Diodore de Sicile, V, 6-8, Iles Eolides, v. 20 av. n-è

VI. Des îles Éolides, aujourd’hui Lipari et îles voisines.

ON EN COMPTE 7, savoir Strongyle, Euonyme, Didyme, Phaenicuse, Hière, Volcanie et Lipare, dans laquelle est la ville de même nom. Elles sont situées entre la Sicile et l’Italie et se suivent presque en ligne droite du levant au couchant. Elles ne sont éloignées de la Sicile que d’environ 150 stades. Leur grandeur est à peu près la même, et la plus étendue a seulement 150 stades de circuit. On voit encore aujourd’hui dans chacune de ces îles de grandes ouvertures formées par les flammes qui en sont sorties. Outre cela, on entend dans les gouffres de Strongyle et d’Hière, un vent impétueux et un bruit semblable à celui du tonnerre. Il s’en élève même quelquefois des sables et des pierres brûlantes, comme des ouvertures du mont Etna. Quelques auteurs ont cru que ces îles et le mont Etna se joignaient par des communications souterraines et ils ont remarqué qu’ordinairement leurs fourneaux jouaient tour à tour. On dit que les îles Éolides étaient autrefois inhabitées, mais que dans la suite, Lipare, fils du roi Auson, ayant été détrôné par ses frères qui s’étaient révoltés contre lui, s’enfuit de l’Italie avec plusieurs grands vaisseaux et un bon nombre de soldats dans une de ces îles, à laquelle il donna son nom. Il y bâtit une ville qui fut aussi appelée Lipare et il défricha les six autres îles. Éole, fils d’Hippotus, aborda quelque temps après dans l’île de Lipare et il épousa Cyané, fille de ce prince. Par ce mariage il fit obtenir à ceux qui l’accompagnaient la permission de demeurer dans la ville de son beau‑père et bientôt il en devint le maître, car Lipare ayant eu envie de revoir l’Italie, Éole lui aida à s’établir dans le pays de Surrente, où ce prince mourut après y avoir régné quelque temps avec beaucoup de gloire. Il fut enseveli dans un superbe tombeau, et les habitants du pays lui rendent les honneurs héroïques. On prétend que l’Éole dont nous parlons est le même que celui qui reçut chez lui Ulysse lorsqu’il errait sur les mers. Il était, dit‑on, fort religieux et fort équitable et il traitait ses hôtes avec beaucoup de générosité. Ce fut lui qui inventa l’usage des voiles dans la navigation, et on ajoute qu’il prédisait avec certitude les vents qui devaient souffler par la seule inspection des feux qu’il apercevait sur la mer. C’est ce qui donna lieu à la fable de lui attribuer l’empire des vents. Sa piété lui fit donner le surnom d’ami des dieux. Il eut six enfants, Astyochus, Xutus, Androclès, Phérémon, Jocastès et Agathyrnus, que la gloire de leur père et leurs propres vertus ont rendus à jamais illustres. Entre ces frères, Jocastès se mit en possession des rivages de l’Italie jusqu’à Rhégé. Androclés et Pherémon possédèrent cette partie de la Sicile qui est entre le détroit de Messine et le promontoire Lilybée. Les Siciliens et les Sicaniens habitaient dans ce pays, les uns à l’orient et les autres à l’occident, et ils étaient avant la venue des enfants d’Éole en de continuelles contestations. Mais dès que ces princes se montrèrent, la réputation de leur père et leur propre sagesse engagea ces peuples à se soumettre à eux volontairement. Xuthus fut roi du pays des Léontins, qui s’appelle encore aujourd’hui Xuthie du nom de ce prince. Agathyrnus donna le nom d’Agathyrnie au pays qu’il gouverna, et il bâtit la ville d’Agathyrne. Enfin, Astyochus régna sur l’île de Lipare. Fidèles imitateurs de l’équité et de la piété d’Éole, tous ces princes s’acquirent une gloire immortelle. Leurs descendants jouirent pendant plusieurs générations des royaumes de leurs ancêtres. Mais enfin la race des princes de Sicile manqua absolument. Les Siciliens établirent alors chez eux le gouvernement aristocratique. Quant aux Sicaniens partagés sur la forme du gouvernement qu’ils devaient choisir, ils se firent les uns aux autres une guerre qui dura longtemps. Cependant, comme les îles Éolides se dépeuplaient de jour en jour, les Cnidiens et les Rhodiens qui ne pouvaient plus supporter la dureté des rois de l’Asie résolurent entre eux de passer en colonie dans ces îles. Ils choisirent pour leur chef Pentathle qui rapportait son origine à Hippote, fils d’Hercule. Mais ceci n’arriva qu’en la cinquantième olympiade dans laquelle le Lacédémonien Épitélidas remporta le prix de la course. Pentathle s’étant embarqué avec ceux qui devaient l’accompagner, fit voile vers la Sicile et prit terre enfin auprès du promontoire Lilybée. Les Égestains et les Sélinontins étaient alors en guerre. Pentathle fut engagé par ces derniers à prendre leur parti, mais la bataille s’étant donnée, il y perdit un grand nombre de ses gens et la vie même. Ceux qui restaient, voyant les Sélinontins vaincus, songèrent à s’en retourner chez eux. Ils se rembarquèrent sous la conduite de Gorgon, de Thestor et d’Épitherside, amis de Pentathle. Voguant encore sur la mer de Toscane, ils relâchèrent à l’île de Lipare, où les habitants les reçurent à bras ouverts. Comme il ne restait plus qu’environ cinq cents personnes de tous ceux qu’Éole avait laissés dans cette île, les Lipariens persuadèrent à ces étrangers de demeurer avec eux. Ils équipèrent à frais communs une flotte suffisante pour aller combattre les Tyrrhéniens qui infestaient la mer par leurs brigandages. Ayant ensuite séparé leurs fonctions entre eux, les uns s’occupèrent à cultiver leurs îles, tandis que les autres faisaient tête aux pirates. Leurs biens furent communs pendant quelque temps, et ils vivaient tous ensemble. Mais ensuite ils jugèrent à propos de partager entre eux l’île de Lipare, dans laquelle était la ville, en faisant toujours valoir en commun les autres îles qu’ils possédaient. Ils firent enfin de celle‑ci même un partage qui devait durer vingt ans, après lesquels le sort déciderait à qui d’entre eux chacune de ces portions devait échoir. Dans cet intervalle de temps ils battirent souvent les Tyrrhéniens et portèrent plus d’une fois la dîme de leurs dépouilles au temple de Delphes.

VII. L’île de Lipare la plus célèbre des Éolides.

IL NOUS reste à présent à expliquer de quelle manière la ville des Lipariens est devenue si célèbre et puissante dans ces derniers temps. Premièrement, la nature l’a ornée de beaux ports et de bains d’eaux chaudes, qui non seulement sont très favorables pour les malades, mais qui procurent même un très grand plaisir à ceux qui s’y baignent. C’est pour cette raison que ceux des Siciliens qui ont quelques maladies extraordinaires passent dans l’île de Lipare, où les eaux leur rendent une santé dont ils sont surpris eux‑mêmes. Les Lipariens et les Romains tirent de grands revenus des mines d’alun qui sont dans cette île. Car comme l’alun ne se trouve en aucun autre endroit du monde et qu’on a souvent besoin de ce minéral, les Lipariens qui sont les seuls qui en vendent, y mettent le prix qu’ils veulent et en retirent par conséquent de grandes richesses. Il est pourtant vrai que l’île de Mélo a aussi une petite mine d’alun, mais elle n’est pas assez abondante pour en pouvoir fournir à plusieurs villes. L’île de Lipare est petite, mais elle produit tout ce qui est nécessaire pour la nourriture des habitants. On y pêche des poissons de toute espèce, et elle produit de grands arbres qui portent autant de fruits qu’on en peut souhaiter. Voilà ce que nous avons à dire de Lipare et des autres îles d’Éole.

VIII. L’île des Os, pourquoi ainsi nommée.

PLUS AVANT, dans la pleine mer et vers le couchant, on rencontre une petite île déserte à qui l’aventure que nous allons rapporter a fait donner le nom de l’île des Os. Dans le temps des longues et sanglantes guerres des Carthaginois contre les Syracusains, les premiers entretenaient des armées de terre et de mer composées de gens de toutes nations, hommes turbulents et toujours prêts à se révolter, surtout lorsqu’on ne les payait pas assez exactement. Il arriva enfin que ces troupes ne recevant point leur solde, six mille des plus insolents la demandèrent d’abord à leurs capitaines avec hauteur. Mais les capitaines n’ayant point d’argent à leur donner et les remettant de jour en jour, ils menacèrent de prendre les armes contre les Carthaginois. Ils osèrent même porter la main sur leurs officiers. Le sénat, instruit de ce désordre, en témoigna son indignation, mais cela n’ayant servi qu’à enflammer d’avantage les esprits, le sénat envoya un ordre secret à ses généraux de faire périr tous ces séditieux. Les généraux s’embarquèrent aussitôt avec eux sous prétexte de les conduire à une expédition. Mais quand ils furent arrivés devant l’île dont nous parlons, ils y débarquèrent ces révoltés et se remirent en mer. Ces misérables outrés en vain de ce qu’ils ne pouvaient se venger des Carthaginois, y périrent tous de faim et de misère. Au reste, comme l’île ou on les avait laissés est fort petite, elle fut bientôt remplie des ossements de tant de corps morts, et c’est ce qui lui a fait donner le nom qu’elle porte, exemple d’une punition terrible qui peut passer pour une infidélité cruelle de la part des Carthaginois.