Hérodote, V, 42-8, Les Spartiates en Sicile, v. 470 av. n-è

42. Doriée, au contraire, se distinguait parmi tous les jeunes gens de son âge, et se persuadait que son courage et son mérite l’élèveraient au trône. Plein de cette idée, il fut irrité de ce que les Lacédémoniens avaient, après la mort d’Anaxandrides, nommé, suivant les lois, Cléomène, qui était son aîné. Ne voulant point dépendre de ce prince, il alla fonder une colonie avec ceux qu’il avait demandés. Il était tellement indigné, qu’il s’embarqua pour la Libye sans consulter l’oracle sur le lieu où il l’établirait, et sans observer aucune des cérémonies usitées en pareille occasion. Il y arriva, conduit par des Théréens qui lui servirent de guides, il s’établit à Cinyps, très beau canton de la Libye, et sur les bords du fleuve. Mais, en ayant été chassé la troisième année par les Maces, peuple libyen d’origine, et par les Carthaginois, il revint dans le Péloponnèse.
43. Il y trouva Anticharès d’Éléon, qui lui conseilla, suivant les oracles rendus à Laïus, de fonder en Sicile Héraclée, parce que le pays d’Éryx appartenait, disait-il, en entier aux Héraclides, par l’acquisition qu’en avait faite Hercule. Là-dessus il alla consulter l’oracle de Delphes, afin de savoir s’il se rendrait maître du pays pour lequel il était prêt, à partir. La Pythie lui ayant répondu qu’il s’en emparerait, il monta sur la flotte qui l’avait mené en Libye, et longea les côtes d’Italie.

44. Les Sybarites se disposaient alors, comme ils le disent eux-mêmes, à marcher avec Télys, leur roi, contre la ville de Crotone. Ils ajoutent que les Crotoniates effrayés prièrent Doriée de leur donner du secours, et que, celui-ci leur en ayant accordé, ils attaquèrent avec lui la ville de Sybaris et la prirent. Telle est la manière dont se conduisit, au rapport des Sybarites, Doriée et ceux qui l’avaient suivi. Mais les Crotoniates assurent que, dans la guerre contre les Sybarites, ils n’empruntèrent du secours d’aucun autre étranger que de Callias d’Élée. Ce devin, de la race des Jamides , s’était sauvé de chez Télys, tyran de Sybaris, parce que les entrailles des victimes ne lui présageaient rien de favorable dans la guerre contre Crotone, et s’était réfugié auprès d’eux. Tel est le langage que tiennent les Crotoniates.

45. Voici les preuves qu’en apportent les uns et les autres. Celles des Sybarites sont, d’un côté, le bois sacré et le temple que fit élever Doriée, près du torrent de Crathis, à Minerve Crathienne, après avoir pris leur ville avec les Crotoniates ; d’un autre, la mort de Doriée, et c’est la plus forte preuve qu’ils puissent donner, parce qu’il fut tué pour avoir agi contre les ordres de l’oracle. Car si, au lieu de les transgresser, il les eût accomplis en allant au lieu où il l’envoyait, il se serait emparé du pays d’Éryx, l’aurait conservé, et n’aurait pas péri lui-même avec son armée.Mais les Crotoniates prouvent ce qu’ils disent par les terres qu’ils donnèrent dans leur pays à Callias d’Élée ; sa postérité en jouissait encore de mon temps. Ils ne firent rien de pareil ni pour Doriée, ni pour ses descendants ; et cependant, s’ils en avaient reçu du secours dans la guerre contre les Sybarites, ils lui auraient fait des dons beaucoup plus considérables qu’à Caillas. On vient de voir les témoignages des uns et des autres; chacun peut suivre l’opinion qui lui plaira le plus.

46. Quelques autres Spartiates, tels que Thessalus, Parébates, Célées et Euryléon, s’étaient joints à Doriée pour aller fonder une colonie. Lorsqu’ils furent arrivés en Sicile avec toute la flotte, ils furent battus par les Phéniciens et les habitants d’Egeste, et périrent dans le combat, excepté Euryléon, le seul des associés de Doriée qui échappa.

Celui-ci rassembla les débris de l’armée, s’empara de Minoa, colonie de Sélinunte, et délivra les Sélinusiens du tyran Pythagore ; mais, après l’avoir renversé du trône, lui-même il en prit possession, et gouverna despotiquement. Son règne ne fut pas long. Les Sélinusiens se soulevèrent, et le massacrèrent près de l’autel de Zeus Agoréen, où il s’était réfugié.

47. Philippe, fils de Butacides, citoyen de Crotone, accompagna Doriée, et périt avec lui. Il avait été banni de Crotone pour avoir fiancé la fille de Télys, tyran de Sybaris ; mais, ayant été frustré de ce mariage, il s’embarqua pour Cyrène. Il en partit ensuite sur une trirème qui lui appartenait en propre, et suivit Doriée avec des soldats qu’il avait pris à sa solde. Il avait remporté le prix aux jeux olympiques, et c’était le plus bel homme qu’il y eût alors en Grèce. Les habitants d’Egeste lui rendirent, à cause de sa beauté, des honneurs que nul autre n’avait reçus avant lui. Ils lui élevèrent sur le lieu de sa sépulture une chapelle comme à un héros, où ils lui offrirent des sacrifices pour se le rendre propice.

48. Ainsi mourut Doriée. S’il fût restée à Sparte, et qu’il eût pu se résoudre à vivre sous la domination de Cléomène, il aurait été roi de Lacédémone. Cléomène régna peu de temps ; il mourut sans enfants mâles, et ne laissa qu’une tille nominée Gorgo.