, et ils insistèrent tellement que je m’y rendis avec les autres convives. On servit le repas, qui consis-tait en millet concassé, mélangé avec un peu de miel et de lait aigre. Tout ceci était mis dans une moitié de courge ou calebasse, à laquelle on avait donné la forme d’une grande écuelle, ou d’une sébile ; les assistants burent donc, et se retirèrent. Je leur dis : « Est-ce pour cela que le Noir nous a invités ? » Ils répondirent : « Oui ; et ce qu’il nous a donné est considéré par les nègres comme le repas d’hospitalité le plus beau. » Je reconnus ainsi avec certitude qu’il n’y avait rien de bon à espérer de ce peuple, et je désirai un moment de m’en retourner presque tout de suite avec les pèlerins qui partent d’Îouâlâten ; puis je me décidai à aller voir la résidence du roi des nègres.

Mon séjour à Îouâlâten a été d’environ sept semaines, pendant les-quelles les habitants m’honorèrent et me donnèrent des festins. Parmi mes hôtes, je nommerai : le juge de la ville, Mohammed, fils d’Abd Allah, fils de Yénoûmer, et son frère, le jurisconsulte et professeur Iahia.

La chaleur est excessive à Îouâlâten ; il y a dans cette ville quelques petits palmiers, à l’ombre desquels on sème des melons et des pastèques. L’eau se tire de ces amas d’eaux de pluie qui se forment sous le sable. La viande de brebis y est abondante. Les vêtements des habitants sont jolis et importés d’Égypte. La plus grande partie de la population appartient à la tribu des Messoûfah.

Les femmes y sont très belles ; elles ont plus de mérite et sont plus considérées que les hommes.

 

DES MESSOÛFITES QUI DEMEURENT À ÎWÂLÂTEN

La condition de ce peuple est étonnante, et ses moeurs sont bizarres. Quant aux hommes, ils ne sont nullement jaloux de leurs épou-ses ; aucun d’eux ne se nomme d’après son père ; mais chacun ratta-che sa généalogie à son oncle maternel. L’héritage est recueilli par les fils de la soeur du décédé, à l’exclusion de ses propres enfants. Je n’ai vu pratiquer cette dernière chose dans aucun autre pays du monde, si ce n’est chez les Indiens infidèles de la contrée du Malabar. Cependant, ces Messoûfites sont musulmans ; ils font avec exactitude les prières prescrites par la loi religieuse, étudient la jurisprudence, la théologie, et apprennent le Coran par coeur. Les femmes des Messoûfites n’éprouvent nul sentiment de pudeur en présence des hom-mes et ne se voilent pas le visage ; malgré cela, elles ne manquent point d’accomplir ponctuellement les prières. Quiconque veut les épouser le peut sans difficulté ; mais ces femmes messoûfites ne voyagent pas avec leur mari ; si même l’une d’elles y consentait, sa famille l’en empêcherait. Dans ce pays, les femmes ont des amis et des camarades pris parmi les hommes étrangers ou non parents. Les hommes, de leur côté, ont des compagnes qu’ils prennent parmi les femmes étrangères à leur famille. Il arrive souvent qu’un individu entre chez lui et qu’il trouve sa femme avec son compagnon ; il ne désapprouve pas cette conduite, et ne s’en formalise pas.

 

ANECDOTE

J’entrai un jour chez le juge d’Îouâlâten, après qu’il m’en eut donné la permission, et, trouvai avec lui une femme très jeune, admirablement belle. Alors je doutai, j’hésitai et désirai retourner sur mes pas ; mais elle se mit à rire de mon embarras, bien loin de rougir de honte. Le juge me dit : « Pourquoi t’en irais-tu ? Celle-ci est mon amie. » Je m’étonnai de la conduite de ces deux personnes. Pourtant cet homme est un légiste, un pèlerin ; j’ai même su qu’il avait demandé au sultan la permission de faire cette année-là le pèlerinage de La Mecque en compagnie de son amie. Est-ce celle-ci ou une autre ? Je l’ignore ; mais le souverain ne l’a pas voulu, et il a répondu par la né-gative.

 ANECDOTE ANALOGUE À LA PRÉCÉDENTE

Je me rendis une fois chez Aboû Mohammed Yandecân le Messoû-fite, celui-là même en compagnie duquel nous étions arrivés à Îouâlâ-ten. Il était assis sur un tapis, tandis qu’au milieu de la maison il y avait un lit de repos, surmonté d’un dais, sur lequel était sa femme, en conversation avec un homme assis à son côté. Je dis à Aboû Mohammed : « Qui est cette femme ? — C’est mon épouse, ré-pondit-il. — L’individu qui est avec elle, que lui est-il ? — C’est son ami. — Est-ce que tu es content d’une telle chose, toi qui as habité nos pays, et qui connais les préceptes de la loi divine ? — La société des femmes avec les hommes, dans cette contrée, a lieu pour le bien et d’une façon convenable, ou en tout bien et en tout honneur : elle n’inspire aucun soupçon. Nos femmes, d’ailleurs, ne sont point comme celles de vos pays. » Je fus surpris de sa sottise ; je partis de chez lui, et n’y retournai plus jamais. Depuis lors, il m’invita, à plu-sieurs reprises, à l’aller voir, mais je m’en abstins constamment.