Abd al-Wahid Al-Murakushi, Histoire de Espagne et Almohades, v. 1230

Louange à Dieu qui anéantit les nations et rend les ossements à la vie; inspirateur des prophéties, [il a toujours] existé et existera toujours, et les esprits les plus perspicaces, les intelligences les plus pénétrantes ne peuvent parvenir à le comprendre ; je le loue à raison de ce qu’il a enseigné et inspiré aussi bien qu’à cause de ses dons et de ses bienfaits. Que sa bénédiction descende sur Celui qui a dissipé les ténèbres, fait disparaître les doutes et montré la droite voie, celui dont le Koran est le trait caractéristique et qui a été envoyé à tous les Arabes et à tous les non-Arabes; puisse-t-elle descendre aussi sur sa famille et sur ses compagnons, hommes de mérite et de générosité 1 Que Dieu leur accorde son salut à Lui et à Eux, qu’il les anoblisse et les magnifie !

Seigneur, toi dont j’ai éprouvé les bienfaits répétés, grâce aux soins et à la générosité de qui j’ai pu sortir de la pauvreté et de l’obscurité, toi dont la bienfaisance et l’amitié m’ont imposé ce que j’ai pour toi de reconnaissance et de soumission, — tu m’as demandé — puisse Dieu te recevoir au rang le plus élevé (du paradis), de même qu’il s’est servi de toi pour faire prospérer les champs des belles lettres, puisse-t-il t’accorder le lot le plus copieux des félicités terrestre et céleste, de même qu’il a réuni en toi les talents administratif et littéraire 1 — tu m’as demandé de mettre par écrit quelques faits touchant le Maghreb, son aspect et ses limites, ainsi que des notions biographiques concernant les princes

(1) P. ex. p. 154. — Comparez d’ailleurs les leçons et les interprétations différentes de la i” et de la 2* édition, pp. 78, 126, 157, etc.

qui y ont régné, et notamment les Maçmoûdites [Almohades] descendants d’ ‘Abd El-Mou’min, depuis le commencement de cette dynastie jusqu’à la présente année 621 ; tu m’as demandé d’y joindre aussi un mot touchant ceux avec qui je me suis trouvé en rapports directs ou indirects ou dont j’ai entendu parler de quelque manière d’entre les poètes, les savants ou les gens de mérite. Je n’ai pu que me rendre à ta demande et me hâter de te satisfaire, puisque ‘c’est là le but que je poursuis, le désir dont je ne cesse d’être obsédé’, et que, d’ailleurs, cela m’était imposé par l’obéissance que je te dois pour des raisons trop longues à énumérer. J’ai donc consulté Dieu sur le travail auquel tu me conviais et j’ai imploré son aide ; c”est sur lui que je m’appuie en cette affaire; il est [p. 3] notre refuge, notre retraite, et sa puissante protection nous met à l’abri de tout.

Je m’excuse auprès de notre Maître (dont Dieu prolonge la vie 1) pour les défauts possibles de mon livre et provenant de trois causes : d’abord de la faiblesse du style de l’auteur et de son manque de talent naturel, auxquels il faut attribuer l’impropriété des expressions et les omissions ; ensuite de ce que je n’ai eu à ma disposition aucun livre du même genre sur lequel j’aurais pu m’appuyer et qui m’eût servi de source, comme font ordinairement les auteurs ; mais en ce qui concerne spécialement la dynastie maçmoûdite, je n’ai connaissance d’aucun travail qui y soit relatif, à l’exception toutefois d’un recueil contenant leur histoire et leurs biographies et rédigé par l’un des nôtres, mais que je ne connais que par ouï-dire. En troisième lieu enfin, mes souvenirs sont maintenant des plus décousus et des plus confus, par suite des soucis et des chagrins dont je suis accablé. Faible esclave que je suis, mon désir est de voir notre Maître accueillir cet ouvrage, selon sa belle habitude et son noble caractère, avec indulgence et complaisance ; ‘puisse sa gloire élevée continuer d’exalter les cœurs et de s’attacher des clients, de répandre des bienfaits et de rendre florissants les séjours du mérite et de la générosité !5

De la Péninsule hispanique (Andalous) (1) et de ses limites

Nous parlerons, pour commencer, de l’Espagne et de ses limites ; nous en ferons connaître les villes et nous donnerons un aperçu de son histoire et des princes qui y ont régné depuis la conquête jusqu’à l’époque contemporaine, année 621 (1224 J.-C.). C’était sur elle, en effet, que le Maghreb-Akça s’appuyait, elle qu’il tenait en honneur, vers elle qu’il avait les yeux tournés; c’est là qu’était le siège du gouvernement et de l’administration, elle qui était la métropole de ces régions. Cette situation lui fut toujours reconnue jusqu’au moment où, conquise par Yoûsof ben Tâchefîn, le Lamtounide, elle devint une dépendance de Merrâkech dans l’Afrique septentrionale.

Depuis que la dynastie maçmoûdite s’en est emparée, la situation n’a pas changé.

[P. 4]. La limite méridionale de la Péninsule est formée par le bout du canal Roûmi, lequel provient de la mer de Mânt’as (2), ou Mer Roûmi, vis-à-vis de Tanger, dans le lieu dit Ez-Zok’âk’ (détroit) ; le bras de mer a en cet endroit une largeur de douze milles ; c’est le point de jonction des deux mers de Mânt’as et d’Ok’inâbous (3). Les limites

(f) Sur l’origine de ce nom, voir entre autres Géogr. d’Aboulféda, trad. Reinaud, n, 234.

(2) Ce nom est orthographié de la même manière, p. 257 du texte ; Reinaud (trad. dOAboulféda, II, p. 38) écrit Matytesch le nom du Palus Méotide (et aussi Mânîtasch, II, 21 p. p. 143), et Bontosch (nôvzoç), cf. Merâçid El-Ittilâ’, I, p. 128, ou Nytasch celui du Pont Euxin. —

On peut supposer que Mântas représente Méotis en déplaçant simplement le point diacritique du noûn arabe et le transformant ainsi en yâ.

(3) Partout ce mot est orthographié de la même manière (pp. 235, 247, 248, 257, 261, 265, 266, 268, 273 du texte). Un simple déplacement des points diacritiques suffit à nous rapprocher de l’Okiyànoûs (^yoyL^l) du Merâçid, p. 129, 1. av. d.

septentrionale et occidentale sont formées par la Grande Mer, qui n’est autre que l’Océan, connu chez nous sous le nom de Mer des ténèbres. Comme limite orientale, on rencontre la montagne où se trouve le Temple de Vénus (1) et qui va de l’une à l’autre mer, de la mer de Roûm ou de Mânt’as à la Grande Mer, soit une distance de près de trois étapes. C’est là la frontière la moins étendue ; les plus longues sont celles du Nord et du Sud, dont chacune compte environ trente journées de marche.

 

De la montagne où se trQuve le Temple de
Vénus (1) et qui va de Tune à l’autre mer, de la mer de
Roùm ou de Mânt’as à la Grande Mer, soit une distance
de près de trois étapes. C’est là la frontière la moins
étendue ; les plus longues sont celles du Nord et du Sifd,
dont chacune compte environ trente journées de marche.
La montagne que nous avons citée, où se trouve le ten\-
ple de Vénus et qui forme la frontière orientale, sépare
l’Espagne de la France, qui appartient à la Grande Terre (2)
de Roùm, ou grand pays des Francs. L’Espagne est le
dernier pays habité vers l’Occident, puisque nous avons
dit qu’elle touche à l’Océan, par delà lequel il n’y a plus
de pays habité. Entre Tolède, qui est à peu près au cen-
tre de la Péninsule, et une ville roûmi capitale de la
Grande Terre, il y a environ quarante journées de
marche. Cette ancienne ville de Tolède, au centre du
pays, était la capitale des Goths, un peuple franc, et
devint ensuite, lors de la conquête, une possession
musulmane, ainsi que nous le raconterons. Sa latitude
est de 39° 50′, sa longitude de 28^ environ, ce qui la place
presque au centre du cinquième climat (3).

La ville d’Espagne qui a la moindre latitude est celle
qui est connue sous le nom de El-Djezirat èl^Khad’ra
(Algéziras), qui est située au Sud, sur la mer, par 36** de
latitude; la latitude la plus élevée, de 43^”, est atteinte
par une ville du littoral septentrional.

[P. 5]. De ce que nous venons de dire, Il résulte claire-
ment que la plus grande partie de l’Espagne appartient au

()] Port Vendres du Portas Veneris (Qéogr. d’Aboulféda, II, pp.
85 et 261).

(2) C’est-à-dire l’empire des Francs tel qu’il avait été développé
par les conquêtes de Charlemagne (Géogr. d’Aboulféda^ II, 85).

(3) Cf. Aboulféda, II, 239, 255; Edrlsi, Descript. de l’Afrique, etc.,
pp. 207 et 227.

9

i

— 6 —

‘^xijiquièine climat, et plutôt à la région nord de celui-ci :
aussi le froid s’y fait-il vivement sentir et Thiveryest
long ; les habitants de cette région sont grands et ont
le teint tdancjjeur intelligence est passablemenfoBiase
“”^Tltortjifîii^rogre^ Une partie de^ceftecon-

trêè^appartient au quatrième climat, par exemple Séville,
‘Malaga, Cordoue, Grenade, Alméria, Murcie; ces villes
f jouissent d’un climat plus tempéré, d’un sol meilleur,
d’eçiux plus agréables au goût que celles du cinquième
climat; les habitants y ont un teint plus beau, leurs
corps sont mieux faits, leurs expressions sont plus choi-
sies que chez ceux du Nord, car le climat et la latitude
exercent sur le langage une influence qui paraît évidente
à quiconque examine les faits et en saisit la cause.

es villes d’Espagne qui sont métropoles, chefs-lieux
ou capitales sont, en commençant par la frontière ouest:
Silves, Séville, Cordoue, Jaën, Grenade, Alméria, Murcie,
Valence, Malaga, cette dernière sur la mer de Roùm.
Deux de ces villes sont situées sur la Grande Mer, Silves
et Séville, séparées par tout près de cinq journées de
marche (1). Sur la mer de Roùm, on trouve les villes
d’Algéziras, laquelle dépend administrât! vement de Sé-
ville; de Malaga, qui s’administre elle-même; d’Alméria
et de Dénia. Les autres villes que nous avons citées ne
sont pas sur le littoral.

Quand, au commencement du deuxième siècle de l’hé-
gire, les Musulmans établirent leur domination dans la
Péninsule, ils firent choix de Cordoue pour capitale et
siège du gouvernement, et cela dura jusqu’à la fin de la
domination omeyyade, où divers princes s’emparèrent du
pouvoir chacun dans un endroit différent, comme nous
le dirons. Les villes dont j’ai cité les noms sont actuelle-
ment encore dans les mains des Musulmans; [p. 6J ils
en avaient autrefois bien d’autres, dont les noms, que je

(1) Ni Tune ni l’autre de ces villes ne sont sur TOcéan même. Une
note marginale du manuscrit fait remarquer que de Séville & la mer
U y a une journée et demie.

— 7 —

ne citerai pas ici, se retrouveront dans mon exposé his-
torique et seront ainsi connus (Dieu veuille nous les
rendre I)

Telles sont les notions que nous voulions donner sur
TEspagne et ses limites, ainsi que sur les régions déte-
nues par les Musulmans.

‘UOL.’

Conquête de l’Espagne; principaux faits

concernant son histoire, celle des rois qui y ont régné

et des gens remarquables, indigènes et autres.

Les Musulmans s’emparèrent de l’Espagne en rama-
d’ân 92 de Phégîre ; ils avaient pour chef T’ârilc’, que les
uns disent fils de Ziyâd et les autres fils d’ ^Amr (1). Ce
général était gouverneur de Tanger, ville dépendante
du territoire de K’ayrawân, situéeà Textrémitédu Magh-
reb et séparée de l’Espagne par le canal dont nous avons /
parlé et qu’on appelle vZ’oAr’dAr’ ou Medjâs^’W tenait sa
nomination de Moûsa ben Noçayr, émir de K’ayrawân. r^’^’^^^
D’après un autre récit, Merw^ân ben Moûsa ben Noçayr
avait laissé à Tanger T’àrik’, à la tête des troupes, rap-
pelé qu’il était auprès de son père par quelque aflteire ;
alors T’ârik’ s’embarqua pour franchir le détroit, en se
dirigeant vers Algéziras. Il voulait profiter d’une occa-
sion favorable qui s’était présentée : le Roumi qui gou-
vernait le littoral d’Algéziras et son territoire, avait
demandé en mariage la fille du grand roi. Celui-ci, irri>té
de cette demande, répondit par des insultes et des me-
naces, à la suite desquelles le gouverneur d’Algéziras
réunit des troupes nombreuses pour marcher contre le
roi. L’absence de troupes dans cette région serait l’oc-
casion dont T’ârik’, prévenu, aurait profité.

(1) n parait bien probable, et c’est l’opinion générale, que T’ârik’
avait Ziyâd pour père. Cependant, Edrisi (Descr., p. 213) l’appelle
T. b. ‘Abd AUâh b. Wanmoû des Zenâta. Cf. Ibn Adhari, II, p. 6;
Dozy, Recherches, I, 48.

— 8 —

[P. 7.] D’après une autre version, Tarik’ aurait été
invité par les chrétiens ô passer la mer, dans les circon-
stances suivantes. Rodrigue, roi de la Péninsule, avait
rhabitude de se faire envoyer les filles de ses principaux
officiers et…; elles étaient élevées dans les châteaux
royaux et apprenaient les règles de la cour, telles que
les comprenaient… (1). Devenues nubiles et leur éduca-
tion terminée, ces jeunes filles étaient mariées par le
roi aux personnages de la cour dont il jugeait le rang
égal au leur. La fille du gouverneur d’Algéziras et du
territoire qui en dépend avait, conformément à cet
usage, été envoyée à la cour, où elle se trouvait quand
elle devint nubile. Elle plut au roi, qui la vit un jour et
voulut obtenir ses faveurs. Elle refusa toute autre chose
qu’un mariage consenti par son père et contracté en
présence des princes, des officiers et des principaux
patrices. Emporté par la passion^ le roi lui fit violence.
La jeune fille écrivit alors à son père ce qui s’était passé,
et c’est ainsi que celui-ci entra en correspondance avec
T’ârlk’ et les Musulmans, et que la conquête par ceux-ci
en résulta. Dieu seul sait laquelle de ces deux versions
est exacte.

L’endroit de la Péninsule où T’ûrik’ débarqua est, dit-
on, celui que l’on appelle aujourd’hui Algéziras ; il arriva
un peu avant l’aube, y fit la première prière du jour et
distribua les drapeaux à ses compagnons. On éleva en-
suite en cet endroit une mosquée qu’on appela Mosquée
des Drapeaux, et qui existe encore maintenant (Dieu
veuille la garder jusqu’au jour du jugement dernier I) (2)
T’ârik’ entra ensuite dans l’intérieur, y pénétra fort
avant et battit l’ennemi. Il informa son patron, Moûsa
ben Noçayr, de ses victoires, des conquêtes qu’il venait
de faire dans la Péninsule et du butin qui en avait été la
suite. Jaloux des victoires qui étaient personnelles

(1} Les pointillés représentent deux mots qu’un relieur négligent a
rognés dans le manuscrit original.

(2) Sur cette mosquée» voir Edrlsi, p. 213.

— 9 —

à T’ârik’, [P. 8.) Moûsa informa Walîd b. ‘Abd el-Mellk
b. Merwân de cette conquête, mais en se l’attribuant ;
il écrivit, en même temps, à T’àriic’ une lettre où il le
menaçait pour être entré en Espagne sans sa permis-
sion, lui enjoignant de ne pas bouger de Tendroit où lui
parviendrait sa lettre, et d*y attendre son arrivée. Il se
mit en marche, en effet, laissant, pour le remplacer à
K’ayrawân, son flls *Abd Allâli, en redjeb 93. Il emmena
avec lui H’abîb b. Aboû ‘Obeyda Fihri (1), des chefs
arabes, des clients, des nobles berbères, constituant
une nombreuse armée, et pénétra en Espagne par le
détroit. Mais déjà Tàrik’ s’était emparé de la capitale
Cordoue et avait tué le roi Rodrigue. Il se porta au-
devant de son chef, et fît tous ses efforts pour l’apaiser
et dissiper sa jalousie : « Je ne suis, lui dit-il, autre
chose que ton affranchi et ton subordonné; ces victoires
sont les tiennes, c’est à toi que je les dois ; » et en même
temps, il lui faisait apporter tout le butin conquis sur
l’ennemi. C’est ainsi que la conquête a été attribuée à
Moûsa ben Noçayr, parce que Târik’ dépendait de lui, et
qu’il termina la conquête de ce dont celui-ci ne s’était
pas rendu maître. Pendant le reste de l’année 93, en 94
et pendant quelques mois de 95, Moûsa resta en Anda-
lousie à combattre, à piller et à organiser l’administra-
tion. Il emprisonna T’ârik’, puis laissa comme son
lieutenant en Espagne, son fils ‘Abd el-Azîz b. Moûsa,
avec des troupes et des chefs berbères en nombre suffi-
sant pour la sécurité du pays, la garde des places fron-
tières et la continuation de la guerre. Il regagna d’abord
K’ayrawân, puis en repartit avec le butin qu’il avait
ramené et les présents qu’il voulait offrir à Welîd b. ‘Abd
el-Melik. Parmi les objets trouvés à Tolède lors de la

(I) Le manuscrit porto *Obeyda et a été corrigé par Dozy en ‘Obda.
La première lecture se retrouve dans Nowayri (ap. Berbères, trao\
de Slane, t. I, 355, 360, 361, 364 ; L Athîr, L Koûtiyya, etc.) ; la
seconde dans L Adhari, p. 22. Dans VHist. des Mus, d/Esp.^ I, 242»
243, 248, il est appelé seulement H’abib Fihri.

— 10 —

prise de cette ville, figurait la table de Salomon, flls de
David, qui avait, dit-on, deux cercles, l’un d’or et l’autre
d’argent, et qui était enricliie de perles et de rubis (1).

Dans son voyage, Moûsa était, à ce qu’on dit, accom-
pagné de T’ârik’. Mais quand il arriva à Tibériade, en 96,
Welîd était mort, et ce fut à Soleymân b. ‘Abd el-Melik
qu’il offrit les présents qu’il apportait. D’après une autre
version, il arriva du vivant même de Welîd. Dieu sait la
vérité.

[P. 9.] *Abd el-*Azîz b. Moûsa b. Noçayr garda le gou-
vernement de l’Espagne jusqu’à la révolte de plusieurs
officiers du djond^ parmi lesquels H’abîb ben Aboû
*Obeyda Fihri, et Ziyâd b. en-Nâbigha (2) Temîmi. Il fut
mis à mort par les révoltés, qui portèrent sa tête à So-
leymân b. *Abd el-Melik, au début de l’année 98 (3). Ils
l’avaient remplacé en Espagne par Ayyoûb, flls de la
sœur de Moûsa b. Noçayr (4). On dit (Dieu sait la vé-
rité) qu’ils avaient écrit à Soleymân les raisons pour
lesquelles ils blâmaient la conduite d’ ‘Abd el-‘Azîz, et
que ce fut d’après les ordres de ce khalife qu’ils massa-
crèrent le gouverneur. Il en résulta des désordres, et
les Espagnols restèrent sans chef pendant quelque
temps. Celui qui exerça ensuite le pouvoir, antérieure-
ment à l’an 100, fut Es-Samh’ b. Mâlek Khaulâni, qui fut
reconnu par les populations (5). Il eut pour successeur

(1) Sur la table de Salomon, on peut voir Reinaud, Monuments
musulmans, 1, 165 ; Géogr. d’Aboulféda, II, 242 ; Dozy, Recherches, I,
58-59 ; Ibn el-Athîr, IV, 446 ; Edrlsi, Description, p. 228 ; Berbères,
trad. de Slane, I, 349; Ibn Adhari, II, 14; Makkari, I, 286, etc.

(2) Le Bayân, II, 22, 1. 15, et 23, 1. 8, lit Nàbigha, sans l’article.

(3) Cf. Berbères, I, 354; I. Athlr, V, 14; Bayân, II, p. 22.

(4) Ayyoûb b. H’abib Lakhmi était le flls de la sœur de Moûsa,
d’après ce qu’on voit aussi par Ibn eUAthtr (V, 373 ; Ibn Koûtiyya,
p. 228; cf. Bayân, II, 24). Il n’exerça l’autorité que six mois (Bayân ^
ib.) ; I. Athlr n’en parle pas.

(5) Samh’ eut pour prédécesseur immédiat Hourr b. ‘Abd er-Rah’-
môn Takefl {Berbères, l, 356 ; Bay., II, 24 ; Ibn Ath., V, 14), qui ar-
riva en Espagne en 99 et y resta trois ans. Samh’ périt à la guerre,
en 102, après avoir gouverné 2 ans et 4 mois, — ou 2 ans et 8 mois,
ou 3 ans (Bayân).

— H —

El-Ghamr ben ‘Abd er-Rah’mân b. ‘Abd Allah (1), puis
^Anbasa b. Soh’aym (2) Kelbi remplaça el-Ghamr. ‘Abd
er-Rah’mân ben ^Abd AUâh ^Akki, qui était un homme
de bien, succéda à *Anbasa vers 110. Vint ensuite ‘Abd
el-Melik ben K’at’an Fihri, puis ‘Ok’ba b. el-H’addjâdj,
lequel mourut dans la Péninsule, et alors son prédéces-
seur *Abd el-Melik y fut nommé de nouveau. Vint en-
suite Baldj ben Bichr, qui prétendit reconnaître la suze-
raineté de Hichâm ben ^Abd el-Melik, et qui fut en cela
appuyé par quelques uns de ses compagnons. Cela
occasionna des troubles, où les habitants se parta-
gèrent entre quatre chefs, jusqu’au moment où on leur
envoya comme gouverneur Aboùl-Khat’t’àr H’osâm ben

(1) Le nom de ce gouverneur ne figure, à notre connaissance, nulle
part. Seul, le Bayân, p. 26, nomme à cette époque ‘Abd er-Rah’mân
b. ‘Abd AlIâh Ghâflki, et donne ensuite la liste que voici : ‘Anbasa
b. Soh’eym (1) Kelbi (çafar 102 à cha^bûn 107) ; ‘Od’ra (2 mois) ; Ya-
h’ya b. Selama Kelbi (2 ans 6 mois); H’odh’eyfa (2) b. el-Ah’-
waç (OU el-Abraç, I. Athîr, V, 374 ; cf. 108, Ah’waç) Achdja*i (en 110,
6 mois); ‘Oth’môn b. Aboû Nis’a (3) Khat’ami (cha’b&n 110, 5 ou bien
6 mois); Hayth’em b. (4) *Obeyd Kenânl (en 111, 10 mois ou 14 mois);
Moh’ammed b. *Abd Allah (5) Achdja*i (2 mois) ; *Abd er-Rah*mûn b.
‘Abd Allah Ghûfiki, pour la seconde fois (çafar 112 à ramad’àn 114,
2 ans et 7 ou 8 mois) ; *Abd el-Melik b. K*at*an b. Nofeyl Fihri (ra-
mad’ûn ou chawwûl 114, 2 ans) ; ‘Okba 16) b. H’addjûdj Seloûli (chaw-
wâl 116 à 121); ‘Abd el-Melik b. K’at’an Fihri, pour la seconde fois
(122-123, 12 mois); Baldj b. Bichr entre en Espagne en doû’l k’a’da
123; Ta’leba b. Selâma ‘Amili (chawwâl 124, 10 mois); Aboû’l Khat’-
t’ûr H’osûm b. D*iri\r Kelbi (125, 9 mois, 2 ans ou 3 ansj; Yoûsof b.
‘Abd er-Rah’môn Fihri (b. H’ahlb b. Aboû ‘Obeyda, dit I. K’oûtiyya,
p. 236) en 138. — Cette liste est un peu plus complète que celle d’I.
K’oûtiyya, pp. 229 et s. ; voir aussi I. Athîr, V, 373-375, qui s’accorde
presque entièrement avec I. Adhari.

(2) Ce nom est écrit fautivement Choh’aym dans I. K’oùtiyya, pp.
229 et 265; voir l’index d’I. Athîr, pp. 464 et xxxii; I. Adhari, p. 26.

(1) I. K’out., Cbobeym, p. 229. (Je eite ce chroniqueur d’après rédition par-
tielle du Hecueil de textes et de traductions , Paris, 1889, où ne figurent que
les ff. 8 à 19, lig. 13 du manuscrit 706 Ane. P. Ar. delà Bibliothèque Nationale.)

(2) Transposé dans I. Kout.

(8) lis’a (1. K’out., pp. 230 et 235>.— 1. Atbir, V, 108, 117, 374 et 875, lit
aussi Ms’a.

(4) B. Abd el-KAfi [l. K’out.).

(5) Abd el-Melik (I. Alh., V, 129).

(6) Êerit GUkfi dans I. Ath. seul, V, 187.

k
i

K
*

N

— 12 —

D’irâr, Kelbite, qui apaisa les troubles et remplaça les

divisions par Tunion dans l’obéissance (1).

Il existe des divergences quant à Tordre où ces chefs
se sont succédé ; mais les noms que nous avons cités
sont bien ceux des gouverneurs et des généraux en Es-
pagne, sous la dynastie Omeyyade, avant sa chute en
Orient.

Snooesseurs c t*fl.bi^oûn » (2) qui ont pénétré

en Espagne

Les 5acce55ee/rs qui sont entrés en Espagne, soit pour
faire la guerre sainte, [P. 10.] soit pour la défense de
ce nouveau territoire, sont, entre autres, Moh’ammed
ben Aws b. Thâbet Ançâri, qui tient ses traditions d’Aboù
Horeyra; H’anach b. ‘Abd Allah Çan’âiii, qui tient ses
traditions d’ ‘Ali b. Aboû T’âleb et de Fod’âla ben *Obeyd ;
*Abd er-Rah’mân b. ‘Abd Allah Ghâfik’i, qui les tient
d’ *Abd Allah b. *Omar b. el-Khat’t’âb ; Yezîd b. K’ècit* ou
ben K’oçayt Sekseki Miçri, qui les tient d* ‘Abd AUâh b.
‘Amr b. el-*Aci ; enfin Moûsa b. Noçayr, Tauteur de la
conquête, qui les tient de Teraîm Dâri.

Il existe maint hadîth concernant le mérite du Maghreb,
et, entre autres, celui que je tiens du jurisconsulte et
îmôm, aux connaissances solides et variées, Aboû ‘Abd
AUâh Moh’ammed b. Aboù’l Fadl es-Seybâni (3), aux
leçons de qui je Tai recueilli à la Mekke, en ramad’ân
620 ; lui-même le répétait d’après les leçons d’El-Moayyed
b. *Abd Allah T’oùsi, qu’il avait suivies à Nîsèboùr. Uau-
teur de ce dernier était Timâm Kemâl ed-Dîn Moh’am-
med b. Ah’med b. Çâ’id K’arâwi, dont il avait été rélève,
et à qui cette tradition était parvenue par Ibn ‘Abd el-

(1) Sur ces événemenU, voir Dozy, Musulmans d’Espagne, I, 251.

(2) On donne ce nom aux disciples des Compagnons de Mahomet.

(3) II faut probablement lire Cheybani. Je ne retrouve ce nom ni
dans I. Athlr ni dans I. Khallikân.

— 13 —

Ghàflr Fârisi, qui la tenait de Moh’ammed b. ‘Isa b.
‘Amroweyhi Djaloûdi, qui la tenait d’Aboû Ish’ôk’ Ibra-
him b. Sofyân, qui la tenait d’Aboûl-H’oseyn Moslim b.
ei-H’addjâdj K’ochayri Ntsâboûri, qui la tenait de Yah’ya
b. Yah’ya b. Hichâm b. Bichr Wâsit’i, qui la tenait de
Dâwoûd b. Aboû Hind b. Aboû *Othmân Nahdi, qui la
tenait de Sa^d b. Aboû Wak’k’ôç. Ce dernier avait entendu
dire au Prophète : < Les Maghrébins resteront toujours
dans la connaissance de la vérité; jusqu’au jour de la
résurrection, ceux qui leur veulent du mal tenteront en
vain de leur nuire. »

Il faut dire encore, à la louange de l’Espagne, que,
dans ses minbar (chaires), on n’a jamais prononcé le
nom des anciens (1) qu’en les accompagnant de paroles
favorables ; que les gouverneurs qui l’ont administrée
l’ont toujours fait au nom des Omeyyades ou de ceux
qui exerçaient le pouvoir au nom de ceux-ci à K’ayrawân
ou en Egypte. A la suite des désordres survenus en 126,
comme conséquence de la mort violente de Welîd b. Yezîd
b. *Abd el-Melik, le gouvernement central cessa de veiller
aux provinces éloignées : [P. 11.] des troubles surgirent
en Ifrîk’iyya et la discorde sévit parmi les tribus (kabaïl)
d’Espagne, qui finirent par s’accorder à reconnaître
l’autorité d’un K’oreychite, en attendant l’établissement
d’un gouvernement stable en Syrie. Ce fut Yoûsof b.
‘Abd er-Rah’mân Fihri que l’on choisit, et le calme fut
rétabli (2) ; son pouvoir dura jusqu’en 138, ou six ans
après la chute de la dynastie Omeyyade.

‘Abd er-Rah’mân b. Mo’âwlya pénètre en Espagne

Cette année-là, *Abd er-Rah’mân b. Mo’âwiya b. Hi-

(1) Ceux qu’on appelle « les anciens » (es-salaf) sont : ‘A’icha, Aboû
Bekr, *Omar, *Othm&n, Talh’a, Zobeyr, Mo’ôwiya et ‘Amr b. el-*Aci
(Chrest, de Sacy, I, 156 ; mais cf. aussi Dict. qf techn. ternis, p. 676).

(?) Calme tout relatif et traversé par maintes révoltes; voir Dozy,
Mus. d’Espagne, l, 284 ; Bayân, II, 36-39 ; I. Athlr, V, 286 et 353.

– 14 —

châm b. *Abd el-Melik b. Merwfin, surnommé ed-Dà-
khil (1), pénétra en Espagne. Il y fut soutenu par les
Yéménites dans la lutte qu’il entama contre Yoûsof b.
*Abd er-Rah’mân b. Aboû *Obeyda b. *Ok’ba b. Nâfl*
Fihri, qui était, nous Tavons dit, gouverneur de PEs-
pagne. II le battit et s’empara de la capitale Cordoue, où
il pénétra le jour des Victimes (iO doù’l-hid4jah) de cette
même année, et resta maître du pouvoir jusqu’à sa
mort, arrivée en 172. Né en Syrie, en 113, d’une concu-
bine appelée Râb’ (2), il portait le prénom (konya)
d’Aboù’l-Mot’arrif, pénétra en Espagne aumoisdedhou’l-
k’a’da et conquit Cordoue à la date ci-dessus. Il avait
quitté la Syrie en fugitif, lors de l’établissement du pou-
voir des ‘Abbassides, et avait passé quelque temps dans
le Maghreb, se cachant de côté et d’autre. Ce fut comme
proscrit qu’il arriva dans la Péninsule, seul, sans
troupes et sans argent ; mais grâce à son habileté et à
son courage, favorisé en outre par le sort, il ne cessa de
s’élever et finit par devenir roi du pays et d’une portion
du littoral africain. Quand son nom était prononcé de-
vant (l’Abbasside) Aboû Dja*far el-Mançoûr, celui-ci l’ap-
pelait « le sacre des K’oreych (3). » C’était un prince
savant et pratiquant la justice; [P.12.] Mo*avviyya b.
Çâlih’ H’ad’rami H’emci figura au nombre de ses k’âd’is.
Il avait de la littérature et cultivait la poésie ; il a com-
posé les vers suivants, où il exprime ses regrets pour
les lieux qu’il avait habités en Syrie (mètre khafif) :

Voyageur qui t’en vas dans ma patrie, portes-y le salut d’une
moitié de moi-même à mon autre moitié! Mon corps, tu le sais, est
dans un lieu, mais mon cœur et ses affections sont dans un autre.
Marquée qu’elle était par le destin, la séparation a dû s’accomplir,
mais elle a chassé le sommeil de mes paupières. La volonté divine,
qui a décidé ce divorce, décrétera peut-être un jour notre réunion.

(1) C.-à-d. celui qui entre (en Espagne), le nouveau venu. — Voir
l’observation d’I. Khall., trad. III, 13i.

(2) Elle était berbère et originaire d’Ifrîkiyya (I. Alh., VI, 7C).

(3) Voir HUL des Mus. d’Esp,, I, 381.

–15 —

Il existe de lui bien d’autres poésies, meilleures en-
core, et qu’on trouve dans les chroniques. Il régna
32 ans, depuis la conquête de Cordoue, la capitale, jus-
qu’à sa mort.

Règne de l’émir Hlcbftm b. *Abd er-Rah’mân

II eut pour successeur son fils Hichàm, surnommé
Aboû’l-Walîd, alors âgé de 30 ans (1), qui régna pendant
7 ans, jusqu’à sa mort, arrivée en çafar 180. Hichàm
mena une vie exemplaire; il recherchait la justice, visi-
tait les malades, suivait les enterrements et répandait
d’abondantes aumônes. Souvent, dans des nuits obs-
cures et alors que la pluie tombait à verse, il sortait
porteur de bourses pleines d’argent, qu’il allait distri-
buer aux pauvres, retirés du monde ou vivant en ana-
chorètes. Il ne cessa de mener ce genre de vie, au su de
tous, jusqu’à sa mort, arrivée en 180. Il était Dis d’une
concubine nommée H’awrâ.

Règne d’Bl-H’akam b. Hiebâm er-Rabad’i

Il eut pour successeur son fils El-H’akam, âgé de
22 ans et surnommé Aboû’l-‘Aci, dont la mère était une
concubine nommée Zokhrouf. Ce prince était un homme
impie et débauché, auteur de faits d’une méchanceté
révoltante. C’est lui qui infligea aux habitants du faubourg
le désastre, devenu célèbre, [P. 13.] où ils perdirent la
vie, pendant que leurs demeures et leurs mosquées étaient
détruites. Le palais était attenant au quartier formé par
ce faubourg, dont les habitants, soupçonnés par le prince
de nourrir de mauvaises intentions, furent traités de la

(1) 1. Athlr, VI, 101, le fait mourir en çafar 180, à Tàge de 39 ans,
4 mois.

— 16 —

sorte (1). De là le nom de El-H’akam er-Rabad’i [fau-
bourien], qui lui fut donné. Sous son règne, les fak’îhs
firent réciter des poésies religieuses en recomman-
dant de passer la nuit en prière dans les cloîtres des
mosquées, et auxquelles étaient, par leur ordre, mêlées
des allusions telles que celles-ci : « débauché, qui per-
sistes dans ton iniquité, qui t’obstines dans ton orgueil,
qui méprises les commandements de ton Seigneur, re-
viens de l’ivresse où tu es plongé 1 réveille-toi et sors
de ton insouciance I » et autres choses de ce genre (2).
Ce fut là un des motifs qui excitèrent son vif ressenti-
ment contre la population. Dans cette sédition, ce sont
les fak’ihs qui furent le plus acharnés contre lui ; leurs
excitations finirent par amener le peuple à un soulève-
ment, qui finit comme on sait. AboùMerwûn b. H’ayyân,
auteur de VHistoire d/ Espagne (3), raconte ce qui suit :
« Quand ce prince, assiégé dans son palais, se rendit
compte du danger, il appela son page favori et lui dit :
« Va trouver une telle (une de ses femmes favorites), et
demande-lui le flacon de civette. » Gomme le page hési-
tant ne se précipitait pas aussitôt, Tordre lui fut réitéré,
à quoi le jeune homme répondit : « Est-ce le moment,
seigneur, de s’occuper de parfums? — Misérable, fils de
prostituée ! lui cria le prince, comment pourra-t-on dis-
tinguer ma tête, une fois coupée, de celle des autres,
sinon par le parfum qu’elle exhalera? » Sa toilette ache-
vée, il se précipita contre les assaillants, dont l’attaque
contre le palais était contenue par les serviteurs intimes
et la garde particulière, et qui furent bientôt mis en fuite

(1) Cf. Dozy, Mus. d’Esp., II, 68 et 353 ; en outre des raisons données
par rillustre savant pour fixer cet événement à 193, on peut encore
ajouter aux témoignages des auteurs qu’il cite, celui d I. Atblr,
VI, 209.

(2) Dozy, l.l. II, 59.

(3) Sur cet auteur, voir Tlntrod. du Bayân, p. 72 ; Ahen Pascualis
Assila, éd. Codera (Madrid, 1883), I, p. Ij’i ; Ibn Khall., trad. de Slane,
I, 479. On voit, en se reportant ù ces auteurs, que l’expression « His-
toire d’Espagne » n’est qu’un à peu prés, et non un titre exact.

par une attaque que fit la cavalerie eur leurs derriàrae.
Un épouvantable massacre s’ensuivit ; les demeures et
les mosquées des révoltés furent détruiles et ineendiées
par ordre du prince. Ceux qui échappèrent furent exilés
et se réfugièrent dans l’Ile de Crète, qui est située dans
la Méditerranée, vis^à-vis le territoire de Bark’a, où comr
mence le Maghreb. Après y avoir passé un certQia
nombre d’années [P. 14.], les uns revinrent en Espagne,
d’autres préférèrent se fixer en Sicile, d’autres encore s’eq
allèrent à Alexandrie.

Voici l’un des faits les plus étranges qui se rap-
portent ù cette catastrophe et que raconte }e chroni-
queur Aboû Merwàn b. H’ayyân : « L’un de ceux qui
poussaient le plus ardemment à la révolte contre H’a-
kam, était un fak’îh du nom de T’âloût, très considéré
parmi ses confrères. Il avait étudié à Médine, soqs
Mûlek b. Anas ; sa science l’emportait sur celle de ses
compagnons, et il était très ferme croyant. Quand
H’akam, après avoir réprimé l’insurrection du fau–
bourg, comme nous avons dit, bannit les survivants,
T’èloût le fak’îh, qui était de ces derniers, qe put
se résoudre h s’éloigner et à quitter sa patrie – 1} préféra
attendre que quelque changement survint, et se tint
caché pendant toute une année chez un juif, qui ne cessa
de le traiter avec le plus grand honneur et le plus grand
respect, Au bout dç l’année, le fak’îh, fatigué de sa ré-
clusion, fit venir le juif, lui témoigna sa recopnaisj5dni99«
et lui dit : < Mon intention est de sortir demain et d’aller
trouver le secrétaire un tel, qui a été mop élève et sur
qui j’ai les droits d’un ancien maître. J’ai apprjs qu’il a
de l’influence auprès de cet hommç • pçut-êlre intervien»
dra-t-il en ma faveur auprès de lui, de façon à obtenir
mon pardon et mon séjour dans ce pays. » Le juif voulut
l’en dissuader, alléguant son m^anque de copflance dans
leurs bonnes dispositions ; il lui prêta tous les serments
par lesquels il pouvait s’engager pour assurer au fakih
que, restât-il toute sa vie son hôte, cela ne l’ennuiçrait

2

— 18 —

ni ne lui serait h charge. T’ôloûl tint bon, et le juif dut le
laisser partir. Il alla trouver nuitamment le kâteb, auprès
de qui il putêtre introduit. Celui-ci le reçut convenable-
ment, le flt asseoir auprès de lui et lui demanda ce qu’il
était devenu pendant tout ce temps. Après avoir raconté
son histoire : « Intercède, lui dit T’âloût, en ma faveur
auprès de cet homme; demande-lui qu’il me fasse grâce
de la vie et me laisse demeurer dans mon pays. » L’autre
promit tout et se rendit aussitôt, à cheval, chez H’akam)
à qui il dit… (1).

[P. 15.] (WAfir)… Une nuit, puis une seconde se passèrent sans
qu’il l’entendit : « Que ne puis-je, dit-il alors, entendre les vers
auxquels je suis accoutumé! voisin, dont le chant nocturne m’é-
gayait, est-ce un bonheur ou un malheur qu’il me faut conclure de
cette interruption ? — Il est, lui dit-on, dans la prison de ‘Isa, oii
on Ta mené de nuit et dans l’obscurité. » Alors il demanda
son grand bonnet, dont il ne se couvrait la tète que pour
les affaires importantes, et se rendit chez son voisin ‘Isa b. Moûsa,
qui lui rendit honneur par sa réception respectueuse, et lui dit : « Te
faut-il quelque chose ? je m’empresserai de satisfaire à ton désir et
t’en resterai reconnaissant. — Tu as, lui dit le visiteur, emprisonné
‘Amr, un de mes voisins. — Qu’on rende à la liberté, dit ‘Isa, tous
ceux de mes prisonniers ainsi nommés, fussent-ils un Juste objet de
haine, puisque le voisin du fak’ih porte ce nom! • ‘Isa, pour lui
faire honneur, délivra donc tous ces hommes, par considération
pour le cheykh et à cause de son voisin qui s’enivrait toutes les nuits.
Ou par amitié pour un voisin ou pour chercher une récompense, il
n’importe : Abou H’anîfa n’a pas cessé ses démarches qu’il n’ait
obtenu sa liberté.

Voici l’anecdote qui a été mise en vers par Aboû ‘Omar.
Aboû Hanîfa avait pour voisin un mesureur, qui, toutes
les nuits, après la dernière prière de 1′ *achâ, prenait un

(1) n y a ici une lacune d’un cahier, soit 20 pages de texte ; on peut
se reporter, pour la suile du récit, A l’histoire de Dozy, H, 81. Ce qui
vient ensuite a trait au poète Aboû’ Omar Yoûsof b. Hâroûn Ramâdi,
sur lequel on peut, entre autres, voir le Mat’mah’ el-AnfouSy éd. de
Cstp.p.69 ; Makkari,II,p. 440; le ms 1372, anc. f. de la Bibl. Nat. f. 50 ;
Dozy, Mua. d’Esp., III, 172.

– 19 ir-

poisson, une galette et une certaine quantité de vin de
dattes ; il mangeait et buvait, puis, une fois ivre, élevait
la voix et se mettait à réciter ce vers (wâflr) :

Ils ont causé ma perte, à moi, l’homme que Ton sait, en un jour
de malheur et alors que je défendais la frontière,

qu’il ne cessait de répéter jusqu’à ce que le sommeil le
prît. On sait qu’Aboù H’anifa passait la nuit entière en
prières. Une nuit, s’étant aperçu que cet homme se tai-
sait, il demanda à quelqu’un de son entourage : « Que
fait donc notre voisin qui a l’habitude de chanter toute la
nuit? Est-il malade ou absent? » Comme on lui répondit
qu’il était emprisonné, [P. 16] il demanda par l’ordre
de qui : « Il a eu, dit-on, besoin de sortir la nuit; les
gens d’ ‘Isa b. Moûsa, chef du guet, l’ont rencontré et
l’ont mené à leur chef, qui l’a fait mettre en prison. » Le
lendemain matin, Aboû H’anifa s’habilla et demanda sa
monture pour aller trouver ‘Isa b. Moûsa, qui, sitôt qu’il
apprit sa présence, s’empressa au-devant de lui et l’ac-
cabla de marques d’honneur et de respect, en lui deman-
dant ce qu’il y avait à son service : « Tu as, lui dit le
savant, fait emprisonner un de mes voisins, nommé
‘Amr. — Eh bien I s’écria ‘Isa, que l’on rende à la liberté
tous ceux de mes prisonniers qui s’appellent ‘Amr, par
considération pour le voisin du fak’îh I » Cet homme,
ainsi délivré en même temps que beaucoup d’autres,
vint trouver Aboû H’anifa pour lui témoigner sa recon-
naissance : « Sommes-nous cause de ta perte? » dit le
savant en l’apercevant. — «Non, par Dieu I dit l’homme,
tu as au contraire été fidèle au droit de voisinage; que
Dieu te garde ! »

Le vers d’Aboû ‘Omar que le voisin d’Aboû H’anîfa
chantait toute la nuit, a pour auteur El-‘Ardji, de la des-
cendance d’ ‘Otmân b. ‘Affân. El-‘Ardji fut jeté en prison
par El-Mogheyra, oncle maternel de Hichâm b. ‘Abd el-
Melik et gouverneur de la Mekke au nom de ce dernier,^

— 20 —

ei il y moufilt ; ce fut de la prison que partit le contoi
fanèbre (l).

Cet Aboû ‘Omar est l’auteur de nombreuses et belles
poésies ; il fait partie de la troisième catégorie des poètes
espagnols. J’ai retenu de lui ce commencement d’une
k’acîda, consacrée à la louange d’Aboû ‘Ali el-K’âli (2) :

[Kftmil.] Qui décidera entre moi et mon censeur ? La tristeaae,
e’eat moi t]Ui en souffre ; les lamentations, c’est moi qai les pousse.
Gesse (de ro« blâmer) : la religion de la passion ne constitue pas
l’infidélité, et le blâme que tu me lances n’est pas, à mes yeux, un
article de foi. Je m’étonne de voir des gens dont le cœur sans
passion laisse au corps tout son embonpoint. Los secrets de
i’àmour résonnent à leurs oreilles sans qu’ils comprennent, puis
ils l’expliquent de la plus sotte manière. Où ai-Je un organe qui, ne
méritant aucun châtiment, puisse protéger celui qui me fait punir?
Dirai-je que c’est mon œil ? mais là se trouve le siège des larmes 1
Mon cœur? mais c’est là que siège ma passion 1 »

Tels sont les vers de cette k’acîda que je me rappelle.
— [P. 17.) Aboû *Omar, Tun des principaux poètes
d’El-H’akam Mostancir, était lié avec Aboû’l-H’asan el-
Moçh’afl, auprès de qui il vivait et à l’instigation de qui
il critiqua, dans ses vers, Moh’ammed b. Abou *Amir.
Quand celui-ci arriva au pouvoir, il mit la main sur El-
Moçh’afl et confisqua ses biens ; il le jeta en prison, où
il le laissa mourir de faim et de besoin. Quant au poète
Àboù ‘Omar, il l’accabla de châtiments et de mauvais
traitements, et rendit contre lui une sentence d’exil.
Comme on intercéda pour obtenir qu’il ne quittât pas son
pays, le vizir y consentit, mais en défendant que per-
sonne, même de ses amis, lui parlât, défense que le
héi^aut proclama dans tous les quartiers de Cordoue. Le

(1) Voir le Kitâb el-Aghàni, I, 153; le vers dont il est question y
figure à la p. 165, ainsi que noire anecdote. Mas’oûdi, VI, 33 et 34,
dte diè ce poète des vers que YAghàni ne nous a pas transmis.

je) Aboû

— 21 —

poète vécut ainsi comme un mort, jusque vers la fin du
vizirat d'(Ibn) Âboû ‘Amir, où il mourut de mort natu-
relle.

El-H’akam Mostancir fut, pendant tout son règne,
engagé dans des guerres contre les Roûm et ses autres
ennemis ; il mourut en çafar 366, seize ans et quelques
mois après son intronisation ; sa race s’éteignit après la
mort de Hichâm Moayyed, son fils unique.

Règne de Hich&m el-Moayyed, fils d*Bl-H’akam

Mostancir

Il eut pour successeur son fils Aboû’l-Walîd Hichâm
b. el-H’akam, dont la mère était une concubine nommée
Çobh’ ; ce prince n’avait alors que dix ans et quelques
mois. Il vécut toujours retiré, ne se montrant pas et ne
s’occupent pas des aflfeires. Le premier qui le domina,
qui, de son poste de premier ministre, dirigeait les
affaires et administrait le royaume, fût Aboû *Aniir
Moh’ammed b. *Abd Allah b. Aboû *Amir Moh’ammed b.
el-Welîd b.Yezîd b. *Abd el-Melik b. [p. 18] ‘Amir el-
Mo’âferi el-K’ah’t’âni. Cet Ibn Aboû ‘Amir, originaire de
Torrox, bourgade située sur le Guadiaro (Wâdl Aroû),
dans le territoire d’Algéziras, descendait d’une famille
noble et depuis longtemps connue. Étant jeune, il alla à
Cordoue, où 11 se distingua dans l’étude des sciences et
des belles-lettres, ainsi que des traditions; alors déjà, il
nourrissait le projet d’arriver à la direction des affaires^
et il était si pénétré de cette pensée qu’il parlait à ses
intimes de ce qu’il ferait alors. On raconte à ce propos
des faits curieux, dont une partie a été recueillie par le
cheykh, le jurisconsulte, le traditionniste, l’homme sage
et aux connaissances solides, Aboû *Abd Allah Moh’am-
raed b. Aboû Naçr H’omaydi, dans son livre intitulé El-

Amâni eç-çâdik’a {iyYVomnyài raconte, entre autres,

– — .■.,.., ^ _ _,

il) Voir sur H’omaydi, né vers 420 H., l’intr. du Bayârij I, 69.

— 22 —

cette anecdote, qu’il tenait d’Aboû Moh’ammed *Ali b.
Ah’med b.H’azm(l), dont l’auteur était Aboû ‘Abd Allah
Moh’ammed b. Ish’ak’ Temîmi : « Moh’ammed b. Aboû
*Amir était descendu chez moi, où il occupait une petite
chambre au-dessus de la mienne. 11 m’arriva une fois
d’entrer chez lui à la fin de la nuit, et de le trouver assis
dans la même posture où je l’avais quitté la veille au
soir : t H me semble, lui dis-je, que tu ne t’es pas cou-
ché cette nuit. — En eflTet, répondit-il. — Qu’est-ce qui
t’a tenu éveillé T — J’avais une pensée étrange. — Et à
quoi donc songeais-tu? — Je me demandais par qui,
lorsque j’exercerai le pouvoir, je remplacerai à sa mort
le k’âd’i Moh’ammed b. Bechîr. J*ai parcouru en pensée
toute l’Espagne, et je n’ai trouvé qu’un seul homme qui
mérite ce poste. — C’est peut-être Moh’ammed b. es-
Selîmî — C’est lui, par Dieu! c’est lui-même; vois
comme nous nous rencontrons I »

H^omaydî rapporte encore le trait suivant, qu’il tenait
du jurisconsulte Aboû Moh’ammed *Ali b. Ah’med : « Un
jour qu’Ibn Aboû ‘Amir se trouvait avec trois étudiants
de ses amis, il leur dit de choisir chacun la situation qu’il
désirait obtenir, [P. 19.1 lorsque lui-même serait au pou-
voir : € Moi, dit l’un, je demande à devenir k’ûd’i du district
de Reyya — c’est-à-dire de Malaga — et de ses dépendan-
ces ; car j’aime les figues que voilà et qui en proviennent.
— Je trouve ces beignets excellents, dit le second ; aussi
voudrais-je devenir inspecteur du marché I — Quant à
moi, dit le troisième, le jour où tu seras arrivé au pou-
voir, tu commanderas qu’on me fasse monter sur un
ane, le visage tourné vers la queue et barbouillé de
miel, pour que les mouches et les abeilles viennent me
piquer, et tu me feras ainsi promener par tout Cordoue. »
Là-dessus, les jeunes gens se séparèrent ; mais Ibn Aboû

(I) Sur le fameux Ibn H’azm, t456, voirib., p.65;Cat.desmanusc.
ar. de Leyde, I, 224 ; I. Khallik. II, 267; Bayân, Intr., p. 65 ; Prolég.
d’Ibn Khald., III, 5 ; Dhabbi, p. 403 ; Goldziher, Die Zahiriten, Leipzig,
1S84.

— 23 —

‘Amir, quand il fût parvenu à la situation qu’il ambi-
tionnait, n’oublia pas de réaliser les vœux de ses trois
camarades (1). »

Dès le moment de son arrivée à Cordoue, il ne cessa
de monter de poste en poste et finit par devenir inten-
dant de Çobh’, mère de Hichâm el-Moayyed b. El-H’akam,
et administrateur de sa fortune et de ses propriétés. La
faveur dont il jouissait auprès d’elle ne cessa de croître
jusqu’au jour où El-H’akam el-Mostancir mourut, lais-
sant, comme nous l’avons dit, son fils H’ichâm tout
jeune. On redoutait des troubles; mais, grâce à lui,
Çobh’ ne fut pas inquiétée, toute crainte disparut et la
succession fut assurée au jeune prince. C’était un homme
au caractère énergique, que le sort favorisa et que cette
femme aida de ses biens (2) ; il sut se concilier l’armée, et,
dans des circonstances diverses, s’élever jusqu’à devenir
chef de l’administration et à avoir la haute main sur
toutes les affaires, en qualité de premier ministre de
H’ichâm el-Moayyed . Sous le surnom d’El-Mançoùr, il
se fit respecter de tous; il vit à ses pieds les diverses
provinces de l’Espagne entière, que sa main protégeait,
et où nul trouble n’éclata contre lui tant qu’il vécut,
grâce à la crainte qu’il inspirait et à sa rigoureuse admi-
nistration. Il eut, entre autres vizirs, Aboù’l-H’asan
Dja’far b. *Othmân, surnommé Moçh’afl (3); le secrétaire
Aboû Merwân *Abd el-Melik b. Idrîs Djezîri (4) ; Aboû
Bekr Moh’ammed b. El-H’asan Zobeydi (5), auteur du
résumé du KUâb el-^Ayn, dont nous avons parlé déjà ;
ce Zobeydi, qui avait d’abord été mis par lui à la tète de
sa garde, était un des intimes d’El-H’akam Mostancir et
l’un de ses principaux chefs. Parmi ses vizirs, il faut
encore citer Àboû’l-*Alâ Çâ*id b. H’asan Rab’i Loghawi

(i) Voir Mus. d’Esp,, III, 110-114. (2) Cf. J. Alhir, VIII, 499.

(3) Dhabbi lui a consacré un article : Desiderium quœrentis histo*
riam, etc., éd. Codera, Madrid, 1885, p. 240.

(4) Ib., p. 362.

(5) Mort vers 330 ùb-> P- 56.)

— 84 —

Baghdftdi, avec qui [P. 20] il eut de plaisantes aventures,
dont Je dirai peut-être quelque chose dans la suite, s’il
plaît à Dieu 1 (1). El-Mançoûr aimait les sciences et
protégeait les belles-lettres; il comblait d’honneurs
ceux qui y tenaient de quelque manière, allait les voir
et demandait leur appui, d’après leur degré de science,
le zèle qu’ils y mettaient, et leur profondeur de connais-
sance. C’est pendant qu’il était au pouvoir, en 380, que
vint en Espagne Aboû’1-^Alâ Çà*id b. H’asan RabM, que
nous avons cité déjà ; ce personnage jouissait auprès de
lui d’une grande considération et reçut de lui des
sommes considérables. Il était, je crois, originaire de
Mawcel (Mossoul) et alla faire ses études & Baghdâd ;
versé dans la connaissance de la langue, des belles-lettres
et de l’histoire, il avait la repartie prompte, était poète de
talent, faisait un bon, joyeux et plaisant compagnon ;
aussi fut-il comblé par El-Mançoûr d’honneurs et de
bienfaits. Ajoutez à cela qu’il était habile dans l’art de
demander, ingénieux pour obtenir des dons, adroit à
exprimer finement sa reconnaissance. Un vieillard espa-
gnol m’a raconté^ en me citant ses autorités, le fait sui-
vant : « Aboû’l-*Alâ s’était fait faire un vêtement de des-
sous avec les morceaux d’étoffe provenant des bourses
qu’El-Mançoûr lui avait successivement données pleines
d’argent ; il le mit un jour par-dessous ses autres vête-
ments et se rendit h une réunion privée où le premier
ministre réunissait ses intimes. Quand le monde se Ait
retiré et que le poète eut trouvé l’occasion qu’il cher-
chait, il se déshabilla, ne gardant sur lui que le vêtement
dont il s’agit : « Qu’est-ce que cela signifie t s’écria El-
Mançoùr. — Ce sont là, répondit l’autre, les bourses où
étaient renfermés les cadeaux que m’a faits Notre Mettre,
et dont j’ai fait faire un vêtement de dessous; » puis il
exprima, tout en pleurant^ sa reconnaissance dans une

(1) Mort en 417 (voir ib., pp. 306-311, où Ton trouve le texte qui suit
à très peu près identique. Cf. Abcn Pascualis AssUa, éd. Codera,
I, 235).

^ 25 —

pièce qu’il avait préparée. — t Eh bien I tu en auras en-
core d’autres, » dit Mançoûr, agréablement surpris, et
il tint parole (1). »

Ce poète dédia plusieurs ouvrages à son bienfaiteur,
entre autres le Kitâh el-foçoûÇy qui est du même genre
que le Kitâb en-nawâdir d’Aboû ^Ali el-K’âli, et auquel
il arriva une bizarre aventure. Après l’avoir achevé,
Aboù’l-*Alâ se fit accompagner d’un esclave pour aller
le présenter à son protecteur; mais ce serviteur ayant
glissé lorsqu’il passait par-dessus le fleuve de Cordoue,
tomba dans l’eau avec le manuscrit qu’il portait. (P. 21.]
Un poète, Aboû *Abd Allah Moh’ammed b. Yah’ya, connu
sous le nom d’Ibn eMArîf, fit à ce propos, en présence
d’El-Mançoûr, le joli vers que voici (redjez) :

Le livre des chatons de bagues (foçoûç) s’est enfoncé dans le fleuve
(la mer), comme fait tout ce qui est lourd (2).

– El-Mançoûr et les assistants se mirent à rire; alors
Çâ’id, sans se laisser nullement déconcerter, improvisa
cet autre vers, en réponse à Ibn el-*Arîf (redjez) :

Il est retourné à la mine d’où il avait été extrait, car ce n’est qu’au
fond des mers qu’on trouve des chatons de bagues (3). »

On cite encore de lui un ouvrage dans le genre de
celui d’El-Khazradji Aboû’s-Sora Sahl b. Aboû Ghàleb,
et intitulé « Livre d’El-Hadjafdjafb. Ghaydek’àn b. Yalrebi
et d’El-Khinnawt, flllede Makhrama b. Oneyf, » ouvrage
dont il exposa le sens (4) dans le « Livre d’El-Djawwâs b.

(t) Une version légèrement différente figure dans les Mus. d’Esp,,
III, 250.

(2) Makkari, t. Il, p. 54; voir une version différente de cette anec-
dote, Mus, d’Esp., III, 249; I. Khall., I, 633; L Bachkow&l, I, 235.

(3) Dans ces deux vers, le même mot est employé d*abord pour
désigner le fleuve, puis, au pluriel, les mers.

(4) Ou peut-être « et un autre sur le même sujet, i

3

— 26 —

K’aH’al el-Madh’acUi et de sa cousine ‘Afrà » (1)* Ce dernier
ouvrage est excellent, mais il a, pendant les troubles qui
ont ravagé TEspagne, subi des dommages, et il est main-
tenant défectueux de plusieurs feuillets; El-Mançoûr,
qui en raffolait, s’en faisait lire tous les soirs par quel-
qu’un spécialement désigné à cet effet. On dit qu’après
la mort d’El-Mançoûr, Aboù*l-*Alâ s’abstint de paraître à
aucune réunion intime (P. 22.] tenue par ceux de ses
enfants qui lui succédèrent à la direction des affaires; il
se prétendait atteint d’une douleur à la jambe, qui ne lui
permettait de marcher qu’avec l’aide d’une canne, et
s’excusait ainsi de ne pas aller leur rendre ses devoirs.
Il se tint dans cette réserve tant qu’ils restèrent au
pouvoir. Il parle de cela dans sa célèbre k’acida sur
Mod’aflTer Aboù Mervvân ‘Abd el-Melik b. Mançoûr Aboû
*Amîr Moh’ammed b. Aboù ‘Amir, lequel remplaça son
père; ce poème commence ainsi (mètre wâflr) :

Je t*amèDe de rapides cliainelles, chargées de montagnes de vœux ;
la valeur d’une seule jointe à celle de leur maître au cœur pur, suffi-
rait à acheter tous les princes d’Orient (2).

Il y dit aussi :

C’est à Dieu qu’il faut se plaindre du mal qui a frappé ma jambe
et dont je suis affligé; de ce mal qui me tient éloigné du prince que
je recherche et dont le voisinage améliorerait mon état.

En voici l’un des meilleurs traits :

J’ai fait le compte des bienfaiteurs des humains, et c’est son nom
que j’ai trouvé dès le début. Si je l’ai fait passer le premier, c’est
parce que, de même, je commence la lecture du Saint Livre par la
première sourate.

(1) Les titres ci-dessus sont reproduits d’après le texte publié par
Dozy et corrigé par lui, conformément au texte de H’omaydi, manusc.
de la Bodl. Hunter, 464 (voir Gat. Uri, t. I, p. 172). On lit dans Dhabbi,
p. 306: …b. *Odk-ôn b. Yathrebi… Khinnawt, fille de Mah’rama.

(2) Il faut, dans le premier de ces vers, conserver la leçon GUU^
qui figure dans la 1*^ édition du texte arabe, dans le manuscrit de
Leyde et dans Dhabbi.

— 27 —

Aboù ‘Abd Allâh H’omaydi dit qu’Aboû Moh’ammed
*Alî, fils du vizir Aboù *Omar Ah’med b. Sa*îd b. H’azm»
lui a raconté avoir entendu Aboûl-‘Alè réciter cette k’acida
devant El-Mod’afTer, à la fête de la rupture du jeûne de
396 : < C’était, disait Aboù Moh’ammed» la première fois
que je me trouvais chez El-Mod’affer. Aboû’l-*Alâ, me
voyant approuver sa poésie et l’écouter attentivement,
l’écrivit de sa propre main pour me la remettre. » Ce
poète employait nombre de mots étranges, dont il don-
nait» si on la lui demandait, l’explication sur-le-champ,
ainsi que faisait, dit-on, Aboù ‘Omar ez-Zâhid el-Mot’ar-
riz, page deTha*leb (1). S’il n’avait pas eu l’habitude de
tant plaisanter, on aurait ajouté foi à tout ce que racon-
tait Aboù’l-‘Alâ; cependant, plus d’une fois il a dit vrai.
. Entre autres anecdotes relatives à ce point, on raconte
qu’il arriva un jour auprès d’El-Mançoùr [P. 23.], qui
avait à ce moment entre les mains une lettre que venait
de lui envoyer un gouverneur de province, du nom de
Meydamàn b. Yezid (2), et qui traitait de culture et de
fumure, deux expressions que l’on emploie pour dési-
gner les soins donnés à la terre avant de l’ensemencer.
« Aboù’l-*AlûI dit le prince. — Me voici. Seigneur! —
As-tu jamais rencontré, parmi les livres que tu as vus,
le « Kitûb el-K’awâlib wad-dawalib b, par Meydamàn b.
Yezîd î — Certainement, Seigneur; j’en ai vu à Baghdâd
un exemplaire, écrit par Aboù Bekr b. Doreyd ; les ca-
ractères étaient de vraies pattes de mouches, et sur les
marges se trouvaient les signes de tels et tels annota-
teurs (3). — Ne rougis-tu pas, Aboû’l-*Alâ, de parler
ainsi? Ce titre n’est autre chose qu’une lettre rédigée
par le gouverneur un tel, de telle province, et où il est
traité de tel sujet. J’ai, pour t’éprouver, forgé ce litre

(1) Voir la vie d’Aboû ‘Omar Moh’ammed b. ‘Abd el-Wôh*id Bà-
^erdi, célèbre philologue, f 3^^> <l&ns I. Kliall.» III, 43.

(2) Ce nom est écrit Mabramân b. Yezld ap. Mua, d’Esp,, III, 248»
et Mabramân b. Bourld ap. Dhabbi, p. 308.

(3) Je traduis le mot p^^\ par conjecture.

— 28 —

avec les mots employés dans la lettre et J*en ai cité le
gouverneur comme en étant l’auteur. » Mais il n’en jura
pas moins qu’il n’avait rien avancé que de vrai et que
son assertion était bien exacte.

Une autre fois, Mançoûr, à qui l’on venait d’apporter
des dattes (tamr) sur un plateau, lui dit : « Quel est,
Aboù’l-‘Alâ, le sens du mot tamarkal, en arabe f — On
emploie, répondit-il, le verbe tamarkal^ au nom d’action
tamarkoulj pour dire qu’un homme se drape dans son
vêtement. » On raconte une foule d*anecdotes de ce
genre ; mais, malgré tout, il était savant.

Aboù *Abd-AIIâh H’omaydi dit tenir ce qui suitd’Aboû
Moh’ammed ‘Ali b. Ah’med, lequel le tenait d’Aboû ‘Abd
Allah ‘Acimi Nah’wi, par l’intermédiaire du vizir Aboù
•Obda H’assân b. Mâlek b. Aboù *Obda : € Lors de l’ar-
rivée de Ç&*id b. H’asan Loghawi auprès d’El-Mançoûr
Aboù ‘Amir Moh’ammed b. Aboù ‘Amir, le ministre nous
mit en présence du nouveau venu, que nous interro-
geâmes sur des points difficiles de la syntaxe. Il ne put
les élucider, ce que voyant, Ibn Aboù *Amir dît : « On le
vante, mais il est (1) de ma force en syntaxe, je le vaux
bien. » Mais Çâ^id se mit h interroger à son tour et
demanda ce que signifiait ce vers d’Imrolk’ays :

[T’awil] Le sang des animaux agiles qu’il a gagnes de vitesse,
séclié sur son encolure, ressemble à la teinture extraite du henné,
qui déguise la blancheur d’une barbe soigneusement peignée (3).

« C’est clair, répondîmes-nous ; le poète a dépeint un
cheval gris, grûce à qui ont été tuées des bêtes sauva-
ges (3) dont le sang, en coulant sur son poitrail, l’a

(i) Je lis, d’après Dhabbi, y^ .

(2) Traduction de C. de Perceval, Essai sur l’hist, des Arabes,
II, 331, du vers 60 de la Mo’allaka de ce poète. Plus bas, c’est le
vers 52.

(3) Je conserve la leçon CjjJ^ du manuscrit et de Dhabbi ; cf.
d’ailleurs le commentaire de Zawzéni.

— 29 —

rendu tel. [p. 24) — Eh quoi I dît Çâ’id, avez-vous oublié
ce qu’il a dit précédemment :

Sa couleur est baie ; la selle peut à peine se fixer sur son dos,
semblable à la pierre polie sur laquelle Tonde glisse avec rapidité.

Nous restâmes aussi surpris que si nous n^eussions
jamais lu ce vers, et dûmes lui demander ce que cela
voulait dire : « Le poète, dit-il, a fait allusion à l’une de
ces deux ciioses : ou bien le poitrail de l’animal est cou-
vert de sueur, et l’on sait que cette sueur est blanche,
de sorte qu’elle forme avec le sang un mélange grisâtre;
ou bien il fait allusion à la coutume arabe de marquer
le poitrail du cheval avec une brique chaude, et au fait
que la partie ainsi dégarnie se recouvre de poils blancs.
Qu’il soit fait allusion à Tune ou à l’autre de ces deux
choses, la description du poète est exacte. »

Aboû Abd Allâh (H’omaydi) raconte encore ce qui suit,
d’après Aboû Moh’ammed *Ali b. Ah’med, lequel parlait
d’après le légiste Aboû’ 1-Khiyâr Mas’oûd b. Soleymân
b. Moflit: « ÇâMd interrogea un jour, chez Mançoûr,
plusieurs hommes de lettres au sujet de ces deux vers
de Chemmâlch b. D’irûr (1) :

[Basîf] C’est la maison de la jeune fille à qui nous disions :
gazelle sans collier et au cou admirable I Tandis qu’elle est à jouer,
la colombe met à sa portée les fruits de l’arak.

« C’est, fut-il répondu, la colombe qui^ en se posant
sur un rameau d’aralc ou de vigne, le fait ployer (2), de
sorte que la gazelle, l’ayant à sa portée, s’en repaît. —Ce
n’est pas cela*, dit ÇâMd : dans ce vers, € colombe »
(h’amâma) n’est pas autre chose qu’un des noms du

(1) Sur ce poète, voir I. Khall., II, 453 ; l’Aghâni lui consacre une
longue notice, t. VIII, p. 101, où ne figurent pas nos deux vers.

(2) Je lis avec Dhabbi, s/Olt^i .

— 30 —

miroir, et le poète, qui compare cette jeune fllle à une
gazelle, a voulu dire que, quand elle se sert d’un miroir,
celui-ci rapproche d’elle et lui fait voir ses cheveux, qui
ressemblent h des grappes mûres de raisin ou de fruits
de Parak. »

Voici un fait étrange et dont on trouverait diflBcile-
ment le pendant. Le ÇâUd en question amena un jour
à Mançoùr Aboù *Amir (sic) un cerf, en même temps
qu’il lui présenta ces vers :

[R&mi^]. — O sauvegarde des gens effrayés, sécurité des fuyards,
redresseur des abaissés ! [p. 25] Tes dons vont à ceux qui en sont
dignes, ta bienfaisance s’adresse à quiconque en espère quelque
chose ; semblable à une pluie abondante, clic s*étend partout, les
régions malheureuses voient réaliser par elle une part égale de leurs
vœux. C’est Dieu qui est ton aide, et puisse-t-il toujours te maintenir
dans sa voie, fortifier tes succès contre Terreur incendiaire ! Mon œil,
et tu m’en es témoin, ne voit, parmi les mieux apparentés, personne
d’une noblesse comparable à la tienne, personne dont la libéralité
soit aussi prompte que la course du loup avide, aussi abondante que
la poussière qu’elle soulève. Seigneur, toi qui réjouis mon exil, qui
m’as retiré des griffes de Tadversitc et sauvé de la prison ! l’esclave
que tu as arraché à la misère et comblé de bienfaits, t’amène ce
cerf. Je l’ai nommé Garcia et je l’amène, la corde au cou, dans l’es*
poir que mon pronostic se vérifiera. Si tu daignes l’accepter, ce sera
pour moi le plus beau cadeau que je puisse recevoir de mon bien*
faitcur. Puisse la pluie matinale de l’allégresse tomber sur ta tête,
puisse ta maison entière recevoir Teau fécondante ! (1).

Or, par un effet de la prescience divine, il arriva que
Garcia, fils de Sancho, Tun des princes de Roûm, qui
paraissait aussi inexpugnable que les astres, fut pris le
jour même où Çâ*id amena le cerf qu’il avait nommé
Garcia, avec Tintention de pronostiquer la prise du
prince. Puissent le poète et son protecteur jouir du
bonheur! Ce Garcia fut fait prisonnier en rebî’ II 385 (2).

(1) Voir Makkari, II, 57; Dhabbi, p. 310; Mus. d’Esp., III, pp. 214
et 250 ; I. Athîr, IX, 80.

(2) Il s’agit de Garcia Fernandez, comte de Castille, qui mourut de
ses blessures le cinquième jour de sa captivité, 30 mai 995.

— 81 —

Çâ’id quitta TEspagne pendant la période de troubles
et se relira en Sicile, où il mourut, d’après ce que j’ai
appris, à un âge avancé, vers 410 (1).

Tout le temps qu’il fut au pouvoir, el-Mançoûr ne
cessa pas de diriger de perpétuelles incursibns contre les
chrétiens; rien ne pouvait le distraire de ce soin. Quand
il résidait à Cordoue, il y avait chez lui des séances heb-
domadaires où les savants discutaient en sa présence.
11 avait un tel penchant à combattre les chrétiens qu’il
lui arriva plus d’une fois de se rendre au lieu de prière
« moçalla » le jour de la fête, puis l’idée d’une incursion
lui venant à l’esprit, il ne rentrait même pas dans son
palais et partait sur le champ [p. 26], dans l’état où il
était, pour aller faire la guerre sainte; ses troupes le
suivaient, le rejoignant peu à peu, et avant qu’il fût
arrivé sur le territoire chrétien, tous les soldats qu’il
avait demandés s’étaient groupés autour de lui.

11 fit plus de cinquante expéditions de ce genre; on
trouve la relation de ses exploits dans le Meâthir ^Ami”
riyya d’Aboû Merwân b. H’ayyân, qui a raconté en détail
et fixé les dates de toutes ces campagnes. Ce prince
remporta de nombreuses victoires et se rendit maître
de forts restés jusque là imprenables. Il remplit l’Espa-
gne de butin et de prisonniers chrétiens, filles, femmes
et enfants. Les pères faisaient alors assaut de luxe en
fait de vêtements, de parures- et d’immeubles quand il
s’agissait de doter leurs filles que, ‘sans cela, ils n’au-
raient pas trouvé à marier, tant les filles chrétiennes
coûtaient peu; personne, à défaut d’une grosse dot,
n’aurait voulu épouser une femme libre.

Je sais que l’on vendit un jour à la criée, à Cordoue,
la fille d’un grand personnage chrétien ; bien qu’elle
fût très belle, son prix ne dépassa pas vingt dinars
*Amiri (2).

(1) Lisez 417, date qui figure dans Dhabbi, etc. (plus haut, n. p.. 24).

(2) C’est-à-dire frappés au nom d’EUMançoûr ou Almanzor.

— 32 —

El-Mançoùr, pendant presque tout le temps qu’il
exerça le pouvoir, ne manqua pas de faire deux Incur-*
sions par an. Chaque fois que, revenu d’une expédition
de ce genre, il se relirait dans sa tente, on secouait, par
son ordre, la poussière dont ses vêtements s’étaient
couverts au fort de la bataille, et on la gardait soîgneu-
sèment; puis, quand il fut près de mourir, il donna
ordre de la secouer sur le linceul qui devait le couvrir
dans son tombeau (1). II mourut de la colique après
avoir combattu le bon combat à Medinat Sâlem (Medi-
naceli), l’un des points extrêmes de la frontière musul-
mane, en 393 (2) ; il avait dirigé les affaires pendant 27
ans environ. Il était d’origine Ma’âflrite; Boreyha, sa
mère, était Temîmite et fille de Yah’ya b. Zakariyyâ
Temimi, connu sous le nom d’Ibn Bart’al. Aussi le poète
Aboù ‘Omar Ah’med b. Moh’ammed b. Derrâdj, dit El-
K’ast’alli (3), a-t-il dit de lui dans une k’açida :

[P. 27; t*awîl]. « En lui se soot réunis, venant de Temîm et de
Ya*rob, des soleils et des lunes brillant dans le ciel et provenant des
H’imyar, dont les mains ressemblent à des nuées qui déversent une
eau (fécondante), ou plutôt à de véritables mers. »

Cet Aboû ^Omar était l’un des principaux et des meil-
leurs poètes de l’Espagne; son nom figure dans la
Yelima d’Aboû Mançoûr Tha’âlebi (4), où il est dit ceci
ou à peu près : « El-K’ast’alli est en Espagne aussi con-
sidéré qu’Aboû’t-T’ajT^eb (Motenebbi) dans la région
syrienne. » Moi-même, dans ma jeunesse, j’étais pas-
sionné pour les œiivres de ce poète, que je relisais sans
cesse. A l’heure qu’il est, je n’ai plus dans la mémoire

(i) Le Bayân (p. 310) raconte le même détail.

(2) Lisez 392 (iOOl-2 de J.-C).

(3) Sur ce poète, f ^^^* voir L Khallik&n, I, 120; Dhabbi, 107 et
147; I. Bachkowal, 42 ; Ba;/(l/i, 294 ; n* 1372 de Tanc. F. ar. Bibl.
nationale, f. 23.

(4) On peut, entre autres, voir sur cet auteur» t 429, dont l’antho-
logie est si souvent mise â contribution, I. Khallik. 11^ 129.

— 88 —

que ces deux vers, improvisés par lui dans une audience
du prince :

[KAmil]. — « Soigne bien les paroles que tu prononces, car
c’est par ce qu’il dit que se manifeste Tintelligence du jeune
homme : c’est ainsi que d’après le son que rend un vase, on juge
s’il est fèlé ou non. »

A Ibn Aboû ^Amir succéda, en qualité de premier mi-
nistre et de h’âdjib, son fils Aboù Merwân ^Abd el-Melik
b. Aboû ‘Amir, surnommé EUMoz’aflfer. Comme son père^
il dirigea les affaires militaires et civiles au nom de
Hichâm Moayyed. Les sept années qu’il passa au pou-
voir furent autant de jours de fête, grâce à l’abondance
et à la sécurité qui régnaient alors. Mais, après sa mort,
des troubles surgirent.

Après El-Moz’affer, son frère *Abd er-Rah’mân, sur-
nommé Nâçir, exerça le pouvoir dans les mêmes condi-
tions ; mais bientôt il fut une cause de désordre, parce
qu’il se fit nommer héritier présomptif du trône. Au
bout de quatre moi© de confusion, Moh’ammed b. Hi-
châm b. ‘Abd el-Djebbâr b. *Abd er-Rah’mân Nâçir (1) se
révolta contre lui le 18 djomâda II 399 ; il déposa Hichâm
Moayyed, et *Abd er-Rah’mân l’^Amiride, livré par ses
propres troupes, fut mis à mort, puis crucifié. Moh’am-
med b. Hichâm b. ‘Abd el-Djebbâr prit, après sa révolte,
le surnom de Mahdi, et la situation resta telle jusqu’à
ce qu’il fut tué, moment où Hichâm Moayyed fut réin-
stallé sur le trône [p. 28], le lundi 7 (2) dhoû’l-h’iddja 400.
Mais les Berbères, commandés par Soleymân b. H’akam
b. Soleymân, ne cessèrent pas de le serrer de près jus-
qu’au 5 (3) chawwâl 403, date à laquelle ils pénétrèrent
avec leur chef dans Cordoue; les habitants furent chas-

(1) Cet Omeyyade est rarrière-petil-flls d”Abd er-Rah’mAn IH
(Dozy, Mus. d’Esp., III» 271 ei2h9\ Recherches, \, 207; Dhabbi, p. 343).
Sa rôvolle eut lieu à la fin de djomâda H de 399 (I. Athlr, VIII, 500).

(2) I. AUiir (IX, 152; VIII» 502) dit c le 9 ».

(3) Le 15, selon le môme chroniqueur (IX, 154).

/
>

— ai-
sés, sauf ceux de la cité (1) et d’une partie du faubourg
oriental, et Hichûm Moayyed b. H’akam Mostançir fut
mis à mort (2). Comme nous I*avons dit, il resta toute
sa vie dans la sujétion et ne décida d’aucune affaire.
Pendant que les Berbères le pressaient, il passa succes-
sivement sous la dépendance de l’un ou l’autre des
Slaves (3), succédant à Moh’ammed b. Aboû *Amir el-
Mançoûr et aux deux fils de ce dernier, *Abd el-Melik
Z’àfer (4) et ‘Abd er-Rah’mân Nâçir.

Règne de Moh’ammed b. Hichâm b. ‘Abd el-DJebb&r

el-Mabdi.

Nous avons dit que Moh’ammed b, Hichâm b. *Abd
el-Djebbâr b. ‘Abd er-Rah*mân Nâçir se révolta contre
Hichâm b. H’akam en djomâda H, le déposa et prit le
titre d’El-Mahdi. Son prénom était Aboù’l-Walîd ; sa
mère était une concubine du nom de Mouzna, et il eut un
flls nommé *Obeyd Allèh (5). Né en «66, Mahdi fut tué à
l’âge de 37 ans (6). Il exerçait le pouvoir quand, le jeudi
5 chavyrwâl 399, Hichâm b. Soleymân b. *Abd er-Rah’-
mân Nâçir (7) marcha contre lui à la tète des Berbères,
et lui livra un combat qui dura ce jour-là, la nuit sui-

M I .. I 1 II Ll I ^’ 1-1

(1) C’est ainsi» semble-t-il, qu’il fout enlendre le mot el-medîna du
texte (cf. p. 44, 1. 8; Edrlsi, p. 208 du texte arabe ; Mus, d’Esp,, III, 311 ;
Reçue des questions historiques^ 1892, p. 68).

(2) Cf. Mm, d’Esp. III, 310; I. Athlr, IX. 154.

(3; Le texte porte « les esclaves », de môme qu’à la p. 35, 1. 30, p. 43,
1. 1, et ailleurs.

(4) Lisez El-Moz’affer.

(5) Ce personnage se révolta à Tolède et y fit reconnaître son auto-
rité. Mais des troupes envoyées par Hichâm Moayyed étouffèrent
cette révolte, dont l’instigateur fut pris et mis à mort en cha’bân 401
(I. Athlr, IX, 153).

(6) Il fut (selon I. Athlr, VIII, 502) tué à l’âge de 33 ans, vers le
9 dhoû’l-hlddja 400. C’est un lapsus de notre auteur de faire vivre ce
prince jusqu’à 37 ans.

(7) C.-à-d. En-Nâcir li-dln illâh, surnommé Rechld (I. Athlr, VIII,
500 ; Mus. d’Esp., III, 286).

— 35 —

vante et la matinée du lendemain. La masse de la popu-
lation de Cordoue se mit alors du côté de Moh’ammed
Mahdi, et les Berbères furent mis en fuite. Hich6m b.
Soleymàn, fait prisonnier, fut amené à Mahdi, qui lui fit
trancher la tête.

Alors les Berbères se rallièrent et mirent à leur tète [p.
29] Soleymàn b. H’akam b. Soleymàn b. *Abd er-Rah’mân
Nâçir, fils du frère de Hichâm, dont nous avons dit la
révolte (1). Soleymàn les mena du côté de la frontière,
où il recruta des chrétiens, puis vint camper devant les
portes de Cordoue. Les Cordouans sortirent en foule
contre lui, mais en un moment plus de vingt mille
d’entre eux furent tués dans la montagne qui se trouve
de ce côté, et qui est connue sous le nom de K’an-
t’ich (2). Dans cette bataille, devenue célèbre, une foule
de gens de bien, de légistes, d’imâms et de moueddhins
perdirent la vie. Moh’ammed b. Hichâm Mahdi se tint
caché pendant quelques jours, puis gagna Tolède.
Toutes les places frontières, de Tortose à Lisbonne, lui
obéissaient encore. Après avoir recruté des Francs, il
arriva à leur tête devant Cordoue, d’où sortit pour le
combattre Soleymàn b. H’akam, à la tête des Berbères.
Il s’avança jusqu’à une vingtaine de milles de Cordoue,
au lieu dit Dur el-Bak’ar (3), où il fut battu. Mahdi s’em-
para alors de Cordoue, d’où il sortit, au bout de quelques
jours, pour combattre (de nouveau) les Berbères, qui
avaient gagné Algéziras. La bataille, qui eut lieu à Gua-
diaro, se termina par la défaite de Moh’ammed b. Hichâm
Mahdi, qui se retira à Cordoue, où il fut tué par les
Slaves, de connivence avec Wâd’ih’ le Slave. Ses meur-
triers réinstallèrent alors sur le trône Hichâm Moayyed,

ainsi que nous l’avons raconté. Mahdi détint le pouvoir

^^— — ■»^— ■ ‘ ‘ *^^~*~ ‘ ■ »

(1) Soleymàn est surnommé Mostain billâh, et aussi Z’&bir billâh
(I. Alhir, VIII, 501), et Z’àfir bi-h’awl Allah (plus bas, p. 36).

(2) I. Athlr. Ll., écrit K’anUdj.

(3) Ou Ak’abat el-bak’ar (aujourd’hui CasUUo del Bacar), à 17 milles
de Ck>rdoue, selon Edrlsi, p. 213; cf. Mus. d’Esp.y III, 295.

— 36 —

depuis sa révolte Jusqu’à sa mort, pendant dix mois (1),
y compris les six mois où Soleyman était h Cordoue,
pendant que lui*méme était à. la frontière. Il ne laissa
pas de postérité et resta sans successeur (2).

Rè^rne de Soleym&n
b. el-H’akfun b. SoleymàA b. ^Abd er-Rab’mftji en-Nlif Ir,

surnommé El-Mosta^ln BiUâb

Soleyman b. el-H’akam se révolta le 6 chawvvâl 399 et
prit le surnom d’£l-Mostain Billâh. Il entra dans Cor-
doue, nous Tavons dit, en rebi^ Il [p. 30] de Tan 400, et
fit dès lors ajouter à son surnom de Mosta*în celui de
Zâflr bi-h’awl Allah (3). En chawwôl de cette même
année, il sortit de la ville à la tète des Berbères et se mit,
sans interruption, à voyager, à piller et à mettre à sac
les villes et les villages d’Espagne. Les soldats tuaient
et pillaient sans respect ni pour Page ni pour le sexe, et
rentrèrent à Cordoue au commencement de chaww^âl
403. Il avait dans son armée deux descendants de
H’asan b. ‘Ali b. Aboù Tâleb: ils étaient flls de H’am-
moud b. Meymoùn b. Ah’med b. *Ali b. *Obey.d Allah b,
‘Omar b. Idrîs Ib. Idris] b. ‘Abd Allâh b. H’asan b. Hasan b.
Ali b. Aboù Tâleb, et s’appelaient, Tun K’âsim, Tautre *Ali.
Il leur donna le commandement des Maghrébins, puis
nomma le cadet, ‘Ali, gouverneur de Ceuta et de Tanger,
et K’âsim, gouverneur d’Algéziras. Le passage qu’on
appelle le Détroit séparait seul ces deux gouverne-
ments, et la mer, nous l’avons dit, n’a là qu’une largeur
de douze milles.

(1) Le manuscrit porte « seize mois », ce que Téditeur a corrigé en
« dix mois », alors que dans son Hist. des Mus. d’Esp. (III, 271 et 300),
il dit « dix-sept ». Du 18 ^jomèda II 399 au 7 (ou au 9) dhoû’l-hiddja
400, on compte environ 16 1/2 mois lunaires.

(2) Il eut un fils, *Obeyd Allûh, que notre auteur a mentionné plus
haut (p 34, n. 5).

(3) Voir p. 35, n. I.

– 37 —

Lorsque Soleymân et les Berbères pénétrèrent dans
Cordoue, les Slaves firent scission, et s’emparèrent de
villes considérables, où ils se fortifièrent. ‘Ali b. H’am-
moûd, dont nous venons de parler, avait conçu le désir
de devenir le chef de l’Espagne ; il entra en pourparlers
avec eux et leur rappela que Hichèm b. H’akam, alors
qu’il était assiégé dans Cordoue, lui avait envoyé la pro-
messe écrite de faire de lui son héritier. Les rebelles
ayant accepté ses offres et lui ayant prêté serment de
fidélité, ‘Ali se précipita de Ceuta sur Malaga, où se
trouvait *Amir b. Fotoùh’ Fâ’ik’i, client de Fà’ik’, client
de H’akam Mostançir. ‘Amir se soumit sans résistance
et livra Malaga à ‘Ali b. Hammoûd, qui l’en déposséda
et l’en expulsa. Ensuite, *Ali avec ses Berbères et tous
les Slaves marcha sur Cordoue; il dut livrer bataille à
Moh’ammed b. Soleymân qui commandait des troupes
berbères, mais il le battit et entra à Cordoue, où il tran-
cha de sa propre main et de sang froid la tête à Soley-
mân b. Hakam, le dimanche 21 moharrem 407; le même
jour, il fit mettre à mort le père de ce dernier, H’akam b.
Soleymân b. Nâçir, [p. 31] vieillard de 72 ans.

Le règne de Soleymân, depuis son entrée à Cordoue,
avait duré trois ans trois mois et quelques jours; mais il
avait antérieurement, nous l’avons dit, régné six mois.
Entre sa révolte, soutenue par les Berbères, et sa mort,
il s’était écoulé sept ans trois mois et quelques jours.
Alors finit la dynastie Omeyyade, dont le nom ne fut
plus prononcé dans aucune chaire des diverses provin-
ces d’Espagne jusqu’au jour où elle reprit le dessus,
ainsi que nous le raconterons.

Soleymân était fils d’une concubine nommée Z’abia,
qui lui avait donné le jour en 354. Entre autres enfants,
il eut Moh’ammed, désigné comme son héritier, mais
qui ne régna pas; Walld etMaslama. Soleymân avait de
la littérature et faisait des vers. On lit dans H’omaydi :
«Je tiens la pièce qui suit d’Aboû Moh’ammed ‘Ali b.
Ah’med, à qui l’avait dite un jeune fils d’Isma’ll b. Ish’âk’,

— 88 —

:; crieur et poète, qui était secrétaire d’Aboû Dja’far Âh’med

v* b. Sa’îd b. ed-Doubb, et à qui Aboû Dja^far avait dit la

î tenir de l’auteur lui-même, le Prince des croyants Soley-

mân Z’âflr. AboûMoh’ammed l’avait entendu réciter par
K’âsim b. Moh’amined Merwdni, qui la tenait de Walld
b. Moh’ammed, secrétaire de Soleymân Z’êflr, Prince des
croyants :

[Kâmil]. c Chose étrange I le lion redoute la pointe de ma lance,
,, et moi je redoute le regard lancé par des paupières langoureuses I

V J’affronie de cœur ferme les périls les plus grands, mais non Ta ver-

sion ou l’abandon. Je suis devenu la propriété de trois personnes
au visage d’un rose éclatant, aux formes séduisantes, semblables
aux astres dont Téclat frappe les regards dans l’obscurité, en passant
par-dessus les rameaux dont sont couvertes des collines sablonneu*
ses. La première a la beauté du croissant, la seconde est comme la
fille de la planète Jupiter, et la dernière ressemble à un rameau de
f bdn (saule d’Egypte). J’ai, pour me tranquilliser, voulu prendre

l’amour pour juge, et son arrêt a décidé qu’elles doivent commander
/ à l’autorité môme. Elles se sont frayé une voie jusqu’aux replis les

plus inaccessibles de mon cœur et m’ont, tout comme un simple
captif, enroulé dans ma puissance royale. Gardez-vous d’adresser
des reproches à un roi qui s’abaisse par passion ; c’est une gloire,
c’est une seconde royauté que de s’humilier de la sorte ! Où est le
mal si l’amour me rend leur esclave, puisque je suis le maître et
des contemporains et d’elles-mêmes? [p. 32] Si l’amour qu’elles
m’inspirent ne me fait pas reconnaître l’autorité de la passion, c’est
qu’alors je ne descends pas de Mcrwân ! L’homme généreux qui
aime partage avec 9on ami ses motifs de haine et de réjouissance,
et quand des gens passionnés sont unis dans un môme sentiment,
leur passion suit son cours aisé et tranquille. »

Soleymân Mosta’în n’avait, dans ces vers, d’autre but
que de les mettre en regard de ceux d’*Abbâs b. el-
Ah’naf (1), d’abord attribués à Hâroûn er-Rachîd^ mais
ensuite restitués à leur véritable auteur :

[Kâmil]. « Ces trois filles me mènent par la bride et se sont ins-

(i) On trouve dans Ibn Khallikân (II, 7) la vie de ce poète, f 192,
à qm Y A ghdni (VIII, 15) a aussi consacré un chapitre où ne figurent
pas les vers ci-dessus ; voir aussi les Prairies d*or de Mas’oudi (VI,
202; VII, 245).

/

/•

— 39 —

tallécs dans toutes les fibres de mon cœur. Que m’importe que toute
créature m’obéisse, puisque moi je dois obéir à ces rebelles ? N’est-
ce pas là la preuve que le pouvoir de l’amour, qui fait leur force,
est plus grand que le mien ? »

Le personnage d’après qui parle H’omaydi est Aboû
Moh’ammed ‘Ali b. Ah’med b. Sa’îd b. H’azm b. Ghâleb b.
Çolh’ b. Khalaf b. Ma^dân b. Sofyân b. Yezîd Fârisi, client
de Yezîd b. Aboû Sofyân b.H’arb b. Omeyya b. *Abd Chems
b. *Abd Menâf le K’oraychile (1). Cette généalogie, qui m’a
été exposée par un de mes maîtres, était ainsi écrite de
sa main sur le feuillet de garde d’un de ses ouvrages.
Ses ancêtres immédiats tiraient leur origine d’une bour-
gade du territoire de Niébla, dans l’Espagne occidentale.
Il habitait Cordoue, de même que son père, qui avait été
vizir de Moh’ammed b. Aboû *Amir el-Mançoûr et du
fils et successeur de ce dernier, El-Moz’affer ; il avait été
à la tête de l’administration sous l’un et l’autre de ces
princes. Son fils, le légiste Aboû Moh’ammed, fut d’abord
vizir d’^^Abd er-Rah’mân b. Hichèm b. *Abd el-Djebbôr
b. en-Nâçir, surnommé El-Mostaz’hir billâh, frère de
Mahdi dont nous avons parlé; puis il renonça de son
plein gré au ministère et se lança dans l’étude des scien-
ces, des antiquités et des traditions, connaissances où
il devint plus fort que nul autre Espagnol avant lui. Il
appartint d’abord, pendant quelque temps, à l’école de
rimâm Aboû ^Abdallôh ChâfeM, puis il embrassa les
doctrines Z’âhirites, qu’il exagéra au point de dépasser
Aboû Soleymân Dôwoûd Z’èhiri lui-même et les autres
représentants de cette école. Il est l’auteur d’un grand
nombre d’ouvrages de valeur et aux intentions élevées.
Il y traite de la théorie et de la pratique du droit (Ifîk’h)
dans le sens de la doctrine [p. 33] qu’il avait embrassée,
c’est-à-dire celle de Dâwoûd b. *Ali b. Khalef Içbahâni
Z’ûhiri et des docteurs qui, fidèles à ce système, nient

(1) Voir plus haut p. 22, n. 1. On trouve des indications sur le
caraclère général des opinions Z’âhirites dans I. Khallikftn, I, p. xxvi
et 534 ; II, 272.

4

— 40 —

Tanalogie et la causalité (ta’lîl). Je tiens de plusieurs
savants espagnols qu’il a écrit sur le droit, les traditions,
les principes fondamentaux, les religions et les sectes,
sans parler d’histoire, de généalogies, de littérature, de
polémiques contre ses adversaires, environ quatre cents
volumes, comprenant près de 80,000 feuillets. Je ne sache
pas d’autre musulman qui en ait autant fait avant lui, sauf
Aboû Dja’far Moh’ammed b. Djerîr T’abari (1), celui de
tous les musulmans qui a le plus écrit. D’après Aboû
Moh’ammed *Abd Allah b. Moh’ammed b. Dja’farFer-
ghâni dans son livre Eç-Çila (2), où il a continué la
grande chronique de T’abari, des disciples de ce dernier
ont compté que, dans chacun des jours écoulés depuis
sa puberté jusqu’en 310, où il mourut à l’âge de 86 ans,
il a écrit quatorze feuillets. Pareille chose n’est possible
qu’à une créature jouissant de la faveur et de l’aide
divines.

Ibn H’azm avait en outre de vastes connaissances en
syntaxe et en lexicographie, de même qu’il savait bien
la poésie et la rhétorique. Voici des vers de lui :

[T’awil]. — a Le temps est-il autre que nous le connaissons et
comprenons ? I^es maux en sont durables et les plaisirs fugitifs ;
quand on peut trouver une heure de joie» elle passe en un clin d’œil,
ne laissant derrière elle que du chagrin. Cela dure ainsi jusqu’au
jugement dernier, où les conséquences de nos actes nous feront
regretter d’avoir vécu. Nous avons gagné des soucis, commis des
péchés, subi des malheurs, et les causes de nos joies se sont
évanouies; on pleure ce qu’on n’a plus, on se soucie de ce qu’on
a, on se chagrine à cause de ce qu’on espère, et jamais l’on ne vit
tranquille. Le fait dont la réalisation semble devoir faire notice
joie n’est, une fois arrivé, qu’un mot dépourvu de valeur (3). »

Voici un extrait d’une longue k’açîda de lui :

(1) Il s’agit de l’auteur que sa chronique a principalement rendu
célèbre et qui mourut en 310.

(2) Sur cet ouvrage (IV« s. Hég.f) voir le Bayân, intr. p. 34.

(3) Ces vers figurent, avec quelques variantes, dans Dhabbi, p.
404 ; Cila d’Ibn Bachkow&l, 409 ; Mat’mah\ 56.

— 41 —

[T’awîl]. « Je suis lé soleil éclairant le firmament des sciences,
mais mon tort est d’apparaître dans (les pays) du couchant ; [p. 33] si
c’était en Orient, quel ne serait pas Tempressemcnt à pilier ce que
je laisse échapper ! Une passion m’attire vers les régions de l’Irak ;
rien d’étonnant que l’amoureux épris recherche la solitude (1)1 Et
puis, si le Miséricordieux m’installe là-bas, c’est alors que commen-
ceront les chagrins et les peines. Nombreux sont ceux de l’enseigne-
ment oral de qui je n’ai pas tenu compte, alors que je recherche ce
que les livres m’en peuvent apporter. Ici, c’est bien connu, on parle
des choses éloignées ; la proximité de la science nuit à celle-ci et la
fait délaisser. »

Dans la même pièce, il s’excuse en ces termes de se
louer lui-même :

a C’est en Joseph que je trouve le meilleur modèle; peut-on donc
faire un crime à quelqu’un d’imiter ce prophète ? Il dit, et sa réponse
n’était que vraie et sincère : « Je serai un gardien intelligent. »
[Koran, XII, 55.] On n’a rien à reprocher à l’homme sincère (2). »

D’entre ses meilleurs vers (3) on cite ceux-ci :

[Basit’]. c Que l’envieux ne se réjouisse pas s’il m’arrive quelque
malheur, car la fortune est changeante I L’homme de mérite est
comme l’or : tantôt battu par le marteau, tantôt faisant partie du
diadème qui orne la tête des rois (4). »

Et ceux-ci encore :

(1) Il y a probablement là une allusion au mot ^irâk\ qui peut aussi
signifier montagne.

(2) Ce fragment, dit Dhabbi (p. 404), appartient à une pièce où l’auteur
vanle ses propres connaissances, et qui est adressée ù *Abd er-Rah*mân
b. Ah’med b. Bichr, k’âd’i el-djemâ’a à Cordoue. Ce titre est syno-
nyme de celui de k*âd’i el-k’od’ât, que porta le premier le célèbre
légiste Aboû Yoûsof, et qui n’est pas seulement employé en Orient^
comme le dit M. de Slane (I. Khalliliân, IV, 350), mais aussi au
Maghreb (voir p. ex. le n« 2S77, Supp. de la Bibl. nationale, f. 38 v%
39, 42 V, etc.).

(3) On pourrait prendre « el-moukhtûr » du texte pour le titre d’un
recueil de poésies de cet auteur ; mais il ne figure pas dans la liste
de ses ouvrages.

(4) On retrouve ces deux vers avec des variantes dans le Mat’mah%
p. 56, et dans Makkari (ap. Cat. do Leyde, I, 234).

4

— 42 —

[WÂfir]. — Si je m’éloigne, mon corps seul s’en va, et mon âme
reste toujours auprès de vous. Certes un ami demande à voir de ses
yeux celui dont la vue lui est agréable (i)« »

Voici deux de ses meilleurs vers que je me rappelle
et qui ont trait à un délateur :

[T’awîl]. a Mieux qu’un miroir, il dénonce tout ce qu’il sait;
mieux que les épées de l’Inde, il sème le ravage chez les hommes.
Il semble que la mort et le destin aient été à son école pour s’assi-
miler l’habileté qu’il déploie à séparer les gens qui s’aiment. »

On a retrouvé, écrite de sa main, l’indication qu’il
naquit après la prière de l’aurore et avant le lever du
soleil, le mercredi 30 ramad’ân 384; il mourut dans la
journée du 29 cha*bân 456 (2).

Si j’ai donné quelques détails sur lui, bien que cela
interrompît le récit et nous écartât un peu du sujet, c’est
qu’il est resté jusqu’à présent [p. 35] le plus célèbre des
savants espagnols, celui dont on parle le plus dans les
réunions de gens considérables ou entre savants. Cette
célébrité tient à l’opposition qu’il a faite dans le Maghreb
à la doctrine malékite et à ce qu’il avait embrassé l’opi-
nion z’âhirite. Il n’y a eu chez nous, à ma connaissance,
personne avant lui qui se soit distingué dans cette voie.
Les adeptes de cette école sont, encore maintenant,
nombreux en Espagne.

Règne à*’Ali b. H’ammoûd NfirÇir

Nous avons dit qu^Ali b. H’ammoùd monta ensuite
sur le trône ; il prit le titre de khalife et le surnom de

(1) Voir \e Mat*mah’, p. 56; Dhabbi, p. 405; I. Khallik. II, 269. J’ai
cru pouvoir traduire le second de ces vers autrement que mon illus-
tre maître, M. de Slane; je vois dans le mot « el-kelim » une allu-
sion à Moïse.

(2) Le 27, selon I. Khallikûn, I; Bachkowal et Makkari.

— 43 —

Nèçir. Mais alors les Slaves qui avaient prêté serment
de fidélité se révoltèrent contre lui et mirent à leur tète
*Abd er-Rah’mân b. Moh’ammedb. ‘Abd el-Melik b. *Abd
er-Rah*mân Nâçir, qu’ils surnommèrent El-Mortad’a. Con-
duits par lui, ils se jetèrent sur Grenade, Tune des villes
conquises par les Berbères. Puis sa sévérité et sa
dureté leur firent regretter le choix qu’ils avaient fait,
et pour se soustraire aux abus de son autorité, ils
l’abandonnèrent et le firent tuer par trahison, ce qui
acheva tout. *Ali b. H’ammoûd continua à Cordoue
d’exercer le pouvoir pendant deux ans moins deux
mois; il fut tué au bain en 408 (1) par quelques-uns de
ses Slaves et laissa deux fils, Yah’ya et Idrîs.

Règne de K’&sem Mamoûn, fils de H’ammoûd

Il eut pour successeur son frère, de dix ans plus âgé
que lui, K’àsem b. H’ammoûd, homme d’un caractère
doux, sous qui la population vécut tranquille. On le disait
chiMte, mais il n’en fit rien paraître et ne changea rien
aux habitudes ni aux croyances du peuple. Il en fut d’ail-
leurs de même de tous ceux de ces princes qui régnèrent
en Espagne. Le règne de K’âsem se poursuivit ainsi jus-
qu’en rebî* I de 412, où eut lieu, à Malaga, la révolte du
fils de son frère, Yah’ya b. ‘Ali b. H’ammoûd ; il s’enfuit
de Cordoue à Séville sans combattre, tandis que [p. 361
Yah’ya marchait avec ses troupes de Malaga sur Cor-
doue, où il pénétra sans coup férir. Il prit le titre de
khalife et le surnom d’El-Mo’tali. Cette situation dura
jusqu’au moment où K’âsem, ayant pu se concilier les
Berbères, marcha avec eux contre Cordoue, où il rentra
en 413, tandis que Yah’ya b. *Ali se réfugiait à iMalaga.
K’âsem n’était réinstallé que de quelques mois quand

(1) I. Atblr, 8ub anno 407 (t. IX, 190), place la mort de ce prince
au mois de dhoû’i-k’a’da 408, et, à la page suivante, à Tannée 407.

— 44 —

ses affaires se gâtèrent de nouveau : son neveu Yah’ya
s’empara d’Algéziras, dont K’asem avait fait sa place
de refuge et où étaient sa femme et ses trésors, pen-
dant qu’Idrîs b. *Ali, son autre neveu, qui était gouver-
neur de Ceuta, se rendait maître de Tanger, que K’âsem
avait approvisionné pour s’y retirer au cas où se réali-
seraient ses craintes touchant TEspagne. D’autre part,
les Cordouans se soulevèrent dans la ville même et lui
en fermèrent les portes. Il les assiégea plus de cinquante
jours, période pendant laquelle il prononça la prière du
vendredi dans une mosquée appelée mesdjid d’Ibn Aboû
*Othmûn, située en dehors de Cordoue et dont les traces
sont encore visibles maintenant. Mais à la suite d’une
sortie des Cordouans, les Berbères abandonnèrent
K’ûsem, et évacuèrent tous les faubourgs au mois de
cha’ban 414. Les divers corps de Berbères se retirèrent
chacun dans les localités par eux conquises, et K’âsem
se dirigea sur Séville, où se trouvaient ses deux fils,
Moh’ammed et H’asan.

Mais les Sévillans, apprenant qu’il était chassé de
Cordoue et qu’il voulait se réfugier chez eux, expulsè-
rent ses deux Iflls et leurs troupes berbères. Restés
ainsi maîtres d’eux-mêmes, ils choisirent comme chefs
trois des principaux d’entre eux, lek’èd’i Aboù ‘1-K’ûsem
Moh’ammed b. Ismâ’îl b. ‘Abbad Lakhmi, Moh’ammed
b. Yerîm Elhâni et Moh’ammed b. H’asan Zobeydi, qui,
pendant plusieurs jours, exercèrent de concert les droits
d’administration et de police; puis le k’âd’i Moh’ammed
b. ‘Abbad garda pour lui seul l’autorité et l’administra-
tion, et les autres redevinrent de simples citoyens.

Les Berbères étant tombés d’fi[ccord pour reconnaître
le pouvoir de Yah’ya, neveu de K’ûsem, allèrent assiéger
K’âsem à Xérès, où il s’était fixé; ce prince tomba entre
les mains de Yah’ya, qui resta ainsi [p. 37] seul chef des
Berbères, K’âsem fut retenu en prison par lui d’abord,
puis par le frère de Yah’ya, Idrîs, à la mort duquel il fut
étranglé en 431 ; son corps fut envoyé à son fils Moh’am-

1

1

— 45 —

med b. K’âsem à Algéziras, où il fut enterré. Six ans
s’étaient écoulés entre le moment où K*âsem avait pris
à Cordoue le titre de khalife et celui où il tomba entre
les mains de son neveu ; il resta seize ans prisonnier
de ses neveux Yah’ya et Idris, puis fut tué en 431, à
rage de 80 ans (1). La mère de deux fils qu’il laissa,
Moh’ammed et H’asan, était Emîra, fille de H’asan b.
K’annoùn b. Ibrâhîm b. Moh’ammed b. K’àsem b. Idris b.
Idrîs b. ‘Abd AUâh b. H’asan b. Hasan b. ‘AU b. Aboù
T’âleb.

Règne de Tah’ya b . ^ Ali el-Mo^tali

On n’est pas d’accord sur son prénom (konya)^ que
les uns disent être Aboû’l-K’âsem et les autres, Aboù
Moh’ammed. Sa mère était Lobboûna, fille de Moh’am-
med b. H’asan b. K’âsem (connu sous le nom de K’an-
noùn) b. Ibrâhîm b. Moh’ammed b. K’âsem b. Idrîs b.
Idrîs b. *Abd Allah b. H’asan b. H’asan b. ‘Ali b. Aboù
T’âleb. H’asan b. K’annoûn est l’un des plus remarqua-
bles d’entre les princes descendus de H’asan ; il figure
parmi les plus braves, les plus insoumis, les plus
ardents à la révolte (2). Nous avons dit que Yah’ya prit
le titre de l^halife à Cordoue en 413, et qu’en 414, il s’en-
fuit de cette ville et se retira à Malaga. Ensuite, en 416,
une troupe de perturbateurs tenta de lui rendre le pou-
voir à Cordoue, et y réussit. Mais Yah’ya hésita à entrer
lui-même dans la ville et y envoya son lieutenant ‘Abd
er-Rah’mân b. *At’t’âfIfreni. Cette situation dura toute
une année, jusqu’en (moh’arrem) 417, où son autorité
cessa d’être reconnue dans la ville; il se borna alors à
diriger maintes attaques contre elle, jusqu’au moment
où les Berbères le reconnurent pour chef et lui livrèrent

(1) Voir une version un peu différente dans les Mm. d’Esp,, III,
333 ; cf. I. Athîr, IX, 193.

(2) Cf. Hist. des Berbères, II, 149; III, 215 et 237.

— 46 —

les forts, les châteaux et les villes (qu’ils détenaient) ;
[p. 38] à Carmona (entre autres) il avait un grand pou-
voir. Il alla assiéger Séville, dont il convoitait la posses-
sion. Or un jour qu’il était ivre il se dirigea contre un
corps de cavalerie qui était sorti de Séville et se trouvait
dans le voisinage de Carmona ; mais c’était un piège
qu’on lui tendait, et il ne put fuir assez rapidement pour
éviter la mort, le lundi 7 moh’arrem 427. Il laissait,
entre autres enfants^ H’asan et Idris, nés de concubines
l’un et l’autre (1).

Règne d”‘Àbd er-Bah’m&n b. Hichàm el-Mostaz’hir

Après que les Berbères durent, ainsi que K’èsem, aban-
donner Cordoue, comme nous l’avons dit, les Cordouans
s’accordèrent sur la nécessité de replacer les Omeyya-
des à la tète du gouvernement. Ils en choisirent donc trois :
*Abd er-Rah’mân b. Hichâm b. *Abd el-Djebbâr b. ‘Abder-
Rah’mân Nâçlr, frère du Mahdi cité plus haut, Soleymân b.
el-Mortad’a, déjà cité, et Moh’ammed b. ‘Abd er-Rah’mân
b. Hichâm b. Soleymân, c’est-à-dire du Soleymân qui
s’était révolté contre Mahdi b. Nâçir. Mais ensuite le
pouvoir fut (définitivement) attribué à *Abd er-Rah’mân
b. Hichâm b. *Abd el-Djebbâr, qui fut reconnu comme
khalife le 13 ramad’ân 414. Né en dhoû’l-k’a’da 392 d’une
concubine nommée Ghâya, il n’avait que 22 ans ; son
prénom (konya) était Aboû’l-Mot’arref et il prit comme
surnom (lak’ab) el-Mostaz’hir. Mais bientôt éclata une
révolte dont le chef, Abdû *Abd er-Rah’mân Moh’ammed
b. *Abd er-Rah’mân b. *Obeyd Allah b. *Abd er-Rah’mân
Nâçir, avait pour partisans des gens de la plus basse
populace, et *Abd er-Rah’mân b. Hichâm fut tué le 27
[lire, le 3] dhoû’l-k’a’da de cette année 414.

(1) Voir sur ces événements I. Alhlr, IX, 195; Mus. d’Esp., III,
258; IV, 22; plus bas, p. 49.

— 47 —

Ce prince, qui ne laissa pas de descendants, était très
intelligent et très doux, très versé dans la connaissance
de la littérature et de la rhétorique, au témoignage
d’Aboû Moh’ammed *Ali b. Ah’med (1), qui avait été son
vizir et partant le connaissait bien. D’après le vizir Aboû
*Amir Aii’med b. ‘Abd el-Melik b. Choheyd (2), Mostaz’hir
cultivait avec succès la poésie et a dit en parlant de sa
cousine [p. 39) :

[Tawîl]. c De môme qu’un sacre fond sur une colombe qui déploie
ses ailes, ainsi je m’élance vers cette colombe issue des ‘Abd Chems
dès que les siens ont le dos tourné. Les Pléiades ne sont pas plus
blanches que sa main, l’Aurore est jalouse de Téclat de sa gorge.
(Pourquoi ne réussirais-je pas) moi qui manie si hardiment la lance
quand les flancs noirs des chevaux se rougissent (du sang de la bataille),
moi qui traite avec honneur l’hôte qui s’abrite sous mon toit, moi
qui comble de bienfaits le malheureux qui fait appel à ma généro-
sité! 9 (3).

Il composa cette poésie, qui est longue, pendant qu’il
recherchait sa cousine Oumm el-Hakam (4^, fille de So-
leymân Mosta’în. Le dit Aboû *Amir parle en ces termes :
« On douta qu’il fût réellement l’auteur de ses poésies et
de ses missives, jusqu’au jour où il improvisa des vers
adressés à Ya’la b. AboûZeyd (5), lorsque celui-ci vint
lui présenter ses hommages. Tous les gens de goût en
restèrent surpris; quant à moi, j’avais déjà eu l’occa-
sion de le mettre à l’épreuve. Ya’la, qui était survenu à
l’improviste, n’avait pas quitté la salle d’audience que le

(1) C’est à dire Ibn H’azm.

(2) On trouve des articles consacrés à ce personnage dans L Khal-
lik. (I, 98), qui le fait mourir en 426; le Mat’mah’, p. 16 ; le ms 1372
de Paris, déjÀ cité, f. 26 v* ; et Makkari.

(3) Ces quatre vers font partie d’une pièce traduite ap. Mus. d’Esp.
(III, 339), où un sens légèrement différent leur est attribué.

(4) Elle s^appelait aussi H’ablba, d’après Dozy, L l.

(5) Toutes mes recherches au sujet de ce personnage sont restées
vaines.

— 48 —

prince lui accordait son pardon dans des vers improvi-
sés. Je craignais en vérité qu’il ne vint à broncher, mais
il se tira admirablement d’affaire. »

Règne de Moh’ammed b . ^ Abd er-Rah’m&n el-Mostakfl

BlUflli

Né en 366, Moh’ammed b. *Abd er-Rah’mân était, lors
de son avènement, âgé de quarante-huit ans et quelques
mois; il portait le prénom (konya) d’Aboû ‘Abd er-
Rah’mân. Sa mère était une concubine nommée H’awra ;
son père avait été, au commencement du règne de
Hichâm el-Moayyed, mis ô mort par ordre d’ibn Aboû
*Amir, parce qu’il avait tenté de se révolter et de s’em-
parer du pouvoir. Moh’ammed b. ‘Abd er-Rah’mân prit
le surnom d’El-Mostakfl Billûh et ne régna que six mois
et quelques jours; mauvais administrateur, il était en
outre des plus grossiers et des plus inintelligents. Son
vizir était un tisserand nommé Ah’med b. Khâlid, qui
donnait tous les ordres et gouvernait l’état; que dire
d’un état dirigé par un tisserand? Cela dura jusqu’à la
dépositiondeceprince; le vizir, assailli en plein jour dans
son hôtel par la populace de Cordoue, fut égorgé, et l’on
ne cessa de frapper son cadavre que quand il fut refroidi.
Mostakf] fut déposé et chassé de Cordoue, après être resté
emprisonné, sans boire ni manger, [p. 40] pendant trois
jours; il se réfugia vers la frontière, tandis que Yah’yab.
*Ali le Fâtimide reprenait le pouvoir. De la frontière, Mos-
takfl gagna le village de Choumount, près de Médina
Celi; il était accompagné par un de ses officiers, ‘Abd
er-Rah’mân b. Moh’ammed b. Selim, de la descendance
de Sa*îd b. Mondhir, ce dernier chef bien connu du temps
d”Abd er-Rah’mân Nâçir. Comme cet officier était ennuyé
de rester avec lui, il servit un jour à Mostakfl, qui lui
demandait à manger, un poulet qu’il avait frotté avec du
suc d’aconit, plante qu’on trouve fréquemment en Espa-

— 49 —

gne et surtout dans cette région. Mostakfl mourut aussi**
tôt après ravoir mangé, et cet oflftcier procéda au lavage
du corps, à Tensevelissement, aux dernières prières et
à Tinhumation ; celle-ci eut lieu dans Tendroit où mou-
rut ce prince, qui ne laissa pas de postérité.

Yah*ya b. ‘Ali le Fôtimide resta alors seul maître du
pouvoir, mais cependant sans pénétrer dans Cordoue et
en continuant de résider à Carmona, ainsi qu’il a été dit
plus haut, jusqu’à ce qu’il fut tué en l’année 427.

Règne de Hichâm el-Mo’tadd bill&h (1)

Quand, à cette date, le pouvoir de Yah’ya b. *Ali le
Fâtimide prit fin à Cordoue, les habitants de cette ville
tombèrent d’accord pour rappeler les Omeyyades sur le
trône. Le chef de ce mouvement, celui qui l’organisa et
déploya tous ses efforts pour le faire réussir, fut le vizir
Aboû’l-H’azra Djahwar b. Moh’ammed b. Djahwar b.
*Obeyd AUâh b. Moh’ammed b. el-Ghamr b. Yah’ya b.
*Abd el-Ghâflr b. Aboû ‘Obda. A ce moment, d’ailleurs,
tous ceux qui, à Cordoue, se disputaient le premier rang
et recherchaient les troubles, s’étaient éloignés. Djahwar
envoya des messagers aux habitants des places fron-
tières et à ceux qui y commandaient et qui partageaient
son avis. Après qu’il les eut consultés et qu’un long
délai se fut écoulé, on s’accorda à reconnaître pour chef
Aboù Bekr Hichâm b. Moh’ammed b. *Abd el-Melilc b.
*Abd er-Rah’mân Nâçir, frère de Mortad’a, déjà cité.
[P. 41] Hichâm résidait alors dans un fort de la fron-
tière, nommé Albounta (Alpuente), auprès d’Aboû *Abd
Allah Moh’ammed b. *Abd Allah b. K’âsim, officier qui
s’était rendu maître de cette localité. On lui prêta ser-
ment de fldélité en rebi^ 1 418, et il prit le surnom (lek’ab)

(1) Dû, selon d’autres, Mo’tamid ; voir sur ces événements Mus,
d’Esp., III, 358.

-so-
dé El-Mo’tadd billâh. Né en 364, il était Taîné de quatre
ans de son frère Mortad’a, et avait 54 ans lorsqu’on le
reconnut pour khalife; sa mère était une concubine
nommée *Atib. Pendant trois ans il erra aux frontières,
de place en place, sans pouvoir se fixer nulle part. Des
luttes sérieuses et des troubles graves surgirent entre
les principaux chefs, qui finirent cependant par s’accor-
der pour le laisser pénétrer dans la capitale Cordoue, où
il fit son entrée, le 8 dhoû’l-hMddja 420. Il n’y séjourna
guère, car bientôt un corps de troupes se souleva, et il
fut déposé. Alors, entre autres événements trop longs à
raconter, on le chassa de son palais avec les siens, ses
femmes étant dévoilées et nu-pieds ; on les retint captifs
dans la grande mosquée, où ils restèrent plusieurs
jours, ne recevant à boire et à manger que de la charité
publique. Chassés ensuite de Cordoue après avoir été
ainsi emprisonnés, Hichfim et ses compagnons ga-
gnèrent la frontière. Après avoir erré quelque temps^
l’ex-khalife s’établit auprès d’ibn Hoùd, qui était devenu
maître de Lérida, Saragosse, Fraga, Tortose et les envi-
rons, et y resta jusqu’à sa mort, survenue en 427.
Hichâm, qui ne laissa pas de postérité, est le dernier
Omeyyade qui ait régné en Espagne. Voici sa généalogie:
Hichâm b. Moh’ammed b. ‘Abd el-Melik b. ‘Abd er-Rah’-
mân Nâçir b. Moh’ammed b. *Abd Allah b. Moh’ammed
b. ‘Abd er-Rah’mân b. H’akam b. Hichâm b. ‘ Abd er-Rah’-
mân ed-Dâkhil b. Mo’awiyya b. Hichâm b. *Abd-el-Melik
b. Merv^ân b. H’akam. Sa chute du trône marqua la fin
du pouvoir des Omeyyades, dont le nom cessa désor-
mais d’être prononcé dans les chaires d’aucune des
provinces d’Espagne ou de l’Afrique septentrionale, et
ne l’a plus été jusqu’à aujourd’hui.

Ici finit le résumé de ce que nous avons pu apprendre
de l’histoire des Omeyyades d’Espagne.

— 51 —

[P. 42] Histoire de l’Espagne et de ses rois
depuis la fin da pouvoir Omeyyade Jusqu’à la présente

année 621

La dynastie Omeyyade ayant pris fin en Espagne sans
qu’il restât aucun membre de cette famille en état
d’exercer le pouvoir ou digne de commander, le royaume
de Cordoue fut administré par Djahwar b. Moh’ammed
b. Djahwar, dont le prénom était Aboù’l-H’azm et dont
la généalogie a été exposée dans l’article consacré à
Hichèm el-MoHadd. Aboû’l-H’azm provenait d’une fa-
mille noble et était habitué à l’exercice du pouvoir :
ses ascendants avaient été ministres sous les dynasties
H’akamite (Omeyyade) et ‘Amirite ; lui-même avait de
l’astuce, une vaste et ferme intelligence, et de sérieuses
connaissances administratives; il était en même temps
assez fin pour avoir su jusqu’alors se tenir à l’écart des
discordes civiles, tout en affichant de la dévotion, du
zèle pour les exercices religieux et de bonnes mœurs.
Mais quand il se vit le champ libre et débarrassé de
prétendants, il saisit l’occasion qui lui parut favorable,
et, s’emparant du pouvoir, il se chargea de la défense
des intérêts du pays. Fidèle pourtant aux habitudes de
réserve qu’il avait aflflchées jusqu’alors, il se contenta
de la réalité du pouvoir sans en avoir l’apparence et
en se le réservant tout entier; il se donnait néanmoins
comme gardant le pouvoir pour le remettre à celui
qu’agréerait le peuple. Il laissa dans les divers palais
la même installation de concierges et d’employés que
sous la précédente dynastie, mais il ne quitta pas sa
demeure pour s’y installer. Les revenus des propriétés
royales furent par lui confiés à des oflflciers spéciaux
qui étaient sous sa surveillance. Il se fit une garde
spéciale, composée des marchands, et dont la solde était
représentée par l’intérêt de sommes qu’ils avaient eatre

— 52 —

les mains, mais dont le capital restait dû par eux; à
des époques indéterminées il leur en était demandé
compte. Il leur fit distribuer des armes avec ordre de
les porter [p. 43] dans leurs boutiques et dans leurs
habitations, de façon que, quelque affaire survenant à
l’improviste, soit de nuit soit de jour, chacun eût ses
armes sous la main, n’importe qu’il fût dans sa boutique
ou dans son logement (1). Aboû 1-H’azm, fidèle àPhabi-
tude des gens de bien, assistait aux funérailles et allait
visiter les malades, mais n*en dirigeait pas moins les
affaires de l’État aussi bien que des princes guerriers.
C’était un homme intègre et doux, sous le règne de qui
Cordoue fut comme un lieu sacré où les timides
n’avaient rien à craindre. Cela dura jusqu’à sa mort,
survenue le l*** çafar 435, après une administration de
quatorze ans et quelques mois.

L’autorité qu’il avait exercée à Cordoue passa ensuite
aux mains de son fils Aboû’l-Walid Moh’ammed b.
Djahvvar, qui continua sans interruption les traditions
de politique et de bonne administration dont son père
lui avait donné l’exemple, et qui mourut le 29 chaw^wâl
443 (2).

A la suite de divers événements, l’autorité de Cordoue
échut à l’émir surnommé Mamoûn b. Dhoû’n-Noûn,
chef de Tolède, qui mourut peu après. Il exxtr pour suc-
cesseur à Cordoue un Berbère nommé Ibn *Okâcha, dont
le nom [proprement dit) était, je crois, Moûsa, qui y
resta jusqu’à sa défaite et son expulsion par Ez-Z’afer
bi-h’awrl AUâh Aboû’l-K’âsim Moh’ammed b. *Abbâd,
ainsi que nous le raconterons.

Ici s’arrête l’histoire de Cordoue en tant que capitale;

(1) Ces détails, à quelques nuances près, figurent aussi dans
I. AUiir, IX, p. 200, d’après qui Je corrige le texte de Merr&kechi
(p. 42^ 1. 3 ad f.) en J\y*\ ^^ ^J^]}j^

(2) Sur cette date, cf. Mté$. d’Esp,, IV, 156 n.

— 53 —

à partir de la conquête de Mo’tamid, elle ne fût plus
qu’une dépendance de Séville.

Parlons maintenant des H’asanides. Après la mort
violente de Yah’ya b. *Ali H’ammoùdi survenue, nous
Tavons dit, le 7 moharrem 427, Aboû Dja’far Ah’med b.
Aboû (1) Moûsa, dit Ibn Bak’anna, et Nadjâ, le ministre
slave, tous les deux vizirs des H’asanides, retournèrent
à Malaga, capitale de ces princes, et s’adressèrent au
frère de Yah’ya, Idrîs b. *Ali. Ce dernier prince était
alors à Ceuta, où il régnait aussi bien qu’à Tanger; se
rendant à leur appel [p. 44], il arriva è Malaga, où les deux
ministres le reconnurent pour khalife, mais en lui impo-
sant de se faire remplacer à Ceuta par H’asan, flls de
feu Yah’ya ; ils ne voulaient, à cause de leur jeune âge,
d’aucun des deux fils de Yah’ya, c’est-à-dire H’asan et
Idrîs. Idrîs b. *Ali souscrivit à cette condition, et Nadjâ
accompagna, à Ceuta et à Tanger, ce H’asan, qui était le
cadet des deux fils de Yah’ya, mais le plus avisé.

Idrîs, qui prit le surnom de Mota’ayyîd, régna ainsi
jusqu’en 430 ou 431, où éclatèrent des troubles occa-
sionnés par l’envie qu’avait le prince de Séville, le k’âd’i
Aboû’l-K’âsim Moh’ammed b. Isma’îl b. *Abbâd, de s’em-
parer des territoires obéissant à son voisin. Mota’ayyîd
envoya son fils Ismâ*îl assiéger Carmona à la tète d’une
armée, à laquelle se joignirent des volontaires berbères ;
Ismâ’îl se dirigea ensuite vers les forts appelés Ochoûna
(Ossuna) et Ecija, qu’il enleva l’un et l’autre à Moh’ammed
b. *Abd Allah, officier berbère, originaire des Benoû
Berzâl. Moh’ammed b. ^Abd Allèh implora le secours
d’idrîs b. *Ali le H’asanide et des tribus de Çanhâdja (2).

(1) Ce mot, qui est omis dans le texte, doit être rétabli (Mus. d’Esp,,
IV, 36 n.). Le nom de ce chef est toujours orthographié Ibn Bak’iyya
par I. Athîr (IX, 196 et 197).

(2) Çanhâdja est encore la prononciation actuelle, mais on ortho-
grapLiie aussi Cinhûdja et Çonh&dja (Lohh el-lohâb, S. V. ; Cat. des
Mss ar. de Leyde, IV, 249 n.}.

I

» ”

— 54 —

Le chef de ces dernières se rendit en personne à son
appel, et Idrîs lui envoya une armée sous les ordres
d’Ibn Bak’anna Ah’med b. [Aboû] Moûsa, son ministre.
Ces auxiliaires opérèrent leur jonction avec Moh’ammed
b. ‘Abd Allah, mais ensuite, intimidés par Isma’ll b.
Moh’ammed b. Ismâ*îl b. ‘Abbâd, qui commandait l’ar-
mée de son père, le k’èd’i Aboù’l-K*âsim, ils se disper-
sèrent, chacun de son côté. Au reçu de cette nou-
velle, Ismâll b. Moh’ammed sentit croître ses espéran-
ces, et se porta sur la route que suivait le prince des
Çanhâdja. Celui-ci, jugeant que son adversaire l’attein-
drait, fit prier Ibn Bak’anna, qu’il n’avait quitté que
depuis peu, de revenir sur ses pas. Ibn Bak’anna y ayant
consenti, une bataille eut lieu entre les deux armées ;
elle dura peu, car à peine étaient-elles en face l’une de
l’autre, que les troupes d’Ibn ‘Abbàd s’enfuirent en
livrant Ismâ*îl, qui fut le premier tué et dont la tète fut
portée à Idrîs b. *Ali. Ce prince, qui [p. 45] était grave-
ment malade, avait quitté Malaga pour se rendre dans la
montagne de Boubachtar (1), où était Ibn H’afçoûn déjà
nommé, et s’y tenait renfermé; mais il mourut deux jours
après, laissant comme descendance Yah’ya, qui fut tué
après lui, Moh’ammed, surnommé Mahdi, et H’asan,
surnommé Sâmi. Son fils aîné ‘Ali était mort avant lui,
laissant un fils nommé ^Abd Allah, que son oncle, en
montant sur le trône, exila.

Yah’ya b. *Ali (H’ammoûdi) avait emprisonné à Algézi-
ras ses deux cousins Moh’ammed et H’asan, fils de
K’âsimb. H’ammoûd; ils y étaient sous la garde d’un
Maghrébin nommé Aboù’l-H’addjâdj, qui, en apprenant
le meurtre de Yah’ya, réunit les Maghrébins et les nègres
d’Algéziras et fit sortir de prison Moh’ammed et H’asan,
en les désignant aux soldats comme devant être leurs
chefs. La majeure partie des troupes les reconnut aussi-
tôt, tant était resté vif le souvenir des bons traitements

(1) Bobaslro (I>ozy, Recherches, l, 823; Edrlsi, pp. 174 et 204).

9
\

— 55 —

de leur père pour les nègres. Moh’ammed exerça seul
le pouvoir à Algéziras, à Texclusion de H’asan, mais
cependant sans prendre le titre de khalife. Son frère
H’asan, après être resté quelque temps avec lui, fut pris
de ferveur religieuse; il revêtit le froc et se retira du
monde ; il se rendit ensuite en pèlerinage h la Mekke en-
compagnie de sa sœur Fât’ima, fille de K’âsim, et femme
de Yah’ya b. ‘Ali el-MoHali.

Idris donc étant mort, Ibn Bak’anna chercha à le faire
remplacer par son flls Yah’ya b. Idrîs, connu sous le
nom de H’ayyoùn, mais il n’apporta pas à la réalisation
de son plan toute la hardiesse nécessaire et se montra
indécis et hésitant. Or quand Nadjâ, le ministre slave,
apprit le meurtre d’lsmâ*îl b. *Abbâd et la mortdldrîs
b. ‘Ali, il laissa à Ceuta, où il se trouvait alors, des
Slaves qui jouissaient de sa confiance, et il s’embarqua
avec H’asan b. Yah’ya pour Malaga, où il voulait instal-
ler ce prince. A leur arrivée dans le port de Malaga, les
troupes ne firent aucune résistance, et leur chef s’enfuit
dans le fort de Gomarès, h dix-huit milles de Malaga» de
sorte que H’asan et Nadjà entrèrent -dans cette dernière
ville. Les Berbères qui s’y trouvaient se joignirent à eux
et élevèrent H’asan b. Yah’ya au khalifat [p. 46) sous le
nom d’El-Mosta’li (1). Le nouveau prince adressa à Ibn
Bak’anna une proclamation où il lui promettait l’amnis-
tie; mais ce ministre, s’étant rendu auprès de lui, fut
saisi et mis à mort. Yah’ya b. Idrîs, cousin de Mosta’li,
fut également exécuté. Nadjâ retourna à Ceuta et Tanger,
laissant auprès de H’asan un marchand nommé Es-
Set’ifl (2) en qui il (Nadjâ) avait une grande confiance, et
cette situation resta sans changement pendant près de
deux ans. H’asan b, Yah’ya, qui avait épousé sa cousine,
fille d’Idrîs, fut, dit-on, empoisonné par cette femme,
qui regrettait la mort de son frère.

(1) Ou, selon d’autres, el-Mostancir (voir I. Alhlr, IX, 197).

(2) I. Athir (ib,) orthographie Ghet’ifl.

. — 66 —

Après sa mort, Setifl exerça le pouvoir et emprisonna
Idrts b. Yah’ya, faite dont il informa. Nadjâ. Celui-ci,
qui avait auprès de lui un jeune flls de H’asan, se défit
aussi de lui par trahison, à ce qu’on raconte : Dieu seul
sait la vérité I H’asan b. Yah’ya ne laissant pas de posté-
rité, Nadjâ, au reçu de cette nouvelle, confia Ceuta et
Tanger ô des Slaves en qui il avait confiance et s’embar-
qua pour Malaga. A son arrivée en cette ville, il fit sur-
veiller plus étroitement encore Idrîs b. Yah’ya et rendit
la captivité plus sévère, car le but qu’il poursuivait était
de détruire l’autorité des H’asanides et d’y substi-
tuer la sienne propre. Il convoqua les Berbères qui
constituaient l’armée (djond) de ce pays et leur déclara
ouvertement son projet, en leur promettant toute sa
faveur (s’ils l’appuyaient). Ces troupes ne purent refuser
leur concours, et en apparence elles se soumirent à lui,
mais au fond la chose leur était très pénible.

Nadjâ se mit alors à la tète de son armée pour aller
détruire à Algéziras le pouvoir de Moh’ammed b. K’âsim.
Mais au bout de quelques jours de combat, il s’aperçut
de la tiédeur des dispositions de ses compagnons et
jugea à propos de retourner à Malaga. Il voulait, à son
arrivée, bannir de cette ville ceux dont il redoutait les
embûches, rechercher la paix avec les autres, et, de par-
tout où cela lui serait possible, appeler des Slaves pour
s’appuyer sur eux contre ses adversaires. Aussi les Ber-
bères, qui s’en aperçurent, le tuèrent par trahison pen-
dant que, en route pour Malaga, il passait sur sa mon-
ture dans un défilé où l’avait précédé celui qui devait
lui donner la mort. Quant aux Slaves qui l’accompa-
gnaient, ils s’enfuirent, et deux des conjurés se précipi-
tèrent à bride abattue [P. 47] jusqu’à Malaga, où ils péné-
trèrent en criant : « Bonne nouvelle I bonne nouvelle I »
Ils arrivèrent ainsi jusqu’à Set’îfi, qu’ils tuèrent à coups
tfépée.

De concert avec les troupes, on tira de prison Idrîs b.
Yah’ya, qui fut élevé au khalifat et à qui fut prêté le ser-

— 57 —

ment d’obéissance. Ce prince, qui prit le surnom d’^AIi,
avait un caractère qui présentait de singuliers contras-
tes : il était d’une miséricorde sans pareille, et si chari*
table qu’il distribuait chaque jour cinq cents pièces d’ar-
gent en aumônes ; il rappela tous les exilés et leur i*endit
leurs terres et leurs propriétés; on ne cita, de son
temps, le nom d’aucun révolté; homme accueillant et de
compagnie agréable, il savait répéter les vers qui en
valaient la peine. Mais malgré cela il ne fréquentait et ne
recherchait que des gens du vulgaire, qu’il laissait même
en contact avec ses femmes. Nul des Çanhâdjites ni dôs
Ifréni tes qui l’entouraien t ne se voyait refuser la place forte
dont il pouvait avoir envie. L’émîr des Çanhûdja lui fit
un jour demander de lui livrer Moûsa b. *Afrân Sibti, qui
le servait en qualité de vizir, qui dirigeait l’administration
et avait été le serviteur de son père et de son aïeuh
Moûsa b. ‘Affân, quand il fut informé de cette demande
du Çanhâdjite et qu’il reconnut qu’il ne pouvait échap-
per, dit au khalife : « Obéis à ce qu’on te demande ; je
me soumets à la volonté divine. » Ce ministre fut alors
livré au Çanhâdjite, qui le fit égorger.

Il avait fait emprisonner et détenait dans le château
d’Ayros (i) ses deux cousins Moh’ammed et H’asan, fils
d’Idrîs b. * Ali. Mais l’incohérence de ses vues poussa à la
révolte celui de ses aflfidés qui était gouverneur du châ-
teau, et qui choisit alors pour chef Moh’ammed b, Idrîs,
cousin d’Idrîs b. Yah’ya. Alors les nègres qui formaient
la garnison de la citadelle de Malaga proclamèrent aussi
le même personnage et l’invitèrent à se rendre au milieu
d’eux. Ils s’étaient retranchés dans la citadelle, mais le
peuple accourut auprès d’Idrîs b. Yah’ya et lui demanda
la permission d’attaquer le fort et d’en chasser la garni-
son, ce qui se serait fait en un clin d’œil (2). Mais il refusa

(1) Il parait que cet endroit n’existe plus (Mus, d’Esp., IV, 63).

(2) Litt. c ce qui n’aurait pas été plus long que de traire une cha-
melle deux fois. »

5

— 58 —

ces offres des habitants, et leur conseilla de rentrer chez
eux et de le laisser. On lui obéit, et alors arriva son
cousin, qui fut reçu par des conripliments de bienvenue
et reconnu comnîe khalife sous le nom Ip, 48] de Mahdi.
Celui-ci désigna son frère comme héritier présomptif et
lui fit prendre le nom de Sâmi ; il emprisonna son cou-
sin Idrîs b. Yah’ya dans le château où il avait été détenu
lui-même. Ce prince, enfin, déploya une telle sévérité et
une si grande audace que tous les Berbères, en étant
venus à trop le redouter, s’entendirent avec le gouverneur
chargé de la garde d’Idrîs b. Yah’ya, et obtinrent de lui
qu’il (remît ce prince en liberté et) embrassât son parti.
Au commencement de son règne et après la mort de
Nadjâ, Idrîs, nous l’avons dit, avait nommé à Ceuta et à
Tanger deux des serviteurs de son ft*ère, qui apparte-
naient 5 la tribu berbère des Baraghwôt’a (1) et qui s’ap-
pelaient l’un Rizk’AUôh, l’autre Sakât. Tous les deux gar-
dèrent leur situation après la chute de celui qui les avait
nommés. Moh’ammed [Mabdi], sans s’affecter du fait
que le gouverneur du château d’Ayros s’était déclaré en
faveur d’Idrîs, tint vigoureusement tête aux révoltés,
réconforté et soutenu qu’il était par sa mère, qui prési-
dait elle-même aux (préparatifs de) guerre et récompen-
sait ceux qui étaient victimes des événements. Décou-
ragés par son énergie et sa vigoureuse résistance, les
Berbères abandonnèrent Idrîs b. Yah’ya, mais jugè-
rent ù propos de l’envoyer aux deux Baraghwât’is (2)
qui gouvernaient Ceuta et Tanger. Idrîs leur avait
d’ailleurs déjà confié la garde de son fils. Ces deux gou-
verneurs le reçurent avec de grandes marques de res-
pect et le saluèrent du titre de khalife, mais le soumi-
rent à une étroite surveillance, sans permettre a per-
sonne du peuple de l’approcher. Cependant, quelques
seigneurs berbères parvinrent à force d’adresse jusqu’à

(1, 2) Orlhographe du ma.

— 59 —

lui, et lui dirent : < Ces deux esclaves te dominent et
l’empêchent d’exercer le pouvoir ; mais si lu nous le
permets, nous pourrons te débarrasser d’eux (1). » Loin
d’accepter ces propositions, il en fît part aux deux gouver-
neurs, qui exilèrent les seigneurs en question. Ils rendi-
rent ensuite la liberté à Idrîs b. Yah’ya et l’envoyèrent
en Espagne, mais gardèrent son fils avec eux, à cause
de son jeune âge. D’ailleurs, au cours de tous ces évé-
nements, ils continuèrent toujours de traiter Idrîs de
khalife.

Moh’ammed ben Idrîs, mécontent d’un acte de son
frère Sâmi, l’exila sur le littoral africain, dans les mon-
tagnes des Ghomâra (2). Dans cette région, qui obéissait
aux H’asanides, il fut reçu avec les marques d’une con-
sidération extrême. Les Berbères s’adressèrent ensuite
b Moh’ammed b. K’âsim |p. 49], d’Algéziras, auprès de
qui ils se groupèrent en lui promettant leur concours.
Mordu par l’ambition, il accepta leurs oflfres et fut par
eux reconnu khalife sous le titre de Mahdi. Les choses
en vinrent ainsi au comble du mensonge et de la honte,
car on comptait quatre Princes des croyants (emîr el-
mouminîn) dans un coin de terre qui mesurait trente
parasanges de côté I Ses adhérents ne restèrent que peu
de temps auprès de lui, et regagnèrent bientôt leurs
foyers; Moh’ammed tout déconfit dut rentrer à Algé-
ziras, où il mourut quelques jours après, de chagrin
dit-on. Il laissa une huitaine d’enfants mâles et eut pour
successeur à Algéziras K’âsim b. Moh’ammed b. K’âsim,
qui ne prit pourtant pas le titre de khalife. Moh’ammed
b. Idrîs continua de résider à Malaga jusqu’à sa mort,
arrivée en 445.

Après la mort de Moh’ammed b. Idrîs b. Yah’ya, le
peuple rappela à Malaga Idrîs b. Yah’ya surnommé ‘Ali,

(1) Lisez dans le texte U.^<.»l5o

(2) Au Maroc, vers Anzilân ‘ (Edrlsi, pp. 81 et 170).

— 60 —

qui était chez les Benoù Ifren à Tâkopoûna (1), et qui fut
le dernier prince H’asanide de cette ville. Après sa mort,
les Berbères s’accordèrent à expulser d’Espagne cette
dynastie et à la renvoyer sur le littoral Africain, à Teffet
de rester les seuls maîtres des territoires sur lesquels
s’étendait son pouvoir.

Leur projet réussit pleinement, et ils s’emparèrent de
la région qui va d’Algéziras et des localités environ-
nantes jusqu’à Tàkoroûna, Malaga et lieux voisins, et
jusqu’au fort de Monakkeb (2), Grenade et ses dépen-
dances; il y faut ajouter quelques cantons de SévIUe,
tels que le fort d’Ossuna, Carmona et Chellabera (3). Cet
état de choses dura jusqu’à leur expulsion de la portion
qu’ils possédaient du territoire de Séville, par Mo*tad’id
blllâh Aboû ‘Amr •Abbûd b. Moh’ammed b. Ismâ’îl b.
Abbôd Laklimi, dont le fils Aboû ‘1-K’âsim MoHamid
‘Ala’Uâh compléta l’œuvre commencée.

Telle est, d’après Aboû ‘Abd Allûh Moh’ammed b.
Aboû Naçr H’omaydi, Thistoire des H’asanides et de ce
qui les concerne ; c’est cet auteur que j’ai presque tou-
jours suivi, me bornant à faire des extraits de son livre,
sauf dans les passages où il se trompait manifestement
[P. 50] et que j’ai corrigés de mon mieux. C’est par Dieu
qu’on trouve la voie, c’est lui qu’il faut implorer pour
obtenir la vraie direction en paroles et en actes.

fixposé sommaire de l’état de l’Espagne
après la chute des Omeyyades

Après l’extinction de la dynastie Omeyyade en Espa-
gne, les habitants constituèrent divers groupes et cha-

(1) Sur Tàkorona ou Tûkoroûna, voir Mus, d’Esp., I, 143.

(2) Almunecar (Edrlsi, p. 199).

(3) Le ms orthographie ainsi ce nom, dont j’ignore Téquivalent
actuel.

-61 —

que région obéît à celui qui s’en rendit maître. Ces chefe
se partagèrent les diverses dénominations propres aux
Khalifes : l’un s’appela MoHad’id, un second Ma’moûn,
d’autres encore Mosta’în, Mok’tadir, MoHaçim, MoHamîd,
Mowafifak’, Motewakkil et autres épithètes khalifales.
C’est à ce sujet que dit Aboû *Ali Ha’sau b. Rechîk’ (1) :

[Basît*] « II me plaît peu d’entendre en Espagne ces noms de
MokHadir et de Mo’tad’id ; ces appellations royales sont déplacées
et font songer au chat qui se gonfle pour atteindre la force du lion. »

Je vais dire ici leurs noms et les régions dont ils
s’étaient rendus maîtres, en observant la brièveté à
laquelle je me suis engagé, car si je m’étendais sur
l’histoire et la vie de chacun d’eux et sur les événements
qui les concernent, cet ouvrage cesserait d’être un
sommaire pour devenir un traité développé. Ce qui
d’ailleurs m’a empêché d’écrire toute leur histoire ou
celle de la plupart d’entre eux, c’est le petit nombre des
livres que j’ai eus à ma disposition et la confusion de
presque tous mes souvenirs.

Dans la région septentrionale (2), nous citerons tout
d’abord Soleymûn b. Hoùd ; il prit le surnom de Mou’ta-
min, son fils celui de Mok’tadir, et son petit-fils celui de
Mosta*în. De ce côté, les Benoû Hoûd possédaient Tor-
tose et ses dépendances, Saragosse et ses dépendances,
Fraga (EfTagha), Lérida et Calatayud (K’arat ayyoub).
Toutes ces villes sont maintenant au pouvoir des Francs
et appartiennent au prince de Barcelone, que Dieu con-
fonde I Elles constituent ce qu’on appelle l’Âragon, qui

(U H’asan b. Rechlk* K’ayrawûni, f 463, est l’objet d’une n’otice d’I.
Khall. I, 384; voir aussi le ms 1372 de Paris déjà cité, f. 37 v.^ et le
n» 1376 anc. F. de la mênae collection, f. 38.

(2) Le texte porte ^_^X^ • méridional » ; il faut évidemment lire

^U-i^ « septentrional ». La môme erreur se répète dans le texte

arabe, deux lignes plus bas.

-.»

— 62 —

finit à la limite extrême du royaume de Barcelone, du
côté de la France.

A côté des Benoû Hoûd [p. 51] se trouvait ^Abd el- 1

Melik b. ‘Abd el-‘Az!z, * dont le prénom était Aboû
Merwân. Il avait depuis longtemps l’habitude du com-
mandement, et par la noblesse de sa maison, il avait le
plus de titres à la préséance sur les princes de l’Es-
pagne • (i). Je ne lui connais pas de surnom (lak’ab). IJ
régnait sur Valence et ses dépendances. ‘

Sur la frontière et jusqu’au point où commençaient
les dépendances de Tolède, régnait un personnage du
nom de Aboû Merwân b. Rezîn.

Tolède et son territoire étaient gouvernés par l’émir
Aboû’l-H’asan Yah’ya b. Ismâ’îl b. *Abd er-Rah’mân b.
Ismâ’îl b. *Amir b. Mot’arref b. Moûsa b. Diioû’n-Noûn.
Parmi les princes espagnols, c’était lui dont le pouvoir
remontait le plus haut, dont la famille était le plus
noble, dont les droits à la préséance étaient le plus
fondés; il portait le surnom de Ma’moùn. Son père
Ismà’îl s’était antérieurement emparé de Tolède et en
était resté seul maître, dès le début des troubles.
Aboû’l-H’asan régna sur Tolède et sur son territoire
jusqu’à son expulsion par Alphonse (Alphonse VI), que
Dieu maudisse I en 476. Depuis lors et jusqu’à présent,
elle est restée la capitale des chrétiens.

Cordoue et son territoire, jusqu’au point où commence
la frontière, étaient gouvernés. par Djahwar b. Moh’am-
med b. Djahwar, dont nous avons dit la généalogie. Ce
prince fut dépossédé par celui de Tolède, Ismâ’îl b.
Dhoû’n-Noûn, père de l’ Aboû’l-H’asan prénommé.

A Séville et sur son territoire régnait le k’âd’i Aboû’l-
K’âsim Moh’ammed b. Ismâ*îl b. *Abbâd Lakhmi, qui en
était resté maître après en avoir expulsé K’àsim b.

(1) Les mots entre astérisques ne figurent qu’à la marge du manus-
crit et sont en contradiction avec ce qui vient peu de lignes plus
bas.

-63 —

H’ammoûd et ses deux fils, Moh’ammed et H’asan, faits
que nous exposerons plus loin.

A Malaga, à Algézîras, à Grenade et dans ces réglons,
nous avons dit que c’étaient les BenoûBerzâl, Berbères
Çanhâdjites, qui dominaient.

L’eunuque (khâdim) Zoheyr r*Amirite se rendit maître
d’Alméria et de son territoire; il eut pour successeur
Kheyrèn, qui était également *Amirite et eunuque, [P. 52]
et à qui succéda Aboû Yah’ya Moh’ammed b. Ma*n b.
Çomâdih’, surnommé Mo’taçim. Ce dernier prince finit
par être chassé par Yoûsof b. Tàchefln le Lamtoûnîde
en 484.

A Dénia et sur son territoire régnait Modjâhid P’Amî-
rite, qui était Roùmi d’origine et affranchi d’Aboû *Amir
Moh’ammed b. Aboû “Amir. Il eut pour successeur son
fils ‘Ali b. Modjâhid, surnommé el-Mowaffak’. Nul, à ma
connaissance, parmi les princes entre lesquels se sont
partagées les diverses régnons de l’Espagne, n’a eu des
mœurs plus pures, plus de retenue et de sagesse; il ne
buvait pas de vin et n’admettait dans son entourage que
ceux qui faisaient comme lui ; il aimait les sciences qui
traitent de la loi (cherî’a) et favorisait ceux qui s’adon-
naient à cette étude. Sa mort, dont j’ignore la date pré-
cise, arriva peu avant la conquête Almoravide.

L’autorité d’ibn el-Aft’as surnommé el-Moz’affer, mais
dont le nom m’échappe, s’étendait sur la frontière sep-
tentrionale de l’Espagne et sur quelques villes voisines
de l’Océan. Son fils Aboû Moh’ammed ‘Omar, surnommé
el-Motawkkil *Ala’llâh, régna sur Badajoz et son terri-
toire, Evora, Santarem et Lisbonne.

Ibn el-Aft’as el-Moz’affer était le plus passionné des
hommes à réunir tout ce qui a trait aux belles lettres,
notamment la grammaire, la lexicographie, la poésie, les
récits curieux et les sources historiques. Il fit des
extraits de tous les ouvrages de ce genre qu’il avait fait
recueillir et en lira un gros livre analogue aux Ikhtiyârât
d’er-Roûh’i et aux ‘Oyoûn el-Akhbâr d’Aboù Moh’ammed

— 64 —

b. K’oteyba (1) Ce livre, que l’auteur appela, de son nom,
el’Mosf ajferi , est divisé en une dizaine de sections,
chacune d’une étendue considérable; j’en ai lu la plus
grande partie (2). El*Motawakkil, fils de ce prince, unis-
sait à une connaissance solide de l’art des vers et de la
prose, une bravoure hors ligne et un talent accompli de
cavalier. Il était sans cesse en campagne, et rien ne
pouvait le détourner de cette occupation. II fut tué par
les Almoravides (el-Morâbit’oûn) compagnons de Yoûsof
b. Tâchefin, qui mirent aussi à mort ses deux fils Fad’l
et *Âbbâs en leur tranchant de sang froid la tète au début
de l’année 485. [P. 53.] Le règne des Benoû Moz’aflfer fut,
pour l’Espagne occidentale, une suite de fêtes et de so-
lennités : à leur cour affluaient les littérateurs, dont les
poèmes éternisaient et parfumaient le souvenir de ces
princes, imprimaient sur le temps fugitif la louange de
leurs hauts faits. C’est à leur propos que le vizir, le se-
crétaire éminent, dhoù’i’Volsâraieyn (premier ministre),
Aboù Moh’ammed ‘Âbd el-Medjid b. ‘Abdoùn, originaire
d’Evora, a composé (3) * sa brillante k’açida^ ou, pour
mieux dire, sa perle, inviolée, devant laquelle la poésie
toute honteuse se cache, et qui dépasse toute magie;
elle agit sur les cœurs à la manière d’une haine secrète ;
avec son vif éclat nulle autre ne peut lutter; le premier
rang lui est trop assuré pour qu’aucune puisse le lui

(1) Je n’ai pu trouver aucun renseignement au sujet de Vïkhtiyàràt,
dont rauteur, Aboû ‘Abd Allûh *Ali b. Moh’ammed b. *Abd el-*Azlz
Roûh’i, est cité dans I. Khallik. I, 612; III, 527. II semble que de sa
chronique intitulée Toh’fat ezs’orcj’â fi ta’rikh eUkholafd on ait,
en en tronquant le Ulre, fait deux ouvrages différents (cf. Cat. de la
Bodleyenne, I, 186). H’adji Khalfa (IV, 287) donne quelques renseigne-
ments sur l’ouvrage d’Ibn K’oteyba, f 276.

(2) D’après la Tekmila d’Ibn el-Abbâr (p. 128). qui rapporte le Are
d’Ibn Bessâm, le Mos’afferi est une espèce d’encyclopédie littéraire
et historique en cinquante volumes. Le nom complet de l’auteur est
Aboû Bekr Moh’ammed b. ‘Abd Allah b. Moh’ammed b. Maslama
Todjlbi el-Moz’aiTer, connu sous le nom d’Ibn el-Afl’as.

(3) Le passage qui suit est en prose rimée; la traduction tâche, ici
et ailleurs, 4^ rendre intelligibles les images d*un style où tout est
sacrifié à la recherche de la rime.

— 65 —

disputer. Il en est peu qui lui ressemblent, mais beau-
coup de gens en parlent ; devant sa précellence et sa
supériorité, Bâk*il et Djerîr (1) sont égaux. Quel incom-
parable voile que celui dont s’enveloppe cette patri-
cienne! elle excite le désir tant elle parait proche et
d’un abord facile, et elle est (en réalité) si éloignée que
sa haute position la rend inexpugnable. Je la rapporte
ici, bien que sa longueur dépasse la limite que je me
suis tracée et soit en dehors de la brièveté que je me
suis imposée, à cause de sa bonne facture, de l’élégance
des expressions, de la beauté des métaphores. L’au-
teur a, dans ce poème, suivi une voie où il n’a pas été
devancé, il s’est engagé dans un chemin où la foule ne
peut pénétrer. Aussi sont-ils rares, ou plutôt inexis-
tants, les poèmes qui ressemblent à celui-là ! s’il y en
avait un, il serait hautement estimé, mais c’est ce qu’on
ne peut s’imaginer, et (d’ailleurs) l’on n’en connaît
pas ‘ (2) .

[Basit\] La fortune nous accable d’abord par les malheurs mêmes,
puis par la trace qu’ils laissent (3) ; pourquoi pleurer sur des fan-
tômes et de vaines images ?

Fidèle au devoir que j*ai de t’avertir, je vais f empêcher, oui, t’empô-
cher ! de goûter le sommeil entre les dents et les griffes du lion ;

(1) Bâk*il a vu passer son nom en proverbe à cause de la difficulté
qu’il avait à exprimer sa pensée (Meydàni, éd. Freytag, II, 146;
Harlri, p. 160). Djerîr b. AUyya, f lH, doit sa célébrité au mordant de
ses ripostes, et je suis porté à croire que c’est à cela que fait allu-
sion le proverbe de Meydâni (II, 234 ; cf. le commentaire d’Ibn Ba-
droûn, p. 36, n. 3). Le chapitre que lui consacre VAghâni (VII, 38)
a été traduit par C. de Perceval (Journ. Asiat. 1834); voir aussi Ibn
Khallik. II, 294.

(2) Ce poème ou, plus exactement, la partie de ce poème qui ren-
ferme des allusions historiques, a été commenté par Ibn Badroûn,
dont le travail a été publié par R. Dozy (Leyde, 1848, 8») et par ‘Imûd
ed-Dln Ismû*il b. el-Athlr (ms 3134 du Cat. de Paris). Ni le nombre
ni l’ordre des vers ne concordent, dans le premier de ces commen-
taires, avec le texte transcrit par notre chroniqueur, non plus qu’avec
celui que reproduit Kotobi, et où il n’y a que 50 vers, dans l’article
qu’il consacre à Ibn ‘Abdoûn (Fawàt el-wafaxjât, II, p. 8) ; voir éga-
lement VVlàm d’Ibn el-Khat’lb (ms 586 d’Alger, f. 144 v.).

(3) Sur les expressions du texte, voir Harlri, éd. de Sacy, p. 104;
M’eydôni, I, p. 221, n. 44. On retrouve ce vers dans I. Khall. I, 308 et
IV, 557.

6

— 66 –

Car les vicissitudes du temps, bien qu’elles enfantent la paix, sont
comme une bataille: les hommes Justes et les chefsqui figurent dans
les premières sont comme les épées ot les lances de la seconde ;

[P. 54.] Il n’y a pas de paix à espérer entre la pointe qui arme la
main des combattants et l’acier tranchant.

Ne te laisse pas entraîner par le sommeil de la fortune à négliger
la surveillance de tes intérêts, car elle emploie toutes les ruses,
mais sans se montrer à découvert (m. à m. : éveillée).

Quelle chose — Dieu nous pardonne 1 — quelle personne peut
durer, alors que la main des vicissitudes déçoit toujours la durée ?

A tout instant, des blessures, encore qu’invisibles, frappent par
son fait chacun de nos membres.

Elle agit en cachette pour donner le change sur ses actes ; telle
la vipère s’élance du milieu des fleurs contre (l’imprudent) qui
les cueille.

Que de dynasties on a vues à qui la faveur divine avait donné le
pouvoir, et au sujet desquelles la mémoire interrogée ne fournit
aucun souvenir I

La fortune a fait tomber Darius, puis fondu le glaive d'(Alexandre)
qui l’avait mis à mort et qui avait marqué les rois de l’empreinte de
son épée ;

Elle a repris aux Sassanides ce qu’elle leur avait donné, et n*a
pas laissé subsister de traces des Benoù Yoûnân (Ptolémées).

Elle a réuni Tasm à sa (tribu) sœur (Djadfs dans une commune
destruction), et son fiel diminué s’est retourné contre ‘Ad et
Djorhom (1).

Elle n’a pas pardonné aux princes du Yéraen, et sa protection a
fait défaut aux hommes remarquables (de la race) de Mod’ar.

Elle a dispersé Baba en tous lieux ; ni soir ni matin, les membres
errants de cette tribu ne se rencontrent (2).

Elle a exécuté son arrêt contre Koleyb, et Mohalbil (3) est devenu
dans un lieu solitaire (4) l’objet de ses coups.

(1) La destruction des ‘Adites est bien connue; le Koran même en
parle (s. LXIX, 6) ; cf. C. de Perce\al, Essai sur l’hist. des Ar., t. I,
p. 11. Sur les tribus sœurs de Tasm et de Djadîs, voir ib. p. 28 et 89 ;
sur les Djorhom, ib. p. 33 et 218. — Je crois inutile de renouveler
d’incessants renvois au commentaire d’ibn Badroûn.

(2) Il s’agit de la rupture de la digue de Mareb, dans TYémen, et
de rémigration qui en fut la conséquence (C. de Perceval, I, 84 ; cf. 46).

(3) Koleyb Wô’il et Mohalhil sont des chefs Taghlibites, connus
pour la part qu’ils prirent à la funeste guerre de Basoûs et au cours
de laquelle ils périrent (fin du V siècle de J.-C.) ; voir C. de Perceval,
II, 272 à 284.

(4) L’expression qui figure dans le texte est expliquée par Ibn Ba-
droûn, p. 115.

— 67 —

Elle n*a pas rendu la santé au prince errant (ImrouM-K’ajs) ; elle
n*a pas détourné les Benoû Asad du meurtre de leur roi H’odjr (i).

Elle a plongé dans Tavilissement les Dhobyàn et leurs frères les
‘Abs, et a fait tomber les Benoû Bedr auprès du réservoir (de
Habâa) (2).

Dans rirâk\ elle a employé la main du fils d”Adi pour réunir à
celui-ci (dans une mort commune No’mân V), Tliomme aux yeux et
aux cheveux rouges (3).

Elle a fait mettre à mort Parwiz par son fils et chassé Yczdcdjird
à Merv, d’où il n’est pas revenu (4).

Elle a chassé Yezdcdjird jusqu’en Chine, et ce prince, abandonné
par les Turcs et les Khazars, est resté avec ses seuls soldats
persans (5).

Ni les épécs de Roustem, ni les lances du chambellan royal n’ont
pu le protéger contre Sa’d dans une journée aux décevantes illu-
sions (6).

Lors de la journée du puits, les gens de Bedr disparurent, et le
puits porta à l’enfer ceux qu’il contenait (7).

(1) Allusion à la tunique empoisonnée que revêtit Imrou’l-K’ays,
surnommé « l’Errant, » et au soulèvement des Benoû Asad contre
H’odjr (C. de Perceval, II, 320 et 295; deSlane, Dinan d’Amrolkats,
p. 8).

(2) Il s’agit de la guerre de Dâh’is entre les d’un épisode de celte guerre où périrent des fils de Bedr (C. de
Perceval, II, 424 et 456).

(3) No’mân V, devenu roi de Hira grûce à son précepteur ‘Adi b.
Zeyd, fit plus lard étouffer celui à qui il devait le trône. Zeyd b.
*Adi sut venger la mort de son père en excitant contre No’mân la
colère du roi de Perse, Kesra Parwiz (C. de Perceval, II. 135, 150, 161).

(4) Ce vers ne figure pas dans Ibn Badroûn. Kesra Parwiz, célèbre
par son luxe et ses richesses^ déchira la lettre que lui envoya Mahomet
pour rengager à se convertir, et Ait mis è mort par l’ordre de son
fils Chlroûyeh. Yezdedjird III b. Chehryâr, dernier roi de Perse,
s’enfuit après la défaite que lui infligèrent les musulmans à Nehôvend
(14 hég.), et arriva jusqu’à Merv, où il fut livré aux vainqueurs par le
meunier chez qui il s’était réfugié (Malcolm, Hiêt. de la Perse,
1,236 et 262).

(5) Ce vers est vraisemblablement une rédaction différente de celui
qui précède. Ibn Badroûn (p. 141) explique dans quelles circonstances
Yezdedjird, battu et poursuivi, fut abandonné par ses alliés.

(6) Les troupes de Yezdedjird étaient, à la bataille de K’âdisiyya,
commandées par Roustem et par le chambellan Kherzâd(? voir Ibn
Badroûn, p. 142). Sa’d ben Aboû Wak’k’ôç était le général musulman.

Sur l’expression ^^.^\ <}Uj\, voir Harlri, p. 346; Freytag, s. o. JLi».

(7) Je crois que ce vers (qui manque dans Ibn Badroûn) fait allu-
sion au combat livré à Bedr par le Prophète, et éi la suite duquel

— 68 —

Elle 8*e8t servie d’épées pour taillader Dja7ar et a extrait de sa
tanière H*amza, riiomme généreux par excellence (1).

Elle a bissé Ebobeyb sur une hauteur; elle a fait mordre la pous-
sière à T’alh’a le libéral (2).

Elle a teint de sang les cbeveux blancs d’^Othmàn, s’est avancée
vers Zobcyr et n’a pas eu bonté de s*en prendre à ^Oonar (3).

[P. 56]. Elle n’a pas cultivé l’amitié d’Âboù’ 1-Yak’z’àn et ne lui a
donné à boire que du lait coupé dans une petite tasse (4).

Elle a livré Aboù H’asan (‘Ali) au poignard du plus réprouvé des
hommes, et donné à la main de Cbamirtout pouvoir sur H’oseyn (5).

Que n’a-t-elle, de même qu’elle a accepté Kb&ridja comme rançon
d”Amr, accepté comme rançon d’^Ali toute autre créature à son
gré! (6).

Sur (Mo’âwîya), fils de Hind, et sur H’asan, fils d’CAli) l’élu, elle
a fait tomber un malheur qui trouble les cœurs et les intelligences,

Car les uns disent de qui celui-ci a été la victime, et d’autres

vingl-quatre cadavres des infidèles firent précipités dans le puits
auprès duquel on s’était battu (Aboulféda, Vie de Mohammed, éd.
Desvergers, p. 41 ; C. de Perceval, IH, 66).

(1) Dja’far b. Aboû Tôlib eut successivement les deux bras coupés
au combat de Moula et tomba frappé de cinquante blessures (C. de
Perceval, III, 213;. H’amza b. *Abd el -Mol’t’aleb, oncle du Prophète et
tué à Oh’od, était surnommé le lion de Dieu, qualiAcatif qui explique
l’emploi du mot « tanière > (Aboulféda, Vie de Mo/iammed, p. 47).

(2) Khobeyb b. <Adi, envoyé en mission par Mahomet, fUt pris à la
journée de Redjr (4 hég.), vendu aux Koreychites et crucijflé par eux
à Ten’lm (C. de Perceval. III, 116; Ibn Badroûn, 135). T’alh’a
b. ‘Obeyd Allûh Teymi, surnommé « TaJh’al el-Kheyr, T’alh’a el-
FeyyAd’ et T’alh’a des T’alh’a, » est un autre compagnon de Mahomet
tué à la bataille du Chameau (Mas’oûdi, IV, 321).

(3) *Oth’mûn b. ‘Affân, troisième khalife, péril assassiné é l’âge de
82 ans. Zobeyr b. el-‘Awwâm se convertit l’un des premiers à l’Islam
et fut tué à l’âge de 75 ans à la bataille du Chameau. ‘Omar b.
Khal’l’âb, second successeur du Prophète, fut assassiné â 63 ans
(23 hég.).

(4) Aboû’ KYak’z’ân ‘Ammàr b. Yâsir ‘Ansi était le porte-étendard
du khalife ‘Ali à la bataille de CifTln et y fut tué, après avoir pris du
lait pour se désaltérer (36 hég.).

(5) ‘Ali.b. Aboû Tâlib fut assassiné par ‘Abd er-Rah’mân b. Moldjem,
surnommé depuis « le réprouvé » ou « le plus réprouvé des hommes. »
Aboû ‘Abd Allâh H’oseyn b. ‘Ali fut tué à Kerbelâ, où Chamir b.
Dhoû’ 1-Djoûchen entraîna au combat ses soldats hésitants en tirant
lui-même la première flèche.

(6) Lors de l’exécution du complot qui avait pour but de faire
disparaître 4 la fois *Ali, Mo’âwiya et ‘Amrb. el-‘Açi, Zâdaweyh, qui
avait pour mission de tuer ce dernier, ne frappa que le k’âd’i Khâri*
dja, qu’il crut être ‘Amr. Ce vers est cité par Ibn Khallikân, IV, 557.

— 69 –

gardent le silence sur celui qui Ta réduit à la dernière extré*
mité(1).

Elle a, à cause de H’oseyn (b. ‘Ali), livré (‘Obeyd AUâh) b. Ziyàd
au malheur. Mais ce chef ne valait ni une courroie de sandale, ni
même un ongle de sa victime (2).

Elle a enroulé un turban, formé par tous les maux réunis, autour
de la tête d’Aboû Anas, de qui les lances de Zofar ont été impuis-
santes à empêcher l’écrasement (3).

Elle a précipité Moç’ab du sommet de (Koûfa) Télevée, dont le
fort avait déjà vu répandre le sang de MoukbtÂr (4).

Sans respect pour le rang d’Ibn Zobeyr, elle n’a pas tenu compte
qu’il s’était réfugié dans la Maison sainte et auprès de la Pierre noire (5).

Elle a exercé sa ruse contre l’homme au rictus et a fait peser tout
le poids de sa puissance contre le puant homme aux mouches (6).

(1) Aboû Moh’ammed H’asan b. ‘Ali b. Aboû T’Alib fut empoi-
sonné, paralt-il, dans des circonstances sur lesquelles il règne des
doutes.

(2) de Koûfa par les ordres de qui ‘Amr b. Sa’d combatlit et tua H’oseyn,
fils d”Ali, à Kerbelâ et qui trouva lui-même la mort à la bataille de
Khâzer (c’est ainsi que ce nom doit se lire, voir le Merâçid, I, 334, et
non Djâzir, comme il est imprimé dans Mas’oûdi, V, 222), où le sort
des armes fut favorable aux Al ides. ~ La comparaison avec la cour-
roie de sandale est tirée de l’expression qu’employa Mohalhil quand,
au cours de la guerre de Bàsoûs, il tua Bodjeyr b. H’ârith (C. de
Perceval, II, 281 ; Aboulfeda, Hist, anteisl. 138 et 230 ; Hamâsa^
p. 251 ; Meydâni, I, 686, etc.).

(3) Aboû Anas Zah’h’âk* b. K’ays Fihri, partisan d’*Abd Allah b.
Zobeyr, livra en 64, avec Zofar b. H’ûrith, la bataille de Merdj Rûhit,
non loin de Damas, au khalife Omeyyade Merwàn, et y trouva la mort
(Mas’oûdi, V, 201).

(4) Moç’ab, ft*ère et partisan d”Abd Allah b. Zobeyr, fut tué par
*Obeyd Allah b. Ziyâd dans la bataille que lui livra le khalife
Omeyyade *Abd el-Melik sur les bords du Tigre û Masken, près de
Djâtlik’ (couoent du Catholicos) en 71 ou 72 Hég. Il était gouverneur
de Koûfa, et c’est dans le fort môme de cette ville que, en 67,
Moukhlâr était tombé sous ses coups. Ce dernier, qui avait d’abord
marché d’accord avec ‘Abd AUâh b. Zobeyr, s’était installé à Koûfa
et avait, pour masquer son ambition personnelle, feint d’embrasser
les intérêts des ‘Alides et proclamé Moh’ammed b. el-H’aniflyya,
descendant d’Ali (Desvergers, Arabie, 306 et 301 ; Mas’oûdi, V, 241
et J 71 ; Weil, Gesch, d. Khalif, 1, 407; Quatremère, Mèm, sur Abdallah
b. Zobair).

(5) ‘Abd Allah b. Zobeyr, réfugié à la Mekke et assiégé par le
célèbre H’addjêdj, y tomba bravement, dans la Ka’ba même, le 10
ou le 14 djomada I 73 (cf. Weil, I, 482).

(6) Ce vers parait être une autre rédaction du suivant et fait allusion

— 70 —

Elle D*a pas laissé à l’homme aux mouches son sabre tranchant,
non plus qu’elle n’a prêté aide à ‘Amr, Thonime au rictus (1).

[P. 57.] Elle a fait consumer par le feu le cadavre de Zeyd, après
que celui-ci eut soulevé contre lui la colère des hommes et des
murailles mêmes (2).

Ses griffes ont saisi Welîd (II) b. Yezîd, et elle a soustrait le kha-
lifat au contact de la coupe et des cordes de la cithare (3).

H’abàba devait trouver la mort dans un grain de grenade, et les
émanations de Taloès provoquèrent la chute violente d’Ah’med (4).

Elle n’a arrêté le glaive tranchant d’Es-Saffâh’ qu’après qu’il eut
pénétré dans la tète de Merwàn ou de ses partisans scélérats (5).

aux mêmes personnes ; il ne figure pas dans le commentaire d’ibn
Badroûn.

(1) *Abd el-Melik b. Mer^vàn, khalife omeyyade, exhalait une mau-
vaise odeur et ses gencives sanguinolentes attiraient les mouches,
d’où son surnom. ‘Amr b. Sa*ld Achdak’ fut surnommé l’homme au
rictus (ou souffleté de Satan) soit parce qu’il avait la bouche de travers,
soit à cause de sa facilité de parole : il visait au trône et fut exécuté
par ordre d”Abd el-Melik en 70 (Mas*. V, 233 ; I. Athîr, IV, 415, etc.).

(2) Ce vers ne figure pas dans le commentaire d’ibn Badroûn. Il y
est fait allusion à un descendant d”AIi, Zeyd b. *Ali b. H’oseyn, qui,
abandonné par les inconstants habitants de Koùfa, périt en 122 en
combattant les troupes de i’Omeyyade Hicliûm ; son cadavre fut
d’abord crucifié, puis brûlé (Weil, I, 627; Mas*oûdi, V, 470; Fragm.
Mstor, de Goeje, p. 99 ; Ibn Athh-, V, 184).

Je ne suis pas sûr d’avoir rendu le sens exact de la seconde partie
de ce vers ; dans aucun récit de ces événements je n’ai trouvé des
détails auxquels le poète pourrait faire allusion. En lisant dans le

premier hémistiche C^jS^\ on peut, ce qui est préférable, compren-
dre : € alors que déjà, dans une folle colère, le Saint Livre avait été
mis en lambeaux » c’est-à-dire après que Welid II b. Yezîd s’était
amusé à prendre le Koran comme cible (Mas. VI, 10 ; Ibn Badroûn,
206). En effet, le Kitàb el-‘oyoùn et Mas’oûdi (V, 473} allribuent ù
Welid l’ordre de brûler les restes de Zeyd ; Mas’oûdi (V, 471) rapporte
aussi une version d’après laquelle Hichâm aurait donné cet ordre.

(3) Welîd II, bien connu pour son impiété et son amour du vin,
du chant et des chanteurs, fut tué en 126 (Mas’oûdi, VI, 1).

(4) H’abàba (sur l’orthographe de ce nom, voir les Fragm. hist.
p. 75 n.) ou El-*Aliya. esclave favorite de Yezid b. ‘Abd el-Melik,
périt étouffée : un grain de grenade (d’autres disent de raisin) que lui
jeta son maître en jouant avec elle pénél!*a dans les voies respira-
toires et l’étouffa. Peu de jours après, en 105, le chagrin qu’il ressentit
de cette mort réunit dans la tombe Yezid à sa bien aimée (Fragm,
hist. p. 75-80 ; Mas’oûdi V, 447 et 452). J’ignore à quoi fait allusion le
second hémistiche. — Ce vers ne figure pas dans les textes d’Ibn
Badroûn, de Kotobi ni d’Ibn el-Khat’îb, et est déplacé, à en juger
par la date des événements dont il y est parlé.

(5) La chute des Omeyyades en la personne de Merwân II, dernier

— 71 ^

Elle a fait couler les pleurs de Jésus sur le sang de la famille de
rÊlu, répandu sans motif à Fakhkh (1).

Elle a fait goûter à Dja’far le tranchant de Tacier, mais Fad*l et le
vieux Yah’ya restèrent à l’attendre (2).

Elle n^a pas respecté la désignation qui avait été faite en faveur
d’Emin, et a soulevé contre Dja’far Thostilité de son fils et des
esclaves perfides (3).

Elle n’a pas exécuté les engagements pris vis-à-vis do Mosta*îo,
ni assuré le succès des diverses tentatives faites par Mo’tazz pour
consolider sa situation (4).

Elle a enserré dans ses lacs tous les Mo’tamid et aveuglé tous les
Mok’tadir (5).

khalife de cette dynastie, fut hâtée par la liberté d’esprit et de mœurs
de ces princes. MerwAn II périt à Bouclr en 132, date où commença
à régner la dynastie Abbasside en la personne de son fondateur
Aboû’ l-«Abbûs *Abd Ailûh, surnommé 3afrûh’.

(1) Ce vers, dit Ibn Badroûn, aurait besoin d’ôtre recliflé. En effet,
Fakhkh, près la Mekke, vit périr, en 169, sous le khalife Hâdi, plu-
sieurs Alides, notamment H’oseyn b. ^Ali, descendant à la sixième
génération d”Ali b. Aboû T’ûleb. Or, TAlide dont Jésus (er-roûh et”
amin) pleura la mort est H’oseyn, le fils môme d’^Ali ben Aboû
T’ûJeb; il faudrait donc lire T’aff (c’est-à-dire Kerbelû) au lieu de
Fakhkh (cf. Mas’oûdi, V, 266).

(2) Dja’far Barmeki fut exécuté par ordre du khalife Hâroûn, tandis
que son père et son frère furent empoisonnés à Rak’k’a et y
moururent (Ibn Kbalhkfln, I, 301; 11,459; IV, 103; Mas’oûdi, VI,
361, etc.).

(3) En 186, Hâroûn avait désigné Emîn pour son successeur immé-
diat; Ma’moûn devait remplacer celui-ci, et les deux frères s’étaient
engages à respecter un arrangement dont le texte fut suspendu dans
la Ka’ba et envoyé dans les diverses provinces. Mais Ma’moûn, qui
avait en apanage la partie orientale de l’empire, prit rapidement et
par la force la place de son faible frère. — Dja’far b. Mo’taçim,*
surnommé Motawakkel, dixième Abbasside, fut, en 247, la victime
du ressentiment de son Dis Montaçer, qu’il maltraitait, ainsi que do
la désaffection des milices turques commandées par Waçîf.

(4) Mosta’in l’Abbasside, forcé de céder à Mo’tazz, qui l’assiégeait
2i Baghdâd, se rendit à condition d’avoir la vie sauve, de recevoir
une somme d’argent, de s’installer où il voudrait, etc. ; mais il fut
mis à mort presque aussitôt qu’il fut sorti de celte ville, en 252.
Mo’tazz, qui le remplaça, avait commencé par renoncer malgré lui
à ses droits de succession au trône ; jeté dans une prison d’où il fut
tiré par les milices turques, il se débarrassa d’abord de Mosta’in,
puis de son autre frère Mo’ayyed, et exila enfin Mowaffek’, le frère
à qui il devait la prise de Baghdâd. Cela no l’empêcha pas do
mourir de faim dans la prison où il fut jeté par les Turcs, en 255.

(5) Il y a deux Mo’tamid : le premier, Ah’med b. Motewakkil, est
Abbasside et mourut empoisonné en 279 par son neveu et successeur

— 72 —

Elle a inspiré la crainte à tous les Ma’moÛD et à tous les Mou’ta-
min ; elle a trahi tous les Mançoûr et tous les Montaçir (1).

Elle a fait trébucher la famille d”Âbbâd, puisse-t-elle se relerer I
dans la traîne d’un grand et opiniâtre malheur (2).

[P. 58.] Bcnoû Moz*affer, 6 hommes ! toujours elle a favorisé les
voyages ; c’est elle qui fait que les humains sont toujours en mou-
vement.

Arrière ce jour funeste où vous avez été frappés, car jamais la
nuit n’en enfanta de semblable (mme dans le Hidjâz ! De la même manière,
il se débarrassa d’un muezzin de Séville qui s’était enfui
à Tolède, où tous les jours, au lever de l’aurore, il le
maudissait, s’imaginant que sur ce territoire étranger il
était à l’abri de sa haine; mais MoUad’id n’eut de cesse
qu’il n’eût réussi par la ruse, si bien qu’un de ses aflfldés
finit par lui rapporter la tète du muezzin.

Parmi les princes qui avaient établi leur pouvoir dans
son voisinage, les principaux et les plus redoutables
qu’il eut à combattre furent les Berbères Çanhâdja et les
Benoû Berzâl, établis à Carmona et dans les environs,
sur le territoire de Séville. Mais en employant tantôt la
ruse, tantôt la force, il finit par les abattre et semer chez
eux le trouble et le désordre, de sorte qu’il les expulsa
de toute cette région, dont il resta le maître incontesté.

Voici un exemple de la ruse que savait déployer ce
prince. Il avait à Carmona un espion qui le tenait au

— 84 —

courant des affaires des Berbères. Ayant un jour besoin
de lui envoyer une lettre, il fit venir un paysan des envi-
rons de Séville, homme très simple et sans aucune
malice, le fit déshabiller, puis lui fit revêtir une djobba
dont un pli recousu renfermait une lettre : « Va-t’en, lui
dit-il, à Carmona ; quand tu seras près de la ville, ra-
masse du bois et fais-en un fagot ; puis tu iras te placer
dans la ville, à l’endroit où se tiennent les marchands
de bois, mais tu ne vendras ton fagot qu’à celui qui te
le paiera cinq dirhems. » Tout cela était convenu entre
lui et son agent de Carmona. [P. 69] Le paysan, confor-
mément aux instructions qu’il avait reçues, se dirigea
vers Carmona, dans le voisinage de laquelle il réunit un
tout mince fagot, car c’était la première fois qu’il fago-
tait. Il entra ensuite dans la ville et alla se mettre au
marché des marchands de bois; les passants marchan-
daient son fagot, mais s’éloignaient en éclatant de rire
quand ils lui entendaient demander cinq dirhems de sa
marchandise. Il arriva ainsi à la tombée de la nuit,
poursuivi par les quolibets : « C’est de Tébène, disait
Tun. — Mais non, criait l’autre, c’est de l’aloès ; » et
ainsi de suite. Enfin parut l’agent de MoHad’id, qui de-
manda le prix du fagot : « Cinq dirhems. — Eh bien ! je
te rachète ; apporte-le chez moi. » Il suivit son acheteur,
chez qui il déposa sa charge et toucha ses cinq dirhems;
puis, comme il faisait mine de se retirer, l’autre lui dit :
c Où vas-tu maintenant? Tu sais que les routes ne sont
pas sûres; passe donc la nuit ici, et demain matin tu
regagneras ta demeure. » Le paysan y consentit et fut
introduit dans une chambre où le maître de la maison,
tout en lui faisant servir à manger, lui demanda, comme
s’il ne le connaissait pas : « D’où es-tu î — Des environs
de Séville. — Qu’est-ce, moucher, qui t’a poussé avenir
iciî car tu sais la cruauté, la férocité des Berbères, la
facilité avec laquelle ils versent le sang. — La nécessité
de gagner ma vie », dit le paysan, sans déclarer que
Mo’tad’id l’avait envoyé. La conversation se prolongea

— 86 —

jusqu’au moment où le sommeil gagna le paysan ; alors
son hôte lui dit : « Ote donc ton vêtement, tu dormiras
mieux et tu seras plus à ton aise. » II suivit ce conseil
et s’endormit bientôt. L’agent de MoHad’id prit alors la
djobba^ dont il décousit la doublure, en tira la lettre,
qu’il lut et remplaça par sa réponse, puis recousit le
vêtement sans que rien y parût. Le lendemain matin,
l’étranger se rhabilla et regagna Séville, où il se présenta
au palais et fut reçu par MoUad’id. Le prince lui fit enle-
ver sa djobba et revêtir de beaux vêtements, avec les-
quels le paysan se retira tout content, sans se douter
pourquoi il était parti ni soupçonner [P. 70] ce qu’il avait
emporté et rapporté, tandis que Mo*tad’id prenait la
lettre cachée dans la doublure et en tirait les renseigne-
ments qui lui étaient nécessaires.

Il employa d’ailleurs, tant dans son administration
que pour la consolidation de son pouvoir, des strata-
gèmes et des plans étonnants dont la plupart ne furent
pas déjoués; il serait trop long d’en faire le compte,
trop contraire à la brièveté de les exposer.

Après l’exécution de son flls Ismâll, qu’il avait sur-
nommé Mo’ayyed, il désigna pour son successeur son
flls Aboû’l-K’âsim Moh’ammed b. ‘Abbâd b. Moh’ammed
b. Ismâ’îl b. ‘Abbâd, à qui il donna le surnom de MoHa-
mid ‘ala’llôh, et qui se distingua par ses qualités tant

r^\x vivant qu’après la mort de son père.

‘ Sous le règne de MoHad’id, les Lomtoûna et les Mos-
soufâ (1), deux puissantes tribus berbères, s’établirent
dans la plaine de Merrâkech et en firent, à cause de sa
situation centrale, le siège de leur pouvoir. Ce pays, qui
n’était avant leur arrivée qu’un marais sans habitants,
tirait son nom Merrâkoch (sic) de celui d’un esclave noir

(1) Les lectures Lomtoûna et Mossoûfa sont celles qu’indique le
ms (le Merràkeclii; partout, dans VHisloire des Berbères, on lit
Lcmtouna et Messoufa. Ces noms ne figurent pas dans le Lobb
el’Lobdh.

— 86 —

qui s’y était fixé pour de là exercer le brigandage (1). Les
Berbères, s’y étant installés, choisirent pour chef Tun
des leurs nommé Tàchefîn b. Yoûsof. Or Mo’tad’id ne
cessait de s’informer de ce qui se passait sur le littoral
africain et de s’enquérir si les Berbères s’étaient fixés
dans la plaine de Merrâkech, car, d’après un livre de
prédictions qu’il avait entre les mains, ce peuple devait
les dépouiller, lui ou ses enfants, et les chasser de leur
royaume. Quand cette nouvelle lui parvint, il réunit
ses enfants, puis les regarda en secouant la tète : « Que
ne puis-je savoir, disait-il, lequel, de vous ou de moi,
deviendra la victime de ces peuplades? » Alors Aboû’
1-K’âsim, qui était parmi eux, s’écria : « Puissé-je
te servir de rançon ! puisse Dieu faire tomber sur moi
tous les maux qu’il peut te destiner I » La destinée se
chargea de réaliser sa prière.

Ces deux tribus Almoravides des Lomtoûna et des
Mossoûfa s’établirent dans la plaine de Merrâkech au
commencement de l’année 463, (P. 71] et elles en sortirent
en masse au milieu de 540; elles en furent alors expul-
sées par les Maçmoûda, après un séjour d’environ
soixante-seize ans.

Mo’tad’îd mourut en redjeb 464, de mort naturelle
selon les uns, empoisonné, disent les autres, par des
vêtements que lui avait envoyés le roi de Roûm.

gne d’Aboû* l-K’&simb. ‘Abb&d el-Mo’tamid ‘ala ‘llâb

Après lui, le pouvoir échut à son fils Aboù’ 1-K’âsim
Moh’ammed b. ‘Abbâd b. Moh’ammed b. Ismâ’îl b.
*Abbâd, qui ajouta à son surnom de Mo*tamid*ala’llâh
celui de Z’âflr bi-h’awl allâh. Ce prince ressemblait à
Hâroùn el-Wâtek’ billâh TAbbasside par la finesse de son
intelligence et par ses vastes connaissances littéraires;

(1) Comparez l’étymologie que rapporte Ibn KhallikâD, IV, 462.

— 87 —

ses vers se déployaient semblables à de riches tentures,
et les poètes et les littérateurs abondaient autour de lui,
plus nombreux qu’on n’avait jamais vu dans aucune
cour d’Espagne. Des diverses connaissances humaines,
il ne cultivait d’ailleurs que la littérature et les arts
accessoires; ajoutez à cela qu’il avait toute espèce d^
qualités personnelles, la bravoure, la générosité, la
pudeur, la retenue et autres vertus semblables; bref, je
ne sache pas de côtés louables chez un homme dont
Dieu ne l’eût très abondamment pourvu, ne l’eût copieu-
sèment favorisé. De tous les bienfaits qu’a pu recevoir
l’Espagne depuis sa conquête jusqu’à ce jour, MoHamid
en est certes un ou plutôt le plus grand.

Il avait 37 ans (1), lorsqu’il succéda à son père, et ce
fut en redjeb 484 que, victime d’un grand malheur, il fut
dépouillé de son royaume et réduit en captivité après
vingt ans de règne, qui furent assez fertiles en événe-
ments pour qu’on en trouve difficilement une telle réu-
nion dans une période de cent ans et davantage. [P. 72)
Il fit d’ailleurs tous ses efforts pour perpétuer sa gloire
et rendre durable le souvenir de ses louanges.

Parmi les poètes qui l’entouraient s’en trouvait un de
Murcie, nommé ‘Abd el-Djelîl b. Wahboùn (2), qui était
bon poète, avait une manière agréable d’écrire et était
habile à trouver des pensées ingénieuses. Quelqu’un
récita un jour devant Mo’tamid deux vers composés
par *Abd el-Djelîl avant son arrivée à la cour et que
voici :

« [Basif] La fidélité à tenir ses promesses est à présent une chose
bien rare. Vous ne trouverez personne qui pratique cette vertu,
personne même qui y songe. C’est quelque chose de fabuleux comme

(1) Ou 29, d’après les Mus. d’Espagne, IV, 145.

(2) Ce poète, mort vers 480, est l’objet d’une notice de Dhabbi,
p. 374 ; de Kotobi, I, 245 (d’après Ibn BessAm). Cf. Ibn KhallikAn,
I, 108, n. 19 ; III. 127 ; Mus. d’Esp. IV, 148 ; Abbad. II, 222.

— 88 —

le griffon ou comme ce conte qui dit qu’un poète reçut un jour un
présent de mille ducats. »

Ces vers plurent à MoUamid, qui en demanda l’auteur :
« C’est, lui dit-on, *Abd el-Djelîl b. Wahboûn, l’un des
serviteurs de Votre Majesté. — Voilà par Dieu I un
blâme peu déguisé : quelqu’un de mon palais, attaché à
mon service, peut parler d’un don fabuleux de mille
mithk’âl 1 Est-il donc possible d’en dire plus pour ternir
ma réputation T » Et aussitôt il lui fit compter mille
mithk’âl. Quand le poète vint lui présenter ses remercî-
ments, MoHamid lui dit : « Eh bien ! Aboù Moh’ammed,
as-tu vu la réalisation de ce conte t — Certes, seigneur! »
dit le poète, qui lui exprima ses vœux de longue vie.
Au moment où il se retirait, Mo*tamid, faisant allusion
aux mille mithk’âl, lui dit : « Dorénavant, *Abd el-Djelîl,
parles-en de science personnelle, et non plus par ouï-
dire ».

Lui-même est auteur de nombreuses poésies dont la
plupart sont de premier ordre, et savait très bien expri-
mer ce qu’il voulait. Ce que nous rapporterons de lui
prouvera son talent aux connaisseurs. Voici un passage
choisi d’entre ses vers :

[Kàmil] Abreuve, abreuve encore ton cœur, — car maiot malade
8*est ainsi rétabli ; — jette-toi sur la vie comme sur une proie, car
elle dure à peine, et durât-elle mille ans pleins qu’il ne serait pas
exact de la dire longue. Te laisseras-tu ainsi mener par la tristesse
jusqu’à la destruction finale, alors que la cithare et le vin sont ià qui
t’attendent ? Laisseras*tu le souci se rendre maître de toi de vive
force, alors que la coupe que tu as à la main peut (te défendre et)
devenir un glaive tranchant ? A se conduire sagement, ies soucis I
assaillent tous nos organes : pour moi, être sage c’est ne i’ôtre j
pas(1) ». .’ — ‘

[P. 73] Voici, entre autres vers bien connus et présents ^
à la mémoire de tous, ceux qu’il fit sur son petit esclave

(1) Cf. Uui, d’Esp. IV, 152.

/

/ /

– 89 —

Seyf [sabre j épée], qui marchait toujours devant lui et
qui lui avait été donné par le prince de Tolède :

[Basîf] c Épée est son nom, et ses deux yeux renferment aussi des
épées : Tune aussi bien que les autres sont dégainées pour me trans«
percer. Mourir une fois par Tépée ne suffit-il pas sans que le sort me
condamne à supporter deux fois la mort par le fait de ces deux
yeux ? J’en ai fait mon esclave, mais la coquetterie de son regard a
fait de moi son prisonnier, de sorte que Tun et Tautre nous sommes
à la fois maître et esclave. Ëpée ! retiens par tes bienfaits
quelqu’un que domine la passion et qui ne regarde pas comme un
bienfait l’obtention de sa liberté (i) ».

«

Voici encore d’élégants et jolis vers, à la tournure
aisée, limpides comme Peau, polis comme le roc, et
ayant trait à ce favori alors que la barbe lui poussait :

[Monsarih’] « Les favoris complètent sa beauté, et Ton voit main-
tenant le jour et la nuit réunis on sa personne ; la blancheur
commence à se moucbeter de points noirs, dans ceux-ci je vois le
myrthe, dans celle-là l’œil-de-bœuf. Rien ne manquera à mon salon
si je vois la fleur de sa jeunesse y figurer dans le mobilier (2) ».

Un jour qu’il était dans un pavillon à lire ou à écrire,
une de ses femmes qui lui tenait compagnie se leva
pour intercepter les rayons du soleil qui pénétraient par
l’une des fenêtres. Il improvisa alors ces vers :

[Basîtl « Elle s’est levée pour me faire de son corps un paravent
qui protège mon œil contre l’éclat du soleil (puisse-t-elle aussi être
protégée contre les regards de la mauvaise fortune !) ; elle savait,
j’en jure par ta vie, qu’cUe-môme est Lune, car la lune seule peut
éclipser le soleil (3). »

Une jeune fille de ses favorites était à côté de lui
s’apprêtant à lui verser à boire et la tasse à la main, quand

(i) Voir Abbadid. I, 390 et 407; III, 182.

(2) Ou peut-être « si de sa salive je fais mon vin ; » cf. Âbbad, I,
299 et 330.

(3) Mus. d’Esp. IV, 153 ; Abbad. II, 388 et 405.

J

— 90 —

un éclair qui la fit tressaillir lui donna lieu d’improviser
ces vers :

[Sari’j c L’éclair lui a fait peur alors qu’elle a à la main du vin
aussi brillant que le plus vif éclair. Quelle surprise pour moi que de
voir un soleil effrayé par la lumière ! •

Il improvisait en outre de jolies petites pièces (mak’t’a*)
dans les réunions littéraires du palais ou pour adresser
des invitations à ses familiers les plus intimes. J*en ai
trop peu de présentes ô la mémoire [P. 74] pour que je
les rapporte toutes, mais je citerai plus loin, d’entre les
poésies qu’il a composées après l’effondrement de sa
fortune, de quoi faire pleurer les pierres et ébranler les
montagnes.

Il ne prenait comme vizirs que des hommes ayant de
la littérature, poètes et versés dans toutes sortes de
connaissances, de sorte qu’il avait autour de lui une
réunion de ministres-poètes telle qu’on n’en vit jamais.
Parmi eux figure l’homme distingué et deux fois
chef (1), Aboù’ 1-Welîd Ah’med b. *Abd Allah b. Ah’med
b. Zeydoûn, littérateur éminent, doué d’un grand talent
poétique, l’un des poètes les plus distingués et des
hommes les plus éminents de l’Espagne; ses vers amou-
reux faisaient oublier Kotheyyir (2); ceux où il décernait
la louange éclipsaient ceux de Zoheyr (3); quand il étalait
son orgueil, il planait au-dessus d’Imrou’ 1-K’ays* (4).

(i) On ignore la valeur exacte de l’expression dhoû’ r-rCâsaieyrif
cf. Dictionnaire Dozy, s. v. Sur Ibn Zeydoùn, voir Ibn Kballikàn,
I, 123; Weijers, Spécimen criticum.,.. de Ibn Zeidouno.

(2) Kotheyyir b. ‘Abd er-Rah’m&n Azdi, f 105, était aussi appelé
« Tamant d”Azza, » femme qu’il chanta dans ses vers (AnihoL gramm,
de Sacy, 133; I. Khallilsân, II, 529; ms. 1371, anc. F. ar. de Paris,
fol. 110; Aghâni, VIII, 27; Mas’oûdi, index s. v. Koteîr.

(3) Zoheyr b. ‘Abou Solma, f vers 627 de J.-C, àg^ de près de
cent ans, est l’auteur d’un des poèmes connus sous le nom de
Mo’allak’àt (C. de Perceval, II, 527 ; Aghdni, X, 146 ; Ànthol, gramm.,
451 ; Chrest. de Sacy, II, 471).

(4) Imrou’ 1-K’ays est également l’auteur d’une des Mo^allak’dt ;

— 91 —

Comme preuve de la distinction de son talent naturel et
de rhabileté de sa manière, voici un de ses mai€Va :

[Basit’]. Entre toi et moi, si tu le voulais, existerait un sentiment
secret qui jamais ne périrait, alors que les autres auront disparu.
Toi qui m’as vendu ta part, que je ne revendrais pas au prix de ma
vie, qu’il te suffise d’avoir chargé mon cœur d’un poids qui ne dépasse
pas ses forces, et sous lequel succomberaient tous les cœurs ! Sois
méprisant, je le supporterai: sois orgueilleux, j’attendrai; sois
superbe, je me ferai petit; fuis, je te suivrai ; parle, j’écouterai ;
commande, j’obéirai (1).

Avant d’être le vizir de MoHamid, il Tavait été des
Benoû Djahw^ar, car il était originaire deCordoue; ce ne
fut qu’à la suite de sa disgrâce auprès de ceux-ci qu’il
quitta Cordoue pour se rendre à Séville, où il jouit d’une
grande faveur auprès de Mo’tamid. A la nouvelle que les
Benoû Djahwar lui avaient causé, à Cordoue, un préju-
dice dans sa personne et dans ses proches, il les inter-
pella dans ces vers :

[T’awîl]. « O Benoû Djahwar, vous avez enflammé mon cœur par
votre injustice; quel genre de parfum pourront donc exhaler des
louanges ? Vous êtes autant au-dessus de moi que l’ambre au-dessus
de la rose, et de celle-ci les émanations ne peuvent vous parvenir
que quand elle brûle. »

D’entre ses poésies amoureuses, aussi légères qu’un
soufïïe, aussi fines que des bulles d’air, voici [P. 75] la
k’açîda où il exprime son amour pour Wallâda, fijle
d’Ël-Mehdi, qui était à Cordoue pendant que lui-même
se trouvait à Séville (2) :

sur le caractère de son talent et de celui de Zoheyr, voir la Chreséom.
1. I.; cf. C. de Perceval, II, 302; de Slane, Divan d’Amrolkaïs, etc.

(1) Cf. Ibn KhallikAn, I, 124 ; Dhabbi, p. 174.

(2) Sur ce poème, cf. Weijcrs, Spécimen de Ibn Zeidouno, p. 45 ;
Abbadid. II, 221; Mus. d’Esp,, IV, 216; Ibn KhallikAn, I, 124;
Dhabbi, 174.

— 92 —

[Basît’]. a Depuis que tu es loin de moi, le désir de te voir
consume mon cœur et me fait répandre des torrents de larmes.
Quand mes vœux secrets s’adressent à toi, je serais bien près de
mourir de tristesse, ^i je ne prenais mon mal en patience. Les jours
sont noirs aujourd’hui, et naguère, grâce à toi, mes nuits étaient
blanches, alors que la vie, grâce à notre intimité, se passait douce-
ment, que notre amitié laissait nos jeux sans regrets, que nous
abaissions sans difficulté les rameaux de l’intimité, et que nous y
cueillions ce que nous voulions. Puisse la joie se répandre en ondées
bienfaisantes sur ta vie, à toi qui embaumes nos jours ! Qui dira à
celle dont le départ nous afflige davantage à mesure que s’écoulent
les jours — qui nous torturent sans rien éprouver eux-mêmes —
qui lui dira que ma vie, si heureuse quand je jouissais de sa pré-
sence, se passe maintenant dans les pleurs ? Nos ennemis, irrités
de nous voir puiser à la coupe de l’amour, nous ont souhaité du
chagrin, et la fortune a exaucé leurs vœux malveillants : ainsi s’est
dénoué le lien de nos âmes, ainsi s’est rompue l’union de nos mains.
Nous qui n’avions nulle crainte d’être séparés, nous n’avons mainte-
nant plus même l’espoir d’être réunis. O éclair nocturne, rends-toi
demain matin au palais pour y porter mes souhaits à celle qui
m’abreuvait du vin pur de la volupté et de l’amour ! Doux zéphyr,
porte mes saluts à quelqu’un dont les vœux, s’ils m’arrivaicnt malgré
la distance, me rappelleraient à la vie ! Ne crois pas que ton absence,
même prolongée, puisse changer mes sentiments, car l’absence est
impuissante à changer les amants. Mon amour, je le jure, ne t’a rien
demandé en échange, et mes désirs n’ont pas cessé d’aller à toi.
Depuis longtemps, ô (mon beau) jardin, mes yeux n’ont cueilli chez
toi ni rose ni narcisse, que pourtant le zéphyr a cueillis d’un coup
de dent ! [P. 76.] Eden, dont l’éclat nous remplit de désirs de
toute sorte, de voiu|)tés de toute espèce, nous ne t’avons pas nommé
pour mieux te glorifier et t’honorcr, mais ta haute valeur nous dis-
pense de ce soin, car tu os seul de ton espèce et nul n’a les mêmes
qualités que toi ; aussi suffit-il de te décrire pour te bien faire con-
naître et distinguer. L’union (de nos âmes) était comme en tiers
dans les nuits que nous passions ensemble, et notre heureuse étoile
détournait les regards de nos délateurs ; cachés et enveloppés que
nous étions dans les ombres de la nuit, seuls les feux de l’aurore
manquaient nous trahir. jardin d’éternelle félicité ! ton Sôlsâl et
ton agréable Kawlher se sont transformés pour moi en fruits du
Zakkoûm et en sanie de damnés (1). Au jour de notre séparation, il

(1) Le Selsâl et le Kawther sont des fleuves du Paradis; le zak-
koûm est un arbre des enfers (Koran, CVIII, 1 ; XLIV, 43 ; LXIX,
36).

— 93 —

in*a fallu voir dans la tristesse les sourates qui m’étaient réservées,
et j’ai dû me faire initier à la patience.

J’ai cité ces vers en les choisissant, et non dans leur
ordre; maïs peut-être beaucoup de ceux que j’ai omis
sont-ils supérieurs à ceux que j’ai rapportés. Si ma cita-
tion n’est pas complète, c’est parce que je veux rester
fidèle à la brièveté que je me suis imposée.

Voici encore des vers qui remontent à sa jeunesse :

[Hasît’] De ma faculté d’aimer tu m’as ravi un tiers ; un tiers
m’est resté et l’autre se répartit entre mes divers amis. Les amants
pourraient, je m’en porte garant, jurer sans risquer de se parjurer
que, le jour de la séparation, ils meurent victimes de Tamour. Des
gens d’abord unis meurent du chagrin de la séparation, mais le
retour de l’objet aimé est le signal de leur résurrection. On voit les
amoureux abattus gisant dans leur cour et n’ayant, pas plus que les
gens de la caverne (1), conscience du temps écoulé.

Entre autres poésies où il exprime son amour pour
Wallâda, fille d’El-Mehdi, lequel résidait à Cordoue, il fit
cette k’açîda où se retrouve le vers du commencement
de la k’açîda de Motenebbi (2) à Phonneur de Kâfoûr(3) :

[Basîf] Quel soulagement y a-t-il contre Tamour ? Ni famille, ni
patrie, ni commensal, ni coupe, ni ami.

Cette k’açîda débute ainsi :

[Basîf] Vous souvient-il d’un étranger à qui votre souvenir
amène le chagrin et fait fuir le sommeil de ses paupières ? En vain
il veut cacher ses désirs amoureux, sa passion le trahit ; que lui
importe d’ailleurs que cela soit connu ou non ! [P. 77| Malheur à

(1) Les Sept Dormants.

(?) Sur Aboù’t-T’ayyib Ah’med b. H’oseyn Motenebbi, f 354, voir
Ibn Khallikàn, I, 402 ; Chrest. de Sacy, III, 1 ; Anth. gramm. 476;
Dieterici, Muianabhii carmina, Berlin, 4861.

(3) Kâfoùr Ikhchidi est le gouverneur d’Egypte dont Ibn Khallikàn,
II, 524, a donné la biographie.

— 94 —

moi I 8oD cœur va-t-il rester dans sa poitrine, alors que toutes ses
fibres sont retenues en gage ? Dans la nuit obscure, une colombe
émacîée par la douleur, comme je le suis moi-même, a chass<^ le
sommeil loin de moi, et je suis resté à gémir, ainsi qu’elle-même le
faisait dans son bocage, et cependant les rameaux qui nous sépa-
raient se balançaient joyeusement. Fréquenterai-je (toujours), des
gens que j’aime, qui me sont unis par des promesses réciproques,
qu’ils trahissent ensuite, ou bien respecterez-vous des liens que je
ne songe pas moi-même à rompre ? La fidélité à la parole donnée
prouve la noblesse de la race.

Il y dit encore :

Si le plaisir est venu à vous, la tristesse mainte fois a été appor-
tée par votre souvenir à un jeune homme. Les nuits (le sort) l’ont
séparé de ses amis, et il passe la nuit à leur dire en vers les cruels
procédés de la fortune. Quel soulagement trouver contre l’amour?
Ni famille, ni patrie, ni commensal, ni coupe, ni ami.

Un autre homme célèbre est le vizir Aboû Bekr Mo-
h’ammed b. ‘Ammâr (1), sorti d’aussi bas que ‘Içâm,
aussi lettré qu’El-Ahtam (2). Il est un de ces glorieux
poètes qui suivirent les traces d’Aboû’l-K’âsim Moh’am-
med b. Hâni PAndalous (3), et même souvent sa manière
est plus agréable. Son dîvân est beaucoup lu par les
Espagnols, et tous les littérateurs que j’ai pu connaître
et dont j’ai suivi les leçons le vantent fort et prisent
extrêmement sa poésie. Certains poussaient même

(1) Ibn Khallikàn, III, 127.

(2) ‘Içâm b. Chahber était le fils de ses œuvres et parvint, par son
seul mérite, à être le ministre de No’màn, roi de Hîra (Chrestom, de
Sacy, II, 532 ; Defremery, Hist. des Samanides par Mirkhond, p. 229 ;
Meydàni, II, 745). Quant à Ahtam ou, plus exactement, ‘Amr b.
el-Ahtam, f 58, il passe pour avoir été un poète distingué (voir le
ms 1371 Ane. F. ar. de Paris, fol. 63). Ahtam est un sobriquet de
Somayy b. Sin&n b. Kh&Iid (I. Athir, I, 457 ; cf. Kdmoûs, s. v. ; Ibn
Khallikàn, II, 4).

(3) Sur Ibn Hâni, dont Ibn el-Abbàr (I, 103) place la mort en 362,
on peut voir Ibn Khallikàn^ III, 123, et le ms 1372 Ane. F. ar. de
Paris, fol. 7-18.

— 95 —

Texagération jusqu’à le comparer à Aboû’t-Tayyeb
[Motenebbi], mais c’est bien à tort.

Au nombre de ses k’açtda bien connues et où il a si
bien exprimé sa pensée, figure celle qu’il écrivit de
Saragosse, où l’avait relégué Mo’tad’id billâh pour l’éloi-
gner de Mo*tamid, que le poète distrayait trop. Cette
poésie débute ainsi :

[T’awîl] Si ce n’est sur moi, sur qui doDc les nuages épandent-ils
leurs pleurs ? Si ce n’est pour moi, pour qui donc les colombes rou-
coulent-elles plaintivement (1) ? C’est en mon nom que la foudre fait
autant de bruit que celui qui crie vengeance, que Téclair fait luire le
côté (tranchant) de (son) glaive ; les étoiles radieuses ne projettent
leurs feux que pour moi et n’assistent pas à ses lamentations.

C’est dans cette k’açîda qu’il loue en ces termes Mo*ta-
d’id billâh :

Il veut que Dieu ne le voie que ceint de l’épée ou caution d’un
débiteur.

[P. 78] Parmi ses meilleures poésies amoureuses,
figure ce qu’il dit dans une k’açtda consacrée à la
louange de MoHad’id billâh :

Ce qui fait l’honneur de la passion — (les amoureux) le savent —
c’est sa pudeur ; ses ardeurs, qui leur semblent douces, en consti-
tuent le charme. Ne cherchez pas la dignité dans l’amour, mais
(sachez que) ses sujets se sont volontairement soumis à ses lois.
« La passion te fait tort », m’a-t-on dit ; et j’ai répondu : Qu’elle est
douce ! que ce tort qu’elle cause est bon ! C’est mon cœur qui a
choisi pour le corps qu’il anime la maladie que trahit son aspect ; ce
corps ne recherche pas l’abandon où on le laisse. Vous me reprochez
ma maigreur ; mais n’est-ce pas à cause du peu d’épaisseur de sa
lame que l’épée indienne est réputée ? Vous vous réjouissez mé-
chamment de me voir séparé de celle dans l’intimité de qui je
vivais ; mais le dernier jour du mois cache souvent le croissant.
Croyez-vous donc qu’un souffle consolateur a passé ou que mon
mauvais sommeil s’est amélioré ? Si la lassitude des luttes de la

i*»

(i) Ibn Khallikàn, Ul, 128.

— 96 -T

passion envahit le cœur, il sera privé du secours de mes larmes.
Qui déchire mon cœur par les harmonieuses inflexions de sa taille
et, par la présence de sa barbe naissante, me fournit une excuse ?
Qui est-ce qui, de son voile, cache l’aurore lumineuse et enveloppe
la nuit obscure ? C’est un rameau qui a les âmes pour parterres, un
faon à qui les cœurs servent de pâture (m. à m. de camomilles sau-
vages) ; son éclat naissant se rit de la pleine lune, dont l’apogée
n’est rien à côté de ses bourgeons. Pendant toute la nuit qui nous
réunit, je fus l’objet de ses provocations enchanteresses et parfu-
mées, tandis que mes larmes arrosaient le jardin de beauté que
forment ses deux joues arrondies, et en humectaient le myrte et le
narcisse. Cela dura jusqu’au moment où la fortune me fit boire la
coupe de la séparation, et il m’en est resté une ivresse, un mal de
tôtc persistant : je me suis fixé dans un lieu qui ressemble au cail-
loutis de Mina et dont les pierres servent à indiquer que des cœurs
amoureux sont séparés (l) ; [P. 79] je reste là stupide, n’ayant plus
l’usage de mes yeux, pour qui il était le ciel, tandis que mon cœur,
qui était sa résidence, s’en va tout en eau. Mais s’il liquéfie ce
cœur qu’il habitait, combien de fois son ardeur n’a-t-elle pas con-
sumé le bois d’une perverse malignité ! Et s’il veut lui adresser des
souhaits (à quoi bon), puisque ce oœur, je l’ai, lui et ses secrets,
anéanti par amour pour lui I Des souhaits à mon cœur? que ce soit
la vengeance que tirera le collier des plaintes portées contre lui par
la ceinture I Sa beauté m’est témoin que je me serais laissé aller à
dire sa famille, s’il n’habitait Hemç (c.-à-d. Séville), cité dont les
beautés m’ont lancé des traits mortels et dont les eaux ont déversé
sur moi le malheur.

Des aventures curieuses arrivèrent à cet Ibn •Ammâr^
en corapagjiie de MoHamid; les Espagnols se sont
donné la peine de les recueillir, et je vais en rapporter
quelques-unes * sans enfreindre la condition (de briè-
veté) que je me suis imposée, ni dépasser les limites
que j’ai exposées * , et en tant que ma mémoire s’y
prête. Dans ma jeunesse, en effet, je m’étais appliqué à
recueillir les récits concernant ces deux personnages, à
cause des renseignements littéraires qu’ils fournissent;

(1) Allusion au jet de cailloux qui se fait à Mina et qui constitue
l’un des derniers rites du pèlerinage (Sidi Khalîl, Précis dejurispru-
dence musulmane, p. 57 et 58; trad. Perron, II, p. 77).

— 97 —

mais en interrogeant ma mémoire, je n*y retrouve plus
qu’un petit nombre de traits, que je vais raconter.

Moh’ammed b. *Ammâr, dit Ibn ^Ammâr, portait le
prénom d’Aboû Bekr et était originaire d’une bourgade
nommée Chennaboûs (1), faisant partie du territoire de
Silves et où ses ancêtres étaient aussi établis. Sa famille
était obscure, et ni lui ni aucun de ses ascendants
n’avait, à aucune époque, exercé de fonctions adminis-
tratives, ou tout au moins cela n’est dit d’aucun membre
de cette famille. Il alla tout jeune à Silves, où il fut
élevé et où il étudia les belles-lettres, sous la direction
de plusieurs maîtres, et entre autres d’Aboû’l-H’addjâdj
Yoûsof b. *Isa el-A’lem (2). De là il se rendit à Cordoue,
où il continua les mêmes études et où il devint fort
habile en poésie, si bien qu’il fit de ce talent son gagne-
pain. Il se mit donc à parcourir l’Espagne, recherchant
les largesses non pas des princes seulement, [P. 80]
mais de quiconque acceptait ses louanges, se souciant
peu que la récompense lui vînt de la main d’un roi ou
d’un homme du commun.

On conte à ce propos une jolie histoire. Au cours de
ses pérégrinations, il arriva un jour à Silves, ne possé-
dant autre chose que sa monture et n’ayant pas de quoi
la nourrir. Il adressa alors une pièce de vers à l’un des
principaux marchands, et il obtint assez de succès pour
que celui-ci lui envoyât une musette pleine d’orge, ce
qui parut à Ibn Ammâr, dans la position où il se trou-
vait, le plus brillant cadeau, le don le plus précieux.
Dans la suite, un heureux destin favorisa si bien le
poète qu’il arriva à une haute situation, et fut nommé
par El-MoHamid *ala’llâh, à peine monté sur le trône, au
gouvernement de la ville de Silves et du territoire en
dépendant. Ibn Ammâr fit son entrée entouré d’un im-

(1) Getle localité, probablement peu importante, ne figure pas dans
Ëdrîsi.

(2) Ce grammairien et philologue, f 476, est l’objet d’une notice
de la Çila, p. 620 ; cf. Ibn Badroûn, p. 1.

8

— 98 —

posant cortège et d’une foule d’esclaves et de courtisans,
en déployant plus de faste que n’avait fait Mo*tamid
lorsqu’il gouvernait cette ville du vivant de son père
MoHad’id. La première chose que fit le nouvel adminis-
trateur fut de s’enquérir de ce qu’était devenu son an-
cien bienfaiteur, et s’il était encore en vie. Sur la réponse
aflfîrmatîve qu’il reçut, il lui renvoya pleine de dirhems
la musette même que ce marchand lui avait autrefois
adressée, et lui fit dire en même temps : « Si autrefois
tu l’eusses remplie de blé, je l’eusse aujourd’hui remplie
d’or. »

Les tournées que faisait en Espagne Ibn Ammâr, dans
les conditions que nous avons dites, c’est-à-dire à la
recherche de cadeaux en échange de ses poésies, ne
prirent fin que quand, arrivé auprès d’Aboû ‘Amr MoHa-
d’id bill&h, il chanta les louanges de ce prince dans la
célèbre k’açîda qui commence- ainsi :

[Kdmil] Fais circuler la coupe, car le zéphyr matinal commence
à se faire sentir, et les Pléiades ont arrêté leur chevauchée nocturne ;
Taurorc nous a offert sa blancheur, la nuit a écarté de nous son
obscurité (i).

Il y loue Mo’tad’id en ces termes :

Celui qui touche la main d^Abbàd devient tout verdoyant, tandis
que Fatmosphère se recouvre de son manteau gris. Le silex du
briquet de la gloire ne laisse éteindre le feu de la guerre que pour
allumer celui de Thospitalité. Fait-il don d’une vierge, il la choisit
à la gorge rebondie; d’un coursier, il est de noble race; d’un
glaive, il est enrichi de pierreries.

Il y décrit ainsi une défaite infligée par MoHad’id aux
Berbères :

Ton épée a fait tomber le malheur sur un peuple que tu regardais
comme juif, bien qu’il se nomme Berbère. [P. 81J Reconnaissant

que la tige aime à produire, tu as donné pour fruits à ta lance les

I ^.— — Il I ■ Il ■ ■■■III É« 1

(1) Cf. Ibn Khallikàn, III, 128.

– 99 –

tôtes de leurs braves ; sachant que la beauté aime se vêtir de rouge,
tu as teint ton upée du sang de leurs cous.

On lit dans ce poème un vers dont je n’ai rencontré le
pareil chez aucun poète, ancien ou moderne :

L’épée, quand ta main lui sert de chaire, dit le prône avec plus
d’éloquence que Ziyàd (1).

Ce poème, qu’il récita à MoHad’id, plut beaucoup à ce
prince, qui fit donner à l’auteur de l’argent, des vête-
ments et une monture, et qui le fît inscrire parmi les
poètes enregistrés. Ibn *Ammâr s’attacha ensuite à
MoHamid, qui était alors un jeune homme : sa position
auprès de ce prince ne cessa pas de croître, et ses rela-
tions avec lui de devenir plus étroites, si bien que
Mo’tamid tenait à lui comme à la prunelle de ses
yeux (2), et ne pouvait rester ni jour ni nuit séparé pen-
dant une heure de son ami. Mo’tamid, ayant ensuite
reçu de son père la mission d’administrer Silves, fit
d’Ibn ‘Ammâr son vizir et lui confia le soin de toutes
ses affaires. Le vizir exerçait sur son maître rautorité
la plus absolue, et des bruits fâcheux ayant circulé sur
le compte de Tun et de Tautre, MoHod’id crut devoir les
séparer et prononça contre Ibn *Ammar une sentence
d’exil, à laquelle nous avons déjà fait allusion. Le poète
recommença alors ses pérégrinations jusque dans les
parties les plus reculées de l’Espagne. Mo’tamid profita
de la mort de Mo’tad’id pour le rappeler auprès de lui,
et le reçut dans une intimité telle qu’il l’associa à des
actes où nul homme n’associe ni son frère ni son père.

Voici un événement curieux qui leur arriva pendant
leur séjour à Silves. MoHamid l’avait un soir invité,

(1) Le Ziyftd dont il peut être question ici est probablement
Nâbigha Dbobyàni ; j’ai en vain cherché trace de cotte expression
proverbiale chez Meydàni et ailleurs.

(2) M. à m. : « lui était plus attaché qu’aux poils de sa poitrine,
était plus proche de lui que sa veine jugulaire » .

— 100 —

comme d’habitude, à sa soirée littéraire; mais ce jour-
là il avait encore renchéri sur les honneurs et les gra-
cieusetés qu’il avait coutume de lui faire, et au moment
de se coucher, le prince avait par ses instances obtenu
de son ami qu’il partageât son oreiller. « Or, raconte Ibn
‘Ammûr lui-même, [P. 82] j’entendis dans mon sommeil
une voix qui criait : « Garde à toi, malheureux I il finira
un jour par te tuerl » Je m’éveillai tout effrayé, mais je
me rendis compte de ce qui se passait, et je me rendor-
mis; une seconde fois, je fus réveillé par les mêmes
paroles, et je me rendormis encore ; une troisième fois,
ces paroles se répétèrent, et alors, enlevant mes vête-
ments, je m’enveloppai d’une natte et j’allai me cacher
dans le portique du palais. J’étais bien résolu h sortir
furtivement, dès l’aurore, pour gagner le littoral et m’y
embarquer pour l’Afrique, dans l’intention d’y finir mes
jours en paix, caché dans quelque montagne des Per-
bères. Mais Mo’tamid s’étant éveillé et m’ayant vaine-
ment cherché, fit organiser dans les diverses parties du
palais des recherches auxquelles lui-même prit part,
l’épée à la main et précédé d’un porteur de flambeau. Ce
fut lui qui me découvrit, voici comment. Étant arrivé
dans le portique du palais pour s’assurer si la porto
était ouverte, il trouva devant lui la natte sous laquelle
j’étais blotti, et remarqua un mouvement que je fis :
« Qu’est-ce, s’écria-t-il, qui s’agite sous cette natte? »
On la fouilla et j’apparus tout nu, n’ayant que mon cale-
çon. A ma vue, ses yeux se remplirent de larmes :
« Pourquoi, ô Aboû Bekr, me dit-il, agis-tu de la sorte?»
N’ayant aucun motif de lui cacher la vérité, je racontai
toute mon histoire en détail, ce qui le fit rire : « Ces
vaines imaginations, dit-il, ne sont que la suite de
l’ivresse. Et comment don’c pourrais-je te tuer, toi qui
es ma vie même? as-tu jamais vu quelqu’un tuer ce qui
fait son existence ? » Ibn Ammôr lui répondit par des
paroles de gratitude et des vœux de longue vie. Il s’ef-
força d’oublier cet événement et y parvint; puis, un

— 101 —

certain laps de temps s’étant écoulé, il arriva, comme
nous le raconterons, que le rêve d*Ibn *Ammâr se réa-
lisa et que Mo’tamid tua, pour employer ses propres
expressions, ce qui était sa vie.

A Tavénement de Mo*tamid, Ibn ‘Ammâr lui demanda
le gouvernement de Silves, d’où, nous l’avons dit, il était
originaire et où il avait été élevé. Le prince le lui accorda
avec les pleins pouvoirs les plus étendus, tant pour les
affaires intérieures que pour les extérieures, et il l’exerça
jusqu’au jour où Mo*tamid, dévoré par le désir de le
revoir [P. 83J et incapable de supporter plus longtemps
son absence, lui retira ce poste et le rappela auprès de
lui en qualité de vizir. Ibn *Ammûr se trouvait dans une
situation analogue à celle de Dja*far b. Yah’ya [Barmeki]
auprès de [Hâroûn] er-Rachîd; MoHamid le croyait tou-
jours à la hauteur des plus importantes affaires et le
jugeait digne du rang le plus élevé. D’ailleurs, Ibn *Am-
mâr se tirait avec honneur de toutes les affaires qui lui
étaient confiées et que, pareil à un balancier rougi au
feu, il marquait de son empreinte. Il était bien connu
dans toute l’Espagne; aussi le roi chrétien Alphonse
[Alphonse VI] disait-il, quand on prononçait devant lui
le nom d’Ibn ‘Ammâr, que c’était là l’homme par excel-
lence de la Péninsule. Le vizir parvint ù empêcher la
conquête par ce prince des deux villes de Séville et deCor-
doueetde leurs territoires. En effet, Alphonse, désireux
de s’emparer des États de MoHamid, s’avançait à la tête
d’une armée considérable ; le cœur des musulmans
était rempli de terreur, car ils se savaient trop faibles
pour pouvoir résister. Alors Ibn *Ammâr eut recours à
la ruse et employa le plus ingénieux stratagème.

Par ses ordres, un échiquier fut fabriqué dans les
conditions les plus remarquables d’art et de fini, et tel
qu’aucun roi n’en possédait de pareil. Les pièces étaient
en ébène, en bois d’aloès et en sandal, et étaient incrus-
tées d’or; le casier lui-même était une merveille de
précision. Puis il se rendit, en qualité d’envoyé de

— 102 —

Mo’tamid, auprès d’Alphonse, qu’il rencontra à rentrée
du territoire musulnnan. Ce prince le reçut de la nianière
la plus honorable, et ordonna à ses courtisans de fré-
quenter la tente de l’étranger et de veiller à ce que rien
ne lui manquât. Ibn ‘Ammâr montra un jour cet échi-
quier ù Tun des courtisans d’Alphonse, qui en parla à
son maître, grand joueur d’écliecs. Quand ce prince
reçut la visite d’ibn ‘Ammûr, il lui demanda s’il était
fort à ce jeu, à quoi son interlocuteur répondit affirma-
tivement; et, en effet, il y était de première force. « On
m’a dit, reprit le prince, que tu as un échiquier d’un
très beau travail t— La chose est exacte. — Et comment
pourrai-je le voirî — Je te l’apporterai, » lui fit répondre
Ibn *Ammar par son interprète, « mais à la condition
que nous y fassions une partie ensemble : si tu gagnes,
il t’appartient; si tu perds, je gagne une discrétion. —
Apporte-le que je le voie. » [P. 84.] Le vizir l’envoya
chercher et le mit sous les yeux du Chrétien, qui
s’écria en se signant : « Je n’aurais jamais cru qu’un
échiquier pût être si admirablement travaillé 1 » Puis, se
tournant vers Ibn ‘Ammùr : « Et que disais-tu donc? »
Le Musulman répéta les conditions qu’il avait indiquées :
« Non, dit Alphonse, je ne veux pas jouer une discré-
tion; j’ignore ce que tu pourrais me demander, peut-
être quelque chose que je serais hors d’état d’accorder.
— Je ne jouerai pourtant pas dans d’autres conditions, »
repartit Ibn *Ammûr, qui fit renvelopper et emporter
l’échiquier. Le vizir cependant révéla, sous le sceau du
secret, à quelques courtisans chrétiens qui avaient sa
confiance la demande qu’il se proposait d’adresser au
prince, et obtint leur concours par la promesse de
sommes importantes. Or l’idée de l’échiquier hantait
l’imagination d’Alphonse, qui consulta ses favoris sur
la condition que voulait lui imposer Ibn *Ammâr :
« C’est peu de chose, répondirent-ils; si tu gagnes, tu
deviens possesseur d’un échiquier plus beau que celui
de n’importe quel roi ; si tu perds, qu’est-ce que peut

— 103 —

demander ton adversaire qu’un roi comme toi ne puisse
accomplir? Et s’il. venait à exiger une chose impossible,
ne sommes-nous pas prêts à nous mettre de ton côté
pour lui faire entendre raison? » Ils insistèrent si bien
que le roi fit venir Ibn *Ammâr avec son échiquier et lui
déclara qu’il acceptait l’enjeu proposé. Le vizir demanda
alors qu’on constituât comme témoins des nobles qu’il
cita. Alphonse les fit venir, et la partie s’engagea. Or,
nous l’avons dit, Ibn *Ammâr était d’une force telle que
personne en Espagne ne pouvait le gagner, de sorte
que, cette fois encore, et sous les yeux de la galerie, il
battit complètement son adversaire, qui ne put faire un
seul coup. L’issue de la partie n’étant plus douteuse :
« C’est bien, dit Ibn ‘Ammôr, une discrétion que j’ai ga-
gnée? — Sans doute; qu’est-ce que tu demandes? —
Que tu quittes ce territoire et que tu rentres dans tes
états ! » Alphonse pâlit et devint la proie d’une vive agi-
tation : « Voilà, dit-il entre autres choses à ses favoris,
une demande comme je craignais que ne me Ri cet
homme; et c’est vous qui me rassuriez! » Un moment
même, il se demanda s’il tiendrait parole et ne continue-
rait pas à se porter en avant; mais son entourage lui
remontra la honte d’une pareille trahison, émanant du
plus grand roi chrétien du temps, et insista si bien qu’il
finit par se calmer. Il exigea cependant que, cette année-
là, le tribut ordinaire fût doublé; Ibn *Ammâr s’em-
pressa d’acquiescer et fit verser la somme demandée,
de manière à obtenir sa retraite. C’est ainsi que, grâce à
la prudence et à l’habile conduite du vizir, [P. 85] Dieu
sut mettre les musulmans à l’abri de la violence chré-
tienne. Ibn *Ammâr rentra alors à Séville, auprès de son
maître, qu’il trouva enchanté de cet heureux résultat.

MoHamid fut ensuite pris de l’envie de se rendre maî-
tre de Murcie, autrement nommée Todmîr, et de son ter-
ritoire, qui avaient été conquis par Aboù ‘ Abd er-Rah’mân
Moh’ammed b. T’âhir et étaient gouvernés par lui. Il
équipa donc un corps de troupes considérable avec lequel

— 104 —

Ibn *Ammâr se chargea d’opérer cette conquête et d’ex-
pulser IbnTâhir; il deviendrait ensuite, lui promettait
son maître, gouverneur des territoires qu’il pourrait con-
quérir. Le vizir s’empara en effet de Murcie et en chassa
Ibn T’âhir, qui chercha un refuge à Valence auprès des
Benoû *Abd el-*Azîz et vécut dans cette ville jusqu’à sa
mort.

Après s’être ainsi rendu maStre de la capitale des
Benoû T’âhir, Ibn *Ammâr, obéissant à son orgueil et à
des tentations diaboliques, songea à conquérir son indé-
pendance et à rester maître absolu de ce pays. L’emploi
persévérant de la ruse le fît réussir pour partie, et son
autorité fut reconnue par Murcie et les cantons qui en
dépendent. Il songeait à tenter quelque chose contre
Valence quand éclata un soulèvement dirigé par le
Murcien Ibn Rachîk’, dont le père était officier dans le
corps d’armée (djond). Profitant d’une absence qu’avait
dû faire Ibn ‘Ammôr, Ibn Rachîk’ revendiqua le pouvoir
suprême avec l’appui du peuple et d’une partie du djond.
Sitôt qu’Ibn *Ammûr en fut informé, il se précipita vers
la ville, dont il trouva les portes fermées ; il l’assiégea
pendant quelque temps avec les troupes qui l’accompa-
gnaient, mais sans pouvoir y pénétrer, de sorte qu’il
resta tout désorienté ne sachant que faire ni où aller,
car MoUamid savait sa rébellion contre lui. Il ne pouvait
donc songer qu’à fuir, et il se réfugia à Saragosse chez
les Béni Hoùd, à qui sa présence, au bout de quelque
temps, devint à charge, car on redoutait son mauvais
esprit, et sa conduite à l’égard de son maître, de l’auteur
de sa fortune, le rendait odieux. On l’expulsa donc, et
alors il se mit à errer chassé d’un territoire dans un
autre et poursuivi par la haine des princes, jusqu’à ce
qu’il arriva [P. 86] au château fort de Segura, qui est
presque imprenable. Ibn Mobârek, qui en était alors le
maître, le recul d’abord très bien, mais au bout de quel-
ques jours il changea de manière de faire et faisant main
basse sur lui, il le jeta enchaîné dans une prison. Ibn

— 105 —

*Ammâp lui dit alors : « Tu n’as rien à perdre ; si tu fais
savoir aux divers princes d’Espagne que tu m’as en ton
pouvoir et que tu es prêt à me livrer, il n’y en a pas un
qui ne souhaite me posséder, et lu pourras m’envoyer à
celui d’entre eux dont le désir se traduira par l’offre de
la plus forte somme ». Ibn Mobârek suivit ce conseil, et
en effet, de tous les princes, y compris MoHamid, ù qui
il offrit son prisonnier, il n’y en eut pas un qui ne témoi-
gnât le désir de l’avoir. Ibn *Ammâr dit à ce propos :

[Rcdjez] « Ou m’a un matin mis en vente sur le marché et l’on a
très diversement estimé ma tète ; mais Dieu m^est témoin que celui
qui m*a prisé le plus haut n’a pas gaspillé son argent ! »

Pendant qu’il était dans celte prison, Ibn ‘Ammûr
demanda un jour un dépilatoire pour procéder à sa
toilette, mais on ne put lui en procurer. Il demanda
alors un rasoir (moàsa), qu’on lui apporta. Il dit à ce
propos :

[Modjtatth] a Mon malheur à Ségura est plus grand que tout autre :
Hàroûn m’y faisant défaut, je suis resté à demander Moûsa (un
rasoir) (1).

MoUamid, après avoir envoyé de l’argent et des
chevaux à Ibn Mobarek, prit de celui-ci livraison du
prisonnier par les mains de gens de confiance qui
avaient reçu l’ordre de l’enchaîner et de le surveiller
avec le plus grand soin. La petite troupe arriva à Cordoue
pendant que MoHamid se trouvait dans cette ville, où
Ibn *Ammar fît l’entrée la plus humiliante et la plus
incommode, juché sur un mulet entre deux sacs de
paille et chargé de chaînes bien apparentes. D’ailleurs

(l) Il y a ici un jeu de mots portant sur les mots Hàroûn et Moûsa
(ou Aron et Moïse) : d’une part, le mot Hâroùn, retourné lettre pour
lettre, fait noûrah, épilatoire, et d’autre part Moûsa (Moïse) peut
signifier aussi « rasoir ». On peut comparer les vers cités dans la
^U-ujV^^^UaiV^ «AA^, p. 86, et dans 6. de Tassy, Rhétorique $i
prosodie.,,., 2« éd., p. 137.

— 106 —

on avait par les ordres du prince fait sortir toute la
population, grands et petits, à Peffet de la faire jouir de ce
spectacle. Et autrefois son entrée faisait émoi à Cordoue,
les chefs, les principaux et les notables allaient le
recevoir, et celui-I<^ était heureux (P. 87] qui pouvait lui
baiser la main ou recevoir de lui une réponse à son
salut; d’autres ne pouvaient que baiser son étrier ou le
pan de son vêtement, et le reste ne pouvait que le regar-
der de loin sans approcher de lui ! Gloire à Celui qui
modifie les situations et fait se succéder les domina-
tions I C’est ainsi qu’Ibn *Ammûr, après avoir joui d’un
pouvoir solide et d’une haute autorité, entra à Cordoue
méprisé, craintif et pauvre, ne possédant que le vête-
ment dont il était couvert. Gloire à Celui qui le dépouilla
des dons qu’il lui avait faits, qui le priva de ce dont il
lui avait donné la jouissance !

Le trait suivant, raconté par l’un de ceux qui étaient
préposés à sa garde, prouve combien il avait l’intelli-
gence déliée et la conception vive. « Quand, dit cet hom-
me, nous fûmes assez près de Cordoue pour cire vus de
la population, un cavalier se porta rapidement vers nous,
et Ibn ‘Ammâr, sitôt qu’il l’aperçut, enleva la mousseline
du turban qui couvrait sa tète. Le cavalier nous ayant
rejoints regarda notre prisonnier, puis marcha dans le
rang avec nous. Nous lui demandâmes alors la cause de
sa venue : « C’était, répondit-il, pour exécuter ce qu’a fait
cet homme avant que j’aie pu arriver jusqu’à lui. » Cette
réponse nous apprit qu’il avait reçu l’ordre d’enlever
son turban à Ibn ‘Ammâr. »

L’ex-vizir fut amené, dans l’état que nous avons dit
et chargé de chaînes, auprès de Mo’tamid, qui se m.it à
lui énumérer tous les bienfaits et les faveurs dont il
l’avait comblé. Ibn *Ammâr, les yeux baissés, garda le
silence jusqu’à ce que le prince eût terminé; puis il lui
répondit entre autres choses ceci : « Je ne nie rien de
tout ce que vient de dire Notre Seigneur, que Dieu garde I
Me fût-il possible de nier, les choses inanimées elles-

— 107 —

mêmes joindraient leur témoignage à celui des êtres
doués de la parole et déposeraient “contre moi ; j’ai
péché, pardonne-moi; j’ai failli, fais-moi grâce! — Non,
non I s’écria Mo’tamid ; de telles fautes ne se pardonnent
pas. » Il lui fit descendre le fleuve jusqu’à Séville, où
le prisonnier fit son entrée dans le même accoutrement
qu’à Cordoue. On le renferma ensuite dans une cham-
bre (ghorja) au-dessus de la porte du ICaçr Mobârek,
palais de Mo’tamid qui existe encore de nos jours (!)•
C’est là que sa captivité se prolongeant, il écrivit des
k’acîda qui, ‘adressées au destin, eussent fait fléchir sa
rigueur, adressées à la voûte céleste, eussent arrêté sa
rotation, mais qui ne furent que des charmes sans
efficacité, des invocations inexaucées, des amulettes
sans utilité\ En voici un extrait : [P. 88]

[T’awil] Que tu pardonnes, et ton caractère en paraîtra plus magna-
nime et plus doux ; que tu châties, et tu ne manqueras pas d’évi-
dentes et sérieuses excuses ! Mais s’il y a plus de mérite à prendre
l’une de ces deux résolutions, tu pencheras pour celle qui se rappro-
che le plus de Dieu. Exerce à mon égard toute la miséricorde qui
est en toi, sans écouter mes ennemis ni te rendre à leurs instances
réitérées ; car j*ai l’espoir qu’il y a en toi autre chose que ce qui peut
faire la satisfaction et l’orgueil de mon ennemi. Et pourquoi non?
J’ai été un serviteur aimant, et Je puis, après un jour d’erreur, le
redevenir et le rester. Je l’avoue, j’ai commis de mauvaises actions;
mais ne peuvent-elles donc se réparer ? Au nom de nos (anciens)
liens, exerce envers moi une indulgence qui te servira de porte
pour pénétrer jusqu’à Dieu; efface les traces que j’ai laissées dans
une voie mauvaise en y soufflant une formule de pardon qui les
anéantisse. N’écoute ni les récits ni les conseils des calomniateurs ;
un vase ne peut exhaler que Todeur de ce qu’il renferme. Après le
récit mensonger que t’ont fait sur moi les Ois d’ ‘Abd el-‘Azîz, plus
d’un autre encore parviendra jusqu’à toi. II n’y a là rien que tu ne
saches; maisalors même que j’irai mieux, ma blessure, bien que soi-
gnée, subsistera toujours. Autant dire que je leur souhaite la malé-
diction divine, à ces gens qui m’ont en face donné à entendre et publi-
quement proclamé leur joie maligne. On rétribuera, disaient-ils, ses
œuvres selon leur mérite. — Non, ai-je répondu, on oubliera et on

(1) Sur ce palais, voir plus loin, p. 109; Abbad, I, 141.

— 108 —

pardonnera. SUl est vrai que le protégé de Dieu peut employer la
violence, il préfère cependant la douceur. De quels crimes mes
délateurs peuvent-ils me charger encore en-dehors du seul vrai, que
ma faute est patente et bien établie ? Mais cette faute glissera et
coulera sur sa douceur, aussi lisse que la pierre au grain le plus
fin. Que le salut soit sur lui ! La passion le poussera-t-elle vers moi
pour op l’éloigner ? Si je meurs, puisse-t-il garder toute sa liberté d’esprit»
mais je mourrai en conservant pour lui mon amour attristé ; l’amour
que je lui porte me sera un talisman utile, si toutefois la mort se
laisse vaincre.

[P. 89] Cette poésie fut adressée à MoHamid et lui fut
lue en présence d*un homme de Baghdâd, qui blâma le
dernier vers : « Tamour que je lui porte, etc., • et de^
manda ce que cela voulait dire: « Ah I répondit Mo’tamid,
Dieu lui a retiré tout sentiment de générosité et de fidé-
lité, mais lui a laissé toute sa fine et pénétrante intelli-
gence. Ce vers est une allusion indirecte à celui du
H’odheylite :

[Kâmil] Contre les étreintes de la mort nul talisman n’a de
pouvoir 1.

Ibn ‘Ammûr ne sortit plus de prison, où Mo’tamid le
tua de sa main en Tannée 479, dans les circonstances
que voici. Il était emprisonné depuis un temps déjà
long quand il écrivit le poème que nous avons transcrit,
et qui éveilla quelque pitié chez MoHamid. Celui-ci, au
cours d’une soirée littéraire, se le fit amener enchaîné
et commença rénumération de toutes les faveurs, de
tous les bienfaits dont il Tavait comblé. Sans tenter un
mot de réponse ou d’excuse, Ibn ‘Ammâr s© mit à pleu-
rer; il embrassa les genoux de son maître et tâcha de
Tattendrir par des cajoleries et par les mots qu’il croyait
les plus propres à exciter sa pitié. Il y réussit en partie,
car Mo’tamid, impressionné par le souvenir de ses an-
ciens services et de son respect d’autrefois, prononça des

— 109 —

paroles qui impliquaient un pardon indirect, mais non
exprès, puis il le fit réintégrer dans sa prison. Ibn *Ammâr
écrivit aussitôt ce qui venait de se passer au fljs de
Mo’tamid, Er-Rûd*i billèh (1), qui reçut cette lettre dans un
moment où il avait auprès de lui plusieurs vieux ennemis
du vizir déchu. Ràd*i, après avoir pris connaissance de
la lettre, leur annonça la prochaine mise en liberté d’Ibn
‘Ammâr. « Et comment, seigneur, peux-tu savoir cela ? —
Voici la lettre où Ibn *Ammâr m’annonce la promesse
que lui en a faite notre seigneur Mo’tamid. » Les assis-
tants témoignèrent alors une joie qui n’était nullement
dans leurs cœurs, [P. 90] et quand ils furent sortis
de chez Rôd’i, ils divulguèrent méchamment le récit
d’Ibn ‘Ammûr en y ajoutant des infamies que je mo
garderai bien de rapporter ici. Ces bruits parvinrent à
MoHamid, qui fit demander à son prisonnier s’il avait
informé quelqu’un de leur entretien de la veille. La
réponse fut une négation formelle. Le prince lui renvoya
son messager : « Des deux feuilles de papier que tu
avais demandées, Tune t’a servi à écrire la k’açîda que
tu m’as adressée ; qu’est devenue l’autre? » Elle lui avait,
prétendit-il, servi pour la mise au net du poème. — « Eh
bien ! fit répondre Mo’tamid, remets-moi le brouillon. »
Ibn ‘Ammâr, cette fois, ne sut plus que dire. Alors
MoHamid furieux saisit une hache à deux tranchants et
se précipita vers la chambre où était renfermé son
ancien ami. Celui-ci comprit que sa dernière heure était
venue; il se traîna péniblement, tout chargé de chaînes,
jusqu’aux pieds de Mo’tamid, qu’il embrassa. Mais
celui-ci, sans se laisser fléchir, le frappa de la hache
dont il était armé et ses coups ne s’arrêtèrent que quand
la victime eut perdu toute chaleur. Alors seulement
Mo’tamid se calma ; il fit ensuite laver et ensevelir le
cadavre sur lequel il prononça les dernières prières et
qu’il fit enterrer dans le Palais Béni (K’açr mobârek).

\\) Ce fut à Rachîd, selon VHisL des Mus. d’Esp., IV, 185.

— «0 —

Telle est la substance de ce qui nous est parvenu rela-
tivement à Ibn ‘Ammâr, autant du moins que ma
mémoire m*a servi.

Pendant tout son règne, MoHamid ne cessa d’être
aidé par le sort, assisté et secouru dans tous ses désirs
par la fortune; aussi parvint-il à réunir sous son autorité
plus de provinces d’Espagne qu’aucun de ses prédéces-
seurs, je parle des conquérants (1); des villes dont la
résistance avait lassé d’autres princes, qui n’avaient
rien pu contre elles, se soumirent à lui; et son pouvoir
s’étenditjusquesurMurcie,autrementnommée Todmîr.
De là à Séville il y a environ douze journées de marche,
et dans cette étendue de pays se trouvent de grandes
villes et de grosses bourgades. Il s’empara de Cordoue,
d’où il chassa Ibn *Okâcha le mardi 22 çafar 471, puis il
retourna à Séville; [P. 91] il avait autrefois laissé comme
gouverneur de cette ville son fils aîné *Abbâd, surnommé
Ma’moùn (2). Ce prince avait reçu le nom d’* Abbâd de son
grand’père Mo*lad’id, du vivant de qui il était né, et
qui lui disait en le tenant embrassé: 1 *Abbâd, que ne
puis-je savoir qui, de toi ou de moi, sera tuéà Cordoueî »
Ce fût *Abbâd qui y périt du vivant de son père Mo’tamid,
l’année où cette ville échappa au pouvoir de la dynastie
*Abbâdide.

En 479, MoHamid traversa la mer et se rendit dans la
ville de Merrûkech pour y aller solliciter le secours de
Yoûsof b. Tûchefin contre les Roumis (3). Il y fut par-
faitement reçu et traité des plus honorablement; il
exposa ensuite qu’ayant à combattre les chrétiens, il
venait demander au Prince des Musulmans de lui accor-

(1) C’est-à-dire des Moloûk et-t’awâ’if.

(2) Ibn *Okâcha s’était emparé de Cordoue par trahison et y avait
massacré ‘Abbàd [Mus, d’Esp,, IV, 157-462). J’ai, par suite, introduit
dans la traduction un plus que parfait en remplacement du prétérit
qui figure dans le texte.

(3) Il y a probablement ici confusion entre les deux expéditions
de Yoùsof (Mus. d’Esp,, IV, 200).

J

f

— m —

der à cet effet des secours de cavalerie et d’infanterie.
Yoûsof s’empressa d’acquiescer à cette requête, en
ajoutant qu’il était appelé tout le premier à défendre
la religion et que, sans confier ce soin à personne,
il voulait s’en charger lui-même. MoHamid regagna alors
l’Espagne, enchanté de l’accueil fait à sa demande par le
souverain Africain, car il ne savait pas que cette démar-
che serait la cause de sa perte et que l’épée qu’il faisait
dégainer et dont il attendait du secours se tournerait
contre lui. Les choses se passèrent comme le dit Aboû
Feras (1) :

[Tawîl]. L’homme qui cherche de Taide ailleurs qu’auprès de Dieu
ne retire que du dommage de choses qui £>emb1aicnt devoir lui
profiter. C’est ainsi que H’anfâ causa la mort de H’odbayfa, alors
qu’il voyait dans cette jument un secours pour les cas difficiles (2).

Yoûsof b. Tâchefîn se prépara donc, au mois de
djomâda I de cette année, à passer en Espagne; il appela
à le suivre tous ceux qu’il put décider parmi les officiers
et chefs militaires, ainsi que parmi les chefs des tribus
berbères, si bien qu’il réuirit environ sept mille cavaliers
et un nombre considérable de fantassins. Ce fut avec ces
troupes qu’il s’embarqua de Ceuta pour Algéziras.
MoHamid entouré de ses principaux courtisans se porta
au-devant de lui et lui rendit plus de témoignages d’hon-
neur et de respect que ne s’y attendait Yoûsof; celui-ci
ne croyait pas qu’on pût trouver chez aucun roi tous les
présents, toutes les richesses, toutes les provisions que
lui envoya son hôte. [P. 92] Ce fut là ce qui lui suggéra

(1) Aboû Feras H’ârith b. Aboû l-*Alâ Sa’id Hamdani, f 357, était
contemporain de Motenebbi et est regardé comme lui étant supé-
rieur ((7/irwr de Sacy, I, 37, 499; Freytag, SeUcta ex hisloria Halebi,
134;IbnKhaIlikân, I, 366).

(2) Allusion à un épisode de la guerre de Dâhis. H’odhayfa montait
la jument H’anfâ, grâce aux traces de laquelle on parvint à retrouver
et à tuer son cavalier (C. de Perceval, II, 430 et 455).

a
I

t

I

— 112 —

pour la première fois le désir de se rendre maître de
TEspagne. Il quitta ensuite Algéziras à la tète de ses
troupes et se dirigea vers Test de TEspagne, sans vouloir
accepter Toffre que lui faisait Mo*tamid de passer
d’abord quelques jours à Séville pour s’y remettre des
fatigues du voyage : « Je suis venu, répondit-il, pour
combattre les ennemis de la foi, et c’est vers eux que je
veux diriger mes pas». Alphonse, qui était alors occupé
à assiéger le château musulman d’Aledo (1), leva le siège
quand il apprit le débarquement des Berbères et rentra
dans ses États pour y réunir de nouvelles troupes.
Yoûsof s’était dirigé vers TEst pour porter secours
aux assiégés et aussi pour rétablir la paix entre MoHa-
mid et Ibn Rachîk’, qui s’était emparé de Murcie et
dont nous avons déjà parlé à propos d’Ibn ‘Ammûr.
Grâce à lui, un arrangement intervint aux termes duquel
Ibn Rachîk’ consentit à sortir de Murcie moyennant une
somme d’argent que lui paya MoHamid et sa nomina-
tion comme gouverneur à un poste très important dans
la région de Séville. Cette convention fut mise à exécu-
tion.

A mesure qu’il avançait, Yoûsof recevait la visite des
princes par le territoire de qui il passait, le prince de
Grenade, celui d’Alméria, MoHaçim b. Çomôdih’, celui
de Valence, Aboû Bekr b. *Abd el-‘Azîz. Près du château
fort de Lork’a, Yoûsof fît de ses troupes une revue qui
le remplit de satisfaction : « Maintenant, dit-il à Mo*ta-
mid, fais-moi voir les ennemis de notre foi, que je suis
venu combattre ». Il se mit alors à manifester son ennui
de rester en Espagne et son désir de regagner Merrâkech ;
il dépréciait la valeur de ce pays, en disant à chaque

(1) Il doit y avoir ici une confusion, car Alcdo était entre les
mains d’Alphonse VI (cf. aussi Ibn Kbâllikân, III, 190; Mus. d’Esp.,
IV, 203). Ce château fort était sur la route qui va de Murcie à Lorca,
à douze milles de cette dernière ville. Le nom en est diversement
orthographié: on trouve kJU\ — ^^^^ — ^^^^ — i»-^ (Merràk.
p. 92; Abbad.y II, 121 ; Recherches, 1, 274 n., cf. IIJ37; Dhabbi, p. 375).

– U3 —

Instant que si la péninsule lui avait paru importante
avant qu’il l’eût vue, il trouvait maintenant sa réputation
surfaite. [P. 93] Mais il n’agissait et ne parlait ainsi que
pour mieux cacher son jeu (1). Mo’tamid, le précédant, se
dirigea vers Tolède; de nombreux soldats vinrent de
toute l’Espagne le rejoindre; il fît partout proclamer la
guerre sainte, et les princes de la péninsule fournirent à
Yoûsof et à Mo*tamid tous les secours qu’ils pouvaient
donner en chevaux, en hommes et en armes, de sorte
que le nombre des musulmans, volontaires ou enrégi-
mentés, montait à vingt mille hommes. Ce fut sur la
frontière du territoire chrétien qu’eut lieu le choc des
deux armées. Or Alphonse avait rassemblé tous les
siens, grands ou petits, et n’avait laissé dans les par-
ties les plus reculées de ses états personne en état de
porter les armes; aussi s’avançait-il à la tête d’une
armée formidable et avec le désir le plus vif de jeter
l’épouvante dans le cœur des Berbères et de les dégoû-
ter ainsi de l’Espagne. Quant aux princes arabes, qui
étaient tous ses tributaires, il les méprisait trop pour
en tenir compte.

Lorsque les deux armées se trouvèrent face à face,
Yoûsof et les siens furent effrayés du nombre de leurs
ennemis, de la qualité de leur armement et de leurs
chevaux, de leur apparence de force. « Je ne croyais
pas, dit Yoûsof à MoHamid, que ce porc maudit fût
dans de si bonnes conditions, v II fît adresser aux siens,
par des gens qu’il chargea de ce soin, des exhortations
et des encouragements, dont l’effet fut d’exciter leur bon
vouloir, leur désir de la guerre sainte, leur mépris de
la mort, à un point tel que Yoûsof et les musulmans en
furent tout joyeux. On était ce jour-là un jeudi, 12 de
ramad’ân. Les messagers des deux armées allaient et
venaient pour convenir du jour où l’on devait se tenir

(1) Le texte porte « il absoi-bait le lait tout en feignant de ne boire
que l’écume» (cf. Meydûni, II, 914.)

9

— 114 –

prêt pour le combat : « Le vendredi, dit-on alors au
nom d’Alphonse, est votre jour consacré ; le samedi est
celui des Juifs, qui nous servent de ministres et de se-
crétaires et forment la majeure partie des goujats, dont
le service nous est indispensable; -le dimanche est le
nôtre. Convenons donc que la bataille aura lieu lundi. »
Le maudit ne cherchait, par cette proposition, qu’à trom-
per les fidèles pour les surprendre ; mais sa ruse
échoua. Le vendredi arriva sans qu’il eût été donné, du
côté des musulmans, aucun ordre pour le combat, et les
fidèles s’apprêtèrent à célébrer la prière solennelle.
Yoûsof b. Tâchefîn, comptant sur le respect qu’ont les
rois pour leur parole, [P. 94) sortit avec les siens en ha-
bits de fête pour célébrer la prière. Mais MoHamid fit
sangler les chevaux et il se mit en selle avec ses soldats
armés,en disant au Prince des musulmans : « Priez, vous
autres; mais moi je n’ai pas aujourd’hui l’esprit tran-
quille, et je vais me tenir derrière vous ; je crains que
ce porc ne médite de nous surprendre. » Or Yoûsof et
ses troupes venaient à peine de commencer la première
rek^a quand ils virent se précipiter sur eux le tourbillon
des cavaliers chrétiens commandés par Alphonse, qui
avait cru l’occasion favorable. Mais MoHamid était posté
en arrière avec ses troupes, et il put ainsi rendre ce
jour-là un plus signalé service qu’on n’avait jamais vu.
Les Almoravides purent se jeter sur leurs armes et se
mettre en selle pour prendre part à la mêlée. Ils mon-
trèrent, aussi bien que leur chef Yoûsof, une ténacité,
une bravoure, une solidité que MoHamid n’espérait pas
d’eux. Les ennemis furent, grâce à Dieu, mis en fuite et
poursuivis par les musulmans qui les massacraient de
toutes parts ; mais le maudit Alphonse put s’échapper
avec neuf de ses compagnons. Ce fut là une des grandes
victoires remportées par l’Islam en Espagne et qui y
consolidèrent son pouvoir; elle eut pour conséquence
de forcer Alphonse à renoncer à ses prétentions sur
toute la Péninsule, alors qu’il s’imaginait en être déjà le

— 115 —

maître et avoir pour serviteurs les chefs qui y régnaient.
Cette bataille, due au pieux concours du Prince des ;
musulmans, et connue sous le nom de Zellâk’a, eut .
lieu, nous Tavons dit, le vendredi 43ramad’ân480 (1);
la protection divine se manifesta à l’égard des Espa-
gnols par la main de Yoûsof. Heureuses des résultats,
les populations de la Péninsule en tirèrent bon augure
et bénirent ce prince; les mosquées et les chaires reten-
tirent du bruit des vœux qu’on faisait pour lui; mais les
louanges qui lui étaient adressées dans toutes les parties
de TEspagne ne firent qu’aviver son désir d’en devenir
maître. Avant son arrivée, ce pays était à la veille de
périr sous le joug des Chrétiens, qui avaient pour tribu-
taires tous les princes musulmans; [P. 95] aussi la
victoire dont Dieu favorisa Yoûsof fit-elle que les habi-
tants manifestèrent leur considération pour lui et se
prirent à l’aimer.

Il voulut ensuite parcourir la Péninsule sous pré-
texte de faire un voyage de plaisir, mais en réalité
dans un tout autre but. Il mit son projet à exécution et
en retira l’avantage qu’il se proposait. Mais cependant
il ne cessait pas de témoigner le plus grand respect
pour MoHamid et de dire hautement : « Nous ne sommes
pas autre chose que les hôtes de ce prince, soumis à ses
ordres et ne devant rester ici que le temps qu’il fixera ».
Au nombre des princes espagnols qui s’étaient attachés
au Prince des musulmans et qui avaient acquis le plus
d’influence auprès de lui, figurait Aboû Yah’ya Moh’am-
med b. Ma’n b. Çomâdih’ el-MoUaçim, d’Almérie, qui
était depuis longtemps excessivement jalou3^ de Mo*ta-
mid, le seul des chefs d’Espagne à qui il en voulait.
A plusieurs reprises des lettres grossières avaient été

(1) La bataille qui porte le nom de Zellàk’a chez les musulmans,
et de Sacralias chez les chrétiens, eut lieu non loin de Badajoz, le
23 octobre 1086, correspondant au 12 redjeb 479 (Ibn Khallikân, III,
190; Mus. d’Esp., iv, 292).

— H6 —

échangées entre eux ; MoHaçim, dans ses audiences,
blâmait et diffaniait son adversaire ; mais MoUamid
n’agissait pas de même, retenu qu’il était par sa cour-
toisie, sa délicatesse, sa pureté de conscience et le sen-
timent de sa dignité royale. Ce dernier prince, peu avant
le débarquement de Yoûsof, s’était dirigé vers Test de
la Péninsule à reffet de parcourir son royaume et de se
rendre compte de la situation des gouverneurs et des
gouvernés. Quand il approcha de la frontière des États
de MoHaçim, celui-ci, entouré de ses principaux courti-
sans, vint lui rendre visite d’une manière très conve-
nable et l’invita à pénétrer dans son royaume; mais
Mo*tamid déclina cette offre. Après de longues négocia-
tions, on convint d’une entrevue qui eut lieu tout juste
à la limite des deux territoires, et dans laquelle se fît
entre eux une réconciliation apparente. MoHaçiin s’ef-
força de rendre toute espèce d’honneurs à son rival et
étala à profusion, dans les réunions littéraires qu’il
organisa, des ameublements et des approvisionnements
royaux, [P. 96] pensant par là chagriner et mortifier
Mo’tamid; mais, grâce à la protection divine, le noble
caractère de celui-ci n’en fut nullement affecté, et ce
prince rentra dans ses États après avoir reçu pendant
trois semaines l’hospitalité de son rival.

Immédiatement après cela, il se rendit à Merrâkech,
et ses rapports avec MoHaçim restèrent bons jusqu’à
l’arrivée de Yoûsof. Le prince d’Almérie apporta à ce
dernier des cadeaux précieux, et sut si bien faire sa
cour qu’il devint le principal favori du nouveau venu,
qui disait à ses compagnons, en parlant de lui et de
MoHamid : « Ce sont là les deux hommes de la Pénin-
sule. »

La principale cause de la faveur dont il jouissait était
l’éloge, vrai pour la plus grande partie, que MoHamid
faisait de Mo’taçim auprès de Yoûsof et les qualités
qu’il lui attribuait. Quand l’empire qu’il exerçait sur l’es-
prit de Yoûsof fut assuré, MoHaçim jugea bon de tâcher

— 117 —

de l’indisposer contre MoHaniid et de gâter ainsi les bons
rapports qu’ils entretenaient ensemble. Son mauvais
caractère, sa conscience impure, son esprit à courte
vue et imprévoyant des conséquences, le poussèrent à
agir « pour que Dieu accomplît l’œuvre décrétée dans ses
desseins (1) » et que le sort se réalisât à son heure.
Quand Dieu veut qu’une chose arrive, il en fait naître les
causes. MoHaçim commença donc ses manœuvres sans
savoir qu’il tomberait lui-même dans le puits qu’il creu-
sait, qu’il deviendrait aussi la victime de l’épée qu’il fai-
sait sortir du fourreau. Il fît entre autres choses ressor-
tir aux yeux de Yoûsof la haute opinion que MoHamid
avait de lui-même et son orgueil exagéré, qui ne lui
laissait trouver d’égal nulle part. MoHaçim prétendit
avoir dit un jour à MoHamid que Yoûsof restait bien
longtemps dans le pays et avoir reçu cette réponse:
« Il me sufïïrait de bouger le doigt pour que ni lui ni ses
soldats ne restent un jour de plus en Espagne. Tu sem-
blés redouter qu’il me joue quelque mauvais tour?
Mais qu’est-ce que ce misérable, que sont ses soldats?
Ces gens étaient dans leur pays à gagner péniblement à
peine de quoi vivre ; voulant faire une bonne œuvre
nous les avons appelés ici pour leur donner à manger,
mais quand ils seront rassasiés, nous les renverrons
d’où ils sont venus (2). » En rapportant ces propos mé-
prisants pour les Berbères et d’autres du môme genre,
MoHaçim et les chefs espagnols qui agissaient de con-
cert avec lui [P. 97] atteignirent leur but et changèrent
les dispositions de Yoûsof à l’égard de Mo*tamid. Le
chef africain s’était d’abord fixé un délai à lui-même et
à ses troupes et avait décidé que leur séjour en Espagne
ne dépasserait pas une certaine période ; c’étaient ces
bonnes dispositions qui avaient tranquillisé MoHamid. (Et

(1) Lisez dans le texte ^^^LJ. Ces paroles sont tirées du Koraa,
Vin, 43 et 46.

(2) Cf. Mus, d’Espagne^ IV, 25f2 et 223.

— 118 —

en effet) à Texpiration de ce délai ou à peu près, il re-
passa la mer, mais la tête en ébullilion et dans des dis-
positions d’esprit toutes différentes :

[T*awil] Le cerveau ressemble à Teau de Tétang qui reste pure
tant qu’on ne la trouble pas.

A cela joignez de plus ce que nous avons dit de Tenvie
dont il avait été pris de se rendre maître de TEspagne.
D’ailleurs diverses circonstances avaient montré claire-
ment à MoHamid, même avant le départ de Yoûsof, que
ce prince n’était plus à son égard dans les mêmes dispo-
sitions. Le Prince des musulmans était donc retourné à
Merrâkech dans un état de vive agitation relativement à
l’Espagne. A ce qu’on m’a rapporté, il dit un jour à un
aflfldé d’entre ses principaux compagnons: «Avant
d’avoir vu ce pays, je me figurais que mon royaume va-
lait quelque chose, mais je m’aperçois maintenant qu’il
n’en est rien. Quel moyen employerai-je donc pour rester
maître de cette belle contrée ? » Il tomba d’accord avec
les siens pour faire demander à MoHamid d’accorder à
des hommes vertueux d’entre ses compagnons la per-
mission, sollicitée par eux, de s’établir dans les ribâC
(couvents-casernes) d’Espagne pour y combattre l’enne-
mi, et de demeurer jusqu’à leur dernier jour dans quel-
ques places fortes proches du territoire clirélien. A la
lettre contenant cette demande, MoHamid, sur l’avis fa-
vorable de Motawakkil b. el-Aftas, chef des pays frontiè-
res, répondit affirmativement. Or, le seul but poursuivi
par Yoûsof et les siens était d’avoir par toute l’Espagne
des hommes à leur dévotion et en qui ils trouveraient
partout des aides le jour où il serait question de recon-
naître l’autorité de ceux qui les avaient envoyés. D’ail-
leurs, nous l’avons dit, les Espagnols s’étaient tout à
fait épris d’amour pour Yoûsof.

Ce prince fit donc partir des hommes d’élite et choisis
spécialement, sous les ordres d’un de ses proches, nom-

— 119 —

méBologguîn, à qui il fit confidence du but qu’il pour-
suivait. Bologguîn passa la mer et se rendit auprès de
MoHamid, à qui il demanda [P. 98] où il devait se fixer.
Le prince de Cordoue les fit installer, lui et les siens,
dans quelques places fortes qu’il avait choisies pour cela,
et ils y restèrent jusqu’à ce que la guerre fût déclarée à
Mo’tamid.

Les troubles commencèrent en chawwâl 483 par la \
prise de la presqu’île de T’arîfa, située vis-à-vis Tanger
d’Afrique. Rien n’avait fait prévoir cet événement, et ce ‘
prince ‘vit se disperser des troupes animées d’un même
et unique désir, se diviser des territoires où les cœurs
étaient unis dans l’amour de (son adversaire)’. A la
nouvelle de la conquête de T’arîfa par les Almoravides
et de la proclamation de leur autorité dans cette place, les
guerriers que nous avons dit avoir été installés dans les
châteaux forts, allèrent assiéger Cordoue, où se trouvait
*Abbâd b. MoHamid, surnommé Ma’moûn, dont il a été,
question déjà et qui était l’un des enfants aînés de Mo’ta-
mid (1). Le l’*” çafar 484, T’Abbàdide fut tué après avoir
fait tout son devoir et s’être défendu avec vaillance et
opiniâtreté. Ensuite le ‘nombre des haines et des mal- j
heurs s’accrut, la guerre et ses excès continuèrent ‘.
Dans Séville même, un groupe de mécontents prépara
une révolte, et Mo’tamid fut informé de ce qu’ils faisaient
‘et du but qu’ils poursuivaient; il acquit la certitude de
la méchanceté de leurs desseins, et on le poussa à
étaler leur honte et à répandre leur sang; on le pressa
de livrer leurs femmes au déshonneur, de découvrir les
visages de leurs filles. Mais l’honneur et la sagesse qu’il
tenait de race, la noblesse ordinaire de sa conduite ne
lui permirent pas de céder à ces avis, non plus que la
foi sincère, la saine raison et la vraie religion dont il
était redevable à la générosité divine’. Si bien, qu’à
l’aube du mardi 15 redjeb de ladite année, ils se soule-

(i) Ce prince est appelé Fath* ap. Mus. d’Ssp., IV, 237 et 238.

— 120 —

vèrent avec Taide de misérables abandonnés de Dieu,
et des milans passèrent, malgré leur faiblesse, pour des
aigles (1). Alors le prince sortit du palais Tépée à la main
et le corps revêtu d’une simple tunique de dessous, sans
bouclier ni cuirasse. Au Bûb-el-Faradj, Pune des portes
de la ville, il rencontra l’un des -assaillants, [P. 99] cava-
lier réputé pour sa bravoure et sa vigueur, qui le frappa
de sa lance, à la hampe courte et nerveuse, au fer long
et aigu ; mais l’arme s’enroula dans sa tunique et lui
passa sous l’aisselle, grâce à la protection et à la faveur
divine. Alors il frappa de soa épée l’épaule de son ennemi
et le fendit jusqu’aux côtes, de sorte qu’il retendit
raide mort. Les ennemis furent mis en fuite et ceux qui
escaladaient les murailles se retirèrent, si bien que les
Sévillans crurent pouvoir respirer. ‘ Mais dans l’après-
midi du même jour l’attaque recommença, et alors la
ville succomba du côté du fleuve, il ne resta plus d’es-
poir d’y pouvoir encore tenir, ses envieux et ses détrac-
teurs virent leur espoir se réaliser, grâce au feu qui
consuma ses galères, chassa l’espérance, réduisit au
silence, enleva toute force de résistance ‘. Le compagnon
de Yoûsof qui réduisit la ville par terre se nommait
H’odayr b. Wâsnoû, et celui qui réussit du côté de la
rivière était le kâ’ïd *Aboû H’amâma, client. des Benoû-
Soddjoùt. La situation resta indécise un petit nombre
de jours, jusqu’à l’arrivée de Sîr b. Aboù Bekr b. Tàche-
fîn, fils du frère de Yoûsof, ‘ qui amena des guerriers et
des troupes auxiliaires en nombre considérable. Alors
dans ces quelques jours la population affolée, le cœur
imbu d’inquiétude, se mit à fuir par les voies de terre
ou à traverser le fleuve à la nage, à passer par les égoûts
et à se précipiter du haut des murailles, dans l’espoir
de se soustraire à la mort. Mais ceux qui voulaient rem-
plir leurs engagements et qui tenaient ferme dans leur

(1) Cest-à-dire le faible fut regardé comme fort (cf. Mejdàni I, 6;
Hariri, p. 55) .

— 121 —

amour [pour le prince] ‘ résistèrent jusqu’au dimanche 21
redjeb de ladite année ‘ où le terrible événement, le
grand bouleversement (1) se réalisa au jour fixé, alors
que la brèche trop grande ne pouvait être réparée; par
la rivière on pénétra dans la ville, où citadins et paysans
trouvèrent la’ mort, à la suite d’une lutte acharnée et de
grands efforts des deux parts. Quant à MoHamid, il se
battit avec une opiniâtreté, une vaillance et un mépris
de la mort qui ne peuvent être ni dépassés ni même
atteints ‘. Voici ce que dit ce prince, à ce propos, alors
que plus tard il était à gémir dans une prison d’Afrique :

[Kâmil] Quand mes larmes se furent arrêtées et que mon cœur
brisé eut repris contenance : « [P. 100] Rends-toi, me dit-on, c’est
le parti le plus sage i. Mais il m’eût semblé plus doux d’avaler du
poison que de subir une pareille honte. Si la fortune m’enlève mon
royaume, si mes troupes m’abandonnent, ma poitrine n*a pas encore
livré le cœur qu’elle contient . Mon noble caractère me reste, car
peut-oû dépouiller de sa noblesse un homme de race ? Le jour où je
fus attaqué par mes ennemis, je voulus les combattre sans cuirasse,
et je me jetai sur eux sans autre arme défensive que ma chemise ;
je m’exposais à la mort en faisant couler le sang de mes adversaires.
Mais mon heure n’était pas venue (et je restai indemne) malgré
mon ardent désir d’échapper à Thumiliation et à la honte. Jamais je
ne me suis jeté dans la mêlée avec l’espoir d’en revenir. Ces maniè-
res de faire sont celles des anciens [Arabes], dont je suis : tel le
tronc tels les rameaux (2).

La ville fut livrée au pillage et les Berbères enlevèrent
aux habitants jusqu’à leurs derniers effets; les palais de ,
Mo’tamid furent l’objet des plus honteuses dépréda-
tions, et lui-même, réduit à Tétat de captif, fut forcé
d’écrire à ses deux fils Mo’tadd billâh et Râd’i billâh,
installés chacun dans des châteaux forts bien connus,
Ronda et Mertola, que s’ils voulaient tenter la résistance .
personne ne se joindrait à eux. Leur vieille mère unit ses
instances aux siennes, et tous les deux implorèrent leur

(1) Expression empruntée au Koran, LXXIX, 34.

(2) Cf. Abbad. I, 303; Mus. d’Espagne, IV, 24i.

^ 122 —

pitié, ne leur cachant pas que la vie de toute la famille
dépendait de leur soumission. Us commencèrent par
refuser de s’abaisser ainsi, dédaignant de reconnaître
aucune autorité après celle de leur père; puis ils se lais-
sèrent toucher par la pitié et prirent en considération
les droits, venant à la fois (de la nature et) de Dieu, de
leurs parents. L’un et l’autre, pour obéir aux préceptes
divins, renoncèrent aux avantages mondains et sortirent
des places fortes qu’ils occupaient, sous la foi des traités
les plus sûrs, des conventions les plus sérieuses.
Mo’tadd fut aussitôt dépouillé de tous ses biens (P. 1011
par l’officier auquel il se rendit, tandis que Râd’i fut,
sitôt sorti de son fort, traîtreusement assassiné (1),
après quoi Ton fit disparaître son corps. On emmena,
après les avoir dépouillés de tout, MoHamid et sa famille;
de toutes ses richesses, ce prince n’emporta pas même
la moindre provision de route sur le bateau qui l’em-
mena en Afrique, comme s’il s’agissait d’un convoi
funèbre. Il débarqua à Tanger, où il fut rencontré, pen-
dant les quelques jours qu’il y passa, par le poète
El-H’oçri(2),qui, même alors, ne renonça pas à sa déplo-
rable habitude de mendicité éhontée et d’importunités
sans fin : il lui présenta des vers qu’il avait faits autre-
fois à sa louange en y joignant une k’açîda nouvelle
composée à cette occasion. Et à ce moment tout ce dont
Mo’tamid s’était muni montait, m’a-t-on dit, à trente-six
mithk’âl. Il en fit un paquet qu’il scella et y joignant
une petite pièce de vers que je ne me rappelle plus et où
il s’excusait de la modicité du cadeau, il lui envoya le
tout. Mais H’oçri ne répondit pas à cette poésie, bien
qu’il fît le vers facilement et rapidement. Ce poète, qui
était aveugle, composait avec une rapidité sans pareille,

(1) Par un général nommé Guerour (Mus. d’Esp. iv, 242).

(2) Âboù’ 1-H’asan ‘Ali b. Abd el-Gbâni H’oçri, f 488, a fourni à Ibn
Kballikàn (ii, 273) la matière d’une notice biographique (cf. Abbad,
I, 353; Çila, p. 425 ; n» 1376 Ane. F. ar. BibK nat. f. 16 v).

— 123 —

mais ses vers étaient médiocres. Mo’tamid provoqua sa
réponse par une poésie qui débute ainsi :

[Ramai] « Dis à celui qui a acquis la science, mais non la vraie
manière de s*en servir : Il y avait dans la bourse une poésie à
laquelle nous attendions une réponse. Nous t’avions accordé une
récompense; nos vers ne s’en attireront-ils pas autant (1) ? •

En apprenant ce qu’avait fait Mo’tamid pour H’oçri,
les poètes à Tème vile et les mendiants importuns se
précipitèrent partout sur ses pas, et quittèrent les
vallons les plus reculés pour venir le trouver. Ce fut
pour le prince Toccasion de dire :

[P. i02; Kàmil] « Tous les poètes de Tanger et du Maghreb. se
sont de partout réunis dans la région de Touest, pour demander à un
captif ce qu’il lui serait difficile d’accorder, car lui-môme en a plus
besoin qu’eux ; vit-on jamais rien de plus étrange ?S’il n’était retenu
par la honte et par le profond respect dû à l’honneur Lakhmide,
lui-même implorerait tout comme eux. Autrefois quand on s’adressait
à sa libéralité, il donnait sans compter, et quand un appel au secours
retentissait à sa porte, il s’clançait aussitôt sur sa monture (2) . »

Dans le même sens, il dit encore :

[Ramai] a Maudite soit la fortune, qui ne manque jamais de
retirer les faveurs qu’elle accorde ! Son injustice a fait choir quel-
qu’un dont l’habitude était de souhaiter meilleur sort à quiconque
glissait, quelqu’un devant la main (généreuse) de qui la pluie torren-
tielle devait rougir, et qui a dû suspendre ses bienfaits; quelqu’un
dont les libéralités étaient aussi nombreuses que les nuages violem-
ment chassés par le vent, et qui maintenant est à râler ; quelqu’un
qui restait sourd devant les mauvais propos et qui entendait les
demandes inarticulées des solliciteurs. Dis à ceux qui convoitent
ses dons que sa condition désespérée ne lui permet plus de satisfaire
ses désirs. La seule chose dont il puisse maintenant disposer est
cette prière : Puisse Dieu enrichir les solliciteurs malheureux ! (3) »

(1) Abbad,, i, 313 et 355.

(2) Abbad., i, 314 et 355 ; Ibn Khallikàn, ni, 196.

(3) Abbad.y i, 395 et 415 ; m, 184.

— 124 —

Mo’tamld séjourna donc à Tanger pendant quelques
jours dans la situation que nous venons de dire. De là
on remmena à Miknâsa, où arriva Tordre, quelques mois
plus tard, de renvoyer à Aghmât; il y habita avec les
siens jusqu’à sa mort, qui arriva en Tan 487, d’autres
disent en 488. Il était âgé de 51 ans et fut inhumé dans
cette ville, où son tombeau est bien connu.

L’une des plus belles pièces composée sur la mort
de Mo’tamid est, à ma connaissance, celle d’ibn el-
Labbâna qui débute ainsi :

[Basît’l Toute chose a son temps, tout vœu a une destinée .qui
se réalise. La fortune, plongée dans une teinture cami^Iéonienno, a
des élats aux couleurs changeantes. Nous sommes dans ses mains
comme les pièces du jeu d*échecs, où l’on voit souvent le roi battu
par un simple pion. [P. 103.] Ne prends souci ni de cette terre ni de
ceux qui l’habitent, car maintenant la terre est vide, et il n’y a plus
d’hommes (dignes de ce nom). Annonce aux habitants de cette terre
qu’Agbmàt recouvre le secret du monde céleste, qu’elle cache sous
son ombre ou plutôt sous sa bassesse (1) celui sur qui ont toujours
flotté les étendards de la gloire ; celui qui n’employait que le fer
indien quand il recourait à la force, qui ne donnait pas moins de
cent chameaux quand il faisait des libéralités (2). J’affirmais qu’il ne
devait pas être enroule dans les chaînes ; mais peut-on dire que les
serpents sont inconnus dans les parterres? Ce sont, me suis-je dit,
des boucles de cheveux. Mais pourquoi alors ces boucles sont-elles
sur ses pieds au lieu d’être sur sa tôte ? C’est qu’ils ont vu en lui un
lion et qu’ils ont craint ses attaques. Je les excuse, car on sait ce
que sont les habitudes du lion (3).

Voici le commencement d’une élégie qu’il composa
sur ces princes et où l’on trouve bien des beautés :

[Basîf] Matin et soir le ciel déplore la chute de ces éminents
princes ‘ Abbâdides, de ces montagnes dont les bases ont été détruites
et qui constituaient autant de sommets élevés sur la terre, — de ces
hauteurs où les fleurs s’épanouissaient à leur gré et d’où elles ont
été précipitées dans d’arides bas fonds. Dans le refuge qu’ils occu-

(1) (2) Il j a dans le texte un peu de mots intraduisible.
(3) Cf. Ibn Khallikàn, UI, 193.

— 125 —

paient est entré le malheur en dépit des serpents et des lions qui
en disputaient rentrée ; dans ce temple saint que peuplaient tant
d’espoirs, il n*y a plus maintenant ni sédentaire ni visiteur ! Ces lances,
qui étaient celles du bonheur, le sort les a singulièrement redressées!
Ces glaives aux pointes luisantes, la main du sort en a ébrécbé la
lame, elle les a laissés ployés et sans fourreau 1 Le temps à mesure
qu’il marche ne manque à aucune de ses promesses ; mais toute
chose a son moment marqué ! Nombreuses sont les étoiles aux
fortunés présages qui ont disparu, fje veux dire ces hommes) qui
étaient autant de perles uniques de gloire ! La lumière s’éteint quand
sa source de production est épuisée, la fleur se flétrit après avoir
doucement vécu ! Sache, ô visiteur, que la maison aux bienfaits est
vide, qu’il te faut ramasser tes bagages et réunir ce qui te reste de
provisions. toi qui espères venir habiter dans leur vallée, sache
quelles serviteurs en sont partis, que les semailles n’y poussent
plus ! Tu as, ô voyageur, été trompé par cette route, si connue, des
bienfaits ; cherches-en une autre, car sur celle-ci tu ne trouveras
plus de guide.

On lit encore dans ce poème :

[P. i04] Puissc-je ne plus me rappeler que cette matinée où, sem-
blables à des morts dans leurs tombeaux, ils naviguaient sur le
fleuve dans leurs barques, alors que le peuple, couvrant les deux
rives, s’étonnait de voir ces perles soutenues par l’écume de l’eau !
Les femmes avaient toutes enlevé leurs voiles et se déchiraient le
visage comme elles auraient fait d’un vêtement de couleur. Stupéfaits
ils durent se séparer et cesser la vie commune, eux qui avaient
grandi ensemble ! Quand vint le moment des adieux, hommes et
femmes poussèrent de grands cris à l’idée de quitter des êtres
chéris. Les bateaux s’éloignèrent suivis de sanglots qui leur faisaient
la conduite, et qu’on eût pris pour la cantilène du chamelier pous-
sant ses bétes. Que de pleurs grossirent alors la rivière ! que de
causes de chagrin ces bateaux emportèrent 1 Qui donc, ô descendants
de Mà’s-semà’, pourrait pour moi vous remplacer, puisque la pluie
(mâ’S’Semâ’J elle-même se refuse à étancher la soif des altérés ? (1).

Tels sont les extraits que j’ai faits de ce poème, qui
est très long. L’auteur, Ibn-el-Labbâna, porte les noms

(1) Cf. Abbad. I, 59 et 137; III, 24; Ibn Khallikân, III, 192;
I. Athir,X, 128.

— I2is —

d’Aboû Bekr Moh’ammed b. ‘Isa (1) et était de Dénia,
ville située sur le littoral de la mer Roûmi, et faisant
partie de la principauté de Modjâhid. T’Amiride,
et du fils de ce prince, ^Ali el-Mowaflfak’, dont nous
avons parlé. Ibn el-Labbâna, aussi bien que son frère
‘Abd el-‘Azîz, était poète, mais ce dernier ne Tétait pas
de profession et ne faisait pas de la poésie son gagne-
pain, car il était marchand de son métier. II n’en était
pas de même d’Aboû Bekr, qui vivait de ses vers et en
composait beaucoup ; il les présentait aux rois, dont les
cadeaux le récompensaient, et qui le plaçaient au plus
haut rang. Le souffle poétique animait ses œuvres, où
son beau talent savait réunir à la fois les expressions
aisées et élégantes, les significations nobles et spiri-
tuelles. Il finit par s’attacher entièrement à Mo’tamid,
dont il devint Tun des poètes ; mais ce ne fut que vers
la fin du règne de ce prince, ce qui explique le petit
nombre des pièces qu’il composa à sa louange. Malgré
sa facilité et sa fécondité, ce poète connaissait médio-
crement les règles relatives aux mutations des pieds, et
était peu pénétré des règles de la versification ; il se fiait
le plus souvent à ses facultés naturelles, à son talent
instinctif. C’est ce que prouve ce qu’il dit lui-même dans
une k’açida dont je donnerai un extrait en son lieu :

[P. 105 ; Kâinii] Certains ne dépensent que ce qu’ils tirent de leurs
noirs grimoires ; mais moi je ne tire rien que de moi-même.

Après la déposition de Mo’tamid et son départ de
Séville, Aboû Bekr mena d’abord une vie errante, puis
se rendit dans l’île de Mayorque auprès de Mobachchir
el-*Amiri surnommé Nâçir, chez qui il trouva honneur
et considération. 11 écrivit à la louange de son protecteur

(1) Voir sur ce poète Ibn Khallikân, il, 162; III, 188, 192-194,
197, 655 ; ms 1372 A. F. ar. de la Bibl. N. f. 63 v. ; Kotobi, II. 260
fqiii le fait mourir à Mayoi*que en 507, de même qu’Ibn el-Abbâr,
TekmiUt, p. 145) ; Dbabbi, p. 99, etc.

— i2Rr —

plusieurs pièces où il déploya tout son talent et dont
Tune est écrite dans un genre que personne, à ma
connaissance, n’a pratiqué ni avant lui, ni après lui : du
commencement à la fin, le premier pied du premier
hémistiche (çadr) constitue un ghazal et le dernier pied
du second hémistiche forme un chant de louange (1). En
voici le commencement :

[Kàmîl] Sa seule apparition a fait honto à Péclat du jour; son
éclat semble emprunté à la joie (de voir) Mobachchir. Son sourire
laisse voir une perle, et je me suis dit que mes éloges procurent
pareil éclat (au prince). Elle parle, et son doux langage m’est aussi
agréable que Todeur parfumée du musc. Sa conversation à demi
voix exerce sur moi autant d’influence que les éclats de la voix [du
prince] sur la chaire élevée. Après avoir péché, j’ai demandé pardon
de ma faule, et elle a agi comme il fait toujours vis à vis du pécheur
repentant. Les faveurs qu’elle m’a accordées, c’est pour moi tout
autant que le don que fait le [prince] au pauvre qui sollicite. J’ai mis
un baiser sur ses lèvres, et je suis resté persuadé que le [prince]
m’a autorisé à baiser son petit doigt. Elle a bien voulu se laisser
embrasser, et je n’ai vu dans cet acte qu’un bienfait qui coûtait peu
aux nobles qualités de ce [prince]. Ce qu’il faut dans le combat,
c’est un lion au cœur aussi ferme que ce [prince] ; ce qu’il faut dans
une réunion, ce sont des sentiments aussi doux que les siens; les
épées (ou regards) au-dessous de ses boucles, j’imagine qu’il n’y a
sur terre rien de plus dur. Elle m’apparaît aussi belle sous son voile
que le peut paraître à ce [prince] le guerrier revêtu de sa cotte de
mailles. Si elle s’orne de sa ceinture, c’est comme quand il revêt une
cuirasse qui laisse deriière soi une traînée d’ombre au lieu de pous-
sière. Elle a cligné d’un sourcil un peu dur comme celui du [prince];
elle met un peu de l’ardeur de l’œil du [prince] dans son regard bien-
veillant. Du coin de l’œil, elle me fait signe, et je me figure qu’il
dégaine la lame polie de son épée. Elle dépose sur des sièges ses
vêtements rembourrés semblables aux selles dont il charge les
nobles et maigres coursiers. Est-elle de Râma (2) ou de Rome,

(l) L’auteur se serait exprimé plus correctement en parlant, d’une
manière un peu plus générale, du commencement et de la fin de
chaque vers.

(t!) Râma est une localité d’Arabie dont le nom n’est probablement
amené que par l’allitération (Merâçid, 1,456; C. de Perce val, ifwat,
n, 273).

— 128 —

appartieDt-elle à la race de No’m&n ou à celle de César, je Tignore;
[P. 106] mais de celte 61Ie de rois tu peux dire qu’elle descend de
Kesra le Persan ou des Tobba’ Yéménites. J’ai, à cause d’elle, traité
en ennemis les plus distingués des miens, et je ne les ai plus
regardes comme appartenant ni à mon pays, ni à ma famille : tels
nous voyons les humains se transformer en une poussière grise
semblable à la mie de pain trempée dans du bouillon. Quand elle

m*entoure d’un chaibon de sésame (2^.^), je crois voir Mars dans
la main de Jupiter. On pourrait prendre ses doigts, tout couverts
d’un sang vermeil, pour les glaives de Mobachchir. Sous son vête-
ment rayé, ce prince reoferme la force d”A1i et la décision
d’Alexandre.

Tel est Textrait que j’ai fait de cette poésie. Voici un
autre poème, erotique à la fois distingué et vif, où il loue
ce même prince :

[Kâmil] Pourquoi ton cœur bienveillant ne s’cst-il pas tourné vers
moi et ne t’a-t-il pas montré un papillon qui se consume sur sa
couche ? Je suis réduit sans espoir à mon dernier souffle; je ne suis
plus qu’un esprit détaché du corps. Je me noie dans les pleurs que
tu me fais verser ; les larmes me submergent, et pour quel motif?
Y a-t-il dans ta formule de salut une ruse cachée qui s’attache au
flanc de tes vaines promesses? Tu es à la fois la mort et la vie; ta
main indifférente distribue la pluie fécondante, tout comme les
ardeurs dévorantes du midi. Ta taille a la souplesse et la couleur de
la lance, mais tes yeux sont bruns, tandis que le fer de la lance est
bleu. On ne voit en toi qu’un bois touffu jusqu’au moment où ton
roucoulement te fait reconnaître pour une colombe cendrée. O toi
qui as repoussé les tentatives de me consoler que j’ai dirigées de ton
côté, nulle flèche n’atteint le but aussi rapidement que tes cils. Si je
disposais d’un pouvoir magique ou d’un philtre, j’insinuerais pour
quelque temps l’amour dans ton cœur ; [P. 107] tu souffrirais alors,
comme je Tai fait, des tourments d’un violent amour; tu te montrerais
compatissante et douce à cause de ta souffrance même. C’est en toi
qu’est mon corps et non dans sa tombe, car il ne peut (toujours)
tourner les yeux vers une image. J’excuse ton fantôme puisqu’il ne
procède pas par divination, de confondre ma maison et ma tombe.
Tu as tari en moi toute source de vie, et tandis que mon sang
coule, mon amour continue de fleurir. Ainsi palpite mon cœur,
quand les étendards du prince Mobachchir viennent le couvrir de
leurs plis.

Voici en quels termes ce même poème décrit les ré-
gates de l’équinoxe d’automne :

[Kâmil] Bienvenu soit Téquinoxe d’automne, que tu sais fêter
avec tant d’éclat ! On voit alors voler des sirènes aux ailes noires
comme celles du corbeau, tandis que les autres (embarcations) sont
autant de gerfauts. On voit sur la mer une armée aussi mobile que
cet élément et se déversant comme lui ; on voit les guerriers montés
sur des navires aussi rapides que des chevaux vainqueurs aux
courses, et dont ils remplissent l’intérieur et l’extérieur ; on voit
arriver ces navires, nombreux comme des nuages, plongeant dans
l’abîme maritime et s’y dirigeant, tels que des chamelles apparais-
sant dans le mirage. merveille 1 jamais, avant d’avoir assisté à ce
spectacle, je n’avais cru que des barques pouvaient porter de féroces
lions. Les rames qu’agitent ces vaisseaux pour se diriger vers toi
sont comme les cils d’un œil tourné vers l’étoile directrice, ou
comme les halam d’un scribe gouvernemental qui tracent de gros
caractères au beau milieu de la page.

En outre de ce poème, qui renferme de nombreuses
beautés, citons encore des extraits d’une de ses k’acîda
amoureuses :

[T’awîl] Mon cœur est aiSligé et tracassé à cause de cette belle,
car quelque bien gardé qu’on soit, l’amour a son heure chez les
jeunes gens. Mon souffle même est si faible qu’il disparait et cesse
de se faire entendre, et pourtant mon corps est moins visible et
moins bruyant encore. Mes membres sont comme morts, mais sa
coquetterie est toujours vivante ; l’ardent désir que j’ai pour lui est
toujours en vie, mais ma patience est morte. J’ai fait de mon cœur
le fourreau de ses cils tranchants comme des glaives et qui, en
dégainant, le consument d’une ardeur sans nom. [P. 108] Quand ils
veulent me quitter, mes bassesses ne peuvent les empêcher de fuir
vers l’horizon ; quand, misérable, je leur raconte mes peines, ils ut
répondent que par leur silence indifférent. Tout lien n’est pourtant
pas rompu entre nous, car la débordante jeunesse est un champ
propice au myrte (de l’amour).

Voici le début d’un très beau poème où ce poète loue
Mobachchir Nâçir ed-Dawla :

[KâmilJ Dans ce clair printemps à l’atmosphère légère, contemple
la splendeur du ciel et de la terre ; la rose y ressemble au meilleur

10

— 130 —

:viD dont le mélange avec de l’eau est comme l’essence extraite de cette
fleur, où je verrais, si elle restait toujours fraîche, la joue, colorée
par la pudeur, de mon ami. Que dis-jc? Nulle comparaison n’est
possible entre la rose et la joue de celui dont les sentiments pour
toi ne changent pas ; les qualités de la rose ne sont rien au regard des
siennes, le gazouillement de Toiseau n’est rien auprès du sien.
Les mouvements de son cou, la grâce de son visage sont comme
l’apparition d’une aurore parfumée de myrte. Sa rencontre pénètre
toutes les âmes d’une joie qui dure aussi longtemps que le parfum
qu’il porte avec lui. La passion a fait de mon corps comme une
ombre, tant il est devenu léger et se montre peu.

Deux des plus beaux vers que je me rappelle de lui
sont consacrés à décrire un grain de beauté :

[Basit*] Un grain de beauté est venu orner sa joue et ne fait
qu’augmenter la violence de mon amour. On dirait qu’à sa vue mon
cœur a projeté du sang pour le faire se figer sur sa joue.

Ibn el-Labbâna est auteur de nombreuses et excellen-
tes poésies que je m’abstiens de rapporter par crainte
de longueur et aussi parce que ce n’est pas à ce sujet
qu’est consacré le présent ouvrage. Nous n’en avons cité
que ce qui était amené forcément par le fil du discours,
et nous reprenons maintenant le récit des faits concer-
nant MoHamid.

On m’a raconté que peu de mois avant la catastrophe
qui fl:appales ‘Abbâdides,un homme quiétaitàCordoue,
vit en songe un autre homme monter dans la chaire de
la mosquée, se tourner vers l’assistance et réciter en
élevant la voix, ces deux vers :

[Ramai] Maintes fois on a vu des gens au faîte des honneurs
faire fi de ce qu’ils avaient de plus précieux. Le destin ne s’occupa
d’abord pas d’eux, mais le jour où il regarda de leur côté, il leur fit
verser des larmes do sang (i).

(i) Voir Àbbad. I, 305 et 343; Ibn Khallikàn, III, 197.

— 131 —

[P. 109] Or peu de mois après arrivèrent les malheurs
que Ton sait, et le destin fit, comme il vient d’être dit,
verser à ces princes bien des larmes.

La situation de Mo’tamid à Aghmât était telle que ses
femmes préférées et ses filles les plus chères durent se
mettre à filer pour le compte d’autrui à Tefl’et d’améliorer
un peu Tétat de gêne où elles étaient réduites; elles tra-
vaillèrent (1) entre autres pour un bas officier de la garde
de leur père, officier qui précédait le souverain dans les
rues pour faire ranger le peuple et qui ne le voyait que
dans ces sorties. La principale des femmes de Mo’tamid,
mère de ses fils, étant tombée malade à un moment où le
vizir AboûM-*AlâZohr b. ♦Abd el-Melikb.Zohr(2), appelé
pour soigner le Prince des musulmans, se trouvait à
Merrâkech, le prince déchu écrivit au médecin pour le
prier de venir se rendre compte par lui-même de Tétat
de la malade. Il reçut de lui une réponse affirmative dans
laquelle il était traité avec les honneurs dûs à son rang
et où, entre autres choses, il lui était souhaité longue
vie. MoHamid dit à ce propos :

[Wàfir] Des vœux de longue vie I Mais ua captif peut-il désirer
vivre? La mort n’est-elie pas préférable à une vie qui apporte sans
cesse de nouveaux tourments ! Il y en a qui peuvent chercher
l’amour; moi je ne demande que la mort. Puis-je souhaiter de vivre
pour voir mes filles manquer de vêtements et de chaussures, servir la
fille de celui dont le principal service était d’annoncer ma venue
quand je me montrais en public, d écarter les gens qui se pressaient
sur mon passage, de les contenir quand ils encombraient la cour de
mon palais, de galoper à droite et à gauche pour faire ranger l’armée
que je passais en revue, de prendre soin qu’aucun soldat ne sortit
des rangs ! Mais ton vœu part d’un cœur pur, il m’a fait du bien.
Puisâe Dieu te récompenser, Aboû’ 1*-Alà ! puissent la grandeur

(i) La correction grammaticale de ce passage laisse à désirer;
peut-être faut-il entendre ce qui est dit là de la fille préférée de
Mo’Umid (cf. Ibn Khailikàn, III, 195; Mus. d’Esp., IV. 274).

(2) C’est le grand père, f 525, de celui que nous appelons Aven*
zoar (Ibn Khall., III, 437 ; Çila, p. 76).

– 132 —

VAId) et les bienfaits devcDir ton lot 1 La pensée que tout passe fait
que je regretterai moins ce que je n’ai plus.

[P. 110] Ibn el-Labbâna, pendant son séjour à Aghmôt,
rendit assidûment ses devoirs au prince et lui témoigna
toute sa reconnaissance pour les bienfaits dont il lui
était redevable. Quand il fut résolu à partir, MoHamid,
qui Pavait vu avec plaisir, épuisa ses dernières ressour-
ces pour lui envoyer vingt mithk’âl et deux pièces
d’étoflfe, envoi qu’il accompagna de ces vers :

[Wàfir] La main d’un captif t’adresse cet insignifiant cadeau, dont
Facceptation sera la meilleure preuve de ta reconnaissance ; reçois
ce qu’il rougit de t’offrir, bien qu’il ait pour excuse sa pauvreté. Ne
t’ëtonne pas du malheur qui l’accable, puisqu’on voit la lune elle-même
s’éclipser. Espère, pour le voir en meilleur état, que se manifestera
Teffet de sa libéralité ; car combien de blessés ses mains n’ont-elles
pas remis sur pied ! que de gens d’humble condition son noble
caractère a su élever! que d’émirs la pointe de son glaive a su
abaisser! que de chaires ont vu leurs degrés les plus 6lcvés lui
adresser leurs vœux, que de trônes ont fait de même, au temps où
de vaillants cavaliers se détachaient de ses côtés pour se précipiter à
l’envi sur l’ennemi et le livrer à la mort destructrice ! Mais le malheur
a abaissé son regard sur lui et lui a enlevé toutes ces grandeurs sans
pareilles. Â la félicité a succédé l’infortune, conformément à l’ordre
des décrets du Tout Puissant. Que d’heureux a faits la seule volonté
de ce (prince), que d’hommes sont devenus célèbres grâce à sa
renommée, au temps où des rois, cherchant maintenant à se faire
protéger contre les coups du sort, se disputaient à l’envi quelqu’une
de ses faveurs ! Grâce aux braves (qui l’entouraient) toute appréhen-
sion était bannie, et mieux valait être auprès de lui qu’à Thabîr (1).

Mais Ibn el-Labbâna refusa ce cadeau et le retourna
au prince, en même temps qu’il répondit à ses vers par
les suivants :

. (1) Abbad. I, 309 et 347; III, 139 et 150; Ibn Khallik. III, 194.
Les trois derniers vers (à partir de c que d’heureux. . . • ») paraissent
être ou interposés ou transposés; leur place semble être à la suite
du septième (après q . . . . la mort destructrice 1 »). — Thabir est le
nom d’une montagne de la Mekke.

– 133 —

[WâOr] Tu as affaire à un homme d’honneur; laisse-moi donc
avec les sentiments que ressent mon cœur pour toi. Puissé-je renoncer
àTamourquej’ai pour toi et qui constitue la moitié de ma religion si
jamais les vêtements que je porte recouvrent un traître! puissé-je
rester à jamais la victime du malheur si je reçois quelque chose
d’un captif I Je voyage, mais ce n’est pas dans un but’ intéressé ;
Dieu me garde d’une conduite si vilel [P. Ui] Quand la reconnais-
sance, si vive soit-elle, a un bienfait pour cause, où est le mérite de
se montrer reconnaissant ? Comme Djadhîma la fortune t’a trompé,
mais je ne serai pour toi pas moins que K’açîr (1). Ta générosité
m’est mieux connue qu’à toi-même, car (souvent) je me suis mis à
son ombre pour m’abriter des ardeurs (de la mauvaise fortune).
Malgré tes dispositions généreuses, la médiocrité de ta situation te
lie les mains. Pour pouvoir, avec peu de chose, donner beaucoup, tu
recours à des ruses inspirées par tes généreux instincts. Parler de
toi, c’est parler du remarquable nab* (2) et des magnifiques fleurs
qu’il nous donne à cueillir. J’admire que, plongé comme tu l’es dans
les ténèbres, tu dresses le phare dont la lumière appelle les néces-
siteux. Aie patience I tu pourras me combler de joie, car (bientôt) tu
monteras sur le trône, tu m’installeras au rang le plus élevé le jour
où tu rentreras dans tes palais. Ta générosité dépassera alors celle
d’Ibn Merwàn, et mon talen. D’après ton plan
que nous avons suivi, sous ta direction qui nous à suffi,
nous n’avons cessé de tenter d’extraire cette épine, de
dégrossir cette souche, de nous y reprendre à plusieurs
fois, de nous hâter avec (une sage) lenteur, de détruire
successivement ses plus braves guerriers, de dévorer
petit à petit ses plus vaillants héros, de nous plonger
dans les abîmes de la lutte et les mers de la mêlée,
jusqu’à ce que nous ayons abattu leurs corps et pris
leurs âmes ; nous n’avons cessé d’offrir leurs têtes aux
pointes de nos lances et leurs âmes aux feux de la

-— 141 —

géhenne, de les livrer grâce au tranchant de nos glaives
Yéméniles à l’ardeur des flammes, de soulever à force
de zèle et d’ardeur le voile de leur vile astuce, d’aplanir
grâce à nos prières au Dieu éternel et tout puissant la
hauteur de leur orgueilleuse puissance. Quand nous
vîmes que cette fortesse, célèbre entre toutes et dont
l’emplacement domine la région, était gravement malade
et ne pouvait plus guérir, nous nous enquîmes auprès
de Dieu si nous devions l’attaquer; nous lui deman-
dâmes avec ferveur de faciliter notre dessein et de ne
pas nous laisser livrés à nos propres forces, encore que
nos vies soient vouées à défendre son culte et consa-
crées à faire pour Lui ce qui plaît comme ce qui répugne.
[P. 118J Nous fîmes alors une attaque désespérée à un
moment où toutes les routes étaient fermées et où, grâce
à la puissance divine, nul stratagème ne pouvait réussir
aux assiégés, à l’heure où la Fortune souriante décou-
vrait ses dents crochues et où, sortie des marais et des
torrents, elle marchait d’un pas assuré. Alors nous
nous installâmes dans l’enceinte de cette ville, en un
jour de malheur pour ses habitants; avec l’âpreté au
gain du mercenaire qui fait ses comptes, nous les atta-
quions sans cesse, sans leur donner d’autre délai que
celui qu’accorde l’homme respectueux observateur des
ordres de Dieu; dans toutes les directions, nous faisions
piller par nos troupes, qui se précipitaient les mains
vides sur les vaincus et nous revenaient lourdement
chargées; aussi la terreur remplissait-elle le cœur des
ennemis, et les richesses les mains de nos amis. Nous
fîmes vendre les captifs et les dépouilles à portée de
la vue et de l’ouïe des habitants des deux sexes, ce qui
calma d’autant leur violence et ralentit leur ardeur.
Lorsqu’ils se furent réfugiés dans les étroites cachettes
que leur laissait notre poursuite, que la perdition les
eut plongés dans la mer de ses terreurs, que l’affliction
se fut emparée d’eux, que le décret de la colère divine
eut manifesté les bouillonnements de sa colère, quand

– 142-

la nuit de leur malheur n’eut plus d’aurore à attendre et
que leur adversité n’eut plus à espérer de porte de
sortie, — alors Ils préférèrent l’humiliation à la mort, la
soumission à l’esclavage; ils aimèrent mieux livrer
leurs femrpes et leurs enfants, se soustraire aux plis du
linceul funéraire et aux secrets du tombeau, si pénibles
que fussent les conditions (1). La mort, nous l’avons dit,
avait atteint les plus braves de leurs chefs, les plus
vaillants de leurs cavaliers; il ne restait plus qu’une
poignée d’hommes, une faible troupe de gens de rien
dont la vie ne pouvait nuire à aucun fidèle, dont le salut
ne pouvait réjouir aucun infidèle. Alors, leur épargnant
une mort qui eût été préférable, nous les livrâmes à la
honte de l’abjection, les tirant des épreuves du siège,
nous les livrâmes à l’avilissement de la captivité; nous
consentîmes à leur demande d’avoir la vie sauve, après
qu’ils nous eurent fait humblement transmettre leur
rançon par leurs émissaires ; |P. 119] nous oubliâmes
leur conduite antérieure en considération de leur
conduite présente; nous leur pardonnâmes pour sug-
gérer ce qu’ils doivent faire à ceux qui, ayant suivi leur
mauvais exemple, seront bientôt, avec la permission
divine, assiégés par nous.

« La forteresse au solide emplacement de laquelle nous
sommes parvenus et que nous avons réduite, constitue
une ville de la plus grande étendue et d’une fertilité
depuis longtemps établie, constante et régulière; elle
Ignore la disette ni rien qui y ressemble. Elle élève ses
sommets plus haut que les Pléiades et plonge ses so-
lides fondements dans le sous-sol; ses fleurs rivalisent
d’éclat avec les astres célestes, elle glisse ses secrets
dans l’oreille même d’Orion. Les endroits où tombe la
pluie, qui partout ailleurs sont de couleur poussiéreuse
ou grise, sont ici brillants et d’une humidité luisante ;

(i) Sur Texpression du texte « la gorgée du menton, » voirMejdàni,
II, 200; Abdallatif, éd. de Sacy, p. 390.

— 143 —

les lieux où se projette la lumière du soleil levant, qui
ailleurs sont d’un noir tremblotant, sont ici d’un éclat
lumineux et intense. Elle avait pu autrefois résister à
un grand empereur, qui l’assiégea avec des troupes plus
innombrables que les gouttes de pluie, qui voulut s’en
emparer à l’aide d’auxiliaires plus nombreux que les
vagues de l’Océan ; mais elle refusa obstinément de lui
obéir, elle s’opiniâtra à se soustraire à son autorité,
elle se raidit contre lui comme on se raidit contre un
malheur. Mais Dieu, qu’il soit exalté I nous a rendus
maîtres de ses sommets, il a en notre faveur fait descen-
dre de ses tours les cavaliers qui les défendaient. »

Parmi ses épîtres familières, en voici une qu’il adressa
à Aboù ‘Abd Allah Moh’ammed b. Aboù ‘1-Khiçâl (1) pour
lui demander son amitié et lier avec lui des relations
de fraternité, « Vis-à-vis de mon puissant soutien, dont
Dieu éternise la gloire 1 je suis comme l’exilé courbé
sous la peine et réfugié dans un bas fond du Tihama,
ignorant qu’il est de son vent stérilisant et de sa chaleur
intolérable, dans cette région dont le mirage asphyxiant
et la sécheresse brûlante le plongent dans un bain chaud,
[P. 120] et dont l’intense ardeur le mettrait aux portes
du tombeau si le Miséricordieux ne le rafraîchissait de
sa générosité ; il se réfugie alors sur quelqu’une des col-
lines pour demander aux montagnes de Fârân le souffle
rafraîchissant de leur zéphyr et, par l’intermédiaire du
Nedjd, puiser dans son haleine une fraîcheur qui lui
procure une ardeur extatique; alors il retrouve force et
vigueur grâce aux aspirations répétées qu’il fait de ce
zéphyr léger et humide. Mon intention n’a pas été, en te
parlant comme j’ai fait, de t’enlever le mérite d’avoir
commencé, car je me suis borné à faire de l’imitation
et à suivre la direction : j’ai voulu m’éclairer à tes

(\) Aboù ‘Abd Allât! Moh’ammed b. Mas’oûd b. Aboû’l-KhiçAl,
f 540, est Tobjet d’une notice de Dhabbi, p. 121; ms 1376 anc. F.
ar. de la Bibl. nat., f. 144.

lumières, fairô descendre de ton ciel des astres qui me
guident dans les profondes ténèbres où je me trouve,
ou des étoiles filantes qui me protègent contre ceux qui
veulent surprendre ce que je dis (1).

« Si la colonne qui me sert d’appui daigne me retourner
une réponse, je confondrai, à Taide de ce qu’elle m’aura
fait parvenir, la colombe et son roucoulement, les Ançâr
et leur poète H’assân (b. Tâbit), les saisons et leur mois
de printemps, les T’ayyites et leurs [poètes] Welîd (2) et
Habib (3), les SaMites et leurs [poètes] Khâlid et Chebîb,
j’arriverai dans ma joie j usqu’à la poche de Mokhârik lui-
même (4), grâce à la vivacité que j’en aurai reçue, à l’al-
légresse que cela m’aura procurée; je disputerai à Aboù
P-‘Atâhiya (5) la palme que lui ont value ses longs vers
si connus, ses vers courts si joyeux, je rejetterai loin de
moi les chants d’*Abîd (6), je me détournerai dédaigneu-
sement des poésies de Lebîd (7), j’appliquerai aux hom-
mes éloquents de notre temps le proverbe qui stigma-
tise les chameaux d’Egypte ; je dirai « voilà les Benoù
Kâra ; défiez-les au tir, mais rendez-leur justice (8);

(1) Allusion au Koran, LXVII, 5 : les étoiles filantes sont lancées
des deux contre les démons, qui veulent surprendre ce qui se dit et
ce qui se fait au ciel.

(2) “Welîd b. ‘Obeyd Bohtori, -f 284, est le poète dont parle Ibo
Khallikân (III, 657) et qui compila une H’amâsa ou anthologie à
rimitation de celle, plus connue, d’Aboû Temniàm H’abib b. Aws,
+ 231 ; la biographie de ce dernier figure dans Ibn Khallikân, I, 348.

(3) Il semble que ces deux poètes doivent être ceux dont parle
VAghâni (XIX, 52 et XI, 93).

(4) L’avarice de Mokhârik, surnommé Mâdir, a donné naissance à
un proverbe rapporté par Meydàni (J, 190).

(5) Ce poète mourut en 211 (Chrest. de Sacy, I, 34 ; Ibn Khall., I,
202; Aghâni, III, 126).

(6) Il est parlé de ce poète dans C. de Perceval {Essai, II, 105),
sous le nom d’Obayd. La lecture Abid est fixée par l’allitération du
passage ci- dessus.

(7) L’auteur d’une des Mo’allak’ât.

(8) Allusion au proverbe expliqué par Meydâni (II, 257).

— 145 –

voilà Part suprême, atteignez-y ou du moins parcourez
la moitié de la carrière. » Et pourtant, les éclatantes perles
géminées (de son style) ne sont pas encore livrées à
mon coffret, ses brillantes étoiles ne sont pas encore
arrivées jusqu’à la mansion où je suis; ma main n’a pu
encore cueillir ses fruits, mon œil jusqu’à ce jour a été
privé de l’éclat de ces (étoiles). La parcimonie (d’Aboû’l-
Khiçôl) à m’accorder une perle venant de ses trésors ou
une insufflation de sa magique (éloquence), (P. 121] me
fait hésiter entre deux suppositions de la vérité des-
quelles je n’ai ni soupçon ni certitude. Ou bien, me suis-je
dit, mon nom lui est venu à l’esprit, mais ne me voyant
ni parmi ses pareils ni dans son pays, il aura pensé:
« Qu’ai-je de commun avec un tel? Est-il autre chose
qu’un homme d’Occident, encore qu’il se croie de pure
race arabe, et l’Occident n’est-il pas, au regard des
autres contrées, une simple glose placée entre les
lignes? » — Ou bien peut-être pense-t-il (ce que nulle in-
telligence ne peut admettre) : « Je vois, mieux que Zark’â
elle-même (1), qu’un tel dépasse par sa gloire le griffoa
même. » Peut-être répète-t-il le vers d’Aboû’ i’Alà b.
Soleymân, le poète de Ma*arrat en-No’mân (2) :

|Wàfîr| a L’ank’à (griffoD) est, à mes yeux, trop grand pour qu’on
se livre à cette chasse. »

« Je le jure parle printemps pluvieux et les réunions
amicales qu’amène cette saison, par les vergers floris-
sants et aux teintes diverses, par le bonheur de la jeu-
nesse, par le pouvoir de l’archet, par les distiques les
mieux composés, par les flacons et leur contenu, — et
de plusieurs de ces choses par lesquelles je jure je n’ai

(i) Zark’à el-Yemàma était réputée pour l’excellence de sa vue,
qui était assez perçante pour apercevoir les objets à plusieurs jour-
nées de marche (C. de Perceval, I, 100).

(2) Le poète AboùM-‘Alâ Ah’med Tcnoùkhi, 363-449 Hég., est
l’objet d’une notice d’Ibn Khall., I, 94 ; cf. Chrest. de Sacj, III, 89.

11

– 146 —

pas la libre disposition —je jure, rfis-je, que mon nom
est pour les gens éloquents et intelligents la même
chose que le nom de TAnkâ, c’est-à-dire un nom qui ne
désigne rien, un vocable sans signification. Que diras-tu
de moi? Cette lettre n’est-elle pas le courrier qui précède
réloge ou le blâme que tu vas m’adresser, qui décidera
mes soupçons ou qui me soustraira aux amulettes de
ma folie ? C’est elle qui, par la réponse (qu’elle provo-
quera), va décider souverainement si mon opinion est
fausse ou non. Que sur mon soutien glorieux et sur mon
imâm soient mes salutations les plus abondantes et les
plus humbles, les plus copieuses et les plus promptes,
l’obéissance la plus complète et la plus générale, ainsi
que la miséricorde et les grâces divines. »

Le vizir Aboû *Abd Allah lui répondit par une épître
sans pareille dans son genre et où tout était entièrement
neuf, bien qu’elle sente un peu la recherche : elle est
connue sous le nom de H’avoliyya, et sa longueur m’em-
pêche de la reproduire ici. Ibn ‘Abdoùn (P. 122] est aussi
l’auteur d’œuvres remarquables, ‘ devenues dans nos
pays d’une célébrité proverbiale et dont on parle aussi
souvent que des vents du midi ou du nord ‘(1). ^^_^
/ Le Prince des musulmans Yoûsof ne cessa pas, com^mX
i nous l’avons dit, de rechercher la guerre contre les infl- \
I dèles, d’accabler les rois chrétiens et de poursuivre tout \
^ ce qui pourrait être utile à l’Espagne, jusqu’au moment I
\ de sa mort, survenue dans le cours de l’an 493 (2)./ll eul^
pour successeur son fils *Ali b. Yoûsof b. Tâchefîn, qui
prit comme son père le litre de Prince des musulmans
et nomma ses partisans Almoravides (morâbWoûn). A
l’exemple de son père, il s’occupa surtout de faire la
guerre sainte, de terrifier l’ennemi et de protéger son
propre territoire. Sa manière de faire était bonne, et ses

(1) Cf. Hoogvliet, iSpccimf n. . . . de regia Aphthasidarum familia,
p. 138-151.

(2) Lisez, en 500 (voir VHist. des Berbères, ii, 82).

— 147 —

pensées élevées ; ami de la continence et ennemi de
rinjustice, il méritait plus de figurer parmi les ascètes et
les ermites que parmi les princes et les conquérants, et
accordait toutes ses préférences à ceux qui s’occupaient
de rétude des lois et de la religion. Pendant tout son
règne il ne trancha pas une affaire sans en référer aux ‘
hommes de loi (fak’ih) ; quand il investissait un juge, il
ne manquait pas de lui recommander de ne rien décider,
de ne rendre aucune sentence,”qu’il s’agît d’affaire im-
portante ou non, en dehors de la présence de quatre
fak’ik. Aussi cette dernière classe d’hommes acquit-elle
de son temps une importance beaucoup plus grande que
dans la période écoulée depuis la conquête de l’Espagne ;
les affaires des musulmans dépendaient d’eux et les
jugements, qu’il s’agît de choses importantes ou mini-
mes, étaient rendus par eux. Cette situation dura pen-
dant tout ce règne, et comme les hommes les plus
considérables les fréquentaient, les fakih acquirent de
grandes fortunes et firent des gains considérables. C’est •
à quoi fait allusion Aboû Dja*far Ah’med b. Moh’ammed,
connu sous le nom d’ibn el-Binni (1) et originaire de la
ville de Jaën en Espagne :

[Kâmil] Hypocrites 1 vous avez gagnd la consid<>ration dont on
vous entoure à la façon du loup qui s’avance dans les ténèbres de la
nuit commençante. La doctrine de Màlek vous a rendus maîtres de
ce monde, vous vous êtes servis du nom d’Ibn el-K’âsim (2) pour
vous partager tous les biens ; grâce à Achhab (3) vous montez des

. i.

(1) On trouve quelques renseignements sur ce poète dans Ibn
Khallikân, iv, 472 et 478 ; nis. 1376 Ane. F. ar. de Paris, f. 189;
Mal’mah’ el-anfous, p. 91.

(2) Âboù ‘Abd Âliâh ‘Âbd er-Rah’mân b. el-K’àsim, f 191, est un
disciple de Timâm Màlek, aussi connu peut-être que son maître ; il
coliigea la Modawwana, recueil fondamental des doctrines mâlekites,
Ibn Khallikân (ii, 86) entre autres parle de lui.

(3) Âboù *Amr Achhab b. *Abd el-‘Azîz, f 204, est un autre dis-
ciple de Màlek et devint après Ibn el-K’àsim le chef des Màlckites
en Egypte (Ibn Khallikân, i, 223). Le texte joue sur ce nom et sur
celui d’Açbagh d’une manière intraduisible.

— 148 —

chevaux blancs, qui, par la vertu du nom d’Açbagh (!) ont été teints
(ou désignes) pour vous servir ici-bas.

[P. 123] Dans ces vers, Aboû Dja’far n’a voulu dési-
gner personne autre que le k’àd’i de Cordoue, Aboû
*Abd Allah MoIVammed b. H’amdîn, qu’il a visé en ces
termes. Plus tard il le désigna nominativement dans
des vers satiriques qui débutent de la sorte :

[Motak’Arib] antéchrist, voici le moment de la rôsurrection ;
soleil, lève-toi à Toccident ! Ibn Hamdfo voudrait qu’on lui demand&t
justice, à lui qui est plus éloigné d’un acte de générosité que du ciel
même ! Quand on le prie d’appliquer le droft coutumicr. il se
gratte le derrière pour bien affirmer sa prétention taghlébitc (2).

Ce poète a fait encore d’autres vers de ce genre. Il faut
savoir que le k’âd’i Aboû *Abd Allah l!). H’amdîn descen-
dait des Taghleb b. Wâ’il.
y’ f Nul n’avait accès auprès du Prince des musulmans ni
n’avait sur lui quelque influence que ceux qui connais-
saient la science du droit pratique d’après la doctrine
Malékite. Aussi les traités de cette école étaient alors
en faveur et servaient de guides, à l’exclusion de tout ce
qui n’en était pas, si bien qu’on en vint à négliger l’étude
du Saint Livre et des traditions (hadith) ; aucun homme
célèbre de cette époque ne s’est enlièremen t occupé de ces
deux genres d’éludés, et l’on allait alors jusqu’à traiter
d’impie quiconque s’adonnait à l’une ou l’autre branche
de la philosophie scolastique. Les fakHIi de l’entourage
du prince vilipendaient cette science, affirmaient la
répugnance qu’avaient pour elle les premiers musul-
mans (3) et le soin qu’ils mettaient à éviter quiconque

(1) Açbagh b. el-Faradj est un célèbre jurisconsulte mâlekite, f
225, et élève dlbn ei-K’âsim (Ibn Khall. i, 224).

(2j Peut-être faut-il rapprocher cette expression du proverbe
« Rien ne me gratte le dos aussi bien que ma main », pour signifier
qu’on n’a confiance en personne (Moydâni, ii, 602j .

(3) Sur le sens précis du mot c-i-Lw» voir Chest, de Sacy, i, 156, et
le Dicl. of the ttchnical terms, p. 676.

— 149 —

en avait quelque teinture; c’était, ajoulaîent-ils, une
nouveauté introduite dans la religion et dont le résultat
était souvent pour ses adeptes une altération dans la
foi. Ces discours et autres semblables implantèrent
dans Tesprit du prince la haine de la théologie et de ceux
qui s’y adonnaient, de sorte qu’à chaque instant il en-
voyait dans le pays des défenses sévères de l’étudier et
des menaces à l’adresse de ceux chez qui on trouverait
n’importe quel traité sur ce sujet. Quand les ouvrages
d’Aboû H’âmid Ghazzàli (1) pénétrèrent dans l’Occident,
le prince les fit brûler et menaça de la peine de mort et
de la confiscation des biens quiconque serait trouvé
détenteur de quelque fragment de ces livres ; les ordres
les plus sévères furent donnés à ce sujet.

Dès le début de son règne, *Ali b. Yoûsof ne cessa pas
d’attirer auprès jJe. Iui_jes^rîndj)au2c^ sécrétai^
pagne et le fit avec assez de soin [P. 1241 Pûur qu’on les

-^uIImi^our””cre lui plus u.ombreux qu’ils n’avaient été
chez aucun auTre^prince. Tels étaient Aboin-K’âsim b.
el-Djadd, connu sous le nom d’Ah’dab et qu’on cite parmi
les hommes éloquents; Aboù Bekr Moh’ammed b.
Moh’ammed, connu sous le nom d’Ibn el-K’abt’ourna ;
Aboû ‘Abd AUâh Moh’ammed b. Aboù’l-Khiçâl et son
frère Aboû Merwân (2) ; Aboû Moh’ammed ‘Abd el-Medjîd
b. *Abdoûn, et bien d’autres hommes célèbres qu’il
serait trop long de citer. L’un de ceux qui avaient le plus
d’influence et d’autorité auprès de lui était Aboû ‘Abd
Allûh Moh’ammed b. AboûM-Khiçàl (3), et c’était justice,
car il a été le dernier secrétaire (digne de ce nom) et
l’homme qui a le mieux connu les belles lettres, en outre
de la plus profonde science dans le Koràn, les traditions,

(1) Il s*agit du célèbre auteur de Vlh’yà *oloûm ed-din^ f 505, dont
le frère Ah’med, f 520, est également connu. On écrit aussi Ghazàli
(Ibn Kballikàn, II, 621; i, 79).

(2) Il figure dans le ms 1376, Ane. F. ar. de Paris, f. 204.

(3) Cf. Hoogvliet, /. L, p. 152 ; ci-dessus, p. 193.

VA

— 150 —

la sonna et les branches annexes. Voici des fragments
que je tire d’une lettre écrite par lui en réponse à la
demande que lui avait adressée un de ses amis d’un
spécimen de son style; cet ami, c’était Aboû’l-H’asan
*Ali b. Bessâm, Tauteur de la Dhakhira (1) :

« De la part du seigneur dominateur, du maître éminen t
— puisse Dieu le combler de ses faveurs, de même qu’il
lui a privativement accordé le talent ! — j’ai reçu l’écrit
éloquent et la demande qu’il y formule. Si le briquet
était resté entre ses mains sans étincelle, que son début
fut resté l’œil somnolent, que son expansion eût été res-
treinte, qu’il y eût eu fraude dans le contrat avantageux
[pour lui qu’il veut conclure], —je m’en serais tenu en ce
qui le concerne à ce que je puis le mieux faire, et j’aurais
gardé mon secret. Mais le souffle de sa magique
y; -î ^i^c ^ (éloquence) rend l’ouïe aux sourds et abtxtss’é les jwiis-
lU ^tvîtlÎAi’iv §ûûts (2), fait d’un indompté un animal docile et doux,
. ^ – transforme les rochers eux-mêmes en producteurs d’un

Vtvu’M c’a! Ku ‘jf^t abondant. Sitôt que ses premières lignes me sont

arrivées et que son appel a frappé mon oreille, je me pris
ù réfléchir, [P. 125] tandis que mon cœur se débattait
entre la confiance et la défiance. Alors j’expulsai de
leurs tanières des bètes sauvages, dont la fuite, soulevant
la poussière sur celui qui les pourchassait, s’opérait
au hasard et dans toutes les directions; je m’aperçus
alors que ce troupeau se composait d’excitation et de
crainte, (d’espoir) de réussite et d’hésitation, si bien
que la réflexion me désespéra et que les nuées (gros-
ses de promesses de pluie) déçurent mon espoir;
il ne resta qu’un faible nuage sans effet utile, qu’une

(i) Sur rauteur de cette anthologie poético-historique, voir
notamment le Journal asiatique, février 1861. Le quatrième et
dernier volume de cet ouvrage paraît être perdu (Gat. des mss arabes
de Paris, n»»3321 et s.).

(2) Je donne au mot ^^^^^ ^ pi. ^j^^^aj un sens qu’autorise la
signification de ia racine.

— 151 —

mauvaise monnaie d’un usage impossible. Comment
un homme tel que moi, sans talent naturel et n’ayant
acquis que d’imparfaites connaissances, pourrait-il
parler avec éloquence et écrire avec grâce T Si les
vestiges de l’art de l’éloquence n’avaient disparu, si la
poussière ne les avait envahis, un homme comme moi
n’y aurait certes pas eu de part et n’eût réalisé sur ce
marché aucun bénéfice; mais ce n’est plus mainte-
nant qu’un champ désolé, une arène envahie par les
ignorants. Ainsi agit, a l’égard des hommes, la sagesse
divine, qui leur répartit des moyens d’existence varia-
bles. Pour moi, puisse Dieu te glorifier ! j’estime la valeur
de la Dhakhira bien supérieure à celle des extraits pu-
bliés récemment, je crois qu’elle a atteint son extrême
limite et s’est revêtue de tous ses ornements (1). Mais je
crains que l’érosion n’attaque ton choix et ne le mine;
pour moi, j’en prends Dieu à témoin, il n’est pas dans
mes habitudes de fixer ce que j’écris dans une pièce
qui arrive (à la postérité). Pour assigner les rangs, il
n’y a pas chez nous d’orateur devant qui Ton s’incline
et chez qui l’on se précipite, car ce serait là la mort de
toute réflexion et l’amoindrissement de la réputation.

« Je sollicite ton indulgence, Dieu puisse te glorifier I
car pendant que j’écris ce que tu viens de lire, le sommeil
me sollicite, le froid me saisit, le vent agite ma lampe et
l’attaque avec une vigueur égale à celle de H’addjâdj , la re-
dressant tantôt en fer de lance, tantôt l’agitant comme
une langue, parfois la roulant en boule, puis la déployant
[P. 126] en mèche de cheveux; il l’élève en pointe de feu et
la courbe en bracelet d’or ou en dard de scorpion ; il l’ar-
rondit comme le sourcil d’une jeune beauté qui lance
des œillades, il lui fait dominer (la voix d’) une femme
criarde et ne laisse plus entendre que la sienne ; il la fait
surgir comme un astre et l’allonge en jet lumineux;
puis il détourne son souffle de la mèche, et laisse la

(1) Cf. Àbbad. 1, 190.

— 152 —

lumière de la lampe redevenir ce qu’elle était. Mais plus
d’une fois il Ta mise dans le même état que l’oreille d’un
homme généreux et l’a fait passer par le noir de la
pupille de la sauterelle, il l’a de sa main humide de pluie
allongée en caractères longs comme l’éclair, dont il a
employé l’éclat pour voiler la clarté de la lampe et inter-
cepter son rayonnement. Alors l’œil en est entièrement
privé, la main n’a plus rien qui la guide sur le feuillet
de papier; seule la nuit reste avec son sombre vêtement
piqué de Tor des étoiles, et elle nous couvre de ses
voiles, nous plonge dans ses ondes; alors la vue ne sert
plus de rien, ce n’est que parla voix qu’on se reconnaît;
Zarkà(l), pour y voir, devrait se passer du collyre sur les
yeux, la teinture préparée à l’aide du noir de cette nuit
noircirait à jamais des cheveux blancs ; de son museau
le chien touche sa queue et ne peut reconnaître sa tente
ni la corde qui la soutient, il se tortille comme un serpent,
il se met en rond et prend la forme circulaire des stries
dans le sable; le froid le jette par terre, et le contact du
sol le fait gémir; puis ce qui lui était défendu lui devient
permis, et ses cris plaintifs et ses aboiements cessent.
Le feu est comme le vin pur et généreux ou comme
l’ami sincère, comparables tous les deux au merveil-
leux ^ankâ ou à l’astre du soir. Je m’arrête ici, sachant
toute l’indulgence dont tu fais preuve, et je t’envoie mes
salutations. »

Le même Aboû ‘Abd Allah est auteur d’un recueil de
lettres qu’on trouve entre les mains de tous les littéra-
teurs espagnols ‘ et qu’ils considèrent comme un modèle
à suivre, un guide par lequel il faut se laisser conduire’.
Si je ne cite pas les extraits que j’en ai faits, * c’est par
crainte d’une prolixité ennuyeuse, d’un excès troublant ‘.
[P. 127| Lui et son frère restèrent secrétaires du Prince
des musulmans jusqu’au jour où celui-ci entra en colère

(i) Voir plus haut la o. i, p. 195.

— 153 —

contre Aboù Merwân et le destitua ; voici à quel propos.
Il avait donné Tordre aux deux frères d’écrire au djond
de Valence lorsque ces troupes, perdant toute cohésion,
finirent par être honteusement battues par le maudit
Ibn Rodmîr (1) et par subir des pertes considérables.
L’épître célèbre écrite par Aboû *Abd Allah, et où il mit
tout son talent, fut apprise par cœur en quelque sorte
par tous les Espagnols, mais je ne la rapporte pas h
cause de sa longueur. Aboû Merwân, de son côté, écrivit
sur le même sujet une lettre où il s’exprima, à l’égard
des (troupes) Almoravides, en termes plus grossiers et
plus durs que de raison, et dont voici un passage :
c Enfants d’une mère sans noblesse, aussi rapides à la
fuite que l’onagre, jusques h quand l’essayeur condam-
nera-t-il votre mauvais aloi, et un cavalier unique suffira-
t-il à vous repousser? Plaise au ciel que vous trouviez
au lieu de relais de vos chevaux des brebis auprès de
qui se tienne un homme prêt à les traire ! 11 est arrivé, le
moment où nous allons vous accabler de châtiments,
où vous ne pourrez plus vous voiler la face, où nous
vous rechasserons vers vos déserts, où nous purgerons
Ja Péninsule de vos sueurs. « Ces paroles et autres
semblables irritèrent le Prince des musulmans, qui desti-
tua Aboû Merwân et dit au frère de celui-ci, Aboû *Abd
Allâh : « Nous doutions de la haine que porte Aboû
Merwân aux Almoravides, mais maintenant nous en
sommes sûrs ! » Aboû ‘Abd Allâh sollicita alore et obtint
pour lui la permission de se retirer. Après que son frère
Aboû Merwân fut mort à Merrâkech, il retourna à Cor-
doue, qu’il habita jusqu’au jour où il trouva la mort des
martyrs dans sa propre demeure, au début du soulève-
ment contre les Almoravides.

Après l’an 500, la situation du Prince des musulmans
subit une dépression sensible, et nombre de faits
regrettables se passèrent dans les régions soumises &

(1) Alphonse le Batailleur (Voir Dozy, Recherches, I, 343).

12

– 154 —

son autorité, car les chefs Almoravides élevèrent des
prétentions à l’indépendance dans les diverses parties
du territoire où ils exerçaient l’autorité. Ils en vinrent
à ce point de déclarer ouvertenoent le but qu’ils poursui-
vaient, et chacun d’eux proclama sa supériorité sur
*Ali et ses titres plus sérieux à exei’ccr le pouvoir. Les
femmes mêmes se mirent è commander, |P, 128] et
chacune de celles qui appartenaient aux familles princi-
pales des Lemtoùna et des Mesoùfa ^ se mit à protéger
les vauriens el les méchants, les brigands, les marchands
de vin et les cabaretîers’. Mais l’incurie du Prince des mu-
sulmans ne faisait qu’augmenter, sa faiblesse ne faisait
que croître; satisfait d’exercer une autorité nominale et
de toucher les produits des impôts (1), il ne songeait
qu’à se livrer aux pratiques religieuses et spirituelles, h
passer la nuit ô prier et le jour à jeûner, ainsi que cela
est bien connu, mais négligeait de la manière la plus
absolue les intérêts de ses sujets. Grèce à celte conduite,
nombre de provinces d’Espagne se trouvèrent réduites
à une triste situation, et peu s’en fallut que le pays ne
redevînt ce qu’il avait été autrefois, et surtout à partir
du jour où Ibn Toûmert commença sa prédication dans
le Soûs (2).

Établissement du pouvoir de Moh’ammed b. Toûmert,

dénommé Mahdi (3).

^^ , En 515, Moh’ammed b. ‘Abd Allah b. Toûmert com-
mença à se faire connaître ù Soûs sous les apparences
• d’un homme qui recommandait la pratique du bien et ,
défendait les choses prohibées. Il était né dans un

(1) M. à m. du Kharâdj ou impôt foncier.

(2) Ce nom s’écrit d’ordinaire avec Tarticle, que notre auteur
tantôt emploie et tantôt rejette. Sur cette région, voir entre autres
le Merdcid, II, 67 ; Edrîsi, p. 71 de la trad. ; Berbères, II, 279. .

(3) Cf. le récit d’ibn Khaidoùn (Berbères, I, 252; II, 84 et 161).

— 155 —

village du Soùs appelé Idjill en Wârghan (1) et ap-
partenait h la tribu des Hergha, du groupe deg Isar- ; ^ c,^
ghinen (2), mot qui, dans la. langue maçmoûdienne, <
signifie les nobles (chorafâ). D’après une généalo- ‘
gie qu’on a trouvée écrite de sa main, il descendait
d’El-H’asan b. el-H’asan b. ‘Ali b. Aboû Tûleb. Dans le
cours de l’an 501, il s’était rendu en Orient pour y étudier
et avait poussé jusqu’à Baghdâd, (où) il rencontra Aboû
Bekr ChâchI (3). Il acquit aux cours de ce savant quelque
connaissance des principes du droit et des principes de
la religion; il étudia les Traditions sous la direction
d’El-Mobârek b. ‘Abd el-Djebbèr (4) et d’autres tradi-
tionnistes de ce genre, et rencontra, dit-on, en Syrie
Aboû H’âmid Ghazzûli, alors que celui-ci s’était voué à
la dévotion ; Dieu sait ce qu’il en est. On raconte que le
jour où Ghazzâli fut informé que le Prince des musul-
mans avait livré au feu et à la destruction ceux de ses
livres qui étaient parvenus jusqu’au Maghreb, |P. 1291 il
dit en présence d’Ibn Toûmert : « 11 est sûr que d’ici peu
sa domination disparaîtra, et que son fils sera mis à
mort ; je ne crois pas que ce soit un autre qu’un de mes
auditeurs qui soit chargé de réaliser ces changements. »
En entendant parler ainsi, Ibn Toûmert se flatta de ‘
l’espoir d’être celui-là et sa convoitise s’alluma. i

Il retourna à Alexandrie et y fréquenta pendant le
séjour qu’il y fit le cours (medjlis) du juriste Aboû Bekr
T’ort’oûchi (5). Les recommandations qu’il faisait dans

\\\

(1) Édrîsi (p. 66) cite la Iribu berbère des Benoù Wàrgiàn. 6*t ” –

(?) On trouve dans Ibn Khaldoûn (Berbères, II, 394) un Mohammed
b. Isragbin.

(3) Aboû Bekr Mob*amnied b. Ah’med Cbâchi est un célèbre
jurisconsulte cbàfelte, f 507 (Ibn Khallikân, li, 625).

(4) MobArek b. ‘Abd el-Djebbâr Çirafi est un célèbre traditionniste
que cite Ibn Khallikân (III, 576). Il naquit en 411 et mourut en 500,
selon Ibn Atbîr (X, 305).

(5) Moh’ammed b. el-Welid, originaire de Turlosu et auteur du
Sirâài el’Molonh, mourut en 520 (Ibn Khallikân, II, 665 ; Çila, p. 517).

— 156 —

cette ville de pratiquer le bien et d’éviter les choses
réprouvées provoquèrent des incidents à la suite
desquels, banni par le gouverneur d’Alexandrie, il
s’embarqua. Mais à bord il continua, m’a-t-on dit, sa
propagande ordinaire, si bien que les niatelots finirent
par le jeter à la mer; mais pendant plus d’une demi-
journée, il continua de suivre le sillage du navire sans
accident, et cela fut cause qu’on le relira de la mer. Il
passa, dès lors, à leurs yeux pour un homme important,
et il fut entouré de témoignages de considération jusqu’à
ce qu’il débarqua ù Bougie dans le Maghreb. Dans cette
ville, il professa ouvertement la science et se livra aux
exhortations morales, de sorte que bientôt il fut entouré
d’une foule sympathique. Expulsé par le prince de cette
ville (1), qui redoutait quelque mauvais projet, il se dirigea
vers le Maghreb et s’arrêta ù Mellâla. village situé à un
farsakh de Bougie, dans lequel il se rencontra avec ^Abd
el-Mou’min b. *Ali, alors en route vers TOrleot où il
voulait étudier. Sitôt qu’il le vit, Moh’ammed b.Toûmert
le reconnut à de certains signes qui le marquaient. Ibn
Toûmert, en effet, était à son époque sans rival dans la
connaissance de la géomancie, en outre de ce qu’il avait
appris en Orient concernant les prédictions relatives aux
événements publics et basées sur “les calculs astrolo-
giques, et des secrets de la cabale (djejr) qu’il avait
puisés dans une bibliothèque des khalifes abbassides (2).
Il devait ces résultats à l’extrême application qu’il y
avait mise et à l’espoir qu’il nourrissait (de sa haute
destinée). Je tiens de diverses sources certaines que
quand il descendit dans ce village de Mellâla, on l’en-
tendit répéter plusieurs fois « Mellâla, Mellâla » en réflé-
chissant aux lettres dont ce mot est formé ; il avait en
effet découvert que son pouvoir tirerait son origine d’un

(1) C’est-à-dire *Azîz b. el-Mançoiir (Berbères, II, 56).

(2) Sur ce genre de connaissance, voir Chresi. de Sacy, II, 298,
ainsi que les Prolégomènes d’Ibn Khaldoùn.

— 157 —

lieu dans le nom duquel figureraient un m et deux Ij et
lorsqu’il répétait ce mot, il disait : « Non, ce n’est pas
celui-ci ». Il passa quelques mois dans ce village, où il
y a une mosquée qui porte son nom et qui existe encore,
[P. 130] mais dont je ne sais si elle a été bâtie de son
temps ou plus tard.

Il fit appeler *Abd el-Mou’min, et dans un entretien
particulier qu’il eut avec lui, il l’interrogea sur son nom^
le nom de son père, la famille d’où il provenait. Après
qu’il eut répondu à ces questions, son interlocuteur (1)
l’interrogea encore sur ce qu’il voulait faire, et le jeune
homme annonça qu’il était en route pour l’Orient où il
allait étudier : « Ou peut-être faire mieux? » reprit Ibn
Toûmert. — Et quoi donc? — Poursuivre la gloire en ce
monde et en l’autre. Deviens mon compagnon et mon
auxiliaire dans la lutte que je veux entreprendre pour
anéantir ce que prohibe la loi, vivifier la science et
étouffer les innovations religieuses! » Et ‘Abd el-Mou’min
acquiesça à la proposition qui lui était faite. Après un
séjour de quelques mois à Mellèla, Ibn Toùmert s’en
alla du côté du Maghreb accompagné d’un homme du
pays, appelé *Abd el-Wâh*id et connu chez les Maçmoùda
sous le nom d”Abd el-Wàh’id Chark’i [l’oriental] ; ce fut
la première recrue qu’il fît après *Abd el-Mou’min. D’après
un autre récit, il fît la connaissance de ce dernier au lieu
dit Fenzara, dans la Mettîdja (2), où il était maître
d’école et où Ibn Toûmert, après avoir reconnu en lui,
comme il est dit plus haut les signes dont il était- mar-
qué, l’aurait engagé à le suivre, à recevoir ses leçons et
à devenir son auxiliaire.

On raconte ce fait curieux qui lui arriva pendant qu’il
habitait cette bourgade. Il eut un songe où il se voyait

(t) Je lis ^OLma*. — A la ligne suivante, lisez

(?) Ce mot est ainsi vocalisé dans le ms, et c’est là en eQet l’ortho-
graphe correcte de ce nom. si souvent défiguré (voir entre autres le
Lobb el’lobdb, s. v. ; Berbères^ III, 339).

— 158 —

mangeant avec le Prince des musulmans ^Ali b. Yoùsof
dans le même plat. « Mais, racontait-il, je mangeais plus
que lui, et ma gloutonnerie était à ce point excitée que
je finis par enlever le plat de devant mon commensal et
par m’en aller ». A son réveil il raconta son rêve à un
professeur dont il suivait les leçons, AboûMoh’ammed
*Abd el-Moun’im b. * Achîr, qui lui dit quand il eut achevé
son récit : « mon* fils, ô *Abd el-Mou’min ! ce rêve ne
peut s’appliquer à toi, mais h un homme qui se soulèvera
contre le Prince des musulmans, partagera d’abord avec
lui une partie de ses domaines, puis s’emparera du tout
et sera seul ù y régner. »

Il lui arriva encore dans cette localité un autre fait
merveilleux et constant, et montrant la concordance des
mots et de la prédestination. L’un des principaux de la
cour d’El-Melik el-*Azîz b. Mançoùr le Çanhàdjide, prince
de Bougie et de K’al*a, ayant encouru la colère de son
maître (P. 131] et en redoutant les suites, se réfugia dans le
village où était *Abd el-Mou’min et se mit en compagnie
de celui-ci ù enseigner les petits enfants, car il était dans
le dénûment le plus absolu. Mais la colère du prince
s’étant apaisée, la nouvelle en arriva ù cet homme, qui
regagna Bougie et se rendit auprès du prince. Sur la
demande de celui-ci, il dit en quel lieu il s’était caché,
ce qu’il y faisait et comment il vivait des menues
pièces de monnaie que lui donnaient les enfants.
« Eh bien! dit le prince en riant, je te donne ce vil-
lage et ses dépendances. » Il lui fit en outre re-
mettre une somme d’argent, une monture et des
vêtements. Cet homme se rendit alors au village en
compagnie d’hommes ù pied et à cheval, et fut reçu
par les habitants. Les enfants accoururent auprès
d’*Abd el-Mou’min, alors assis dans le parvis de la
mosquée, et lui demandèrent s’il savait qui mettait
tout le village en émoi : « Non, dit-il. — Eh bien ! c’est
celui qui nous donnait dernièrement des leçons en
même temps que toi. — Alors, reprit-il, s’il a pu mon-

— 159 —

ter si haut, il faut que je devienne bientôt Prince des
croyants I » La cliose eut lieu comme il Tavaît dit,
c’est-à-dire, en d’autres termes, que ses paroles étaient
l’expression de la destinée.

Ibn Toûmert se dirigeant vers le Maghreb, comme
nous Pavons dit, atteignit Tlemcen, et s’installa dans
une mosquée dite El-*Obbâd, située en dehors de la ville.
Il continua d’y mener son genre de vie ordinaire^ en-
touré qu’il était déjà de la vénération et de la considéra-
tion universelles; nul ne le voyait sans lui rendre aussi-
tôt respect et hommage. Il gardait un silence presque
absolu et observait la plus grande réserve ; c’est à peine
s’il proférait une parole lorsqu’il était en dehors de sa
salle de cours. Un cheykh de Tlemcen m’a raconté le
fait suivant, qu’il tenait d’un saint homme vivant dans
la retraite, en compagnie d’Ibn Toûmert, dans la mos-
quée d’El-‘Obbâd. Ce dernier vint un jour, après la prière
du soir, trouver ses compagnons de retraite et leur
demanda où était tel d’entre eux. Sur la réponse qui lui
fut faite qu’il était emprisonné, il se mit immédiatement
en route, en se faisant précéder de l’un de ces hommes
pieux. Arrivé à la porte de la ville, il frappa bruyamment
pour appeler le portier et se faire ouvrir. Celui-ci s’em-
pressa d’obéir sur le champ sans invoquer aucun
faux-fuyant, [P. 132] alors que le chef même de la ville
ne se serait pas fait ouvrir sans difficulté. Il pénétra
. dans la ville et arriva à la prison, dont les geôliers et les
gardiens se précipitèrent au-devant de lui et embras-
sèrent le pan de sa robe. Il appela par ôon nom celui
qu’il venait chercher et lui ordonna de sortir, ce que fit
le prisonnier, sous les yeux des geôliers comme aba-
sourdis par la présence du saint personnage, et ce der-
nier remmena son compagnon à la mosquée. Ainsi
agissait-il en toutes choses; rieii de ce qu’il voulait ne
lui était difficile, il ne formait aucun plan qu’il ne réali-
sât, les petits étaient ses esclaves et les grands recon-
naissaient sa supériorité. Pendant toute la durée de son

— 160 –

séjour a TIemcen, il ne cessa de recevoir des marques de
considération de la pari tant des cliefs que des sujets, et
il s’en éloigna après s’être concilié les principaux habi-
tants et avoir conquis leurs cœurs. De là il gagna la ville
de Fez, où il exposa et développa les connaissances qu’il
avait, en s’attachant de préférence à prêcher la doctrine
! religieuse dans le sens ach’arite. Or nous avons dit que
les Maghrébins goûtaient peu ce genre de connaissances
et poursuivaient avec acharnement ceux qui s’en occu-
paient. Le gouverneur de la ville organisa alors entre
lui et les fak’ih une discussion contradictoire dans la-
quelle ce docteur eut le dessus et qui le mit en évidence,
car il n’avait affaire qu’à un champ vierge et à des gens
qui étaient dépourvus de toute connaissance spécula-
tive autre que celle des applications juridiques. Après
l’avoir entendu, lesfak’ih insinuèrent au gouverneur de
chasser de la ville leur adversaire, dont la doctrine pour-
rait corrompre l’esprit de la masse. Ils obtinrent gain de
cause, et l’exile gagna Merrâkech.

A son arrivée, le Prince des musulmans *Ali b. Yoûsof,
qui avait reçu des avis écrits le concernant, le fit appeler
pour soutenir la discussion avec les fok’îh réunis ; mais
aucun de ceux-ci ne comprit ce que disait Ibn Toûmert,
sauf l’Espagnol Mâlik b. Woheyb (1), qui était au cou-
rant de tous les genres de connaissances, mais n’en
laissait voir que ce qui étart d’une défaite facile à cette
époque. 11 était également versé dans les sciences philo-
sophiques, et j’ai vu de lui un ouvrage intitulé |P. 133]
Les rognures d’or, traitant des Arabes indignes^ où il
est parlé des Arabes idolâtres ou musulmans qui se sont
conduits d’une manière indigne, et qui comprend toutes
les connaissances relatives à ce sujet. Aussi ce livre
est-il, dans cet ordre d’idées, hors de pair; il existe dans

(1) Une note de la traduction d’Ibn Khallikan (II, 265) réunit les
renseignements fournis sur ce personnage pnr notre auteur ; voir
aussi Ibn Athh* (X, 40’2), où l’on trouve également le récit des
débuts du Mahdi; Ibn Khallikan, III, 269; Berbères, II, 169.

— 161 —

la bibliothèque des Benoû *Abd el-Mou’min, où je Tai vu.
Ce docteur avait aussi des notions précises sur de nom-
breuses sciences exactes : j’ai vu tout entier écrit de
sa main le Fruit de Ptolémée sur les thèmes astrologi-
ques, et le traité d’astronomie intitulé 1*^4 Zma^esfe, enri-
chi de gloses qu’il y avait ajoutées lorsqu’il avait expli-
qué cet ouvrage sous la direction du Cordouan H’amd
Dhehebi (1). Après avoir entendu les discours de Moh’am-
med b. Toùmert, Mâlik comprit [les dangers à redouter
de] cet esprit subtil, de cette intelligence pénétrante et
servie par un langage pompeux. Aussi conseilla-t-il au
Prince des musulmans de le mettre à niort : « C’est là, lui
dit-il, un corrupteur aux mauvais desseins de qui il ne
se faut pas fier; quiconque entendra ses discours em-
brassera son pa r ti , et si cela se passe chez les Maçmoùda,
il nous suscitera de grands ennuis. » Mais le Prince des
musulmans, retenu par des scrupules religieux, ne le
fit pas mettre à mort sur-le-champ. *Ali était en effet un
homme vertueux et dont les prières étaient exaucées,
qui passait ses nuits à prier et ses jours ù jeûner, mais
qui était faible et sans énergie. A la fin de son règne, il
se passa de nombreuses abominations, d’odieux scan-
dales produits par l’intrusion des femmes dans les affai-
res et l’autorité qu’elles s’y arrogèrent, si bien qu’il n’y
avait pas de vaurien, qu’il fût voleur ou brigand de
grande route, qui ne se réclamât de quelque femme
dont il s’était fait un appui pour se soustraire aux
conséquences de ses méfaits.

Quand Malilc se fut convaincu qu’il devait renoncer à
obtenir la mise à mort d’Ibn Toùmert, il conseilla de le
condamner à la détention perpétuelle. « Mais, lui objecta
le prince, à quel titre m’empareral-je, pour l’empri-
sonner, d’un musulman contre qui je n’ai pas à invoquer
des charges évidentes ? D’ailleurs la détention n’est-elle
pas une espèce de mort ? Je vais le bannir de mes États

(1) Je Q*ai pas trouvé de renseigoemcnts sur ce savant.

— 162 —

en le laissant libre d’aller où il lui plaira. » Alors le
novateur suivi de ses fidèles gagna le Soùs, où il s’ins-
talla dans la localité dite Tîpraelel, dont il fit le siège de
sa prédication et où il fut enterré. Les notables des
Maçmoùda se réunirent auprès de lui, et il commença
[P. 134] à leur enseigner la science et à les inviter à la
pratique du bien, sans leur dévoiler ni son but, ni ses
idées de domination. Il composa à leur usage et dans
leur langue un traité des articles de foi ; aucun de ses
contemporains en effet ne parlait cette langue avec
autant d’élégance que lui. Quand ils eurent compris les
sens cachés de ce traité, la considération qu’ils avaient
pour lui ne fit que s’accroître; leurs cœurs étaient im-
bus d’amour, leurs corps étaient les esclaves de ses
ordres. Quand il fut sûr d’eux, il les appela à suivre ses
doctrines, qu’il leur présenta d’abord comme tendant
exclusivement à réformer les mœurs, et leur défendit
d’une manière absolue de verser le sang. Au bout de
quelque temps, il chargea ceux d’entre eux qu’il crut
mûrs pour cela de prêcher sa mission et de se concilier
les chefs kabyles ; il commença à parler du Mahdi et h
faire désirer sa venue, à citer les diverses traditions
écrites qui parlent de lui, et quand il eut bien pénétré
les esprits de l’excellence, de la généalogie et des qua-
lités de ce saint personnage, il revendiqua ce titre pour
lui-même (1), déclara qu’il était Moh’ammed b./Abd Allah
et fit remonter son origine au Prophète ; il proclama
ouvertement qu’il était le Mahdi impeccable et finit, à
force de citations de traditions, par le leur faire accroire.
On lui prêta serment en cette qualité, et lui-même dit à
ses fidèles qu’il contractait envers eux les engagements
qu’avaient pris les Compagnons du Prophète vis-à-vis
de celui-ci. Il composa pour eux plusieurs traités rou-
lant sur la science, entre autres celui qu’il appela Le

(1) Cf. Berbères, ii, 170.

/

I
/

4

— 163 —

meilleur objet cherché (1), et des opuscules sur les prin-
cipes de la religion. Sur la plupart des points il suivait
la doctrine d’Aboû’ 1-H’asan Ach’ari, sauf en ce qui con-
cerne rafnrmalion des attributs, qu’il niait comme les
Mo’tazélites, et sauf quelques autres points peu impor-
tants ; il versait aussi quelque peu dans les doctrines
chi’ites, mais il n’en laissait rien transpirer aux yeux
des masses (2) .

Il groupa ses disciples par catégories, dont l’une fut
formée par les dix premiers qui l’avaient suivi dans ses
pérégrinations et avaient tout d’abord embrassé sa doc-
trine; elle s’appelait la Communauté (djemâ’a). Les Cin-
quante formèrent la seconde catégorie. [P. 135] D’ailleurs
ces catégories comprenaient des gens originaires de
diverses tribus, et non d’une seule; il les appelait
croyants (mou’minoànj, leur disant : « Vous êtes les
seuls sur la terre à croire comme vous faites ; c’est vous
que désigna le Prophète quand il dit : c 11 y aura tou-
» jours dans l’Occident un groupe sachant ce qui est
» juste et à qui nulle défection ne nuira tant que Dieu
» ne l’aura pas permis. » C’est par vous que Dieu fera
faire la conquête du Fàrs et de Roûm, par vous qu’il
anéantira l’Antéchrist; c’est de vous que sortira l’émîr
qui fera la prière avec ‘Isa b. Maryam (3), c’est à vous
que restera le commandement jusqu’à l’arrivée de l’heure
suprême. » Ces choses, ainsi que d’autres moins impor-
tantes et qu’il leur annonçait, se réalisèrent pour la plu-
part. « Si je le voulais, leur disait-il encore, je pourrais
vous énumérer tous vos khalifes un par un. > De plus

(1) Cat. des mss arabes de la Bibl. Nat., a* 1451 ; Ibn KbaliiJian,
iir, 215 ; Berbères, ii, 168; iv, 532.

(2) Sur les doctrines des Almobades, voir notamuidnt Goldzibcr,
Zeilschrift d. D. M, Ces. t. xli, p. 30.

(3) A la fin du monde le Mahdi se rencontrera avec Jésus dans la
mosquée des Benoû Omcyya, à Damas, et le premier fera la prière
en qualité d’imàm, le second se bornant à la répéter après lui (voir
p. ex. Ibn Ayyâs, Bedà’i’ ei-io/iotir, p. 150;.

— 164 —

en plus enlrainéâ par lui, ces gens lui témoignaient une
obéissance absolue.

Les discours que nous venons de rapporter d*lbn
Toûmert et qui sont relatifs à la perpétuité de l’autorité
des Almohades ont été versifiés par un homme d’Alger,
ville qui dépend de Bougie, lequel arriva auprès du
Prince des croyants Aboù Ya*k’oûb, alors à Tînmelel, et
montant sur le tombeau d’ibn Toûmert, avec une troupe
d’Unitaires, récita un poème qui débute ainsi :

[T’âwil] Salulau tombeau du glorieux imàm rejeton de la meilleure
des créatures, de Mohammed, à qui il ressemble par son caractère,
son nom, le nom de son pcre, la destinée qui lut était réservée !
Salut à celui qui rappela de la mort à la vie les sciences religieuses,
qui sut mettre au jour les secrets du Livre-guide ! Nous reçûmes
l’heureuse nouvelle qu’il allait arriver et faire à jamais régner ici-
bas réquité et la justice, conquérir les capitales de l’Orient et de
rOccident, vaincre les Arabes des plaines et des montagnes (1).
Sans vouloir le décrire, (je dirai que) cinq signes le marquent clai-
rement aux veux de l’homme qui est dans la droite voie : l’époque,
le nom, lo lieu, la généalogie, une conduite sans reproche et que
Dieu dirige. Il restera sept ans ou bien en vivra neuf, dit le texte
authentique d’une tradition. Il a, commQ le disait noire Prophète,
vécu neuf ans, puis le Mahdi vous a montré la voie de Dieu ; il est
suivi d’une troupe d*homraes justes qui lui servent d’auxiliaires et
que tu dois honorer comme étant les frères d’Ah’med le véridique ;
[P. 136] c’est la troupe que mentionnent les traditions, celle du Mahdi,
celle que dirige la vérité. Ceux qui ont besoin d’aide vont incessam-
ment à elle, mais les protecteurs et les distributeurs de la victoire
ne sont qu’une (faible) troupe. Il est l’élu et l’honneur de K’ays
‘Aylàn, c’est de la race si louée de Mourra que sort le lieutenant et
l’épée du Mahdi de Dieu (2). De ceux qui possèdent la science et
rinteiligence, Dieu se sert pour abattre les plus orgueilleux, qui aban-
donnent la voie indiquée par la justice, par eux il tranche la vie des

(1) M. à m. du Ghawr et du Nedjd.

(2) La tribu berbère à laquelle appartenait ‘.\bd cl-Mou’min se
targuait de descendre de la tribu arabe de K’ays b. Ghaylàn ou
K’ays Aylân (Berbères, 1, 251), c.-à-d. de la tribu d’*Adnan, à laquelle
appartient aussi Mourra (C. de Perceval, 1. 1, tabl. VIII). Cf. la note
21, p. 217 dlbn Khaliikân, t. III ; Berbères, IV, 533.

— 165 —

insolents qui ont anéanti tous les monuments de l’Islam. Ces fidèles
entreprendront des expéditions guerrières contre les Arabes de la
Péninsule, se rendront en Pcrac, autant dire qu’ils y sont déjà ; ils
remporteront sur les Iloùra des victoires productrices de butin, et
se partageront tous leurs biens, y compris leurs boucliers. Dès la
lueur du jour ils attaqueront TAntecbrist et lui feront goûter la
pointe de leurs glaives acérés, pointe qui lui donnera la mort à la
porte de Loudd (1), et alors surgiront des doutes de nature à agir
sur ceux qui n’auront pas encore confessé TUnité. Alors ‘Isa des-
cendra du ciel parftii eux et les appel]era vers la niche de la mos-
quée, tandis que leur Émir remplira les fonctions d’imâm et dira
avec eux la prière, après s’être à dessein fait précéder d’*Isa l’Élu ; do
ses deux mains il frictionnera leurs visages et leur annoncera Tau-
guste vérité et ce que sera, s’il disparaît, leur sort à eux et à lui.
jusqu’au bout des siècles sans fin. Transmets mes salutations au
Prince dos croyants, puisque l’éloignement m’empêche de lui dire
tout mon amour; que le salut de Dieu soit sur lui tant que le soleil
luira, tant que les humains auront à puiser de Teau !

D’après une autre version, l’auteur de ce poème ne le
récita pas en personne sur le tombeau, car son grand âge
et son éloignement ne le lui permettaient pas; il se borna
à renvoyer et ce fut un autre qui déclama sur la tombe
de rimâm ces vers, rédigés du vivant d** Abd el-Mou*min.
Dieu sait ce qu’il en est. De ce long poème je n’ai donné
qu’un extrait, non ù cause de sa valeur propre, mais
parce qu’il cadrait avec le chapitre précédent.

IP. 137] L’obéissance des Maçmoûda à Ibn Toûmert ne
cessa pas d’augmenter; entièrement subjugués par lui,
pénétrés pour lui d’un respect sans borne, ils en vinrent
à ce point que s’il avait donné à l’un d’eux l’ordre de
tuer son propre père, son frère ou son fils, il eiit été
obéi avec empressement. La chose lui aurait été fa-
cilitée par la légèreté naturelle avec laquelle ce peuple
verse le sang, légèreté qui est un des traits caractéris-
tiques de leur nature, et qui provient du climat de la
région qu’ils habitent. Aboû *Obeyd Bekri Andalousl, de

(1) C’est à Loudd que le Mahdi, assisté de Jésus, doit rencontrer
et combattre l’Antéchrist.

— 166 —

i Cordoue, raconte ce qui suit» d’après ses autorités, dans

^’ son livre intitulé Les routes et les royaumes (1) : « Dains

î l’un des pays du Gharb, Alexandre reçut en présent une

jument plus rapide h la coursequ’aucun cheval au monde,;
elle n’avait aucun défaut, mais n’avait jamais poussé de
hennissement. Mais quand, au cours de ses expéditions,
} ce prince arriva dans les montagnes de Deren (l’Atlas),

\ où habitent les Maçmoûda, et que sa jument y eut bu,

‘ elle poussa un hennissement dont les montagnes trem-

blèrent. Alexandre informa le sage [Aristote] de cette
^ circonstance et reçut cette réponse : « C’est là un pays

j^ . .. f^ •> y ^ d’iniquité et de rudesse ; hâte-toi d’en sortir. • Voilà ce
‘ ‘ I / ,^1 qu’est la région; quant à la promptitude des habitants à

‘^<^ ^ répandre le sang, j’en ai vu pendant mon séjour à Soùs

des exemples tout à fait surprenants.
y ‘ En 517, il mit sur pied un corps d’armée considérable

formé par des Maçmoûda; la plupart des soldats prove-
naient de Tînmelel, à qui s’étaient joints des hommes
de Soûs : « Marchez, leur dit-il, contre ces hérétiques,
ces corrupteurs de la religion qui s’appellent Almoravi-
des; appelez-les à réformer leurs mœurs, à renoncer à
leur hérésie, à reconnaître l’Imâm, le Mahdi impeccable :
s’ils se rendent à votre appel, ils deviendront vos frères;
leurs biens seront les vôtres, vos dettes seront les leurs ;
sinon combattez-les, car la Loi traditionnelle (sounna)
permet de les mettre à mort. » 11 leur donna pour chef
‘Abd el-Mou’min b. ‘Ali, en disant qu’ils étaient les
croyants [mou’minoun], et que c’était là leur émîr;
^ aussi *Abd el-Mou’min prit-il dès lors le titre d’Émir des

croyants. Cette armée marcha vers Merrâkech et rencon-
tra à Boh’eyra,nonloindelà, une forte armée Almoravide
composée de guerriers des Lamloùna et commandée par
Zobeyr b. ‘Ali b. Yoûsof b. Tâchefîn. [P. 138] Quand les
• — ———^ — • — — – – – – – – – ,

(i) C’est Tauteur dont M. de Slane a publié et traduit la partie de
son ouvrage qui a trait à T Afrique septentrionale (Alger, 1857, et
Journal asiatique^ 1859).

— 167 —

deux armées furent en présence, les Maçmoûda envoyè-
rent à leurs adversaires, pour leur adresser l’appel
qu’Ibn Toùmert leur avait recommandé de faire, des
messagers qui furent honteusement repoussés. ‘Abd
el-Mou’min écrivit alors au Prince des musulmans
‘Ali b. Yoùsof quelle était la nature des ordres dont
Moh’ammed b. Toûmert l’avait chargé; à quoi *Ali
répondit en l’avertissant des suites que provoquerait sa
séparation de la communauté (musulmane) et lui rappe-
lant les préceptes divins relatifs à TefiTusion du sang et à
la provocation à la révolte. Cette réponse, loin de retenir
‘Abd el-Mou’min, ne fît qu’exciter son ardeur en le per-
suadant de la faiblesse de ses adversaires. La bataille
s’engagea et se termina par la défaite des Maçmoûda,
dont beaucoup périrent; quant à *Abd el-Mou’min, il
put s’échapper avec une dizaine de ses compagnons (1).
Lorsqu’on apporta cette nouvelle à Ibn Toùmert, il de-
manda si *Abd el-Mou’min avait pu s’échapper; comme
on lui répondit que oui : « Alors, dit-il, c’est comme si
personne n’était mort. » Aux fuyards qui vinrent le
rejoindre, il représenta cette défaite comme sans impor-
tance, leur affirmant que les morts étaient des martyrs,
puisqu’ils étaient tombés en défendant la religion de
Dieu et pour proclamer la loi traditionnelle. Ces discours
fortifièrent leurs résolutions et excitèrent leur désir de
combattre, et à partir de ce moment les Maçmoûda com-
mencèrent des incursions sur le territoire de Merrâkech,
interceptant les vivres et les approvisionnements qu’on
expédiait vers cette ville, tuant et pillant tout, sans res-
pecter personne. Une foule d’hommes reconnut leur
autorité et se joignit à eux. Cependant Ibn Toûmert se
livrait de plus en plus aux pratiques pieuses, sa vie
devenait de plus en plus simple, pour mieux montrer
quMl ressemblait aux saints et qu’il observait rigoureu-
sement les prescriptions de la loi, se conformant ainsi à

(1) Cf fierbères, II. 172 ; Ibn Alhîr, X, 407 ; Ibn Kballikan, III, 213.

— 168 —

là tradition primitive. Je tiens dequelqu’un de confiance
et qui l’a vu que, à l’exemple des Compagnons, il frappait
les gens qui buvaient du vin avec les manches de son
vêtement, avec ses sandales ou avec des côtes de pal-
mier. Je tiens le fait suivant d’un témoin oculaire. On
amena à Ibn Toûmert un homme ivre, qu’il ordonna de
châtier conformément à la loi ; alors un de ses princi-
paux partisans, Yoùsof b. Soleymân, proposa de le mettre
à la torture pour lui faire avouer d’où provenait le vin
qu’il avait bu et couper ainsi le mal dans sa racine;
mais le saint personnage détourna la tête; il la détourna
encore quand son interlocuteur renouvela sa proposi-
tion. [P. 139] Celui-ci revenant ù la charge une troisième
fois : « As-tu réfléchi, lui répondit-il, à ce que nous ferions
si cet homme nous disait qu’il l’a bu chez Yoûsof b.
Soleymân f » Son interlocuteur rougit et se tut, et après
enquête on découvrit que c’étaient ses propres servi-
teurs qui avaient donné à boire au coupable.

Ce fait, entre plusieurs autres, augmenta encore son-
prestige et sa considération, aussi bien que d’autres
événements qui se réalisèrent de la façon qu’il les avait
prédits. Telle était la situation ; favorable pour lui ainsi
que pour les siens, tandis que les afTaires des Almora-
vides baissaient et que leur autorité déclinait, jusqu’à
l’époque de sa mort, survenue dans le cours de l’année
524 (1), alors qu’il avait organisé l’administration et tracé
aux siens le plan dont ils avaient à poursuivre la réali-
sation.

Gouvernement d*^Abd elMon’min

Il eut pour successeur ‘Abd el-Mou’min b. ‘Ali, à qui
les Maçmoûda prêtèrent serment de fidélité et dont la

(1) La même date est donnée par Ibn Khalliiiân (111, 213); Ibn
Kbaldoûn dit 522 en deux endroits (Berbères, I, 254; II, 173).

— 169 —

Communauté (djemâ’a) accepta l’autorité. *Âbd el-
Mou’min dut sa dignité principalement aux efforts et
aux démarches de trois membres de la Communauté :
^Omar b. ‘Abd Allûh Çanhâdji, connu chez eux sous le
nom d”Omar Aznâdj, ‘Omar b. Oumezâl, d’abord appelé
Façka, à qui Ibn Toûmert donna le nom d”Omar et que
Ton connaissait sous le nom d’^Omar Inti (1), et ‘Abd
Allah b. Soleymân, originaire de Tinmelel et apparte-
nant à la tribu dite Mesekkàla. Le reste de la Commu^-
nauté souscrivit à ce choix, de même que les Cinquante
et le commun des Almohades. En effet, Ibn Toûmert,
peu de jours avant sa mort, avait réuni autour de lui
ceux de ses partisans qu’on appelait la Communauté et
les Cinquante, originaires, nous l’avons dit, de diverses
tribus et n’ayant de commun que le nom de Maçmoûda.
Il était accoudé, mais se mit debout à leur arrivée et
commença à adresser h Dieu les louanges qu’il mérite,
à invoquer ses bénédictions sur son Prophète Mahomet,
ù prononcer en l’honneur des khalifes légitimes la
formule < que Dieu soit satisfait d’eux >, [P. 140] à rappeler
leur fermeté religieuse, la décision dont ils faisaient
preuve, le fait que pas un ne pouvait être l’objet d’un
blâme dans sa conduite envers Dieu, le châtiment infligé
par ‘Omar à son fils à propos du vin, sa persévérance
dans le vrai, et autres choses semblables. « Mais, conti-
nua-t-il, ces princes ont disparu, puisse Dieu illuminer
leurs faces, les récompenser de leurs efforts, leur rendre
le bien qu’ils ont fait au peuple du Prophète I —et les
hommes sont devenus la proie de séductions.sataniques
qui rendent l’homme qui raisonne perplexe, celui
qui sait comme ignorant et complice de l’erreur; car
les savants, non contents de ne pas faire produire à la
science son fruit (naturel), s’en sont servis comme d’un
moyen d’accès auprès des rois, pour amasser les biens
de ce monde et se concilier les chefs, » etc., jusqu’à ces

11) Cf. Berbires, II, 168.

43

— 170 —

mots : t Ensuite Dieu, qu’il soit glorifié et loué! vous a,
6 peuple, gratifié de sa faveur, vous a choisi d’entre vos
contemporains pour vous faire connaître sa doctrine
unitaire; il vous a choisi quelqu’un qui vous a trouvés
dans l’erreur et sans direction, aveugles et ne voyant
pas, ignorants du bien et sans répugnance pour le mal;
l’hérésie florissait parmi vous, le mensonge vous sédui-
sait, Satan parait à vos yeux de leurs plus beaux
ornements des erreurs et des mensonges que ma langue
n’ose dire crainte de se souiller, que mes paroles ne
peuvent exprimer. Par lui. Dieu vous a donné la direc-
tion après l’erreur, la vue après la cécité, la cohésion
après la division, la gloire après l’humiliation; il vous a
soustraits au pouvoir de ces hérétiques et vous donnera
en héritage leur terre et leurs demeures, à cause des
(méfaits) de leurs mains et des pensées que recèlent
leurs cœurs, « et Dieu n’est point le tyran des hommes »(1).
Renouvelez au Dieu glorieux (l’expression de) vos pures
intentions, que vos paroles et vos actes témoignent
d’une reconnaissance purificatrice de vos efforts, faisant
agréer vos œuvres et développer vos affaires; gardez-
vous de la désunion, des tiraillements et des diver-
gences de vues, ne soyez qu’un contre vos ennemis, et
alors on vous craindra, on s’empressera de vous obéir,
vos partisans augmenteront en nombre, ce sera par
vous que Dieu manifestera la vérité. Sinon, vous serez
livrés à l’humiliation et au mépris, la masse vous vili-
pendera et les grands deviendront vos maîtres. [P. 141]
En toute chose alliez la clémence et la brutalité, la
douceur et la dureté, et sachez, en outre, qu’à l’avenir
rien ne réussira à ce peuple que par les moyens déjà
employés. Nous avons choisi l’un d’entre vous pour en
faire votre chef, après l’avoir mis à l’épreuve en toute
circonstance et à tout moment, comme initiateur et
exécuteur; nous avons scruté ses pensées et leurs

(i) Korao, XLI, 40.

— 171 —

manifestations, et toujours nous avons vu sa foi ferme
et sa conduite prudente, de sorte que j’espère ne pas
me tromper. C’est d’*Abd el-Mou’min qu’il s’agit : écou-
tez le et obéissez-lui aussi longtemps qu’il écoutera son
Maître et lui obéira; s’il change, se détourne ou hé3ite, les
Almohades sont bénis de Dieu; que le Seigneur suprême
investisse qui il voudra d’entre ses serviteurs I »
On prêta serment à *Abd el-Mou’min; Ibn Toûmert
invoqua les faveurs célestes et passa ses mains sur la
face et la poitrine de chacun des assistants. Ainsi fut
conféré le pouvoir à *Abd el-Mou’min. Quant à Ibn
Toûmert, il mourut peu après cette cérémonie.

‘Abd el-Mou’mih b. ‘Ali b. *Alwa (1) Koûmi était le fils
d’une femme libre, appartenant également aux Koû-
miya et provenant du groupe des Benoù Modjber (2);
il naquit dans le village de Tàdjerâ (3), de la circonscrip-
tion de Tlemcen. Il avait, raconte-t-on, l’habitude de
dire, en parlant des Koûmiya : «^ Nous descendons de
K’ays ‘Aylàn b. Mod’ar b. Nizâr b. Ma’add b. *Adnân ;
nous ne tenons aux Koûmiya que pour être nés et avoir
été élevés parmi eux; ils sont nos oncles maternels. »
C’est ainsi que j’ai entendu parler ceux de ses enfants et

(1) Probablement le Ya’la d’Ibn Khaldoùo {Berbères, l, 251) ; du
Kartàs. éd. Tornberg, p. 119, et d’ Ibn Khat’ib (ms 586 d’Alger,
f. 213).

(2) ‘Abd el-Mou*min appartenait à la famille des Benoû Abed, dit
Ibn Khaldoùn (Berbères, I, 251), qui ne cite pas les Benoù Modjber
parmi les branches des Koûmiya (t^.).

(3) Ce nom est écrit ij^^ dans le Merâçid (I, 194) : « petite ville
du Maghreb, sur le littoral (dépendant) de Tlemcen » ; Ibn Kballikan
(texte, p. 432; trad. II, 184); Ibn Athfr, X, 401, 409, 410. Le
Karlàs (p. 119, 1. 12} orthographie comme Merrâkechi et place cette
localité à trois milles du port de Honeyn ; le Merâçid (III, 326) se
borne à dire qu’elle dépend de Honeyn. C’est à Tagrart qu*Ibn
Khaldoùn (Berbères, I, 252) fait naître le fondateur de la dynastie
almohade. Ces deux noms paraissent également être confondus par
Ibn Athir (X, 409 et 410), mais le Karlâs les distingue (pp. 119 et
123 ; trad. Beaumier, pp. 261 et 269 ; Barges {TUyncen, 182 et 186;
Merâçid, I, 212 ; Berbères, II, 179 et 76). Edrîsi (p. 92) est muet.

//C?

— 172 —

petits-enfants que j’ai vus : tous ils font remonter leur
origine à K*ays *Aylân b. Mod’ar; c’est là-dessus égale-
ment que s’appuient les prédicateurs pour le traiter, en
le nommant après Ibn Toûmert, de « son coparticipant
à la glorieuse origine. > Né à la fin de 487, sous le règne
de Yoûsofb. Tâcheftn, il mourut en djomâda II 558; la
durée de son règne proprement dit fut de 21 ans, depuis
la mort d’*Ali b. Yoûsof, Prince des musulmans, {P. 1421
f^ en 537, où il exerça réellement le pouvoir jusqu’à ce que

lui-môme mourut à la date ci-dessus. Il était blanc (de
peau) et avait les cheveux très noirs; son corps robuste
et de taille moyenne était haut en couleur; le visage
était beau et la voix claire; il s’exprimait avec élégance
et de la manière la plus persucusive; il était très sym-
pathique et personne ne pouvait le voir sans devenir
aussitôt son ami. Toutes les fois, m’a-t-on dit, qu’Ibn
Toûmert le voyait, il récitait ces vers :

[Basif] lies qualités qui te distinguent sont chez toi dans leur
plein déreloppement, et c*e8t par toi que nous sommes tous joyeux et
contents; car le rire te fait montrer tes dents, ta main est libérale,
ta poitrine dilatée, ta face épanouie (1).

Il eut seize enfants mâles : Mohammed, qui était Tatné
et l’héritier présomptif, et qui fut (plus tard) détrôné;
*Ali, *Omar, Yoûsof, *Othmân, Soleymân, Yah’ya,Isma*tl,
El-H’asan, El-H’oseyn, *Abd Allah, *Abd er-Rah’màn,
‘Isa, Moùsa, Ibrahim et Ya’k’oùb (2).

Quant au vizirat, celui qui occupa d’abord ce poste
da^ns les premiers temps qu’*Abd el-Mou’min exerça
l’autorité fut Aboû H’afç *Omar Aznâdj ; mais quand ce
prince fut devenu libre matlre du pouvoir, il jugea que
cette situation, vu le rang d’*Aboû H’afç parmi eux, était
au-dessous de son mérite, et il conféra à la fois les titres

(1) Ces deux vers se retrouvent dans le Kartds et dans Ibn Khal-
likan (II, 183).

. (2) Cette liste n’est pas tout à fait la même que celle du Kartds
(p. i32).

vu

— 173 –

de vizir et de secrétaire à Aboû DjaTar Ah’med b. *At’iyya.

Ce personnage, qui est pour cette raison cité parmi les

vizirs aussi bien que parmi les secrétaires, garda ces

deux situations jusqu’à la conquête de Bougie, où le

prince prit comme secrétaire Aboû’l-K’âsim K’âlemi, le

Bougiote, dont nous parlerons, et qui comptait parmi les

plus intelligents. Aboû Dja^far resta vizir jusqu’en 553,

où *Abd el-Mou’min l’ayant fait mettre à mort et ayant ^ ccu.t4^ Uji /1-^

confisqué ses biens, le remplaça par *Abd es-Selâm [b. (i^^^ •fe^U^ yici^^

Moh’ammed] Koùmi. Ce dernier, appelé le/avori (mok’ar-

reb) à cause de la faveur dont il jouissait auprès de son

maître, resta en place jusqu’à ce que celui-ci le fit étran- ^ ^

gler en 557 (1). Son fils ‘Omar (2) le remplaça et garda sa

situation jusqu’à la morfr d’^Abd el-Mou’min.

Secrétaires. — Aboû Dja’far Ah’med b. ‘At’iyya, cité
parmi les vizirs, avait, [P. 143] avant de servir *Abd el-
Mou’min et la dynastie Lamtoùnienne, été attaché
comme, secrétaire à *Ali b. Yoûsof vers la fin du règne
de celui-ci, ainsi qu’à Tàchefîn b. *Ali b. Yoûsof. Quand
leur pouvoir prit fin, il s’enfuit et changeant de costume
revêtit celui de la milice (djond); il était en effet bon
tireur et fit partie du corps de troupes envoyé contre
Soûs pour y combattre un chef insurgé. Le commandant
de ce corps d’armée était Aboû H’afç *Omar Inti,déjà cité
comme membre de la Communauté. Après la défaite et
la mort de ce chef et la dispersion de ses partisans, on
désigna Aboû Dja’far, en faisant connaître cq qu’il était,
à Aboû H’afç, qui cherchait quelqu’un capable d’écrire
en son nom aux Almohades, à Merrâkech, le récit des
événements. Sur l’ordre de ce chef, il rédigea une dépê-
che relative à cette afflaire et dont la plus grande partie

(1) Il fut empoisonné en 555 (Kartds, 130 ; Berbères^ II, 496). La
première édition du texte de Merràkcchi porte aussi la date
de 555.

(%) Cet ‘Omar doit être le fils d”Abd el-Mou’min qu’on appelle
souvent Aboû H’afç (Berbères, II, 196; Kartds^ 433).

— 174 —

est fort belle : sa longueur seule m’era pèche de la trans-
crire ici. ‘Abd el-Mou’min la trouva fort à son goût : il
fit venir Tauteur et le nomma son secrétaire; il y ajouta
la charge de vizir, tant il lui reconnut le cœur ferme et
Tintelligence sûre. Aboû Dja’far resta vizir jusqu’à ce
que son maître le fit mettre à mort à la date ci-dessus
indiquée. Voici, d’après mes renseignements, la cause
de cette condamnation à mort. Le vizir avait épousé la
fille d’Aboû Bekr b. Yoûsof b. Tâchefîn, connue sous le
nonj de Bint eç-Çah’râvviyya ; le frère de celle-ci, le
champion des Almoravides bien connu, était désigné
aussi par le nom de Yah’ya b. eç-Çah*râvviyya. Yah’ya
continua d’occuper une haute situation sous les Almo-
hades, qui le donnèrent pour chef à ceux des Lamtoûna
qui embrassèrent TUnitarisme. Il conserva le rang et
les honneurs dont il était digne jusqu’au jour où Ton
rapporta a ‘Abd el-Mou’min certaines de ses paroles et
de ses actions; elles excitèrent la colère de ce prince,
qui en parla à sa cour et songea, paraît-il, à s’assurer
de sa personne. Le vizir Aboû Dja’far, dans l’intention
de rester à la fois [P. 144] fidèle à son maître et de pré-
venir son beau-frère, parla à sa femme en ces termes :
« Dis à ton frère qu’il se tienne sur ses gardes; quand
demain nous le convoquerons^ qu’il s’excuse et feigne
d’être malade; s’il le peut, qu’il prenne la fuite et se
réfugie dans l’île de Mayorque ! » Ainsi prévenu, Yah’j’a
se dit malade et près de mourir. Les principaux de ses
amis étant venus le voir et l’interrogeant sur sa maladie,
il révéla à quelqu’un en qui il avait pleine confiance
l’avis que lui avait fait passer le vizir, et ce confident
rapporta la chose dans tous ses détails à l’un des
enfants d’*Abd el-Mou’min. Telle fut la principale raison
de la condamnation à mort d’Aboû Dja^ar. Le prince fit
enchaîner et emprisonner Yah’ya, que la mort seule dé-
livra de sa prison.

A Aboû Dja’far succéda en qualité de secrétaire Aboû’l-
K’ftsim ‘Abd er-Rah’mân K’àlemi, originaire d’un village

— 175 —

des environs de Bougie nommé K*âlem. Concurremment
avec lui les mêmes fonctions étaient remplies par Aboù
Moh’ammed *Ayyâch b. *Abd el-Melik b. *Ayyâch, origi-
naire de Cordoue.

Sous son règne exercèrent les fonctions de k’âd’i
Aboû Moh’ammed ^Abd Allah b. Djebel (1), originaire de
la ville d’Oran^ qui dépend de Tlemcen ; puis ‘Abd Allah
b. *Abd er-Rah’mân, dit el-Mâlak4, qui resta en place
jusqu’à la mort d’*Abd el-Mou’min et dans les premiers
temps du khalifat d’Aboû Ya’k’oùb [successeur de ce
dernier].

‘Abd el-Mou’min aimait et recherchait les savants,
qu’il comblait de bienfaits. Il les appelait de partout
pour les faire vivre auprès de lui et dans le voisinage de
la cour, leur attribuait de gros traitements, les exaltait
et honorait publiquement. Il partagea les savants en
deux catégories, ceux des Almohades et ceux des villes
(de la cour), après que les Maçmoùda eurent reçu d’Ibn
Toûmert ce nom d’Almohades, provenant du zèle avec i
lequel ils s’adonnèrent à l’étude de la foi, ce que n’avait |
fait jusqu’alors personne de leur région.

Quand à *Abd el-Mou’min lui-même, |P. 145] c’était un
homme aux hautes ambitions et au caractère pur^ tout
plein d’une dignité^^’u semblait tenir de race, il ne
trouvait de satisfaction que dans des choses d’un ordre
relevé. Le très savant jurisconsulte Aboû’l-K’âsim ‘Abd
er-Rah’mân b. Moh’ammed b. Aboû Dja*far le vizir m’a
raconté le fait* suivant, que lui avait raconté son père
comme le tenant lui-même du sien, le vizir Aboû Dja’far :

« Un jour, disait ce dernier, je me rendis auprès d’Abd
el-Mou’min, qui était installé dans un pavillon donnant
sur un jardin où les fruits mûrs et les fleurs épanouies
couronnaient des rameaux sur lesquels les oiseaux
gazouillaient à l’envi, et aussi parfaitement beau qu’on
peut le rêver. Je m’assis après lui avoir adressé mes

i

/f^e^7^44^^

(1) Le Kartds cite parmi les secrétaires un ‘Abd Allah b. H’abI (?)

— 176 —

salutations et me mis à regarder à droite et à gauche,
ravi d’admiration devant la beauté du spectacle. « Aboû
DJa^far, me dit-il^ tu regardes bien ce jardin ! — Puisse
Dieu, répondis-je, prolonger la vie du Prince des Fidèles I
Par ma foi, c’est un magnifique spectacle! — C’est là,
Aboû DjaTar, ce que tu appelles un magnifique spectacle f
— Certes, repris-je. » Mais le prince ne médit plus rien.
Deux ou trois jours après, eut lieu par ses ordres une’
revue des soldats sous les armes. Les troupes commen-
cèrent à défiler, tribu par tribu, bataillon par bataillon,
tous plus beaux les uns que les autres par leur arme-
ment, par la qualité des montures, par leur apparence
de force. A cette vue le prince qui, d’un lieu surélevé,
dominait le défilé, se tourna de mon côté : « Voilà, me
dit*il, ce qui est un spectacle magnifique, et non les
fruits et tes arbres! •

Après la mort d’Ibn Toûmert, *Abd el-Mou’min ne
cessa de conquérir provinces sur provinces et d’étendre
sa domination, de sorte que des populations nombreu-
ses lui obéissaient. Sa dernière conquête dans les pays
soumis aux Almoravides fut la ville deMerrâkech, capi-
tale du Prince des musulmans soutien de la religion, ‘Ali
b. Yoûsof b. Tâchefîn, ce qui eut lieu après la mort natu-
relle, arrivée en 537, de ce dernier prince, lequel avait,
de son vivant, désigné pour son successeur son fils
Tâchefîn ; mais la fortune empêcha la réalisation de sa
volonté, et le désir qu’il avait de voir son fils régner
après lui ne fut pas exaucé.

A la mort de son père, Tâchefîn se dirigea sur Tlemcen,
mais l’espoir qu’il fondait [P. 146] sur les habitants de
cette ville ayant été déçu, il gagna Oran, à trois étapes
de Tlemcen. Les Almohades l’y assiégèrent et le pres-
sèrent si vivement qu’il en sortit tout armé et monté sur
une jument grise, et se précipita dans la mer, où il trouva
la mort. On dit que ses ennemis repêchèrent son cadavre
et qu’après l’avoir crucifié ils le brûlèrent. Dieu sait ce
quMl en est. Tâchefîn avait régné, depuis le jour de la

— 177 —

mort de son père jusqu’à ce que lui-même périt à Oran
dans les circonstances que nous venons de dire, en
540 (1), trois ans moins deux mois. Pendant toute cette
période, il ne put se flxer nulle part, car le pays le
repoussait toujours et les révoltes étaient incessantes.

Après être entré à Merrâkech, ‘Abd el-Mou’min fit
rechercher le plus soigneusement possible le tombeau
dû Prince des musulmans, mais en vain, la volonté
divine le tint caché après sa mort de même qu’elle
l’avait tenu caché de son vivant. Telle est l’ordinaire et
excellente manière de faire de Dieu à l’égard des hommes
de bien réformateurs.

Avec la mort du Prince des musulmans et de son flls
cessa dans le Maghreb la prière en l’honneur des Abbûs-
sides; leur nom n’a plus jusqu’à présent retenti du haut
d’aucune chaire, sauf en Ifrîkiyya pendant un petit nom-
bre d’années, où cette province était entre les mains de
Yah’ya b. Ghûniya, l’insurgé de l’île de.Mayorque, dont
nous parlerons. Les Almoravides avaient régné, depuis
leur établissement dans le territoire de Merrâkech jus-
qu’à leur disparition complète par suite de la mort du
Prince des musulmans et de son flls, environ 76 ans.

Quand toutes les provinces du Maghreb el-Ak’ça qui
obéissaient antérieurement aux Almoravides se furent

soumises à ‘Abd ei-Mou’min et que les habitants eurent
reconnu son autorité, ce prince quitta Merrâkech à la
tète d’une armée considérable et marcha contre Yah’yo
b. el-*Azîz b. el-Mançoùr b. el-Montaçir Çanhâdji, qui
régnait à Bougie et dans le territoire qui en dépend jus-
qu’à SIwisIrût, localité frontière entre cet État et celui
des Lamtoùna. Cette expédition eut lieu en 540 (2). ‘Abd

(1) En 539 selon les Berbères (II, 178) ou 541 (Ib. 85) ; en 539 selon
le Kartds (p. 122) et Ibn Athîr (X, 409), qui doone des détails sur la
mort de ce prince. Zerkechi (p. 5) donne aussi la date du 27 rama-
d’àn 539.

(2) fin 546 selon les Berbères (II, 189) et le Kartds (p. 125) ; en
547 selon Ibn Athfr (XI, 103, dont le récit est assez détaillé.

/ /

— 178 —

el-Mou’min assiégea Bougie [P. U7] de si près que
Yah’ya b.^^Wwl el-‘Azîz, se voyant hors d’état de résister
avec avantage, s’enfuit par mer à Bône, qui est la pre-
mière ville de la frontière d’Ifrîkiyya, et .de là gagna
Constantine du Maghreb. Poursuivi par les troupes de
son ennemi, il se rendit et fut amené à ^Abd el-Mou’min,
qui avait pris l’engagement de respecter sa vie et celle
de ses femmes. L’Almohade pénétra à Bougie, où il se
fit reconnaître, de même qu’à K’al’a des Benoû H’ammâd,
qui était le fort principal et le mieux défendu des Çan-
hâdja, le berceau et le centre de leur puissance. Yah’ya,
de même que son père El-*Azîz, son grand-père et son
arrière-grand-père El-Mançoûr et El-Montaçir, ainsi que
leur aïeul à tous, H’ammâd, appartenaient à la secte des
Benoû ^Obeyd^ dont ils étaient les partisans et les sou-
tiens. C’est de ce pays, celui des Çanhâdja, qu’est sortie
la secte *Obeydlte, c’est ce peuple qui l’a mise au jour,
propagée et soutenue. Le pouvoir et la dynastie des
Benoû H’ammâd restèrent puissants et incontestés jus-
qu’au jour de leur chute complète, alors qu’AboûMoh’am-
med ‘Abd el-Mou’min b. ^Ali annexa, à la date indiquée,
leur territoire à son empire.

Devenu maître de Bougie, de K’al’a et des pays qui
dépendent de ces deux villes, ce prince installa des
Almohades chargés de les garder et de les défendre,
sous la direction de son flls ^Abd Allâh ; puis il rebroussa
chemin vers Marrakech, accompagné de Yah’ya b. el-* Azîz,
prince des Çanhâdja, et des principaux officiers de celui-
ci, qui furent incorporés dans l’armée conquérante et à
qui, dès leur arrivée à Merrâkech, furent assignés de
vastes demeures, des montures de choix, des vêtements
magnifiques et des traitements élevés. Yah’ya fut tout
particulièrement bien pourvu et jouit auprès de son
vainqueur, qui l’honorait d’une faveur sans pareille,
d’un haut rang et d’une grande considération. Il m’est
revenu de plusieurs côtés qu’un jour, à l’audience d”Abd
el-Mou’min, comme on se plaignait de la difficulté de se

1

\

— 179 —

procurer de la petite monnaie, [P. 148] Yah’ya b. el-*Azîz
dit : « Pour moi, je souffre beaucoup de cette pénurie;
quotidiennement mes serviteurs m’adressent leurs
plaintes de la difficulté qu’ils éprouvent, h cause de cette
rareté de la petite monnaie, à faire la plupart de leurs
achats. » En effet, on frappe d’ordinaire au Maghreb des
demi-dirhems, des quarts, des huitièmes et des seizièmes
{kharroub); ces petites monnaies ont cours partout et
contentent tout le monde, car tous les objets ont leur
équivalent. Quand Yah’ya b. el-‘Azîz sortit de l’audience,
*Abd eKMou’min le fit suivre de trois bourses pleines
de menue monnaie, en lui faisant dire par le porteur :
« Aussi longtemps que tu resteras à notre cour, tous tes
souhaits seront exaucés. »

Pendant son séjour à Merrâkech, *Abd el-Mou’min
donna tous ses soins aux devoirs du gouvernement en
ce qui concerne la construction d’hôtels, l’édification
de forteresses, les préparatifs d’armement, la sou-
mission des rebelles, la sécurité des routes, le bien-être
de ses sujets et autres occupations qui lui étaient fami-
lières.

Après le règne du Prince des musulmans Aboù 1-H’asan
*Ali b. Yoûsof, la situation de la Péninsule hispanique
devint des plus troublées, car les Almoravides s’aban-
donnant les uns les autres cédèrent à leur amour du
repos et de la tranquillité, et tombèrent sous l’autorité
des femmes. Devenus l’objet du mépris et du dédain
des habitants, ils excitèrent l’audace des ennemis, et
les Chrétiens se rendirent maîtres de nombreuses
places fortes voisines de la frontière. Aux causes de^
trouble que nous venons de dire, il faut ajouter la révolte /
d’Ibn Toùmert à Soûs, ce qui détourna l’attention d’*Ali |
b. Yoûsof, occupé de ce côté, du soin des affaires ;
d’Espagne. Enhardis par l’état de faiblesse où Ils voyaieirt^
la dynastie Almoravide, les notables espagnols chas-
sèrent les gouverneurs qui étaient installés chez eux.

— 180 —

et chacun prétendant être maître sur son propre ter-
ritoire, peu s’en fallut que ie pays ne retombât dans
le même état qu’après la chute de la dynastie Omeyyade.
Fraga fut conquise par le roi d’Aragon (que Dieu mau-
disse I), qui se rendit aussi maître de Saragosse (puisse
Dieu la rendre aux musulmans !) et de nombreux cantons
de cette région. Les habitants de Valence, de Murcie [P.
149] et de l’Espagne orientale tombèrent d’accord pour
reconnaître l’un des principaux officiers du djond,
*Abd er-Rah’màn b. *Iyâd’, qui était d’entre les plus
purs et les meilleurs du peuple de Mahomet. Je tiens
de maints et maints de ses compagnons que ses prières
étaient toujours exaucées. Entre autre traits de carac-
tère remarquables, il était le plus compatissant des
hommes et le plus prompt à verser des larmes, mais
quand il prenait ses armes et montait à cheval, nul
n’osait l’affronter, aucun héros ne lui pouvait résister.
Les chrétiens le comptaient pour cent cavaliers et
s’écriaient en voyant son étendard : • Voilà Ibn ‘lyâd’,
voilà cent cavaliers ! » Grâce à cet homme de bien, la
protection divine ne permit pas à l’ennemi d’atteindre
ces régions, tant la terreur qu’il inspirait aux Chrétiens
tenait ceux-ci à l’écart. Ibn *Iyâd’ assura ainsi la tran-
quillité de l’Espagne orientale jusqu’à l’époque de sa
mort (Dieu ait pitié de lui, éclaire sa face et le récom-
pense de ses efforts 1), dont j’ignore la date exacte.

Il eut pour successeur dans le gouvernement de ce
pays Moh’ammed b. Sa’d, connu là-bas sous le nom d’Ibn
Merdenich, qui avait été attaché à sa personne en qualité
d’écuyer et d’intendant (l). Quand Ibn *Iyâd’ fut près de
mourir, l’armée et les principaux habitants qui l’entou-
raient lui demandèrent de désigner celui qui devait
désormais les guider et firent allusion à son fils : « Il est,
dit le mourant, peu propre à ce poste, car j’ai ouï-dire

(i) Sur ce personnage, voir les Berbères (II, 194); Ibn Khaliikan
(IV, 471 et 478); Ibn Atbîr (XI, i02, 148, 186, 187, 235, 246).

– 181 –

qu’il boit du vin et néglige la prière. Si vous le voulez,
je n’y puis rien ; mais prenez plutôt cet homme, » dit-il
en montrant Moh’amined b. Sa’d, « il montre de l’énergie
et est très riche; ii est possible que par lui Dieu étende
sa faveur sur les musulmans. » Ibn Sa’d dirigea, en effet,
les affaires du pays jusqu’à sa mort, arrivée en 568.

Les habitants d’Alméria, après avoir également expulsé
les Almoravides et avoir discuté qui ils choisiraient,
voulurent décerner le pouvoir au kâ’id Aboù *Abd AUdh
b. Meymoûn, qui n’était pas de leur ville mais de Dénia.
Ce chef refusa en disant: < Je ne suis que l’un de vous;
mon élément c’est la mer, où j’ai acquis ma réputation,
et c’est là que je serai votre homme contre quiconque vous
attaquera de ce côté; mais choisissez pour vous gouver-
ner [P. 150| tout autre que moi. » Ils prirent alors comme
chef l’un d’entre eux, *Abd AUâh b. Moh’ammed, connu
sous le nom d’Ibn er-Remîmi, dont l’autorité subsista
jusqu’au jour où les chrétiens, pénétrant dans la ville
par terre et par mer, massacrèrent les habitants, rédui-
sirent en captivité les femmes et les enfants et livrèrent
tout au pillage, ce qui serait long à décrire.

Quant à Jaën et à son territoire, jusqu’au fort de
Segura et aux places frontières avoisinantes, celui qui
les gouvernait était un nommé ^Abd Allâh, du père de
qui j’ignore le nom , et qui était appelé là-bas Ibn
Hamouchk (1); il paraît qu’il régna aussi pendant quel-
ques jours à Cordoue”.

Quant à Grenade et à Séville, elle continuèrent d’obéir
aux Almoravides.

Telle était, à la* fin de la dynastie Almoravide, la situa-
lion de l’Espagne vue d’ensemble; mais il y a de nom-
breux détails concernant les châteaux, les forteresses
et les petites villes, que je dois laisser de côté crainte de
longueur et parce qu’ils sont peu connus.

(1) Ibr&hîm b. Homocbk des Berbères (II, 195 et 199; cf. Ibn Atbjr/
XI, 102, 186 et 187).

t

*

— 182 —

L’ouest de l’Espagne vit s*élever des fauteurs de trou-
bles et des chefs départis qui troublèrent les intelligences
ignorantes et attirèrent à eux les cœurs de la masse.
Tel fut Ah’noed b. K’asi, qui comnoença par élever des
prétentions au gouvernement et qui était passé maître
en fait de ruses et de tours de passe-passe, sans compter
qu’il pratiquait la rhétorique et faisait profession d’élo-
quence; puis il se donna comme Mahdi ; ces renseigne-
ments^ je les tiens de diverses sources sûres. Mais il ne
réussit dans aucun de ses projets, et ses partisans se
retournèrent contre lui. C’est dans le château-fort de
Mertola, déjà cité dans l’histoire de la dynastie ^Abbâdide,
qu’il se révolta. C’est de là que, après l’avoir aban-
donné, ses partisans le firent sortir par ruse à l’aide
d’émissaires qu’ils lui envoyèrent secrètement. Les
Almohades s’emparèrent alors de sa personne et
l’envoyèrent sur la côte d’Afrique, où on le présenta à
*Abd el-Mou’min : « Je sais, dit celui-ci, que tu as pré-
tendu être le Mahdi! — N’y a-t-il pas, » répondit entre
autres choses le prisonnier, « deux aurores, la fausse et
la vraiet Eh bieni j’étais la fausse I » *Abd el-Mou’min
se mit à rire et lui pardonna. Le vaincu resta à sa
cour (P. 151] jusqu’à ce qu’il fut tué par certains de ceux
qui avaient embrassé son parti en Espagne. De cet Ibn
K’asi on raconte des faits honteux caractérisés par
l’impiété et le mépris de tout principe de gouvernement,
et que je passe sous silence pour «m’occuper de sujets
plus importants.

Le développement dans le Maghreb el-Ak’ça de la
puissance des Maçmoûda attira les regards des notables
de l’Espagne occidentale, qui de jour en jour se mirent
à aller les trouver et procédèrent à l’envi à un véritable
exode. De la sorte nombre de régions de la Péninsule
reconnurent l’autorité de cette dynastie, par exemple
Algéziras et Ronda, puis Séville, Cordoue et Grenade.
Celui qui procéda à ces conquêtes fut le cheykh Aboû
H’afç ‘Omar Inti, déjà cité comme membre de la

I

— 183 —

Communauté. C’est ainsi que l’Espagne occidentale se
soumit au pouvoir nouveau.

Dans cette situation, ^Abd el-Mou’min rassembla des
troupes nombreuses, et s’embarqua à Ceuta pour la |
Péninsule; il aborda au lieu dit Djebel T’ârik’, qu’il]
dénomma Mont de la V\c\o\vq( Djebel el-Fath’), où, pen-
dant un séjour de quelques mois, il éleva de vastes
palais et fonda une ville encore existante. Les principaux
du pays s’y portèrent pour prêter serment d’obéissance :
tels par exemple les gens de Malaga, de Grenade, deRon*
da, de Cordoue, de Séville, et lieux avoisinants et en dé-
pendant. Le prince tint en cet endroit une grande audience
où il vit rassemblés autour de sa personne des person-
nages, des chefs, des notables et des princes, tant du
pays que de l’Afrique septentrionale f ”il dtoaj, formant
une réunion telle qu’aucun prince avant lui n’en avait
vu autant. Ce fut la première fois qu’il invita les poètes,
qu’il n’avait jusqu’alors reçus que sur leur demande.
Au nombre de ceux qui s’y trouvèrent et dont la plupart
étaient des hommes distingués, figurait Aboû ‘Abd Allah
Moh’ammed b. H’abboûs, habitant de Fez, qui employait
dans ses vers à peu près le même procédé que Moh’am-
med b. Hâni Andalosi, c’est-à-dire qu’il recherchlit les
expressions ronflantes, les mots pompeux et tragiques,
mais vides ; seulement ce dernier avait plus de talent
naturel et plus de douceur dans son style. Ibn H’abboûs
déclama ce jour-là [P. 152] une k’acîda où il s’est montré
supérieur, et dont je n’ai présents à la mémoire que ces
deux vers :

[KAmil] La fortune a atteint, grâce à votre direction, le but qu’elle
espérait, et cette époque a appris à connaître la justice; elle corap^
tait qu*un jour la direction revêtirait une forme visible, et cela s’est
réalisé.

Ibn H’abboûs, qui est auteur de nombreuses k’açida,
jouissait de considération auprès de ce prince, sous
lequel il arriva à l’opulence, ainsi qu’auprès de son flls

— 182 —

L’ouest de l’Espagne vit s*élever des fauteurs de trou-
bles et des chefs départis qui troublèrent les intelligences
ignorantes et attirèrent à eux les cœurs de la masse.
Tel fut Âh’med b. K’asi, qui commença par élever des
prétentions au gouvernement et qui était passé maître
en fait de ruses et de tours de passe-passe, sans compter
qu’il pratiquait la rhétorique et faisait profession d’élo-
quence; puis il se donna comme Mahdi ; ces renseigne-
ments^ je les tiens de diverses sources sûres. Mais il ne
réussit dans aucun de ses projets, et ses partisans se
retournèrent contre lui. C’est dans le château-fort de
Mertola, déjà cité dans l’histoire de la dynastie ^Âbbâdide,
qu’il se révolta. C’est de là que, après l’avoir aban-
donné, ses partisans le firent sortir par ruse à l’aide
d’émissaires qu’ils lui envoyèrent secrètement. Les
Âlmohades s’emparèrent alors de sa personne et
l’envoyèrent sur la côte d’Afrique, où on le présenta à
*Abd el-Mou’min : « Je sais, dit celui-ci, que tu as pré-
tendu être le Mahdi ! — N’y a-t-il pas, » répondit entre
autres choses le prisonnier, « deux aurores, la fausse et
la vraie? Eh bieni j’étais la fausse 1 » *Abd el-Mou’mih
se mit à rire et lui pardonna. Le vaincu resta à sa
cour (P. 151] jusqu’à ce qu’il fut tué par certains de ceux
qui avaient embrassé son parti en Espagne. De cet Ibn
K’asi on raconte des faits honteux caractérisés par
l’impiété et le mépris de tout principe de gouvernement,
et que je passe sous silence pour «m’occuper de sujets
plus importants.

Le développement dans le Maghreb el-Ak’ça de la
puissance des Maçmoûda attira les regards des notables
de l’Espagne occidentale, qui de jour en jour se mirent
à aller les trouver et procédèrent à l’envi à un véritable
exode. De la sorte nombre de régions de la Péninsule
reconnurent l’autorité de cette dynastie, par exemple
Algézirâs et Ronda, puis Se ville, Cordoue et Grenade.
Celui qui procéda à ces conquêtes fut le cheykh Aboû
H’afç ‘Omar Inti, déjà cité comme membre de la

— 183 —

Communauté. C’eBt ainsi que TEspagne occidentale se
soumit au pouvoir nouveau.

Dans cette situation, ‘Abd el-Mou’min rassembla des
troupes nombreuses, et s’embarqua à Ceuta pour la
Péninsule; il aborda au lieu dit Djebel T’ârik’, qu’il
dénomma Mont de la \\c\oire (D/ebel el-Fath’), où, pen- \
dant un séjour de quelques mois, il éleva de vastes
palais et fonda une ville encore existante. Les principaux
du pays s’y portèrent pour prêter serment d’obéissance :
tels par exemple les gens de Malaga, de Grenade, deRon*
da, de Cordoue, de Séville, et lieux avoisinants et en dé-
pendant. Le prince tint en cet endroit une grande audience
où il vit rassemblés autour de sa personne des person-
nages, des chefs, des notables et des princes, tant du
pays que de l’Afrique septentrionale C”i4 dtoaj, formant
une réunion telle qu’aucun prince avant lui n’en avait
vu autant. Ce fut la première fois qu’il invita les poètes,
qu’il n’avait jusqu’alors reçus que sur leur demande.
Au nombre de ceux qui s’y trouvèrent et dont la plupart
étaient des hommes distingués, figurait Aboû ‘Abd Allah
Moh’ammed b. H’abboûs, habitant de Fez, qui employait
dans ses vers à peu près le même procédé que Moh’am-
med b. Hâni Andalosi, c’est-à-dire qu’il recherchait les
expressions ronflantes, les mots pompeux et tragiques,
mais vides; seulement ce dernier avait plus de talent
naturel et plus de douceur dans son style. Ibn H’abboûs
déclama ce jour-là [P. 152] une k’acîda où il s’est montré
supérieur, et dont je n’ai présents à la mémoire que ces
deux vers :

[KAmil] La fortune a atteint, grâce à votre direction, le but qu’elle
espérait, et cette époque a appris à connaître ta justice; elle comp-
tait qu’un jour la direction revêtirait une forme visible, et cela s’est
réalisé.

Ibn H’abboûs, qui est auteur de nombreuses k’açtda,
jouissait de considération auprès de ce prince, sous
lequel il arriva à l’opulence, ainsi qu’auprès de son flls

— 182 —

L’ouest de l’Espagne vit s’élever des fauteurs de trou-
bles el des chefs départis qui troublèrent les intelligences
ignorantes et attirèrent à eux les cœurs de la masse.
Tel fut Ah’med b. K’asi, qui commença par élever des
prétentions au gouvernement et qui était passé maître
en fait de ruses et de tours de passe-passe, sans compter
qu’il pratiquait la rhétorique et faisait profession d’élo-
quence; puis il se donna comme Mahdi ; ces renseigne-
ments^ je les tiens de diverses sources sûres. Mais il ne
réussit dans aucun de ses projets, et ses partisans se
retournèrent contre lui. C’est dans le château-fort de
Mertola, déjà cité dans l’histoire de la dynastie *Abbâdide,
qu’il se révolta. C’est de là que, après l’avoir aban-
donné, ses partisans le firent sortir par ruse à l’aide
d’émissaires qu’ils lui envoyèrent secrètement. Les
Almohades s’emparèrent alors de sa personne et
l’envoyèrent sur la côte d’Afrique, où on le présenta à
*Abd el-Mou’min : « Je sais, dit celui-ci, que tu as pré-
tendu être le Mahdi ! — N’y a-t-il pas, » répondit entre
autres choses le prisonnier, « deux aurores, la fausse et
la vraiet Eh bieni j’étais la fausse I » *Abd el-Mou’min
se mit à rire et lui pardonna. Le vaincu resta à sa
cour IP. 151) jusqu’à ce qu’il fut tué par certains de ceux
qui avaient embrassé son parti en Espagne. De cet Ibn
K’asi on raconte des faits honteux caractérisés par
l’impiété et le mépris de tout principe de gouvernement,
et que je passe sous silence pour «m’occuper de sujets
plus importants.

Le développement dans le Maghreb el-Ak’ça de la
puissance des Maçmoûda attira les regards des notables
de l’Espagne occidentale, qui de jour en jour se mirent
à aller les trouver et procédèrent à l’envi à un véritable
exode. De la sorte nombre de régions de la Péninsule
reconnurent l’autorité de cette dynastie, par exemple
Algézlrâs et Ronda, puis Séville, Cordoue et Grenade.
Celui qui procéda à ces conquêtes fut le cheykh Aboû
H’afç ‘Omar Inti, déjà cité comme membre de la

— 183 —

Communauté. C’est ainsi que l’Espagne occidentale se
soumit au pouvoir nouveau.

Dans cette situation, ^Abd el-Mou’rain rassembla des
troupes nombreuses, et s’embarqua à Ceuta pour la
Péninsule; il aborda au lieu dît Djebel T’ârik’, qu’il
dénomma Mont de la \ic\oive (D/ebel el-Fath’), où, pen-
dant un séjour de quelques mois, il éleva de vastes
palais et fonda une ville encore existante. Les principaux
du pays s’y portèrent pour prêter serment d’obéissance :
tels par exemple les gens de Malaga, de Gi*enade, deRon*
da, de Cordoue, de Séville, et lieux avoisinants et en dé-
pendant. Le prince tint en cet endroit une grande audience
où il vit rassemblés autour de sa personne des person-
nages, des chefs, des notables et des princes, tant du
pays que de l’Afrique septentrionale f ”il dtoaj, formant
une réunion telle qu’aucun prince avant lui n’en avait
vu autant. Ce fut la première fois qu’il invita les poètes,
qu’il n’avait jusqu’alors reçus que sur leur demande.
Au nombre de ceux qui s’y trouvèrent et dont la plupart
étaient des hommes distingués, figurait Aboû ^Abd Allah
Moh’ammed b. H’abboùs, habitant de Fez, qui employait
dans ses vers à peu près le même procédé que Moh’am-
med b. Hâni Andalosi, c’est-à-dire qu’il recherchlit les
expressions ronflantes, les mots pompeux et tragiques,
mais vides ; seulement ce dernier avait plus de talent
naturel et plus de douceur dans son style. Ibn H’abboùs
déclama ce jour-là [P. 152] une k’acîda où il s’est montré
supérieur, et dont je n’ai présents à la mémoire que ces
deux vers :

[KAmil] La fortune a atteint, grâce à votre direction, le but qu^ellc
espérait, et cette époque a appris à connaître la Justice; elle comp-
tait qu’un jour la direction revêtirait une forme visible, et cela s’est
réalisé.

Ibn H’abboùs, qui est auteur de nombreuses k’açtda,
jouissait de considération auprès de ce prince, sous
lequel il arriva à l’opulence, ainsi qu’auprès de son flls

— 182 —

L’ouest de l’Espagne vit s’élever des fauteurs de trou-
bles et des chefs départis qui troublèrent les intelligences
ignorantes et attirèrent à eux les cœurs de la masse.
Tel fut Ah’med b. K’asi, qui commença par élever des
prétentions au gouvernement et qui était passé maître
en fait de ruses et de tours de passe-passe, sans compter
qu’il pratiquait la rhétorique et faisait profession d’élo-
quence; puis il se donna comme Mahdi ; ces renseigne-
ments^ je les tiens de diverses sources sûres. Mais il ne
réussit dans aucun de ses projets, et ses partisans se
retournèrent contre lui. C’est dans le chôteau-fort de
Mertola, déjà cité dans l’histoire delà dynastie ^Âbbâdide,
qu’il se révolta. C’est de là que, après l’avoir aban-
donné, ses partisans le firent sortir par ruse à l’aide
d’émissaires qu’ils lui envoyèrent secrètement. Les
Almohades s’emparèrent alors de sa personne et
l’envoyèrent sur la côte d’Afrique, où on le présenta à
*Abd el-Mou’min : « Je sais, dit celui-ci, que tu as pré-
tendu être le Mahdi ! — N’y a-t-il pas, » répondit entre
autres choses le prisonnier, « deux aurores, la fausse et
la vraief Eh bieni j’étais la fausse I » ^ A bd el-Mou’min
se mit à rire et lui pardonna. Le vaincu resta à sa
cour IP. 151] jusqu’à ce qu’il fut tué par certains de ceux
qui avaient embrassé son parti en Espagne. De cet Ibn
K’asi on raconte des faits honteux caractérisés par
l’impiété et le mépris de tout principe de gouvernement,
et que je passe sous silence pour «m’occuper de sujets
plus importants.

Le développement dans le Maghreb el-Ak’ça de la
puissance des Maçmoûda attira les regards des notables
de l’Espagne occidentale, qui de jour en jour se mirent
à aller les trouver et procédèrent à l’envi à un véritable
exode. De la sorte nombre de régions de la Péninsule
reconnurent l’autorité de cette dynastie, par exemple
Algézirds et Ronda, puis Se ville, Cordoue et Grenade.
Celui qui procéda à ces conquêtes fut le cheykh Aboû
H’afç *Omar Inti, déjà cité comme membre de la

— 183 —

Communauté. C’eet ainsi que TEspagne occidentale se
soumit au pouvoir nouveau.

Dans cette situation, ‘Âbd el-Mou’rain rassembla des
troupes nombreuses, et s’embarqua à Ceuta pour la
Péninsule; il aborda au lieu dit Djebel T’àrik’, qu’il
dénomma Mont de la Yicioive (Djebel el-Fath’)^ où, pen-
dant un séjour de quelques mois, il éleva de vastes
palais et fonda une ville encore existante. Les principaux
du pays s’y portèrent pour prêter serment d’obéissance :
tels par exemple les gens de Malaga, de Grenade, deRon>
da, de Cordoue, de Séville, et lieux avoisinants et en dé-
pendant. Le prince tint en cet endroit une grande audience
où il vit rassemblés autour de sa personne des person-
nages, des chefs, des notables et des princes, tant du
pays que de l’Afrique septentrionale fil dtoaj, formant
une réunion telle qu’aucun prince avant lui n’en avait
vu autant. Ce fut la première fois qu’il invita les poètes,
qu’il n’avait jusqu’alors reçus que sur leur demande.
Au nombre de ceux qui s’y trouvèrent et dont la plupart
étaient des hommes distingués, figurait Aboû ‘Abd Allah
Moh’ammed b. H’abboùs, habitant de Fez, qui employait
dans ses vers à peu près le même procédé que Moh’am-
med b. Hâni Andalosi, c’est-à-dire qu’il recherchlit les
expressions ronflantes, les mots pompeux et tragiques,
mais vides ; seulement ce dernier avait plus de talent
naturel et plus de douceur dans son style. Ibn H’abboùs
déclama ce jour-là [P. 152] une k’acida où il s’est montré
supérieur, et dont je n’ai présents à la mémoire que ces
deux vers :

[Kâmil] La fortune a atteint, grâce à votre direction, le but qu’elle
espérait, et cette époque a appris à connaître ta justice; elle comp-
tait qu’un jour la direction revêtirait une forme visible, et cela s’est
réalisé.

Ibn H’abboùs, qui est auteur de nombreuses k’açida,
jouissait de considération auprès de ce prince, sous
lequel il arriva à l’opulence, ainsi qu’auprès de son flls

– 184 –

Aboû Ya^k*oûb. Sous les princes de Lamtoûna il était
Tun des poètes favorisés; mais à la suite d’inconséquen-
ces qui parvinrent à leur connaissance, il dut s’enfuir en
Espagne, où il resta caché, sans se flxer nulle part, jus-
qu’à la chute de cette dynastie. Son fils ^Âbd Allâh m’a
lu l’anecdote suivante, sur l’autographe de son père :
c J’entrai un jour à Silves, l’une des villes d’Espagne,
n’ayant pas mangé depuis trois jours. Je demandai à
qui l’on pouvait s’adresser en cet endroit, et un habitant
m’indiqua Ibn el-Milh’. Je me rendis alors chez un pape-
tier qui, sur ma demande, me donna un encrier et un
bout de papier, et j’écrivis des vers à la louange de celui
dont on m’avait dit le nom, puis je me rendis chez lui.
Je trouvai cet homme dans le vestibule, et il répondit
des plus gracieusement à mon salut, m’accueillant de la
façon la plus aimable : « Je suppose, me dit-il, que tu es
étranger t — En effet, répondis-je. — Et à quelle classe
d’hommes appartiens-tu t—- Je suis, dis-je, littérateur,
je veux dire poète, » et je me mis à lui réciter les vers
que je venais d’écrire. Il les reçut très bien, me fit entrer
chez lui, et me faisant servir de quoi manger, il déploya
dans sa conversation plus d’amabilité que je n’ai jamais
vu. Léhnoment étant venu pour moi de prendre congé,
il sortit et rentra bientôt, suivi de deux serviteurs por-
teurs d’un coffre qu’il leur fit déposer devant moi. Il
l’ouvrit et en sortit 700 dinars almoravides qu’il me
donna : « Voilà ton bien », dit-il; puis, me remettant une
bourse contenant 40 mîthk’al: « [P. 153] Voici ce dont je
te fais cadeau. » Tout surpris de ces paroles, qui étaient
pour moi une vraie énigme, je deipandai d’où venait
« mon bien ». — t Sache, reprit-il, que j’ai immobilisé
une terre provenant de mes biens et dont la récolte
annuelle est de cent dinars, au profit des poètes. Or pas
un n’est venu me trouver depuis sept ans, grâce aux
troubles incessants qui désolent la contrée, et ainsi
s’est accumuléela somme qui t’est remise. Quant aux
quarante autres dinars, ils proviennent de mes revenus

— Im-
personnels ». — C’est ainsi qu’entré chez lui affamé et
misérable, j’en sortis rassasié et riche. »

Un homme qui était chérif par sa mère et qui descen-
dait du chérif Et-T’alîli’ Merwâni (1) récita ce jour-là les
vers suivants à *Abd el-Mou’min :

[Basil’] • L’onnemi n’a pas de bouclier plus sûr que la fuite. . .

< La fuite OÙ f OÙ f » s’écria ‘Abd el-Mou’min en éle-
vant la voix; et le poète continua :

« Mais où fuir, alors que la cavalerie de Dieu le poursuit?

Mais où iront ceux qui sont sur les sommets, là où le ciel décoche
contre eux les étoiles comme autant de traits t Qui ose parler de
chrétiens en Espagne quand d^une mer à Tautre tout le pcys est
plein d’Arabes ? »

Quand il eut fini son poème : « C’est ainsi qu’on loue
les khalifes ! » dit ^Abd el-Mou’min, s’attribuant de la
sorte le titre de khalife. — Le chérif T’alîk’, grand-père de
ce poète» était Talik’ en-Na^àma, ainsi nommé a cause
du fait suivant. Il était détenu par Aboû ^Amir Moh’am-
med surnommé el-Mançoùr, qui exerçait le pouvoir sous
Hichâm Mo’ayyed, et depuis plusieurs années déjù il
gémissait dans une prison souterraine, quand il adressa
au ministre un placet où il décrivait le misérable état
où il était réduit par la rigueur de son emprisonnement
et la difficulté qu’il trouvait & vivre. Ibn Aboû ‘Amir
reçut cette requête avec un tas d’autres et rentra chez
lui, où il s’amusa & les jeter à une autruche qui vivait
en domesticité. L’animal avalait les unes et rejetait les
autres, et celle du chérif, que le vizir n’avait pas lue, lui
fut jetée dans le tas ; elle la prit, fit un tour et la rejeta
sur les genoux de son maître^ qui la lui lança de nou-
veau; elle la prit, fît tout le tour du palais et vint la
rejeter sur ses genoux ; il la lui relança une troisième

(1) Un article est consacré par le n« 1372 Ane. F. de la liib. nat.
à Merwâni T’alili’ (f. 6 v.).

14

— 186 —

fois» [P. 154] et à plusieurs reprises elle flt de même.
Alors Ibn Aboù *Amir tout étonné se mit à lire cette
pièce et fit relâcher le prisonnier, qu’on appela par suite
de cette circonstance Talîk’ en-Na’âma (libéré par
Tautruche).

A cette audience aussi un habitant de Séville nommé
Ibn Seyyid et surnommé el-Laçç récita ce qui suit :

[Basil’] « Détourne ta vue du soleil, sois convaincu que Saturne
est trop rapproché ; regarde une montagne solidement fixée sur une
autre, qu’elle tienne par sa masse ou que l’autre la supporte,
comment pourra-t-elle toujours regarder sa noble personne ? •

*Abd el-Mou’min l’interrompit : « Tu nous ennuies,
poète ; assieds-toi ! » Ce poème est pourtant Tun des
plus beaux qui aient été faits à sa louange, mais ce
début le dépare.

C’est encore à cette audience qtie fut débité le poème
suivant, par le vizir et secrétaire Aboû *Abd Allah Mo-
h’ammed b. Ghôlib de Valence, connu sous le nom de
Roçâfi (1), et qui s’était fixé à Malaga :

[Basîf] Si tu te présentais au feu de la vraie direction provenant du
Sinaï, tu recevrais toute la science et toute la lumière que tu vou-
drais de toutes ces étoiles dont les boucles ne sont pas relevées pour
le voyageur nocturne, dont le feu ne brûle pas pour celui qui a froid.
De la lumière prophétique ou mabdiquc se dégage une émanation
heureuse et révélatrice des ténèbres du mensonge ; cette lumière, la
piété n*a cessé de la sustenter à l’aide du jeûne diurne et de la
prière fervente et nocturne, jusqu’au jour où, puisant un éclat nou-
veau dans une flamme ensevelie sous les cendres de l’impiété, elle
a illuminé la foi. Pour cette lumière, Dieu avait emmagasiné l’étin-
celle du briquet jusqu’au temps du Mahdi ; ce signe, aussi manifeste
que les rayons du soleil, précède une guerre dont la réalisation est
confiée au roi K’aysite (2). Demeure du Prince des Croyants, établie

(1) Roçâfi, t 572, est l’objet d’une notice d’Ibn Khallikan (III,
133); voir aussi le ms 1372 Ane. fonds de la Bibl. nat., f. 67 v« ;
Dhabbi, p. 109 ; Ibn Abbâr, p. 237 ; Ibn Batoûta, IV, 360. Au sujet
de ce poème, Dozy s^exprime ainsi : a … Je pense que Roçâfi lui-
même… aurait été assez embarrassé pour expliquer plusieurs des
vers qui y figurent. >>

(2) Voir la note 2, p. 164.

— 187 —

au pied da Mont de la Direction ! puisses-tu être bénie entre toutes,
[P. 155] toi que soutiennent ies deux colonnes de la puissance et
de la royauté, sur les deux bases de ta sainteté et de la pureté 1 Celui
qui t*a élevée a une considération qui ne s*arrète pas à un palais
bâti au confluent des deux mers ; il y a longtemps que les pas de
ceux qui prononcent des paroles de louange et d’exaltation con-
vergent vers la demeure de ce rival des prophètes, là où sont ses
pieds bonis qui parfument les lieux qu’ils foulent et traversent, \k
où se dresse la hampe de Tétendard de la religion, qui déploie pom-
peusement ses plis victorieux sur les deux continents ; hampe que
tient la main d’un homme entièrement prêt (au combat), pénétré de
la crainte de Dieu et dont l’âme pure est pleine de piété ; qui,
plongé par ses secrètes pensées dans le monde de la sainteté,
semble être, quand il te reçoit, k la fois présent et absent: Un
mouvement de colère l’a fait s’embarquer sur sa flotte, qui, j’en
rends grâce au ciel, a protégé mon voyage, et ces navin^s ont
apporté les ordres divins conGés à un prince qui cherche et trouve
en Dieu sa protection, devant qui chaque mouvement des bateaux
semble un geste de prosternation, de qui chaque craquement
chante la gloire ; ces navires, en emportant ce prince k tra-
vers le détroit de Gibraltar, ont laissé chacune des deux côtes
dans le doute et la stupéfaction s’il parcourait des vagues
joyeuses ou s’il se plongeait dans l’abîme d’une mer consternée.
On eût dit qu’il était sur terre k traverser un vaste lac tout cons-
tellé du sang versé par les épées, que fait fondre la vigueur de son
attaque, car à leur feu c’est par des jets de flammes que répond ce
maître de hauts navires aux cordages semblables à des tresses partie
nouées, partie dénouées. Tandis qu’il franchissait les eaux, les vents,
sur elles et à son image, adoucissaient et embaumaient leur soufile :
telle à sa première grossesse la jeune femme dont la poitrine pré-
sente des seins couleur d’ambre rosé et de camphre. Ces navires em-
portant des masses d’hommes, entre des’ rames qui leur servent de
bras, plongent dans ce qu’on dirait être de l’eau de roses de Ffroùzâ-
bâd et parfois se précipitent dans la vague écumante, où ils semblent
voler avec les ailes des aigles carnassiers. On dirait qu’ils s’avan-
cent fièrement en nageant au milieu des ondes rejaillissantes, mais
contenues par leur main puissante, jusqu’à ce qu’enfin, arrivés à la
Montagne des deux victoires, ils peuvent de près projeter sur elle
un éclat qui ne le cède pas à celui de la foudre dont sont couronnés
les sommets. Dieu seul peut produire une montagne comme celle-
là, honorée et connue entre toutes les autres ; son promontoire élevé
est recouvert d’un manteau noir, dont le collet non boutonné est
formé par les nuages ; [P. 156] on peut comparer ses sommets à
ra11ui*e d’un roi qui invoque la pluie du ciel en étendant les mains

— 188 —

et toutes les parties de son corps, et qui est exaucé ; les étoiles qui
couronnent au soir son faîte, tournent dans l’almosphëre et ressem-
blent à autant de pièces d’or, elles semblent parfois le caresser de leurs
boucles de cheveux trop longues et entraînées sur ses deux tempes.
Cette montagne a perdu ses dents de devant, grâce aux épreuves
qu’elle a subies dans les siècles passés (1 ) ; pleine d* expérience, elle a
connu la bonne et la mauvaise fortune et les a poussées Tune après
l’autre, comme fait de ses bêtes le chamelier chantonnant ; les pieds
entravés elle promène sa pensée sur ce qu’il y a d’étonnant dans sa
situation passée et dans celle d’aujourd’hui ; pensive, elle garde le
silence et reste les yeux baissés, pleine de gravité et cachant ses
secrètes pensées, sous le coup, dirait-on, de l’affliction où la plonge
la crainte des deux menaces divines, d’être broyée et d*être dépla-
cée (2). Combien n’est-elle pas digne de rester désormais, alors
môme que toutes les montagnes de la terre trembleraient sur leurs
bases, tranquille et à l’abri de toute crainte ! Il lui suffit pour tout
mt’^rite d’avoir vu fouler ses sentiers par les pieds d’un roi aux ma-
gnanimes efforts et digne de reconnaissance, d’un prince dont la
présence lui fait respirer le parfum de l’intercession qui émane des
cendres d’un imâm enterré à l’extrême Occident. Elle n’a cessé d’es*
pércr de lui la réalisation avant le jour du jugement dernier d’une
chose décidée et prédestinée, elle n’a cessé de croire que, Tùt-ce
même au moment de l’anéantissement suprême, il réaliserait, avant
que retentisse la trompette du dernier jour, ce qui a été promis, et
restait comme interdite, les yeux fixés sur l’Occident et observant
dans le bassin de l’Esmîr (3) le brillant d’un glaive que le Destin a
dégainé dans le Gharb, ce pays des opées célèbres, et fait luire dans
les mains d’un K’aysite qu’il allait amener dans une presqu’île trem-
blant sous le joug de l’Infidèle. La grandeur de ce prince dépasse
notre épo)que, où il ne voit rien qui ne lui soit inférieur ; nulle affaire
religieuse ou terrestre ne se présente qu’il ne la résolve sans peine,
tous les vœux qu’il forme sont dirigés par les destins et réussissent,
si bien qu’en toute circonstance on croit voir en lui l’autorité desti-
née à asservir et à conquérir le monde ; chef de l’armée, il s’avance
entouré d’un cortège formé par les princes qu’il a soumis. [P. 457]
Ce fut d’abord contraints par la force qu’ils durent s’humilier devant
lui et obéir à ses ordres ou à ses défenses, mais ensuite ils ne firent
plus d’opposition, et poussés par l’espoir d’un pardon possible, ils
laissèrent le difficile pour le facile ; leur impuissance & résister
leur fit cesser la guerre et déposer toute espèce d’armes. Comment

(f) Sur cette expression voir la Chrest, de Sacy, III, 201.

(2) Allusion au Koran, LXIX, \A et LXXXI, 3.

(3) Rivière de la région de Ceuta (Edrîsi, p. 72 ; Bekri, p. i06j.

— 189 —

l’ennemi refuserait-il de te reconnaître quand il ne lui reste dans les
mains que des épées faussées et des lances rompues ? Quand tu
t’élances pour combattre dans la voie de Dieu, tu fais à toi seul
tomber les têtes de troupes entières. Celui qui recherche les causes
ne doit rien négliger comme trop faible, ne se fier à rien commo
assez fort, car la mer a été mise à sec par la verge (de Moïse), et la
terre, submergée par l’eau jaillissant d’un four (i). C’est là le glaive
divin remis par le plus fort des guides dans une main puissante pour
repousser le danger. Quand la poignée en est dans la main du Mahdi,
on sait où en est la pointe. Si le soleil a su se souvenir de Moïse, il
n-a pas non plus oublié son lieutenant Josué, destructeur des
géants.

Roçâfl, qui n’avait pas encore vingt ans le jour où il
récita ce poème, compte parmi les plus illustres poètes
de son temps, surtout comme auteur de pièces de cinq
vers ou moins. Je viens de rapporter cette poésie d’après
plusieurs personnes qui ont vu Tauteur, et je vais ajouter
encore quelques fragments à reCFet de prouver ce que
nous venons de dire de lui. Voici ce qu’il dit du grand
fleuve de Séville, qui n’a pas son pareil dans le monde :

[Kàmil] Ses rives sont agréables, la pureté de son eau ferait
croire qu’il roule des perles. A Fhcure la plus chaude du jour,
Tombre projetée par les grands arbres avoisinants donne une couleur
de rouille à la surface de ses eaux, et, bleu dans une tunique brune,
il ressemble au guerrier cuirassé couché à l’ombre de son étendard.

Vers la fin d’une après-midi, se trouvant avec certains
de ses frères dans le jardin d’un nommé Moùsa b. Rizk’,
il composa ces vers :

(Kàmil) O Ibn Rizk’, qu’est ta propriété, sinon un parterre aux
fleurs brillantes et animé par le murmure d’un ruisseau ? [P. 458]
Elle semble être un de ces vergers remplis de tendres rameaux, où
rhamidité du sol favorise la croissance et l’éclosion de la beauté.
Maintes fois la fin du jour revêtant son manteau de couleur fanée,
au moment où Tatmosphëre se voilait d’une brume légère, nous a
sarpris, livrés tout entiers au plaisir d’une douce familiarité, et c’était
la nuit qui nous voyait nous séparer. Verse-nous un dernier coup, car

({) Allusion à la manière dont le déluge a commencé.

— 190 —

voici venu, nous séparant du globe solaire, ce que Ton doit attendre
(c’est-à-dire l’obscurité). Le jour est fiai, et ton hôte ne peut le
ramener; plût au ciel, 6 Moûsa [ou Motse], que tu fusses Josué I

Il dit encore, en décrivant une autre après-midi passée
dans la propriété du même Moûsa :

[T’awil] Sur la propriété dlbn Rizk’ plane une certaine nuée qui sait
également bien distribuer l’ombre et la pluie. Je me rappelle une fin
d^aprës-midi — ne me blâme pas de la faire connaître — bien que
nous n’ayons (plus) eu l’occasion de savourer pareil plaisir et
que, en nous quittant, je n’en aie gardé que l’odeur de musc dont
était imprégnée ta servante aux lèvres rouge foncé : je me voyais
sommeillant et distribuant l’or aux humains. Après que fut passée
cette tombée de nuit si belle, que ces doux moments d’intimité se
furent écoulés, (je reconnus que) mon rêve s’était réalisé.

A propos d’une roue hydraulique, il s’exprime de la
sorte :

[Monsarih’] Elle pousse des sanglots tels qu’elle attire à elle tous
les cœurs, et des champs dentelle est voisine elle chasse la stériliti*.
Le jardin sourit en la voyant pleurer des larmes qui ne sont pas le
produit du chagrin, et qu’elle tire de chacune de ses paupières;
Celles-ci deviennent alors comme la poignée d’une épée à laquelle
la terre sert de fourreau.

Voyant un enfant qui feignait de pleurer et qui se
mettait de la salive sur les yeux pour faire croire que
c’étaient des larmes, il fit les vers suivants :

[Tawil] Arrière celui qui, quoique gai, témoigne de la tristesse,
et qui n’a au fond rien de ce qu’il veut exprimer, qui marche
fièrement en dandinant sa taille flexible et qui, quand un juvénile
amour l’amène à dire des choses aimables, se laisse inspirer par la
fraude ! 11 humecte de salive le coin de son œil et feint ainsi de
pleurer, de même que les fleurs sourient, et l’on se figure que les
larmes mouillent ses paupières : mais a-t-on jamais vu le narcisse
mis au pressoir donner du vin? (i).

Voici en quel termes il parle d’un dormeur sur les
Joues de qui coulait la sueur :

(1) Cf. Ibn Khallikan, III, p. 133.

— 19i —

[P. 159; Kàmil] Il est long et miace comme le rameau, mais lo
sommeil ne lui permet pas de montrer la flexibilité de sa taxion que je fais
pour rappeler tes souvenirs et te faire penser comment
la fortune et les hommes peuvent changer » ; et en même
temps il donna des ordres de nature à dissiper sa frayeur.
Dans ce même voyage, il passa entre la Bat’h’â (1) et
Tlemcen dans un endroit tout couvert de palmiers nains

(1) La ville de Bat’h’â fut, d’après le Karlâs (p. 130 du texte),
bâtie autour de la sépulture du cheykh qui, en 555, fut tué aux lieu
et place d’ ‘Abd el-Mou’min, événement que notre auteur raconte
un peu plus bas. Elle était a située sur la rive droite du Mina, à 4
ou 5 lieues du Chélif », selon M. de Slanc ( Berbères ^ l, p. LXXI, ce
qui a probablement été copié par Beaumier, trad. du Karlâs^ p. 282).
Lo nom de cette localité est fréquemment cité dans les Berbères
|I, p. 39 et 51 de ïlnlr. ; III, 339, 443, 447, 479, 481, etc.); elle
était à trois ou quatre journées de Tlemcen, selon le Merâçid (1, 159).
Ddrlsi n’en parle pas, non plus que Bekri, qui d’ailleurs mourut en
487 bég. Lia Bat’h’& des How&raest citée dans les MenàkHb d*Ah’med

)

— 199 —

et où se trouvait un gros bouquet d’arbres au centre
duquel il y avait une clairière ; ce fut là qu’il fit dresser
sa tente, dans un endroit qui n’était pas connu comme
lieu de halte. Quand toute l’armée s’y fut installée, il dit
à quelques-uns de ses intimes : « Savez-vous pourquoi
j’ai préféré faire camper ici ? » Sur leur réponse néga-
tive : « C’est que, en cet endroit même, j’ai passé toute
une nuit pluvieuse, souffrant du froid et de la faim
et n’ayant d’autre abri que ces palmiers nains. J’ai
voulu camper ici même, dans la situation où je me
trouve maintenant, afin d’adresser à Dieu mes actions
de grâce et de le remercier du changement qui s’est pro-
duit depuis lors » ; puis il se leva, procéda à ses ablu-
tions et adressa à Dieu une prière de deux reAr’a pour lui
témoigner sa reconnaissance. — J’ai trouvé l’anecdote
qui précède écrite de la main même de Moûsa b. Yoûsof
b. *Abd el-Mou’min, l’un des petits-enfants d’Abd el-
Mou’min.

De même, il lui plut de passer dans le village de
Tûdjra, où nous avons dit qu’il était né, afin de visiter
la tombe de sa mère et de répandre des bienfaits sur
ceux de ses parents qui y étaient encore. Il arriva en
vue de ce lieu, toutes ses troupes le précédant, plus de
500 drapeaux, tant bannières qu’étendards, flottant sur
sa tète, plus de 200 tambours battant. C’étaient de très
grands et très gros tambours, sous le bruit desquels la
terre semblait frémir et dont le son, se répercutant dans
les entrailles de ceux qui l’entendaient, était près de

b. Yoûsof Milyâni, ainsi que dans la kaçîda de Moghawfel sur les
saints du Cbélif :

Je ne crois pas que ce nom se soit conservé jusqu’à nos jours,
bien qu’actuellement encercles indigènes désignent sous cette appel-
lation tant la région qui s’étend de Relizane à l’Hillil, que celle qui
va de Perrégaux au ‘Tlélat ; mais on ne rencontre le doûm que dans
la première.

— 200 —

leur faire mal. Alors les villageois s’étant portés à sa
rencontre pour le saluer du titre de khalife, on en-
tendit [P. 166] une vieille femme de la localité, ancienne
compagne de la mère du noble visiteur, s’écrier à
haute voix : « Voilà comment l’exilé rentre dans son
pays I »

Des parents d’Ibn Toùmert appelés Ait Wamaghar,
c’est-à-dire en arabe « les fils du fils du Cheykh >, dispu-
tèrent le pouvoir à *Abd el-Mou’min et en vinrent,
d’accord avec des complices de leur noir dessein, à
comploter de s’introduire nuitamment dans la tente du
prince pour l’assassiner; ils s’imaginaient que, leur par-
ticipation à cet attentat restant secrète, la disparition
d’Abd el-Mou’min et l’ignorance où l’on serait des vrais
coupables les feraient arriver au pouvoir, comme étant
ceux qui en étaient les plus dignes à raison de leur
parenté avec l’Imâm et de la priorité de leurs droits. L’un
des plus fidèles compagnons d’Ibn Toùmert, nommé
Ismâ’îl b. Yah’^a Hazradji, ayant eu connaissance de
leur projet, aller trouver le prince et lui dit : « Chef des
Croyants, j’ai quelque chose à te demander. — Parle,
Aboû Ibrahim; toutes tes demandes sont accordées
d’avance. — Je désire, Prince, que tu quittes la tente et
m’y laisses passer la nuit > ; mais il ne l’informa pas de
ce qui se tramait, de sorte qu’^Abd el-Mou’min, s’imagi-
nant qu’il lui demandait sa tente uniquement parce
qu’elle lui plaisait, la lui abandonna. Ismâ’îl s’y installa
donc, et les conjurés s’y étant introduits le percèrent
de nombreux coups. Mais quand le jour se leva et qu’ils
reconnurent que leur victime n’était pas ‘Abd el-Mou’min,
ils s’enfuirent vers Merrâkech dans l’espoir d’y exciter
un soulèvement, et se présentèrent aux gardiens des
palais pour en demander les clefs ; mais ces gens refu-
sèrent et l’un des leurs fut tué, tandis que le reste dut
s’enfuir. Les rebelles faillirent s’emparer de ces palais;
mais la milice et les esclaves de la garde réunis les
combattirent avec acharnement depuis le point du jour

— 2(M —

jusqu’au lever du soleil (1), et les esclaves nègres ayant
fini par remporter, toute la population se précipita en
foule contre les vaincus, qui furent pris; ils furent alors
enchaînés et jetés en prison jusqu’à l’arrivée d”Abd el-
Mou’min dans cette ville, lequel les fit tous exécuter,
ainsi que plusieurs chefs des Hergha qu’il savait (P. 167]
être hostiles à son autorité et n’épier qu’une occasion
favorable (2).

Quant à Âboù Ibrahim Ismâ’îl, lorsqu’au matin on
trouva son cadavre percé de coups, *Abd el-Mou’min
apprécia hautement sa conduite et conçut de sa
perte un chagrin qui, dépassant les limites de la mo-
dération, le plongea dans la plus sombre tristesse.
Il le fit laver et ensevelir et prononça lui-même les
dernières prières avant de le faire enterrer. Ismâ’îl ne
laissa d’autre enfant mâle que Yah’ya, qui jouit sous
Aboù Ya’k’oùb d’une grande considération et d’un rang
élevé, qu’il garda sous le règne d’Aboû^Abd Allah; sous
l’un et l’autre de ces princes, la plupart des affaires
passaient par ses mains, et cela dura jusqu’à sa mort,
arrivée en 602. Yah’ya laissa une fille unique, Fûtime,
mariée au Prince des croyants, ^Aboû Yâ’k’oûb^Yoùsof
b. ‘Abd el-Mou’min, à qui elle ne donna pas d’enfants.
Elle parvint à un âge avancé, car je l’ai laissée en vie
quand je partis de Merrâkech en 611.

Le dit Ismâ’îl avait agi à l’effet de prévenir Ibn Toù-
m6rt,qui se trouvaitdansunesituation analogue, avecune
générosité presque égale. Quand Ibn Toûmert, expulsé
par le Prince des musulmans, dut quitter Merrâkech, il
arriva au village où se trouvait Aboù Ibrahim et pénétra
dans la mosquée. Les habitants^ réunis à la porte du
temple, regardaient le nouveau venu en se murmurant

(i) Une inadverlancc du savant traducteur des Berbères (II, i91)
lui a fait dire « depuis le lever jusqu^au coucher du soleil o,

(2) Ce complot se trama en 547 d’après Ibn Khaldoùn {Beriféres,
II, 19i) ou, d’après le Kartâs (p. 130), en 555, date qui semble auaai
être celle de notre auteur (voir plus bas).

15

– 202 ~

les uns aux autres que c’était là celui que le Prince
avait dû chasser à cause de l’influence néfaste qu’il
exerçait sur les esprits, et autres propos analogues, si
bien qu’ils méditaient sa mort, par esprit de courti-
sanerie; ce que voyant Aboù Ibrahim s’approcha d’Ibn
Toûmert et lui demanda l’analyse syntaxique du verset
(Koran, XXVIII, 19) : « Les grands délibèrent pour te
faire moarir; quitte la cille j je te le conseille en ami. •
Ibn Toûmert, saisissant Tallusion, quitta le village et sut
gré de cet avertissement à Aboû Ibrahim, qui plus
tard [P. 168] alla le rejoindre à Tînmelel quand les
doctrines nouvelles se furent répandues, et qui figura
parmi les membres de rassemblée.

Le supplice infligé par ‘Abd el-Mou’min aux révoltés
dont il vient d’être question eut pour effet de le faire
craindre et respecter par les Maçmoûda et autres peuples
de son empire.

Il passa à Merrâkech le reste de l’année 555, et les
çnnées 556 et 557. Au commencement de l’année 558, il
envoya partout l’ordre d’aller combattre les Chrétiens
dans la Péninsule ibérique, et des lettres furent, en son
nom, expédiées dans toutes les directions pour appeler
et exciter les fidèles à la guerre sainte. De nombreuses
troupes vinrent se ranger sous ses ordres, et il se mit
en marche pour la Péninsule en annonçant ses projets
belliqueux destinés à se concilier la protection divine,
mais en s’occupant aussi de ce qui avait traita la situa-
tion antérieurement prise dans ce pays par Moh’ammed
b. Sa’d [c’est-à-dire Ibn MerdenichJ, dont il a été déjà
question. Il arriva ainsi à Salé, où il s’arrêta pour
attendre la concentration de toutes ses troupes, et où il
fut atteint de la maladie qui l’emporta le 27 djomôda II
de cette année 558. Il avait de son vivant désigné pour
son successeur son- fils aîné Moh’ammed, l’avait fait
reconnaître comme tel par le peuple et avait fait publier
cette désignation dans les diverses parties de son
empire; mais la réalisation de ce projet fût rendue

— 203 —

impossible par la conduite indigne d’un prince que
tenait Moh’ammed, son amour pour le vin, son manque
de sagesse, la légèreté de son caractère, et enfin sa
lâcheté; on dit, de plus, qu’il était atteint d’éléphan-
tiasis; Dieu seul le sait.

A la mort d’*Abd el-Mou’min, l’autorité de Moh’ammed
ne fut pas admise sans de vives contestations, et il
n’exerça le pouvoir que quarante-cinq jours, au bout des-
quels on se mit d’accord pour le détrôner, au mois de
cha’bûn 558. Ce furent ses deux frères Yoûsof et *Omar,
qui, malgré les droits qu’il avait et que nous venons de
dire, s’employèrent à obtenir ce résultat.

[P. 169] Règne d^Aboû Ya’k’oûb Yoûsof b. ‘Abd el-
Mou ‘min et événements qui s’y rattachent

Après la déposition de Moh’ammed, qui se fit à la date
indiquée du consentement des principaux de l’État, la
place restait indécise (1) entre deux des fils d”Abd eî-
Mou’min, Yoûsof et *Omar, qui étaient parmi les plus
intelligents, les plus distingués, les plus sages et les
mieux pondérés d’entre eux. Mais ‘Omar, s’eflfaçant
volontairement, laissa le pouvoir à son frère Aboû
Ya*k’oûb et lui prêta serment d’obéissance. Cette con-
duite lui fut dictée par sa haute intelligence, son amour J-^^\’^’^^,
de la religion, le souci qu’il avait de la bonne direction
des affaires des musulmans : il savait en effet que,
sous certains rapports, son caractère était peu fait pour
régner et pour avoir la haute main sur les affaires de
ses sujets. Le peuple^ d’un accord unanime, reconnut
également Aboû Ya*k’oûb, à qui personne, parmi ses
frères ou ailleurs, ne fit d’opposition, grâce aux nobles

(1) Ibn KhalIikAn (trad. IV, 473) a inséré une partie de ce cha-
pitre dans son.recueil de biographies. M. de Slanc traduit Fcxpres-
sion peu précise du texte ^^^^\ tjTÎ /*^ J^^ P*”” • *® pouvoir fut
exercé conjointement par ces deux frères. »

— 204 —

efforts d’Aboû H’afç ‘Omar b. *Abd el-Mou’mln^ à sa
magnanime conduite et à sa prudente sagesse. L’intro-
nisation d’Aboû Ya*k’oûb eut lieu à la date indiquée, et
tout se passa jusqu’à ce moment de la façon la plus
satisfaisante, sous la direction de son frère germain
Aboù H’afç. Le nouveau souverain Aboû Ya*k’oûb Yoùsof
b. *Abd el-Mou’min b. *Ali était, de même que son frère
Aboû H’afç, fils d’une femme libre, Zeyneb, dont le père,
Moùsa D’erîr, était originaire d’un village de Tînmelel
appelé Ansâ, et appartenait à une famille de chefs et de
notables de Tînmelel. *Abd el-Mou’min faisait de lui son
lieutenant à Merrèkech lorsqu’il sortait de cette ville; il
était devenu son gendre alors qu’il se trouvait à
Tînmelel, sur le conseil d’Ibn Toùmert. Ce Moûsa laissa
des filles et trois fils, Ibrahim, *Ali et Moh’ammed.

Portrait d’Aboâ Ya’k’oûb. — 11 avait le teint clair, et
plutôt rougeâtre, les cheveux très noirs, [P. 170] le visage
rond, la bouche et les yeux grands, la stature plutôt
élevée, la voix claire; il était affable et courtois, parlait
bien et était d’une société agréable ; mieux que personne
il était au courant des expressions de Tancienne langue,
connaissait comme pas un le récit des journées des
Arabes, et de leurs faits et gestes, leur histoire antérieure
et postérieure à Mahomet. Il s’était adonné avec zèle à
l’étude de ces connaissances pendant qu’il avait gou*-
verné Séville du vivant de son père, et avait rencontré
dans cette ville des philologues, des grammairiens, des
exégètes du Koran, tel par exemple le philologue pro-
fond Aboû Ish’âk’ Ibrahim b. *Abd el-Melik, connu là-
bas sous le nom d’Ibn Molkoûn (1), et c’est auprès d’eux
qu’il avait acquis toutes ces connaissances, dont beau-
coup étaient très sérieuses. Je tiens de ceux de ses* en-
fants que j’ai connus, tels par exemple Aboû Zakariyyâ,
Aboû ‘ Abd Allèh, Aboû Ibrahim Ish’âk’, et d’autres encore

(1) Je n’ai retrouvé le nom de ce savant ni dans les recueils bio-
graphiques édités par M. Codera, ni ailleurs.

— 205 —

qui me l’ont dit à moi-même, qu’il prononçait le Koran
plus élégamment que personne, que nul ne pénétrait
aussi vite que lui les difficultés grammaticales, ni ne se
rappelait aussi bien (toutes les richesses de) la langue
arabe. Il avait au plus haut degré les qualités qui font
les princes : il avait les vues larges (1) et se ^montrait
généreux et bienfaisant ; le peuple sous son règne vécut
dans Taisance et s’enrichit. Ajoutez que ce prince avait
un vif amour pour la science, qu’il recherchait avec
ardeur. Je sais positivement qu’il savait par cœur l’un
des deux Çah’ih’ (2) ; je doute seulement s’il s’agit de
celui de Bokhari ou de celui de Moslim, mais je suis
plus porté à croire que c’est le premier; il l’avait appris
du vivant de son père, après s’être livré à l’étude du
Koran. En outre, il avait quelque teinture du droit
(Jlk’h), des connaissances suffisantes en littérature,
1res vastes en philologie et approfondies en grammaire,
ainsi qu’il a été dit. La distinction de son intelligence et
sa hauteur de vues l’amenèrent ensuite à s’occuper de
philosophie, de plusieurs branches de laquelle il se ren-
dit maître ; il débuta par la médecine et étudia la plus
grande partie de l’ouvrage intitulé Meliki (3), du moins
quant à la théorie, et sans s’occuper de la pratique. De
là il passa à des branches de la philosophie d’un ordre
plus relevé, et par son ordre on réunit sur ces matières
des ouvrages dont la quantité égalait presque la collec-
tion formée par H’akem [P. 171] Mostançer billah l’Omey-
yade(4). Je tiens le récit suivant d’Aboù Moh’ammed

‘Abd el-Melik Chidhoùni (5), l’un des savants les plus

^— – — i^^i^^— »— — ^i— ^-^— ^1^^— ^^— — ^»»^^

(i) M. de Siane (l. l,) traduit Xà>^\ Juju par « noble-minded ».

(2) Ou recueil de h^adith. Bokhâri est mort en 256, et Moslim en
261 hég.

(3) Il s’agit bien probablement d’un traité composé par l’un des
membres de la famille d’Ibn Zohr (Wûstenfeld, Arab. Aerzte, p. 88-
92). Hadji Khalfa (VI. il 5) se borne à mentionner ce titre.

(4) On peut voir les détails que donne Dozy sur le zèle littéraire
de ce prince, f 366 hég. (Mus, d’Espagne, III, 107.)

(5) Je n’ai nulle part trouvé de renseignements sur ce savant.

— 206 —

versés dans les sciences médicales et astrologiques :
« Dans ma jeunesse j’empruntais des livres traitant de
cette science — c’est-à-dire d’astrologie — à un homme
habitant dans notre ville de Séville, Aboù ‘1-H’addjâdj
Yoûsof, connu sous le nom de Mourâni, entre les mains
du père (^e qui il en était tombé un grand nombre pen-
dant les troubles qui avaient désolé l’Espagne. Ils étaient
en telle quantité que je rapportais un sac pour en empor-
ter un autre. Il m’annonça un jour qu’il n’avait plus un
seul de tous ces livres, et comme je lui demandais la
cause de leur disparition, il m’avoua ce qui suit : « Le
Prince des croyants, ayant appris la chose, a envoyé
chez moi à mon insu, alors que j’étais au bureau, l’eu-
nuque Kâfoûr, accompagné de nègres de la garde ; ils
avaient l’ordre de n’effrayer aucun des habitants de la
maison et d’emporter les livres seulement, avec menace
d’un sévère châtiment s’il était fait tort, fût-ce d’une épin-
gl3, aux gens de la maison. On vint m’annoncer au bu-
reau ce qui se passait, et j’arrivai tout hors de moi, me
figurant qu’il s’agissait d’une confiscation. Je trouvai
à la porte de ma demeure l’eunuque chambellan Kâfoûr,
à qui l’on apportait les livres, et qui, en me voyant et se
rendant compte de mes craintes, me rassura : « Le
Prince des croyants, me dit-il, t’envoie ses salutations;
il m’a parlé de loi en termes favorables » ; il me parla
avec bienveillance si bien que je me tranquillisai tout à
fait. « Tu peux, continua Kâfoûr, demander aux tiens si
personne leur a fait peur ou leur a fait tort de quoi que
ce soit. » On me confirma qu’il n’y avait eu ni violence
ni dégât, qu’Aboû ‘1-Misk [Kâfoûr] s’était présenté et
avait reçu la permission d’entrer après l’avoir sollicitée
trois fois ; qu’alors il avait pénétré lui-même dans la
bibliothèque et en avait extrait les volumes. Ces pa-
roles chassèrent définitivement toutes mes craintes».
«Or, acheva mon interlocuteur, après avoir ainsi enlevé
ses livres à Mourâni, on l’investit d’une haute charge
[P. 172], qui dépassait ses ambitions ».

— 207 —

Ce prince fit toujours poursuivre la recherche des
livres dans toute l’Espagne et le Maghreb ; il s’enquérait
aussi des savants et plus particulièrement de ceux qui
s’adonnaient aux sciences spéculatives, si bien qu’il en
réunit autour de lui plus que n’avait jamais fait aucun
prince du Maghreb. Parmi ces savants aux connais-
sances multiples, se trouvait Aboû Bekr Moh’ammed
[b. ‘Abd el-Melik] b. T’ofayl (1), savant musulman qui con-
naissait à fond toutes les branches philosophiques pour
les avoir étudiées avec les philosophes les plus remar-
“xiuables, entre autres Aboû Bekr [Moh’ammed b. Bâddja]
Çà’igh, connu parmi nous sous le nom d’ibn Bâddja (2),
pour ne citer que celui-là. J’ai vu divers ouvrages compo-
sés par le dit Aboû Bekr sur des sujets philosophiques,
tant physiques que métaphysiques et autres. Parmi ses
traités physiques figure celui qu’il a intitulé ITayy b.
Yakdhân (3), dont le but est d’exposer les origines de
l’espèce humaine d’après les philosophes et qui, s’il est
de peu d’étendue, est rempli d’enseignements utiles à ce
point de vue. Entre autres ouvrages métaphysiques, il
a -écrit un traité sur l’âme, dont j’ai vu l’autographe.
Vers la fin de sa vie, il se consacra entièrement à la
métaphysique et abandonna toute autre étude; il pro-
■fessait extérieurement le respect que lui inspiraient
réellement les prophéties, mais chercha à concilier la
raison et la loi révélée, quoiqu’il fût profondément versé
dans les sciences religieuses. On m’a dit qu’il touchait
des honoraires avec quantité de fonctionnaires, méde-
cins, ingénieurs, secrétaires, poètes, archers, militaires,
etc. ; aussi avait-il coutume de dire : « Si la musique
trouvait preneur parmi eux, je leur en vendrais. » Le

(1) Sur ce philosophe et mathématicien célèbre, voir notamment
Munck, Mélanges de philosophie, p. 410, et Abbadid, II, \7\ .

(2) I/Avempace des Européens, f 533 h., sur lequel on peut voir
Munck {l. l. p. 383); Ibn Khallikân, I£I, 130.

(3) Il est parlé de ce traité par Renan, Averroès (p. 99, 3« éd.) ;
Abbadid. II, 170, etc.

— 208 —

Prince des croyants Aboû Ya*k’oûb avait pour lui beau-
coup d’attachement et d’amitié, si bien que le philosophe
restait parfois au palais plusieurs jours de suite, y cou-
chant et sans en sortir. Aboû Bekr a été l’un des orne-
ments de son siècle tant par ses dons naturels que par
ses connaissances acquises. Voici une poésie de lui que
m’a récitée son fils Yah’ya à Merrèkech en 603 :

[Tawîl] Elle approche tandis que son Argus sommeille en dodeli-
nant de la tête [P. 173] et quitte de nuit sa demeure pour se rendre
vers l’habitation de son amant, au ruisseau de la vallée, en laissant
traîner sa robe sur la poussière des cailloux, qui a ainsi acquis à
toujours la valeur d’un butin de prix : les marchands s’en empa-
rent comme ils feraient du musc, l’habitant sédentaire l’emporte
pour l’employer dans les lustrations pulv6rales. — Quand elle vit
que Tobscurité de la nuit ne la couvrait pas et que sa démarche
nocturne ne pouvait rester cachée, elle rejeta les extrémités flottantes
du voile qui enveloppait ses joues et montra tout entier un visa^çe
de nature à dérouter un physionomiste. Sa beauté, émergeant de
l’enveloppe qui la cachait, apparut telle qu’un soleil déjà haut à
l’horizon, mais sur lequel l’œil pourrait se fixer. Quand nous nous
revîmes après une longue séparation qui avait failli rompre le lien
de notre amour, elle (sourit en) découvrant ses dents, et comme la
faible lueur d’un éclair jaillit à ce moment, j’ignorais la cause de
l’interruption momentanée ties ténèbres. Les nuages ne permettaient
pas de voir mes pleurs, mais je ne sais lequel de nous deux versait
plus de larmes. L’entretien fut court, car elle voyait que les cir-
constances avaient ébruité ce qui devait rester caché : « Je t’en
conjure, me dit-elle, ne laisse pas la passion Remporter de manière
à te’faire regarder comme facile une chose difficile ou à te permettre
un cHme ! « Alors, je sus me contenir et me passer de ses faveurs,
car je crus qu’il était plus honnête et plus digne de résister.

[P. 174] Voici un fragment de ses vers ascétiques que,
à la même époque, son flls me lut d’après l’autographe
de son père :

[Basit] Toi, qui pleures la longue distance qui te sépare de tes
amis, ne pleures-tu pas aussi la séparation de l’Ame et du corps?
Une himière enfermée dans un peu de boue a atteint le but suprême :
elle regagne les hauteurs et ne laisse au linceul que la bouc. Dans
cette séparation de d«ux choses qui furent unies, je ne puis voir
qu’une interruption provisoire dont le but est caché. Si leur réunion

— 209 —

n’est pas décidée par Dieu, quel marché frauduleux ne serait-ce
pas là !

Les vers qui suivent, et qui nous ont été récités par
un secrétaire de nos camarades, ont le même auteur :

[Monsarih’] Flairer ne suffit pas pour percevoir une odeur, et sous
ce point de vue il règne chez les hommes une grande diversité : la
réflexion mène les uns, ceux qui s’élèvent au-dessus du vulgaire, au
vrai sens des choses, d’autres s’arrêtent à la surface et restent
ignorants de la moelle de ce qu’ils ont cherché à connaître : ils ont
beau regarder, elle leur reste incomprise, et ils ne peuvent atteindre
au but. Nul ne peut dépasser les limites que lui impose son talent y
naturel, qui marque le rang que chacun doit occuper.

AboûBekr ne cessa pas d’attirer de partout les savants
auprès de ce prince, dont il appelait l’attention sur eux
et qu’il poussait à les honorer et à les appeler à lui. C’est
lui qui signala au prince Aboû’ 1-Welîd Moh’ammed b.
Ah’med b. Moh’ammed b. Rochd (1), qui commença dès
lors d’être connu et d’exercer de l’influence. « J’ai, m’a
raconté son élève le jurisconsulte, le maître {qstâd)
Aboû Bekr Bondoûd b. Yah’ya K’ort’obi, j’ai entendu
plus d’une fois le sage Aboû* 1-Welîd faire ce récit : »
« Quand je pénétrai auprès du Prince des croyants
Aboû Ya’k’oûb, je le trouvai seul avec Aboû Bekr b.
T’ofayl, qui se mit à faire mon éloge et à donner des
renseignements sur ma famille et sur mes ancêtres,
en y ajoutant des compliments que je ne méritais pas.
La première chose que médit le prince, sitôt qu’il se fut
enquis de mon nom, du nom de mon père et de ma
généalogie, fut celle-ci : « Quelle est leur opinion, —
c’est-à-dire l’opinion des philosophes, — relativement
au ciel? Est-ce une substance éternelle ou bien a-t-il eu
un commencement? » Je restai tout confus et craintif, et
invoquai quelque prétexte pour ne pas répondre, [P. Ipjy / 7^
niant m’ètre jamais occupé de philosophie, car j’igno-

(1) C’est notre Avcrroès, né à Gordoue en 520 et mort à Merrâkecli
en 595 (Renan, Avtrroès ; Munck, Mélanges, p. 418 ; Ibn AbbAr, p. 269).

/

— 210 —

rais ce qu*Ibn Tofayl lui avait dit à ce sujet (1). Le prince
comprit mon trouble, se tourna vers Ibn T’ofayl et se
mît à discourir sur la question qu’il avait faite. Il rap-
porta ce qu’Aristote, Platon et tous les autres philo-
sophes ont dit à ce sujet, et exposa, en outre, les argu-
ments qui leur ont été opposés par les théologiens
musulmans. Je remarquai en lui une puissance de
mémoire telle que je n’en aurais pas soupçonné même
chez les savants qui s’occupent de ces matières et y
consacrent tout leur temps. Le prince cependant sut si
bien me mettre à l’aise qu’il iU’amena à parler à mon
tour, et qu’il put voir quelles étaient mes connaissances
sur ce sujet. Lorsque je me retirai, il me fit gratifier
d’une somme d’argent^ d’une précieuse robe d’honneur
et d’une monture. »

Voici encore un récit relatif à Ibn Rochd et que je liens
du même disciple: « Aboù Bekr b, T’ofayl me fit un jour
appeler et me dit: « J’ai entendu aujourd’hui le Prince
des croyants se plaindre de l’obscurité d’Aristote et de
ses traducteurs et de la difficulté qu’il y a à les com-
prendre: « Plût à Dieu, disait-il, que quelqu’un analysât
ces livres et en exposât clairement le contenu après s’en
être lui-même bien pénétré, de manière à les rendre
accessibles à tout le monde! » — Tu as en abondance
tout ce qu’il faut pour un tel travail, entreprends-le !
Connaissant ta haute intelligence, ta pénétrante lucidité
et ta forte application a cette étude, j’espère que tu y
suffiras. La seule chose qui m’empêche de m’en charger,
c’est rage où tu me vois arrivé, mes occupations au
service du prince, mon désir de m’appliquer à des cho-
ses à mes yeux plus importantes.» — Voilà, continuait
Aboû’ 1-Welîd, ce qui m’a porté à écrire les analyses que
j’ai faites des diyers ouvrages d’Aristote. » J’ai vu mol-

li) Munck (/. Z., p. 421), traduit : « …. ce qu’Iba Tofayl lui avait
affirmé à cet égard, » et Renan {i. /., p. 16) : « T T -f^ lui éUivnt

— 211 —

même Tanalyse des traités d’Arîstote composée par
Aboù’ 1-Welîd et formant un seul volume d’environ cent
cinquante feuillets sousle iiireEl-djawâmi^ (lesSommes);
il renferme l’analyse des traités Physica auscultatiOjDu
Ciel et du Monde, De l’existence éternelle et de l’existence
temporaire, De substantia orbiSj Du sens et du sensible.
Plus tard il les résuma, et il en rédigea un commentaire
étendu en quatre volumes.

Pour nous résumer en deux mots, on peut dire d’Aboù
Ya’k’oùb que nul Almohade, soit avant soit après lui, ne
mérita [P. 176] plus véritablement d’être appelé roi.

Vijsirs. Son frère *Omar exerça pendant un petit nom-
bre de jours les fonctions de vizir, mais reçut bientôt
un poste plus élevé et plus en rapport avec le talent que
lui reconnut Aboû Yu’k’oûb. 11 fut remplacé par Aboû
l-‘Alâ Idrîs b. Ibrâhîm b. Djâmi’, qui fut emprisonné et
\it confisquer ses biens en 577; il eut pour successeur
Aboû Yoûsof, fils et héritier présomptif d’Aboû Ya’k’oùb,
jusqu’à la mort de ce dernier, arrivée en 580. La durée Z’;^^
totale du règne de ce prince, depuis son intronisation
jusqu’à ce qu’il trouva la mort du martyr en combattant
les chrétiens dans leur propre pays, fut de vingt-deux
ans moins quelques mois.

Ses secrétaires furent Aboù Moh’ammed ^Ayyâch b.
*Abd el-Melik b. *Ayyûch, qui avait déjà servi son père
en la même qualité, Aboù ‘1-Kûsim K’alemi, Aboù
‘1-Fad’l Dja’far b. Ah’med connu sous le nom d’ibn
Mah’chouwa, qui était Bougiole et qui servit sous les
ordres d’Aboù ‘1-K’âsim K’alemi jusqu’à la mort de
ce dernier, à qui il succéda- En outre de ces secrétaires
de chancellerie proprement dits, il eut comme secré-
taires militaires Aboù ‘1-H’oseyn Hawzeni Ichbîli et Aboù
*Abd er-Rah’mân T’oùsi.

Son chambellan (h’âdjib) fut l’eunuque Kàfoùr, son
affranchi, que le prince appelait Ghorra.

11 eut dix-huit enfants mâles : ‘Omar, Ya*k’oùb l’héri-
tier présomptif, Aboù Bekr, ‘ Abd Allah, Ah’med, Yah’ya,

– 212 —

Moûsa, Ibrâhîm, Idrîs, ^Abd el-‘Az!z, Talh’a, Ish’âk*,
Moh’ammed, *Abd el-Wâh’id, ‘Ottimèn, *Abd el-Hak’k’,
‘Abd er-Rah’mân et Ismâ’îl, sans parler de plusieurs
filles. Yah’ya, qui est mort maintenant, fut mon ami et
c’est de lui que je tiens la plupart de mes renseigne-
ments sur la dynastie; je n*ai vu personne, prince ou
sujet, à mettre sur la même ligne que lui, et c’est à
dessein que j’ai parlé d’amitié et non, ce qui serait
plus convenable, de protection, parce qu’en m’écri-
vant il employait les expressions « mon frère, mon ami »
ou d’autres fols « mon parent » (weli) ; j’ai de nom-
breuses lettres de sa main où il me traite comme son
égal, et il eut toujours pour moi une bonté que je ne
méritais pas.

Comme k’âd’î, il employa d’abord Aboû Moh’ammed
Mâlak’i, déjà cité; ensuite il le destitua et le remplaça
par *Isa b. *Amràn Tôzi, c’est-à-dire originaire du ribâV
de Tâzâ, dans la province de Fez, et appartenant à la tribu
berbère zenatienne de Tesoûl (1). [P. 177] ‘Isa comptait
parmi les gens de talent et d’intelligence du Maghreb;
c’était un prédicateur à la parole facile, éloquent et
abondant, un poète remarquable, savant en beaucoup
de sciences, qui jouit de crédit et d’autorité sous Aboû
Ya’k’oùb. Il portait la parole au nom des députations,
répondait dans les réceptions solennelles, et se tirait
toujours remarquablement d’affaire; ajoutez qu’il était
un parfait gentilhomme, partial à l’excès pour ceux qui
recouraient à lui. Voici ce que m’a raconté son flls Aboû
‘Amrân, actuellement grand k’âd’î : « Des personnes
attachées à mon père lui faisaient un jour des reproches
de ce qu’il louait sans mesure des gens qui ne s’étaient
pas encore signalés par leurs œuvres ou leurs talents,
•de ce qu’il les tirait par faveur de leur obscurité et de

(i) Cette tribu est citée dans VHist. des Berbères (I, 265 ; IV, 3i).
Peut-être le personnage dont il est ici question est-il celui dont
parle Ibn Abbâr, notice 1931, p. 690.

— 213 —

ce que sa protection les produisait au grand jour. Je lui
entendis faire cette réponse : « Quoi d’étonnant à aller à
un homme capable pour l’élever ? Ce qui est étonnant,
c’est d’aller à un mort pour lui rendre la vie, d’appeler
l’attention sur un homme obscur, d’élever celui qui
n’est rien ; mais à l’individu capable, sa seule intelli-
gence suffit 1 » Quant à son ei^cès de partialité, il était
tel qu’il dit un jour : « Est-ce de la protection que de
venir en aide à un ami qui en est digne? Mais son droit
est trop clair et trop solide pour avoir besoin d’aide. Ce
n’est qu’à propos d’un homme sans consistance qu’il
peut s’agir de protection 1 » On raconte encore de lui
d’autres traits de ce genre.

De ses fils, dont pas un n’est resté sans devenir k’âd’i,
était ‘Ali, homme Juste, qui, d’abord k’àd’i à Bougie du
vivant de son père, fut plus tard déplacé et envoyé à
Tlemcen; il est cité chez nous parmi ceux qui se sont
attachés de la manière la plus continue à la pratique de
la religion et qui ne se sont permis aucun relâchement
dans l’application des principes de justice. T’alh’a, un
autre de ses fils, fut k’âd’i à Tlemcen ; quant à Yoûsof,
je l’avais laissé k’âd’i à Fez, et j’ai appris sa mort pen-
dant que j’étais à la Mekkeen 620; enfin Aboû ^Amrân
Moûsa, dont je parlerai en so rivières,
d’arbres touffus, de céréales et de vignobles ; en outre,
Salé et son territoire, Ceuta et son territoire. Ce dernier
est des plus vastes, car il renferme tout le pays des
Ghomâra, qui est d’environ, nous l’avons dit, douze
étapes en long et en large. (Enfin, il y faut ajouter) la
Péninsule hispanique où le territoire musulman est
limitrophe des pays chrétiens, d’un côté aussi bien que
de l’autre, vers le territoire de Silves, le tout ayant
environ vingt-quatre étapes en long et autant en large,
comprenant une région où nul dissident ne résistait à
Aboû Ya’k’oùb, où nulle somme n’était payée qu’à lui,
et formant un prolongement de Merrâkech et de son ter-
ritoire. Merrâkech aussi était très riche, car non loin de
là sont de grandes tribus et de nombreux pays. Aussi
aucun prince du Maghreb, soit avant soit après lui, ne
perçut autant d’impôts qu’Aboû Ya’k’oûb. Un de nos
camarades, préposé aux caisses du trésor, m’a conté,
au début de l’an 611, qu’il avait trouvé de nombreuses
bourses, parmi celles qui avaient été envoyées à Aboû
Ya’k’oûb, ayant encore leur cachet intact.

C’est sous ce prince, vers la fin de 574, qu’arrivèrent
les premiers (Turcs) Ghozz qui vinrent s’installer au
Maghreb [P. 185] ; leur nombre n’a pas cessé d’être consi-
dérable dans nos pays jusqu’à la fin du règne d’Aboù
Yoûsof.

Tant que vécut Aboù Ya^k ‘oûb^ ainsi que dans les pre- ‘• ‘^»o «• î
miers temps du règne d’Àboû Yoûsof, ce ne fut que / ,•
fêtes, banquets et réjouissances, tant l’abondance était

— 222 —

grande, la sécurité générale, l’argent abondant et les
vivres nombreux ; jamais les habitants du Maghreb
n’avaient vu pareille chose.
‘ En 579, Aboû Ya*k’oùb se disposa à faire la guerre aux
chrétiens et convoqua à cet elïet les habitants des
plaines et des montagnes, Maçmoûda, Arabes ou autres.
Il se dirigea avec ses troupes du côté de la Péninsule,
franchit la mer avec ses troupes, ainsi qu’il a été dit, et
se rendit, comme d’habitude, à Séville, puisque c’était
là que se trouvait sa demeure aussi bien que celle de
ses flls préposés au gouvernement du pays pendant
I qu’ils y séjournaient (1). Il y resta un temps suffisant
pour donner aux troupes le temps de réparer leur effets
et de se charger de leurs munitions, et de là se dirigea
sur Santarem (puisse Dieu la rendre aux musulmans I).
Cette ville, située dans l’ouest de la Péninsule et dont
nous avons parlé à propos des Almoravides, est des
plus fortes, et appartenait, de même que les régions
voisines et beaucoup d’autres pays, à un roi chrétien
nommé Ibn er-Rîk*. Le Prince des croyants alla assiéger
cette ville et la serra étroitement, coupant les arbres des
environs, dévastant les champs et faisant des incursions
dans les environs. Quand Ibn er-Rîk’ avait appris de
façon positive qu’Aboû Ya’k’oùb marchait contre lui, il
s’était rendu compte qu’il ne pouvait le repousser ni lui
résister et n’avait eu d’autre souci que de réunir les
grands de sa cour, les chefs du djond, les principaux
de ses officiers et de ses partisans, à l’elïet de se retirer
avec eux à Santarem, confiant qu’il était dans la forte
position et IMnexpugnabilité de cette ville, après l’avoir
d’ailleurs remplie de vivres, d’armes et de tout ce
qu’il fallait. La solidité des murailles se renforçait
d’ailleurs de guerriers munis de boucliers, d’arcs, de
lances, etc. Aussi Aboû Ya’k’oûb trouva-t-il cette ville
— |P. 1861 située sur le Tage, l’un des fleuves les plus

(i) Le Kartâs (texte, p. 140) donne quelques détails sur les débuts
de cette expédition.

— 223 —

grands et les plus connus d’Espagne — bien préparée
et munie de tout ce qu’on avait pu croire utile.

Mais le siège rigoureux qu’il lui fit subir, l’interception
des vivres, des approvisionnements et des secours
n’eurent d’autre effet que d’augmenter la bravoure et
l’esprit de résistance des habitants, si bien que les
musulmans eurent peur d’être surpris par le froid, car
on était à la fin de l’automne, et de ne pouvoir, en cas
de crue du fleuve, ni le traverser, ni recevoir des secours.
Par suite de ces considérations, le prince reçut le conseil
de regagner Séville : on reviendrait quand la saison
serait favorable ou il enverrait quelqu’un pour prendre
possession de la ville, car, lui représentait-on, elle était
en quelque sorte dans ses mains, et rien ne pourrait
empêcher sa chute. Aboû Ya*k’oûb accepta cette manière
de voir, et, d’accord avec ses conseillers, décida qu’on
partirait le lendemain; mais cet ordre^ donné en conseil
privé, ne reçut pas une publicité suffisante. Le premier
qui abattit sa tente et fit ses préparatifs de départ fut
Aboû ‘1-H’asan *Ali b. ‘Abd Allah b. ‘Abd er-Rah’mân,
connu sous le nom de Mâlak’i, dont nous avons cité le
père parmi les k’âd’is d’*Abd el-Mou’min. Aboû ‘1-H’asan
était bien connu parmi eux, et était appelé, par allu-
sion à ses fonctions, prédicateur du khalifat; il était
vecsé dans le droit (/l/c’A), savait bien les traditions^
était bon poète et rédacteur distingué. Quand on vit sa
tente abattue, on imita son exemple confiant qu’on était
dans la sûreté de ses informations, vu sa situation à la
cour. Aussi le soir même, la majeure partie des troupes
franchit le fleuve, car chacun voulait prendre les devants
pour éviter la presse et choisir le meilleur campement,
et il ne resta que ceux qui se trouvaient dans le voisi-
nage immédiat de la tente royale; tous les autres s’oc-
cupèrent toute la nuit, sans que le prince en sût rien, à
franchir le fleuve. Lorsque les chrétiens virent s’eflfec-
tuer cette opération, informés d’autre part par les espions
qu’ils entretenaient dans le camp musulman du projet

-224-

de départ d’Aboû Ya’k’oùb et de son armée, témoins
du désordre qui régnait dans les corps d’armée et de la
dispersion de la plupart des troupes, [P. 187] ils saisirent
l’occasion qui se présentait : de nombreux cavaliers
chargèrent ceux qu’ils trouvèrent à portée, les chas-
sèrent devant eux et arrivèrent jusqu’à la tente royale,
à la porte de laquelle furent tués nombre des principaux
officiers du djondy la plupart appartenant à la Péninsule.
On atteignit ainsi le prince lui-même, qui reçut dçins le
bas-ventre un coup de lance dont il mourut quelques
jours après. Néanmoins, à la suite delà mêlée, les chré-
tiens furent forcés de reculer et de rentrer dans la ville,
mais non sans avoir remporté quelque succès. On trans-
porta le prince blessé au delà du fleuve et après l’avoir
installé dans une litière de femme (jnih’a^ffa), on se mit
en route. Quand il s’enquit de ce qui avait provoqué ce
mouvement de troupes, cause du désastre, et qu’il sut ce
qu’avait fait Aboûl-H*asan Môlak’i, il dit qu’il recueillerait
les fruits de sa conduite. Le prédicateur, informé de
cette menace, s’enfuit, pour sauver sa tête^ à Santarem,
auprès du roi chrétien Ibn er-Rîk’, qui le reçut avec
honneur et lui assigna une belle demeure, ainsi qu’une
pension considérable.

Le transfuge continua de jouir de ces avantages jus-
qu’au jour où il conçut un projet de trahison : désireux
de se concilier les Almohades, il écrivit à l’un des prin-
cipaux d’entre eux, qu’il connaissait, pour solliciter sa
médiation, en y glissant un paragraphe relatif aux points
faibles de la ville, dont, disait-il, ils se seraient emparés
s’ils étaient restés une nuit de plus, et indiquant un
passage qui leur était resté inconnu. Il témoigna au roi
Ibn er-Rîk’ le désir d’écrire à sa femme et à ses enfants
pour leur annoncer qu’il était en vie et traité par lui avec
honneur et considération, de façon à les tranquilliser
au sujet de sa santé; il lui demanda de plus de faire
accompagner et protéger le porteur de sa lettre jusqu’à
la frontière musulmane, à quoi le roi répondit favora-

–225 —

blement. Or le chrétien qui avait été attaché à la per-
sonne d’Aboù’l-H’asan et qui lui fournissait tout ce dont
il avait besoin, savait lire Tarabe bien qu’il ne le parlât
pas, chose dont le musulman ne se doutait pas. Aboû
‘1-H’asan, ayant eu à sortir pendant qu’il était à écrire sa
lettre, laissa celle-ci ouverte; [P. 188) le chrétien, qui y
jeta un coup d’œil, lut le paragraphe en question, et
comprenant de quoi il s’agissait, il en alla informer le
roi. La lettre scellée par Aboû ‘1-H’asan fut par lui
remise à un de ses serviteurs, que le roi fit arrêter à la
distance d’environ une journée de marche; il se fit
apporter la lettre, l’ouvrit et fit lire aux musulmans
de la ville, rassemblés à cet effet, le paragraphe incrimi-
né; puis, faisant comparaître Aboû ‘1-H’asan, il lui
demanda, par l’intermédiaire de son interprète, pour-
quoi, malgré les bienfaits et les bons traitements dont
il était l’objet, il agissait de la sorte : « Ni tes bienfaits
ni tes bons traitements, » répondit entre autres choses
le musulman, « ne peuvent m’empêcher ni d’avertir mes
coreligionnaires ni de leur signaler ce qui leur peut être
utile. » Ibn er-Rîk’, après avoir consulté les prêtres de
sa religion et d’après leur conseil, le fit périr par le
supplice du feu.

Quant à Aboû Ya’k’oûb, sa blessurB s’aggrava après
qu’on lui eut fait traverser le fleuve, et l’on n’avait fait que
deux ou trois étapes quand il mourut. Je tiens d’un de
ceux qui faisaient partie de cette expédition qu’entre la
prière de l’après-midi et celle du soir on entendit pro-
clamer par tout le camp : « Les dernières prières I les
dernières prières pour un personnage de marque ! » Tout
le monde se mit en devoin de les prononcer, mais per-
sonne, sauf les intimes de la Cour, ne savait de qui il
s’agissait. On arriva ainsi à Séville, où l’on s’arrêta; le
corps fut embaumé, placé dans un cercueil- et envoyé
sous la garde de Kâfoûr le chambellan, affï*anchi du
défunt, à Tînmelel, où il fut enterré à côté d’*Abd el-
Mou’min et d’Ibn Toûmert. La mort avait eu lieu un

— 226 —

samedi un peu avant le coucher du soleil, 7 redjeb 580 (1)
Feu son fils Aboù Zakariyyô Yah’ya m’a raconté que peu
de mois avant sa mort, il répétait fréquemment ce vers :

[Basîf] Le jour et la nuit ont enroulé ce que j’avais déployé, et
les (vierges) aux grands yeux ont cessé de nie reconnaître.

tts<

[P. 189] Règne tf’Aboû Totfsof Ta’k’oûb

Ce prince, appelé Ya’k’oûbb.Yoûsofb/Abdel-Mou’min
b. *Ali, et portant le surnom d’Aboû Yoûsof, était fils
d*une esclave chrétienne (roàmiyya) du nom de Sâh’ir,
et fut reconnu comme héritier présomptif du vivant et
par Tordre de son père. 11 monta sur le trône à Tàge de
trente-deux ans et mourut en çafar 595, âgé de 48 ans
et alors que ses cheveux commençaient à grisonner,
après avoir régné 16 ans 8 mois et quelques jours depuis
la mort de son père. Il était d’un brun très clair, plutôt
grand, beau de figure, et avait les yeux et la bouche
grands, le nez aquilin, les sourcils très noirs, la barbe
arrondie, les membres forts, la voix sonore, la parole
abondante, des plus précises et des plus élégantes; ses
prévisions étaient d’une rare justesse et se réalisaient
presque toujours ; il avait Texpérience des affaires et
connaissait aussi bien les causes que les efifels du bien
et du mal ; la pratique du vizirat, qu’fl avait exercé du
vivant de son père, Tavait mis ù même de rechercher et
de connaître la manière d’être des percepteurs, des gou-
verneurs, des k’âd’is et autres détenteurs de l’autorité,
et ainsi de connaître les détails de l’administration. Ses
principes de gouvernement étaient inspirés par cette
connaissance, ce qui lui permit d’être aussi droit et
équitable que l’exigeaient l’époque et le lieu.

Ceux de ses enfants qui lui survécurent sont : Moh’am-
med, qui était son hériter présomptif et dont nous dirons
la naissance et la mort; Ibrâhîm, ‘Abd AUâh, ‘Abd el-

(1) Cf. Berbères^ II, 205. Le Kartâs place cet événement au 2 rebî’
II, Zerkecbi (p. 10) au samedi 18 rebi’ II 580.

— 227 —

*Azîz, Aboû Bekr, Zakariyyà, Idrîs, *Isa, Moûsa, Çâlih’,
*Othmôn, Yoùnos, Sa’d, Mosâ’id, H’asan et H’oseyn. Il
eut d^autres fils, qui moururent avant lui, et de nom-
breuses filles.

Il eut comme vizirs : Aboû H’afç *Omar b. Aboû Zeyd
Hintâti, qui ne quitta sa situation qu’avec la mort;
[P. 190] puis Aboû Bekr b. *Abd Allah b. Aboû H’afç ‘Omar
Inti, que le martyre qu’il (1) subit en pays chrétien
enleva à ses fonctions, ainsi que nous le raconterons.
Il y eut alors un peu de désordre dans le vizirat, puis on
choisit Aboû *Abd Allah Moh’ammed b. Aboû Bekr, fils
du cheykh Aboû H’afç précité, surnommé El-Fîl (l’élé-
phant), et cousin du vizir mort martyr. Il ne resta en
place que peu de jours et s’enfuit de son plein gré dans
un lieu voisin de Séville, où il se dépouilla de ses vête-
ments pour revêtir la longue tunique (^abâ’a) et se con-
sacra à Dieu ; mais on le fit .chercher et ramener, sans
cependant lui imposer cette charge plus longtemps. Il
fut remplacé par Aboû Zeyd *Abd er-Rah’mân b. Moûsa
b. Youwouddjân Hentàti (sic), qui resta en fonctions
jusqu’à la mort d’Aboû Yoûsof et dans les premiers
temps du règne du fils de celui-ci, Aboû ‘AbdAUâh;
puis il fut révoqué.

Ses chambellans (h’âdjib) furent son affranchi l’eu-
nuque ‘Anber; puis l’eunuque Rîh’an, un autre de ses
affranchis, qui garda cette situation jusqu’à sa mort,
cest-à-dire pendant le reste du règne de ce prince et
dans les premiers temps du règne d’Aboû ^Abd Allah.

Il eut comme secrétaires Aboû’ 1-Fad’l Dja’far, connu
sous le nom d’Ibn Mah’chouw^wa et qui, on l’a vu, avait
servi en la même qualité sous le règne précédent. Cet
Aboû ‘1-Fad’l, en même temps que secrétaire hors ligne,
était un homme versé dans les traditions, à la mémoire

excellente et à l’esprit pénétrant; la mort le trouva

^^— ^— ^■^^— ■ ■ ■ ^^^-^ —^—^ ^-^— ^-^^— .»

(1) Ici le texte porte Aboû Yah’ya au lieu d’Aboû Bekr de la ligne
précédente ; on verra plus loin (p. 246) que Tun et l’autre konya
sont attribués à ce personnage.

— 228 —

encore en fonctions. Il fut remplacé par Aboù ‘Abd Allah
Moh’ammed b. * Abd er-Rah’mân b. *Ayyâch, originaire de
Borchâna (1), localité du canton de la ville espagnole d’Al-
meria ; Aboû *Abd Allah occupa ce poste sans interrup-
tion (P. 191] sous le règne de ce prince, de son flls Moh’am-
med et de son petit-flls Yoùsof ; il était encore en vie
quand je quittai le pays en 614, et j’appris sa mort dans le
cours de Tannée 619, alors que je me trouvais en Egypte.

Les deux personnages que nous venons de citer
étaient secrétaires de la chancellerie privée ; comme
secrétaires militaires, il y eut un homme connu
sous le nom d’El-Kobachi, mais dont le vrai nom
m’échappe, et avant lui, Aboû’ l-H’asan b. Moghni. El-
Kobachi remplissait encore ses fonctions à la mort
d’Aboù Yoûsof. — Nul secrétaire de la chancellerie,
depuis la fondation de la dynastie, ne sut aussi bien
qu’Ibn ‘Ayyâch connaître la ligne de conduite de ces
princes, se modeler sur eux, marcher sur leurs traces,
pénétrer dans l’intime de leur être; et en effet leur ma-
nière de faire ne répond en rien à celle des secrétaires.
La voie ouverte par Ibn *Ayyôch fut suivie par les secré-
taires* qui lui succédèrent et qui reconnurent combien
elle plaisait à leurs souverains.

Ceux qui remplirent Tofflce de k’âd’i sont : Aboù

Dja’far Ah’med b. Mad’ô’ déjà cité, qui mourut en place;

après lui, Aboù *Abd AUâh Moh’ammed b. Merwân,

j originaire d’Oran, qui fut destitué et remplacé par Aboù’

j 1-K’àsim Ah’med b. Moh’ammed, descendant de Bak’i

I b. Makhled, juriste et traditionnaire qui appuyait ses

. traditions de l’autorité d’Ah’med b . H’anbal . Nous avons

quelque peu parlé de Bak’i au début de l’histoire de la

dynastie Omeyyade (2) à propos de l’émîr Moh’ammed

b. *Abd er-Rah’mân. Aboù’ 1-K’âsim exerça ses fonctions

(1) C’est-à-dire Purchena (Edrîsi, p. 209 ; Ibn Batoûla, II, 43).

(2) C’est-à-dire dans la partie qui manque au ms. unique d’après
lequel le texte arabe a été publié. Ce Bak’i est l’objet d’une assez
longue notice de Dbabbi (p. 229) et de la Çila (p. 121).

— 229 —

jusqu’à la mort d’Âboû Yoûsof et même pendant un court
espace de temps sous son successeur Moh’ammed. r

Intronisation dlAbottrdusof. La mort çfe)où^^k’oûb, }t \ ^^^ ^Mlâ^fh^ k
[P. 192] arrivée à quelque distance de Santa rem, fut
tenue secrète jusqu’à Séville : pendant tout le trajet
on continua comme d’habitude à précéder la litière, qui
était recouverte d’un voile vert, tantôt à pied et tantôt à
cheval (1). Dès l’arrivée à Séville, un ordre fut proclamé
au nom de Témîr Aboû Ya’k’oûb, uniquement, disait-on,
à Teffet de renouvelerà son fils Aboû Yoûsof le serment de
fidélité, ce que firent d’ailleurs les Maçmoûda et la popu-
lation de toute catégorie. Ce fut Aboû Zeyd *Abd er-
Rah’mân b. *Omar b. ‘Abd el-Mou’min, cousin du nouveau
prince, qui fit tous ses efforts pour pousser à cette
intronisation et la faire réclamer, qui y présida et s’oc-
cupa d’en relever l’éclat. La prestation solennelle de
serment s’accomplit, en 580, dans toutes les règles,
convaincu qu’on était que cela avait lieu par les ordres
d’Aboû-Yalk!DÛb. Quand il eut obtenu ce qu’il voulait et i «v MjruLj&^
que la situation fut régularisée, le nouveau prince
annonça la mort de son père aux courtisans, car jusqu’à
présent les [Almohades] n’ont pas eu l’habitude d’annon-
cer au peuple la mort des princes. AboùJYoûapf comptait <^4> ^Akv^L
parmi ses frères et ses oncles paternels des rivaux qui,
à raison de la conduite répréhensible qu’il avait eue
dans sa jeunesse, le jugeaient indigne du trône, et cela
fut cause de l’opposition qu’ils lui firent, et dont nous
parlerons.

Une fois son autorité reconnue, il repassa la mer avec
ses troupes et se rendit à Salé, où se paracheva son in-
tronisation par la reconnaissance de ses droits que
firent ceux de ses oncles, issus d’^Abd el-Mou’min, qui
s’étaient jusque-là dérobés et que tentèrent les richesses
et les fiefs dont il les combla. Il entama ensuite la

(1) Il est parlé plus loin (p. 249 du texte) de Tordre suivi dans les
marches des princes Almohades.

Wavii>, c(i ‘\T^’4t^<^-^ A (>^«^ ”^U !<(*'< *>

(i) Dans la description que fait Edrisi de la ville de Salé ou Sala
(p. 72 du texte, 83 de la trad.), il n’est pas question de cette nou-
velle ville de Rabat, dont il sera parlé plus loin.

— 230 —

• construction de la grande ville qui est sur le littoral et
^^dixlt^^hÀ^^ proche Merrôkech ; c e

•«tv^^ tib^ ‘ ^^^ après ea ayoiiJiiacaieplaa-et déterminé les limites, ‘ \ ?
y^ ‘ commençdH^^ravairquenmpitoyable mort ne lui per-

le Ijdtt/^ * \ , i mit pas d’achever. Aboù Yoù sof éleva les murs de cette (,( y^LK^ui
r/^^ ville et construisit une vaste mosquée, ayant de grandes

dimensions et un parvis très étendu; aussi n’y a-t-il
dans le Maghreb, à ma connaissance, aucune mosquée
ayant de pareilles proportions. Elle est surmontée d’un
minaret excessivement élevé, dont la fornie imite celle
du minaret d’Alexandrie, [P. 193] et où il n’y a pas d’es-
calier, d© sorte que les bêtes de charge y montaient
l’argile, les briques, la chaux, etc., jusqu’au sommet.
/ Maintenant encore cette mosquée est inachevée, car on

cessa les travaux à la mort d’ Aboù Yoùsof , et depuis

lors ni Moh’ammed, ni Yoùsof ne les ont fait poursuivre.
La cité elle-môme fut terminée du vivant d’Aboù Yoùsof:
rien ne manquait aux murs ni aux portes, et beaucoup
d’habitations y étaient bâties. C’est une très grande
ville, longue d’environ une parasange mais peu large. Il
regagna Merrâkech après avoir réglé tout ce qui concer-
nait la nouvelle cité et y avoir confié à des Maçmoû-
dites qui avaient sa confiance le soin de surveiller les
dépenses et les travaux d’amélioration. La construction
se pi^ursuivit sans interruption, tant pour la ville que
pour la mosquée, jusqu’en 594, c’est-à-dire aussi long-
temps que dura son règne (1).

t En 580, les Benoù Ibn Ghâniya (sic), sortant de l’île de
: Mayorque où ils habitaient^ firent voile pour Bougie,
I qu’ils prirent le 6 cha^ban et d’où ils expulsèrent les Al-
i mohades. Ce fut le premier coup porté à l’empire maç-
moûdite, et dont l’efffet se fait encore sentir en la présente
i année 621. Disons brièvement ce qu’étaient les Benoù

— 231 —

Ghânîya (1). Le Prince des musulmans (2) *Ali b, Yoûsof
Tôchefîn avait envoyé en Espagne les deux frères Yah’ya
” et Moh’ammed, qui étaient fils d’* Ali et appartenaient à la
tribu des Mosoûfa (sic) ; on les appelait, du nom de leur
mère à Tun et à l’autre, les flls de Ghâniya. Or il se
trouva que Yah’yai qui était l’aîné, réunissait en sa per-
sonne des talents dont chacun ne se trouve isolément
que chez peu d’hommes : 11 était vertueux, pénétré de
la crainte et du respect du Tout-Puissant, et de vénération
pour les hommes de bien, tout en possédant parfaitement
la science du droit et ayant de vastes connaissances
dans la science des traditions ; ajoutez à cela qviïl était
brave et si habile cavalier qu’à lui tout seul il passait
pour en valoir cinq cents. *Ali b. Yoûsof l’employait
dans les affaires les plus importantes et les plus graves,
et c’est de son bras que Dieu se servit [P. 194] pour
remettre sur pied bien des choses dans la Péninsule
hispanique et maintes fois pour écarter de dessus les
musulmans des malheurs qui les avaient frappés. Le
Prince des musulmans, qui l’avait d’abord nommé gou-
verneur à Valence, l’envoya ensuite en la même qualité
à Cordoue; c’est là qu’il mourut au cours de ses fonc-
tions, au début des événements qui amenèrent la chute
des Almoravides, et sans laisser, que je sache, de posté-
rité. Son frère Moh’ammed, à qui il avait confié l’admi-
nistration d’un canton de Cordoue, perdit sa situation
par suite de cette mort. Il erra çà et là en Espagne, tandis
que les troubles augmentaient et que l’autorité des
Maçmoûda gagnait du terrain. Moh’ammed eut sérieu-
sement peur, et gagna la ville de Dénia, d’où il s’embar-
qua pour l’île de Mayorque en compagnie de son
entourage et de sa famille. Il devint le chef de cette île

(1) Voir les Berbères, L 47 ; II, 86 et s.. 206 ; Ibn el-Athîr, XI,
334 ; Zerkechi, p. ii ; Ibn Khallikan, IV, 349.

(2) Ce titre est toujours donné aux Almoravides par notre auteur,
qui réserve celui de « Prince des Croyants > aux Almohades (cf. Ibn
Khallikan, IV, 344 et 350, n. 8).

— 232 —

ainsi que des deux autres voisines, Minorque et Iviça .
Selon une autre version, le Prince des musulmans *Ali
b. Yoûsof le relégua comme prisonnier dans cette île.
Dieu sait la vérité I

Mayorque est l’île dont le sol est le plus fertile, la tem-
pérature la plus douce, Tair le plus pur; elle est longue
d’environ trente parasanges, et large d’autant. Ses habi-
tants sont unanimes à déclarer que jamais, depuis qu’elle
est habitée, on n’y a vu de reptile malfaisant, ni chacal,
ni bête féroce, ni serpent, ni scorpion, enfin nulle bête
nuisible quelconque. Non loin de là se trouvent deux
autres Ues d’une fertilité presque égale> Minorque et
Iviça.

Devenu chef indépendant de ces îles, Moh’ammed s’y
fixa et continua, comme les premiers Almoravides, de
reconnaître la suzeraineté des Abbassides. Il eut, entre
autres enfants, ‘Abd AUâh, Ish’âk’, Zobeyr (1), T’alh’a,
ainsi que des filles, [P. 195] et, de son vivant même, il
désigna son aîné *Abd Allah comme son futur succes-
seur. Mais Ish’âk’, frère de celui-ci, lui envia cette
situation : il fit irruption chez lui à la tête d’une troupe
composée de soldats et de ses serviteurs nègres et
le massacra, soit du vivant de son père, soit, selon
d’autres, après sa mort. Aboû Ibrâhîm [Ish’âk’] resta
aingl souverain indépendant, et grâce à sa bonne admi-
nistration, des fuyards Almoravides et ce qui restait de
cette dynastie se précipitèrent en foule à Mayorque, où
ce prince leur faisait bon accueil et leur accordait des
gratifications proportionnées à ses ressources. Il se
mit alors à faire la guerre sainte, employant tous ses
soins à ce qu’il considérait comme la chose la plus
importante: chaque année il dirigeait deux expéditions
contre les pays chrétiens, où il allait recueillir du butin

(1) Le copiste du ms. avait écrit seulement « Zobeyr, ainsi que des
filles», ce qui a été plus tard coiTigé en « Aboû’z-Zobeyr, T’alh’a,
ainsi que… »; Il est parlé d’un Aboû’ z-Zobeyr, frère d”Abd AUâb
b. Moh’ammed b. Ghàniya ap. Berbères, 11, 89.

-233 —

et des prisonniers tout en y exerçant des ravages
extrêmes, si bien que tous ses partisans étaient gorgés
de richesses. Aussi sa situation s’afferniit-elle et devint-il
lui-nfîême comme une espèce de roi. Tel il était à sa mort,
arrivée au commencement de 579 (1), à la fin du règne
d’Aboû Ya*k’oûb Yoûsof b. *Abd el-Mou’min. Il envoyait
aux Almohades des ambassades et des présents, con-
cluait des traités avec eux, leur faisait cadeau de ce qu’il
y avait de meilleur et de plus précieux dans son butin
et ses prisonniers, à l’effet de se ménager leur bonne
volonté; cette situation était favorisée par le peu d’atten-
tion, on pourrait dire le mépris que ces princes témoi-
gnaient à rîle de Mayorque. Mais en 578 ils lui écrivirent
à plusieurs reprises pour lui demander de reconnaître
leur autorité et de faire figurer leur nom dans la khol’ba
des mosquées; faute de quoi ils agiraient par la force. Il
fît la promesse qu’on lui demandait et consulta les prin-
cipaux de son entourage^ dont les uns conseillèrent la
résistance, les autres la soumission à ces ordres. Cette
divergence de vues lui fit différer l’examen de l’affaire,
et il se mit 6 la tète d’une expédition contre les chrétiens;
c’est dans cette campagne qu’il trouva la mort du martyr ;
on dit qu’il fut frappé d’un coup de lance à la gorge,
mais qu’il ne mourut pas sur le champ, qu’on le rapporta
encore vivant jusqu’à son palais, où il expira. Dieu sait
la vérité!

Il avait, entre autres enfants, *Ali, qui était l’aîné et
l’héritier présomptif, Yah’ya, Aboû Bekr, Sîr, Tâchefîn,
Moh’ammed, Mançoûr et Ibrâhîm, ce dernier mort
[P. 1961 à Damas pendant qu’il était dans cette ville l’hôte
du Sultan Melik^Adel (2).

La mort d’Aboû Ibrâhîm Ish’âk’ b. Moh’ammed donna
le pouvoir à son fils ‘Ali, qui passa en Afrique à la tète de
la flotte mayorcaine. Il se dirigea sur Bougie à la suite,

(1) En 580, d’après Ibn KhaldouT) {Berbères, II, 88).

(2) Cette liste n’est pas identique avec celle des Berbères, II, 88.

17

— 234 —

dît-on, d’un message de quelques-uns des principaux
habitants qui le sollicitaient de s’emparer de cette place:
autrement il n’aurait osé faire acte de rébellion. La
situation des Almohades en Espagne augmenta aussi
son audace, de même que la nouvelle de la mort
d’Aboù Ya’k’oûb et de l’avènement d’Aboû Yoûsof, ce
qui devait, croyait-il, amener des dissensions. Si ces
circonstances ne s’étaient présentées, il n’aurait osé
concevoir pareille pensée. Il se dirigea donc sur le
littoral de Bougie, dont les habitants ne livrèrent qu’un
petit nombre de combats, et il pénétra dans la ville le
lundi 6 cha*bân 580. Il y trouva Aboû Moûsa *Isa b. ‘Abd
el-Mou’min, qui n’y était que de passage, en revenant
d’Ifrîkiyya qu’il gouvernait conjointement avec son frère
H’asan au nom de leur frère Aboû Yû’k’oûb, tandis que
Bougie était administrée par Aboû’r-Rebî*Soleymân b.
‘Abd Allah b. *Abd el-Mou’min. En effet, à la suite des
ravages exercés par les Arabes dans une partie de
rifrîkiyya, Aboû Moûsa et son frère Aboû Ali s’étaient
mis à la tète d’une armée composée de Maçmoûda, d’Ara-
bes qui se joignirent à eux, et du reste du djond ; mais
ils avaient vu fuir le djond d’Ifrîkiyya dans la rencontre
qui eut lieu avec les Arabes insurgés, et ils étaient restés
au pouvoir de ceux-ci. Aboû Ya’k’oûb, quand il apprit
ces événements, députa un messager aux Arabes, qui
réclamèrent tout d’abord une rançon excessive, mais
qu’on fixa enfin de commun accord à 36,000 mithkul.
Aboû Ya*k’oûb trouva ce chiffre exagéré, disant [P.497]
que c’était là un malheur qui valait l’autre, car le paiement
d’une pareille somme fournirait aux Arabes des forces
nouvelles pour continuer leurs brigandages. On décida
donc de frapper des dinars en cuivre doré pour les leur
donner en paiement, et c’est ainsi qu’Aboû *Ali, Aboû
Moûsa, leurs serviteurs et leur suite recouvrèrent leur
liberté. Voilà pour quelle raison Aboû Moûsa se trouvait
à Bougie et comment, de captif des Arabes, il devint
captif des Mayorcains.

— 235 —

‘Ali b. Ish’âk’ pénétra à Bougie à la date précitée, et y
séjourna sept jours, pendant lesquels il récita la prière du
vendredi et y fit le prône en invoquant la faveur divine
sur la dynastie Abbasside et sur Timâm Aboû’ l-*Abbâs
Ah’med Nâçir. Il employa comme prédicateur le juriste,
rimâm, le traditionnaireémérite AboùMoh’ammed ‘^Abd
el-H’ak’k’ b. ‘Abd er-Rah’mûn Azdi Ichbîli (1), auteur des
Décisions {el-Ah’kâm) et d’autres ouvrages, qui encou-
rut ainsi la colère du Prince des croyants Aboû Yoùsof
Ya*k’oùb, lequel voulut le faire mettre à mort; mais la
protection divine permit au savant d’échapper, et il
mourut dans son lit et de mort naturelle.

*Ali b. lsh*ôk’ sortit de Bougie après y avoir solide-
ment installé son autorité et alla assiéger la K’al*a des
Benoù H’ammûd, dont il s’empara, aussi bien que de
toute la région avoisinante. Au reçu de ces nouvelles,
le Prince des croyants Ya^k’oûb marcha avec les Almo-
hades contre Bougie, et *Ali, quand il rapprit, abandonna

celte ville et se dirigea vers le Djerîd. Les Bougiotes

se portèrent au-devant de Ya*k’oûb, qui était campé
près de la ville et qui les reçut la joie au cœur et
le visage épanoui; il leur adressa des paroles réconfor-
tantes et ramena ainsi ceux des leurs qui s’étaient
enfuis. Les habitants s’attendaient o un autre accueil et
se retirèrent enchantés de ce qu’ils avaient vu et entendu.
Après avoir laissé à Bougie en qualité de gouverneur
l’un des principaux Almohades, Moh’ammed b. Aboû
Sa’îd Djinfîsi, le prince alla, à Tunis et équipa un corps
d’armée considérable qu’il mit sous les ordres de
Ya*k’oûb, l’un des fils d”Omar b. *Abd el-Mou’min;
et pourtant ils avaient entre les mains un livre de
prédictions portant qu’ils seraient vaincus avec un
chef nommé [P. 198] Ya’k’oûb dans un lieu appelé Wata
^omrohou. Le prince resta donc à Tunis, tandis que

(i) Dbabbi, qui fut rél6vedece savant, lui a consacré une notice
{p. 378); Ibn el-Abbâr énumère plusieurs de ses ouvrages (p. 647),
et Zerkecbi (p. Wl dit qu’il mourut à Bougie en 581 ou 582.

— 236 —

Ya’k’oûb se mettait en campagne avec ce corps d’armée;
mais ce fut, selon la prédiction, Ya’k’oûb b. *Omar
qui fut mis en déroute dans la bataille qu’il livra aux
partisans d’*Ali b. Ghâniya. Les Almohades furent com-
plètement battus et poursuivis, Tépée dans les reins, par
les Arabes et les Berbères; la plupart périrent de soif et
le reste regagna Tunis, où était resté le Prince des
croyants. Celui-ci les recueillit, les réorganisa, puis, se
metlant à leur tète, marcha contre *Ali b. Ghâniya, qu’il
rencontra au lieu dit H’âmma de Dok’yoûs (1). Les troupes
de ce dernier Tabandonnèrent après une courte résis-
tance; lui-même combattit vaillamment et de manière à

{{) Dok*joûs, dont la première voyelle est indiquée par le ms de
Merrâkecbi, est orthographié Tak’yoûs par le Merâcid (1, 208). Ni Bekri,
ni Aboù *1-Fidâ n’en parlent, mais Edrisi et de
galères : il avait demandé des secours à ceux-ci, à qui
il avait promis les captifs dont on se rendrait maître, et
s’était réservé seulement la ville elle-même. Leur plan
réussit, car la ville assiégée par terre et par mer suc-
comba; les habitants furent réduits en captivité et la
ville tomba sous l’autorité d’Ibn Er-Rîk’. Le Prince des
croyants équipa des troupes nombreuses et, tout à l’idée
de reprendre Silves, il s’embarqua et mit le siège devant

(1) Le n* 424 du Catalogue des mss d*AIger est un magnifique
exemplaire du Mowai’Ca provenant de la bibliothèque de ce prince
et écrit pour lui.

(2) Cf. Goldziher, •/>»> Zahirilen, p. 174.

^^

— 244 —

celle ville, que les chrétiens, impuissants ô défendre, du-
rent abandonner aussi bien que les parties de ce territoire
qu’ils avaient déjà conquises. Mais le prince, non satis-
fait de ce résultat, s’empara en outre du fort important
de T’ourrouch (Torrox), après quoi il regagna Meri’âkech.
Après son retour, il fut atteint d’une grave maladie,
qu’on crut mortelle. Son frère Aboû Yah’ya, qui avait
antérieurement été chargé par lui du gouvernement de
l’Espagne, usa de divers prétextes pour ne pas partir,
de façon à guetter le moment convoité de sa mort. Or
le malade, chaque fois qu’il allait un peu mieux, deman-
dait si Aboû Yah’ya s’était embarqué. En présence de
cette insistance, ce dernier dut partir; mais ne doutant
pas qu’il n’apprît à bref délai la mort de son frère, il
chercha à attirer à lui les chefs de la Péninsule et à en
faire ses partisans : « Le Prince des croyants, disait-il,
va mourir d’un jour à l’autre et il n’a pas d’autre héri-
tier que moi. » Alors, et cela dura jusqu’à son arrivée
à Murcie, les divers chefs aussi bien que les villes s’effor-
cèrent de se décharger les uns sur les autres de toute
initiative, en prenant d’ailleurs la précaution de se mettre
à couvert à l’aide de pièces écrites. Mais le Prince des
croyants guérit, et, comme les médecins lui conseillaient
de voyager, il se rendit à Fez dans une litière que por-
taient deux mulets. Il apprit alors [P. 205] la conduite
d’Aboû Yah’ya et reçut les lettres et les actes écrits par
les Espagnols. Quant à Aboû Yah’ya, à la nouvelle du
voyage de son frère, il passa le détroit pour venir pré-
senter ses excuses, et le rencontra à Salé. Le Prince des
croyants, en l’apercevant, dit à son entourage : « Le
voilà déjà arrivé, ce misérable! » Il le fit emprisonner, et
les chefs de la Péninsule, appelés par son ordre, vinrent
témoigner de ce qui s’était passé. Il le fit alors compa-
raître devant lui et lui dit : « Je te condamne à mort uni-
quement à cause de ce qu’a dit le Prophète : « Quand
deux khalifes sont reconnus dans un même territoire,
mettez le second à mort. » On lui trancha la tète publi-

// }

— 245 —

quement, et Texécution fut présidée par son frère consan-
guin ‘Abd-er-Rah’mân b. Yoûsof. Conformément à ses
ordres, le cadavre fut enseveli et enterré (1). Il s’appro-
cha ensuite de ses parents, se mit à les vilipender et à
leur adresser la plus énergique semonce, puis il les fit
chasser dans le plus misérable état, nu-pieds et nu-têle,
et ù ce moment aucun d’eux ne doutait qu’il ne fût près
d’être mis à mort. Depuis lors, ces princes sont restés
dans l’obscurité, alors qu’auparavant il n’y avait entre
eux et le khalife d’autre dififérence que le droit de para-
pher les pièces officielles. Ya*k’oùb ne fit d’ailleurs
exécuter que ses deux frères et son oncle.

En 590, le traité qui le liait à Alphonse fut rompu, et ^^/
la cavalerie ennemie envahissant le pays se répandit
partout, si bien que l’Espagne eut à souffrir de nombreux
dommages. Le Prince des croyants à la tète d’une armée
considérable franchit la mer en djomâda II 591 et gagna
Séville, où il ne séjourna que peu, le temps de passer
son armée en revue et de faire des distributions d’ar-
gent, puis il marcha vers le pays chrétien. Alphonse,
sitôt qu’il avait appris cette expédition, avait également
équipé une armée considérable, et les deux ennemis se
trouvèrent face à face dans un lieu appelé Fah’ç el-dje-
dîd (2). Alphonse avait sous ses ordres plus de soldats
qu’il n’en avait jamais réuni, de sorte que la crainte
s’empara des Almohades, qu’agitaient de funestes pres-
sentiments; quant au Prince des croyants, il n’avait
dans le désarroi universel d’autres soutiens que la prière
et le concours du même genre qu’il demandait aux hom-
mes pieux dont il escomptait la vertu. [P. 206] Le mer-
credi 3 cha’bân de ladite année (3), la bataille fut livrée,

(1) Le Kariâs {p. 143 du texte) place l’exécution d’Aboû Yah’ja à
l’année 582.

(2) On lit dans Ibn Kbaliikân (IV, 340) et I. Atb. (XU, 74) Merdj
el-h’adîd.

(3) La bataille d’Alarcos, dans le district de Badajoz, fut livrée
par Alphonse IX le 18 juillet 1195 ; le Kariâs, qui en parle longue-

– 246 —

et grâce à la protection divine qui descendit sur les Al-
mohades, soutint leur énergie et leur donna le dessus,
le sort des armes tourna contre Alphonse et les siens,
et ce prince seul put se sauver avec une trentaine de ses
principaux offlciers. Du côté des musulmans, un certain
nombre, tant des principaux Almohades que d’autres,
trouvèrent la mort des martyrs ; on cite parmi eux le
vizir Aboû Yah’ya [autrement nommé] Aboû Bekr b.
*Abd Allah, fils du cheykh Aboû H’afç, ci-dessus cité
parmi les vizirs d’Aboû Yoûsof. Le Prince des croyants
en personne poussa jusqu’à K’al*at Ribàh’ [Calatrava],
d’où les habitants avaient fui et où il pénétra; il en fit
transformer l’église en mosquée et les musulmans y pro-
cédèrent à la prière. Après avoir conquis les diverses
forteresses qui entourent Tolède, il retourna à Séville,
paré de l’auréole de la victoire. Cette brillante victoire
est le pendant de celle de Zellak’a, dont nous avons
parlé, du temps de Yoùsof b. Tôchefîn, émir des Almo-
ravides.

Le Prince des croyants séjourna à Séville pendant le
reste de l’année 591, et l’année suivante marcha de nou-
veau contre le pays des chrétiens. Il alla mettre le siège
devant Tolède, dans les environs de laquelle il abattit
les arbres, anéantit les denrées de toute sorte et défonça
les puits ; en un mot, il y exerça d’horribles ravages. En
593, il y retourna de nouveau, et y pénétra plus loin que
n’avait jamais fait aucun prince musulman. Il avait re-
gagné Séville quand des envoyés d’Alphonse s’y rendi-
rent pour lui demander une trêve à laquelle il consentit
pour une période de dix années. Après avoir mis en
ordre les affaires de la Péninsule et y avoir laissé des
chefs pour veiller à la sécurité do cette région, il retra-
versa la mer et se rendit à Merrûkech, en 594. Je tiens
de plusieurs personnes qu’il parla aux Almohades d’une

ment, la place à la date du mercredi 2 cha’bân 591 (texte, p. 151,
1. 4; cf. Berbères, II, 213.’. On trouve aussi la date de 592 hég. dans
Ibn Kballikan (IV, 339j, et celle du jeudi 9 cba’bàn 591 (ib., p. 340).

— 247 —

expédition vers l’Est: [P. 207] il nommait TÉgypte, dont
il dénonçait les abominations et les hérésies, tout en
exprimant Tespoir que ce serait lui qui la purifierait.
Ses intentions restèrent telles jusqu’au moment où la
mort le surprit, au commencement de 595 ; il fut enterré
à Tînmelel, à côté de ses aïeux.

Pendant tout son règne et dans toutes ses actions, ce
prince rechercha la justice et s’efforça de la réaliser
dans la limite de ses moyens et autant que le permet-
taient le pays et le peuple chez qui il vivait. Au début de
son règne, il voulutappliquer les pratiques traditionnelles
des premiers Khalifes, entre autres remplir person-
nellement les fonctions d’imam pour les cinq prières
quotidiennes. Il le fft pendant plusieurs mois jusqu’à un
certain jour où il arriva si tard pour la prière de V^açr
que le moment légal en était presque passé, les fidèles
accroupis l’attendant toujours; il finit par arriver et dit
la prière. Puis il leur fit de longs et vifs reproches : « Je
pense, » leur dit-il^ « que c’est à moi seul à présider à vos
prières; mais à défaut de moi, qu’est-ce qui vous a
empêchés de prendre quelqu’un d’entre vous pour diri-
ger la prière? Les Compagnons du Prophète ne choisi-
rent-ils pas ‘Abd er-Rah’mûn b. ‘Awf pour cet office le
jour où, le moment de prier étant venu, le Prophète ne
se présenta pas? Ne vous suffit-il pas de cet exemple
venant des imâms qu’on doit prendre pour modèles et
des directeurs les mieux dirigés? o C’est à la suite de
cela qu’il interrompit ses fonctions d’imam. — Comme il
tenait des audiences publiques, et que petits et grands
l’approchaient librement, deux hommes vinrent uu jour
lui faire trancher leur différend, qui portait sur un demi-
dirhem; après avoir rendu sa décision, il leur fit appli-
quer par le vizir Aboû Yah’ya, chefd la garde, une légère
bastonnade à titre de leçon : « N’y a-t-il donc pas, » leur
dit-il, « des juges institués partout pour décider des affai-
res de ce genre ? » Cet incident fut aussi l’une des raisons
pour lesquelles il se mit à siéger à des jours fixés pour

— 248 —

trancher certaines affaires qu’il se réserva. Lorsqu’il
institua k’âd’i Aboû’ 1-K’âsim b. Bak’i, il lui imposa
entre autres choses de siéger dans un endroit d’où il
pouvait entendre toutes les décisions que rendait ce
juge : en effet, une simple cloison de planches séparait
celui-ci du Prince des croyants. Deux fois par mois, il
faisait venir les syndics des marchés et les cheykhs des
populations sédentaires pour les interroger au sujet des
marchés [P. 208) et des cours des denrées, ainsi qu’au
sujet des autorités. Quand des citadins le venaient trou-
ver, il les interrogeait tout d’abord sur les percepteurs,
les k’àd’is, les gouverneurs dont ils dépendaient; s’ils
s’exprimaient d’une manière louangeuse : « Sachez »,
leur disait-il, « qu’au jour du jugement il vous sera
demandé compte de ce témoignage; que nul d’entre vous
ne dise donc autre chose que la vérité I » A plus d’une
de ses audiences il répéta ces mots : « O croyants !
soyez stricts observateurs de la justice quand vous
témoignez devant Dieu, dussiez-vous témoigner contre
vous-mêmes, contre vos parents, contre vos proches ! »
{Korariy IV, 134). — Quand, en 592, il entreprit contre les
chrétiens sa seconde expédition, c’est-à-dire celle qui
succéda à la grande victoire par laquelle Dieu humilia
Alphonse et les siens et exalta les musulmans, il envoya
partout, au moment de partir, l’ordre de rechercher les
gens pieux et faisant profession de vertu, et de les lui en-
voyer. Il en réunit ainsi un grand nombre dont il se faisait
précéder quand il était en marche: «Voilà,» disait-il
à son entourage en les regardant, «l’armée véritable, elle
n’est pas ici, » en faisant allusion aux soldats. Ce trait est
analogue à celui qu’on raconte de K’oteyba b. Moslim,
gouverneur du Khorâsân. Il marchait contre les Turcs à
la tête d’une armée où figurait Aboù *Abd Allah Moh’am-
med b. Wasi* (1), et il s’enquit de lui à plusieurs reprises ;
on lui dit qu’il était à l’écart de l’armée, appuyé sur une

(1) Ce pieux et vaillant personnage est bien probablement celui
qu’Ibn el-Athîr appelle Aboù Bekr M. b. W. Azdi, + 123 ou 127, et

— 249 —

extrémité de son arc et agitant en Taîr ses doigts tour-
nés vers le ciel : «Voilà, » s’écria K’oteyba, « des doigts
que je préfère à dix mille épéesl» — A son retour de
cette expédition, Aboù Yoûsof fit délivrer des sommes
importantes à tous ces saints hommes, dont les uns
acceptèrent et les autres refusèrent. II regarda du même
œil ceux-ci et ceux-là, disant que chacun avait son
opinion, et le refus ne grandit pas plus les uns que l’ac-
ceptation ne déprécia les autres. — Il faisait des actes
de charité fréquents, et je sais qu’avant son départ pour
Texpédition où il remporta la grande victoire sus-men-
tipnnée, il distribua 40,000 dinars, dont la moitié environ
à la foule des pauvres; le reste fut remis à ses parents,
que j’ai vus moi-même procéder: ils avaient divisé la
ville de Merrûkech par quartiers, dans chacun desquels
des hommes de confiance [P. 209] distribuaient aux reli-
gieux solitaires et aux ermites l’argent dont ils étaient
porteurs. Au début de chaque année, il faisait prendre
note des orphelins abandonnés et les faisait circoncire
dans un local proche du palais; chacun d’eux recevait
un mithk’âl (dinar), un vêtement, une galette et une gre-
nade; souvent au mithhfâl il ajoutait deux dirhems tout
neufs. De tout cela j’ai été le témoin oculaire et ce n’est
pas par ouï-dire que j’en parle.— Il fît construire à Mer-
rûkech un hôpital qui, je crois, n’a pas son pareil au
monde. Il commença par choisir un vaste emplacement
dans la partie la plus plane de la ville, et donna l’ordre
aux architectes de le construire aussi bien que possible,
de sorte que ceux-ci y déployèrent un luxe de sculpture
et d’ornementation plus grand qu’on ne leur avait deman-
dé; il fit planter toute sorte d’arbres d’agrément et d’ar-
bres fruitiers; l’eau y fut amenée en abondance et
autour de toutes les chambres, en outre de quatre
grands bassins situés au centre de l’établissement et

dont UDe anecdote qu’il rapporte (t. V, p. 23) prouve le désintéres-
sement. Quant au célèbre K’oteyba b. Moslim, on peut voir entre
autres la notice que lui consacre Ibn Khallikan (II, 514).

18

— 250 —

dont l’un est en marbre blanc. 11 garnit Tédiflce de tapis
précieux de laine, de coton, de soie, de cuir, etc., si bien
que cela dépasse tout ce qu’on en saurait dire. Une rente
quotidienne de trente dinars fut assignée pour la nourri-
ture proprement dite, indépendamment des remèdes
qu’il y plaça et des drogues qu’il y fit déposer pour
préparer les potions, les onguents et les collyres; des
provisions de vêtements de jour et de nuit, d’été et
d’hiver y furent installées pour l’usage des malades.
Après sa guérison, le pauvre recevait en sortant une
somme d’argent pour vivre jusqu’au moment où il pou-
vait se suffire; au riche on remettait son argent, son
bien et ses effets. En effet, le fondateur n’en restreignit
pas l’usage aux pauvres à l’exclusion des riches; au
contraire, tout étranger tombé malade à Merrâkech y
était porté et soigné jusqu’à son rétablissement ou sa
mort. Tous les vendredis, le prince après la prière s’y
rendait à cheval pour visiter les malades et prendre des
nouvelles de chacun, leur demandant comment ils
allaient, jP. 210] comment ils étaient soignés, etc. Il
garda cette habitude jusqu’au jour de sa mort.
I Au début de son règne, en 583 ou en 582, arrivèrent dans
‘ notre pays les [Turcs] Ghozz d’Egypte, parmi lesquels
figuraient entre autres K’arak’ouch, qu’on disait être un
mamloùk de Tak’i ed-Dîn [‘Omarl, neveu d’El-Melik en-
Nôçir [Saladin], Cha’bân, qu’on disait être un officier des
Ghozz, et le k’âdU 4mâd ed-Dîn (1), qui faisait partie de
‘ l’armée égyptienne. Le prince les reçut très bien et les
r d’honneurs, si bien que leur situation était

(1) Tak’i ed-Din el-Melik el-Moz*affer, neveu de Saladin, mécon-
tent de se voir enlever le gouvernement de l’Egypte par son oncle,
forma le projet, qu’il ne réalisa pas, de se rendre en Tripolitaine
{Hist arabes des Croisades, III, p. 190 ; Ibn el-Athîr, XI, p. 342 et
345). D’après ce dernier auteur (XI, p. 309), les Turcs avaient pénétré
dans ces régions dès avant 572. L’ambassade envoyée par Saladin
arriva au Maghreb en 585 d’après Ibn Khaldoûn (Berbères, II, 215),
en 587 d’après Ibn Khallikân (IV, 344) ; elle n’est relatée ni par
Behâ ed-Din b. Cheddâd, ni par le Karlds, ni par Ibn Khallikân dans

cr «*

— 251 —

visiblement meilleure que celle des Almohades : ceux-ci,
en effet, ne reçoivent leur paie que tous les quatre mois,
soit trois fois par an, tandis que les Ghozz la touchent
tous les mois sans faute. Le prince, pour justifier cette
différence, disait que ceux-ci, en leur qualité d’étrangers,
n’avaient que leur paie et nulle ressource dans le pays,
tandjs que les Almohades jouissaient de fiefs et de biens
immobiliers. 11 n’en est pas moins vrai qu’il avait assi-
gné aux principaux des nouveaux venus des fiefs tout
comme aux Almohades et même davantage : ainsi, il
donna, à ma connaissance, à Tun d’entre eux, Ah’med
el-H’âdjib, originaire d’Irbil, plus de terres que n’en
avait aucun de ses propres parents; de même, il assigna
à Cha’ban prénommé de nombreuses propriétés rurales
en Espagne, produisant annuellementenviron9,000 dinars
de récoltes; et tout cela indépendamment de soldes
supérieures à ce que recevait aucun des officiers des
troupes proprement dites.

De tous ces Ghozz installés au Maghreb, nul ne dépas-
sait ce Cha’bân en finesse d’intelligence, en esprit, en
amabilité et en cordialité. Jamais je ne le vis sans qu’il
me demandât de lui dire des vers ou sans qu’il en dît
lui-même. Je lui récitai un jour ces vers d’un de nos
amis de Séville :

[Basît*] A qui me disait que je ne dormais pas, maintes fois j’ai
répondu : Le sommeil peut-il venir au regard qui le fuit? [P. 211]
Ignorcs-tu donc que le sommeil fuit mes paupières à cause des
traits que lancent les yeux d’une beauté ?

« Ce poète », me dit-il en riant, « a plané sans s’abattre,
a battu des ailes sans s’envoler, a visé un but en deçà
duquel il est tombé. Combien est supérieur celui qui a
anobli la même pensée en l’exprimant sous la forme la
plus concise, la plus claire et la plus dégagée !

la biographie d’ *Imâd cd-Din Içfabànj. C’est de ce dernier que doit
parler Merrâkechi, car il resta secr(*taire de Saladin jusqu’à ]a mort
de ce prince, en 580 hég. (Ibn Khallikan, III, 305).

— 252 —

[T’awîl] Ramenez-moi mon repos matinal qu’ont enlevé des jeunes
filles à la poitrine rebondie; rendez-moi mon sommeil de la nuit,
que m’ont ravi des bien-aimées !

« Ce vers, » lui dis-je, « est d’Aboù’ t-Tayyib [Mole-
nebbij? — En effet, répondit-il, de Vexcéllent [Tayt/ib]
Aboù’t-T’ayyib. » Un autre jour que, à propos de jeux de
mots, il avait cité de nonabreux vers de ce poète, je me
mis à réciter ces deux-ci :

[Tawil] De quoi n’est pas capable un violent amour? mon ami,
mon cher camarade, inspire-m’en un pareil; car si ma main est de
velours pour mon ami, quel féroce advei*saire tes ennemis trouveront
en moi !

Ils lui plurent, et il en prit note (Dieu ait pitié de son
àme!) en ajoutant : « C’est un vrai service que tu m’as
rendu en me faisant connaître ces deux vers; je ne
connais soit sur ce sujet, soit sur tout autre aucun
passage qui me plaise davantage et ait fait sur moi plus
d’impression. » En un mot, il était grand amateur de
littérature et goûtait la poésie qu’il récitait; il lui arriva
maintes fois de laisser échapper d’excellents vers; mais,
malgré ma demande, il se refusa formellement et par
serment à m’en remettre quelques-uns par écrit ou à
me les réciter [de manière que je pusse les écrire).

Le Prince des croyants Aboû Yoûsof se rendit, accom-
pagné des Ghozz, en pèlerinage à Tînmelel, où un repas
les réunit sous un caroubier vis-à-vis la mosquée. Or,
entre autres paroles et promesses adressées par Ibn
Toûmert à ses compagnons, on cite celle-ci : « Ceux
d’entre vous qui vivront assez longtemps verront des
officiers d’Egypte assis à l’ombre de cet arbre. » Aussi
fut-ce un grand jour à Tînmelel que celui où les Ghozz,
réalisant cette prédiction^ prirent place sous cet arbre :
de toutes parts s’élevèrent les cris de « Dieu est grand »,
les femmes se* précipitèrent en faisant entendre leurs
exclamations d’allégresse, battant du tambourin et criant
dans leur langue des mots qui signifient « Notre Seigneur

— 253 —

le Mahdi a dit vrai et nous témoignons [P. 212] qu’il est
véritablement Timâm ! » Un témoin oculaire m’a dit
avoir vu Aboû Yoûsof sourire à ce spectacle, par pitié
pour ces faibles intelligences, car lui-même ne croyait
à rien de tout cela et ne jugeait pas comme eux d’Ibn
Toûmert. Dieu sait à quoi s’en tenir l

Le vertueux cheykh Aboû’l-‘Abbâs Ah’med b. Ibrâhîm
b. Mot’arref d’Alméria (El’Mari)m’ay dans le réduit sep-
tentrional de la Ka*ba, raconté ce qui suit : « Le Prince
des croyants Aboû Yoûsof, » disait-il, « me dit un jour :
« Aboû’l-*Abbâs, tu témoigneras par-devant le Dieu tout-
puissant que je n’affirme pas l’impeccabilité (c’est-à-
dire rimpeccabilité d’Ibn Toûmert). * Une autre fois,
comme je lui demandais de faire une chose qui suppo-
sait Texistence de l’imàm : « Où est l’imâm, Aboû’l-
‘Abbâsf» me dit-il, «où est l’imâm f » —Un cheykh delà
ville de Jaën, en Espagne, où sa famille est bien connue,
Aboû Bekr b. Hâni, qui était d’un âge avancé quand je
le fréquentai pour étudier les Traditions avec lui, m’a
raconté ceci : « Quand le Prince des croyants revint de
sa campagne d’El-Ark (Alarcos), où il avait écrasé
Alphonse et les siens, nous nous portâmes à sa ren-
contre, et comme j’avais été choisi par les habitants
pour prendre la parole, je lui fus présenté. Il m’interro-
gea sur la ville, les juges, les administrateurs et les
percepteurs, ainsi qu’il en avait l’habitude; et après
avoir écouté ma réponse, il me demanda des nouvelles
de ma propre santé. Je le remerciai et lui adressai mes
souhaits de longue vie ; puis il s’enquit de ce que j’avais
étudié en fait de science (religieuse) : « J’ai, répondis-je,
étudié les œuvres de l’imâm, » c’est-à-dire d’Ibn Toû-
mert. Alors, jetant sur moi un regard irrité : « Ce n’est
pas ainsi »^ s’écria-t-il, « que doit s’exprimer un t’âleb ; tu
dois dire que tu as étudié le Livre divin et quelque peu
la Sounna (tradition), à quoi tu peux ajouter ce qui te
plaira. » Ces anecdotes et autres semblables, si nous
les rapportions toutes, allongeraient notre résumé.

— 254 —

A son retour de Texpédition dont le résultat fut de
délivrer Silves de la domination chrétienne^ et dont il a
été parlé, il se fit, Adèle à son amour de la bâtisse et de
la construction, élever sur le grand fleuve Guadalquivir,
à Séville, un château fort renfermant des palais et des
pavillons. [P. 213] Toujours, en effet, il s’occupait de
bâtir, et il n’y eut pas dans sa vie un moment où il ne
fit restaurer .quelque palais ou fonder quelque ville.
Merrâkech lui doit de nombreux agrandissements, trop
longs à énumérer. Les palais en question répondirent à
son attente ou même la dépassèrent^ et l’ensemble des
constructions reçut le nom de Fort des Confins (1). Or
donc, à son retour de la grande expédition de 591, il tint
audience dans l’un de ces pavillons, qui domine le
fleuve ; le public y fut admis par classes et selon Tordre
hiérarchique, et les poètes y déclamèrent des poésies.
Entre autres, un de mes bons amis, le Murcien ‘Ali b.
H’azmoùn, débita une k’açida du mètre khabab (2), in-
venté par lui et inconnu aux poètes antérieurs ; sa poé-
sie, qui fut goûtée du Prince et des assistants, débute
ainsi :

D*Espagne vienneat des exhalaisons parfumées qui saluent ta
victoire, dont attestent rimportance et le désespoir des infidèles et
la Joie exubérante des musulmans. Imâm et protecteur de la
foi I ta main a purifié la terre de toute souillure, par toi les cœurs
humains sont imbus de la vraie direction ; aussi l’appui divin est-il des-
cendu sur celui qui le cherche. Tu as élevé le phare de la religion sur
des colonnes élevées et aux bases solides ; tu as déchire le manteau
de rinfidële, de la môme manière que le tison raie la poussière de
sa clarté. Tu as marché contre leurs troupes, qui sont tombées
comme une proie aux mains du chasseur ; ils étaient venus à
toi si nombreux que la terre semblait trop petite pour des masses

(!) Le Karlds (texte, p. 151) donne plus de détails sur les construc-
tions de ce prince.

(2) Ce mètre ne figure pas dans l’opuscule de H. Gies (Bdlrag
zur Kenntniss sieben neuerer arabischer Versarten, Leipzig, 1879)
consacré k Tétude des mètres d’un usage moderne (cf. Dozy, Sup-
plément nux dictionnaires, s. v,).

— 255 —

qu’on no pouvait compter ni mesurer, [P. 214] ils avaient surgi pleins
de jactance et d’ostentation, prêts à tout enlever sous la conduite
d’un chef avide. Mais tu t’es, par l’ordre de Dieu, mis en marche : la
confiance que tu as mise en Lui n’a pas été trompée, et la mort,
produit de ton épée, s’est appesantie sur ces hommes vils ; la vaste
plaine où sont couchés leurs chefs est maintenant de niveau avec la
colline convulsée ; les hauteurs dont leurs pieds goûtaient la mol«
lesse, se sont abreuvées de leur sang. Voilà ce que sont devenues
les troupes des infidèles, voilà les infortunes qui frappent les
mécréants ! Adorateurs de la Croix ! vous avez à vos trousses les cava-
liers du prince bien renseigné et intelligent ; si la mer les pouvait
absorber ils la franchiraient à pied sec ; si la terre les voulait lapider,
ils feraient apparaître au jour tous les beaux yeux noirs somnolents.
L’Unitarisme protège leurs rênes, l’Esprit saint les garrots de leurs
chevaux ; ils se sont levés, sont entrés en campagne et ont réalisé
des espérances telles qu’elles ont effacé tout souvenir malheureux ;
ils ont fouillé dans tous les sens le pays des infidèles sans que rien
échappât à leurs recherches, sans qu’aucun refuge d’êtres humains
restât à l’abri des ravages de la cavalerie. L’ennemi dut fuir au
sommet des monts, et puissent les restes ruinés de ses propriétés
demeurer sans eau ! Alphonse n’a pu échapper à la mort que pour
mener une vie malheureuse et misérable. Notre glorieux prince a
jugé bon d’employer comme messagers les lances et les arcs : ceint
d’un éclat qui ressemble à celui de l’aurore, revêtu comme le Sinaï
d’une lumière céleste, il s’est avancé sans se soucier de personne, il
attaque cuirasses et boucliers, et partout où 11 passe le bruit du fer
étouffe le tintement des cloches. Impuissant à la vengeance, l’offensé,
qui se rappelle l’épée et la corde, veille sans pouvoir trouver le
repos ; les patriciennes exhalent la nuit des sanglots qui ressemblent
aux gémissements des colombes, [P. 215] et quand elles se montrent,
les mèches de leurs cheveux ressemblent aux queues de chevaux que
leurs ruades empêchent de monter ‘; leurs yeux fixes ont le regard
terrifié de la gazelle qui aperçoit un lion dévorant ; ces antilopes
apprivoisées n’ont pas trouvé, sous les drapeaux, des compagnons
dignes d’elles. La fortune (nous) apparaît brillante, tel le jardin
réjouit la vue de celui qui Ta planté ; tous nos espoirs se présentent
en bon ordre, telles des dents bien rangées entre des lèvres rouge
foncé. A la lumière de la vérité qui resplendit sur des œuvres
inspirées, allume, 6 prince, d’autres feux! pays d’Espagne! prends
rimàm pour gardien de ton innocence et pour protecteur ; tu
confieras le soin de te défendre à un roi qui compte Gabriel parmi
ses gardes. Ton épée. Seigneur, a décidé du sort de l’infidèle nuisible
et tenace (dans son erreur) ; ses coups se sont abattus sur les chré-
tiens, et de même ils frapperont les Persans ; car ton maître ne

— 256 —

faillira pas à sa promesse : c Conquiers leurs pays et mets- les sous
tes pieds. >

J’ai cité ce poème, bien qu’un p3u long, sans y faire
d’omission, parce que le mètre en est rare et que la plu-
part des vers en sont excellents. L’auteur me le récita
d’abord lui-même, puis ce fut moi à mon tour qui le lui
redis, la dernière fois que je le rencontrai à Murcie, en
614. Ce poète a de grandes connaissances en littérature
et est très versé en toute espèce de poésies ; il a suivi la
voie d’Aboû ^Abd Allah b. H’addjâdj Baghdàdi (1), mais
il l’y a dépassé : en effet, il n’y avait pas de rondeau (2)
généralement connu dans le pays, sur le mètre et la
rime duquel il n’en eût composé un du même genre et
dans la manière d’ (Ibn H’addjâdj). Ajoutez qu’il avait la
satire prompte, mais il s’y montrait souvent grossier.
Voici, dans ce dernier genre, une des meilleures pièces
que je me rappelle et des moins souillées de mots gros-
siers et obscènes : ce sont des vers où il a suivi le pro-
cédé d’El-H’ot’ay’a (3) et où, commençant par faire la
satire de sa propre personne, il continue par celle d’un
des principaux officiers d’Espagne, Moh’ammed b. ‘Isa,
bien connu parmi eux à raison de sa valeur. Voici ces
vers :

[p. 216. T’awil] Mon visage, que je viens de contempler dans un
miroir, m*a paru être celui d’une vieille aux allures provocantes ;
j*ai cru voir un objet dont on rougit et qui, s’adressant aux hommes,
leur crie de baisser les yeux et de ne pas le regarder. Si j’étais un
produit de la terre, je ne figurerais ni parmi les choses plaisantes et
jolies, ni parmi celles qui sont agréables au goût. Plus laid encore
que mon visage est mon ventre, dont les grouillements ressemblent
à des roulements de tonnerre, ou bien encore aux battements du
cœur de Moh’ammed fils d’Ibn ‘Isa [sic] quand il fuit et que, tout

(1) Ce poète estTauteur de poésies légères et licencieuses et mourut
en 391 (Ibn Khallikan, l, 448).

(2) Sur la mowachchah’a^ voir entre autres Ibn Khallikan, I,
p. XXXV, et les auteurs auxquels renvoie Dozy, Supplément, s. v.

(3) Djarwal b. Aws H’ot’ay’a est un poète satirique contemporain
de Mahomet (Ibn Khallikan, I, 209 ; Aghâni, II, 43; Z D MG., 1892).

— 257 —

entier à ce soin, il voudrait encore être en Fermé dans le sein de sa
mère pour ne pas entendre prêcher la nécessité du combat (1). Il
est lourd, mais son intelligence a la légèreté de la plume que les
vents font tourbillonner dans le vaste désert. Des deux coins de sa
bouche pend une moustache le long de laquelle découle vers la terre
un liquide qu’on croirait versé d’un seau. Il court bien des médisan-
ces sur son compte, mais on ne fait pas parler un homme comme
moi, et je me garde de les répéter.

Il est auteur dans ce même ordre d’idées de nom-
breuses pièces supérieures à celle que nous venons de
citer, mais leur caractère injurieux m’empêche de les
répéter ici, car je ne veux pas contribuer à propager des
choses pareilles. Ibn H’azmoûn, par la crainte qu’ins-
piraient ses traits acérés et par le désir qu’on avait
d’échapper à sa satire, trouvait considération et fortune
auprès des k’àd’is, des percepteurs et des administra-
teurs du Maghreb. Je ne connais pas de villes dans ce
pays où l’on ne sache et n’apprenne les satires de cet
auteur; Dieu lui veuille pardonner à lui et à tous nos
frères musulmans I

Ce jour-là, le Prince des croyants passa la revue de
ses troupes qui, par ses ordres, se présentèrent armées
de pied en cap ; elles se déployèrent sous ses yeux, et la
satisfaction qu’il éprouva de leur bonne tenue le fit se
lever et adresser à Dieu des actions de grâce sous la
forme d’une prière de deux rek^a. A peine avait-il fini de
prier que les nuages crevant laissèrent tomber une pluie
assez abondante pour mouiller tout le monde. Un de
mes bons amis, le kâteb Moh’ammed b. ^Abd Rabbihi,
originaire d’Algéziras, employé et spécialement favorisé
par Aboû ‘r-Rebî’ Soleymân b. ‘Abd Allah b. ‘Abd el-
Mou’min, fit à ce propos les vers que voici :

[Basit] Dieu manifestant sa ou plutôt ses faveurs, ajoute miracles
sur miracles. [P. ?17] Plût au Ciel que tu eusses, avant et après ta
prière, demandé mes vers ! L’atmosphère ébranlée aurait alors laissé
les étendards des nuées se joindre à ceux (de la terre). D’épais

(i) Il y a dans le texte un jeu de mots sur h’aâiih.

— 258 —

nuages, d’autres moins denses, ont versé une eau pure sur de flexi-
bles et pures cottes de maille. Comment donc Dieu ne t’ouvrirait-il
pas le chemin de» conquêtes, puisque les portes du ciel se sont ou*
vertes pour toi !

A partir de ce jour le nom d’Aboû ‘Abd AUâh [Moh’am-
medj fut célèbre, son influence et son autorité furent
établies ; c’était un homme de beaucoup de talent, d’une
valeur reconnue dans Part d’écrire tant en prose qu’en
vers, et qui avait de sérieuses connaissances dans les
parties de la philosophie traitant des mathématiques et
de la logique. Voici encore des vers que me récita ce
poète, maintenant mort :

[Kâmil] Tiens-toi, j’ignore où, auprès des tentes et demande-leur
de quitter leur guide ; cherches-y ton cœur, si tu sais, ce que je ne
crois pas, où est sa place, auprès de celle qui, dès l’aurore, provoque
tout le monde et qui emploie le sang des cœurs pour se teindre le
bout des doigts. Je lui offre ma vie en rançon ; si (cette inhumaine)
la garde, ce don lui rappellera mon nom et mon souvenir.

Ils appartiennent à une longue k’açida dont le temps
n’a laissé subsister dans ma mémoire que ce que je viens
d’en citer. — Un jour que nous nous étions réfugiés
pour nous abriter contre la pluie dans un pavillon au
bord d’une rivière, je lui citai ces deux vers d’un poète
ancien :

[Monsarib’] Il semble que la main des vents fixe une construction
dans une rivière aux stries apparentes ; dès que les anneaux viennent
à se relâcher, les gouttes de pluie y viennent aussitôt ficher des
clous.

Il les goûta fort, et comme, disait-il, je venais de lui
rappeler cet ordre d’idées, il me cita des vers composés
par lui et supérieurs à tout ce que j’ai entendu, bien que
foule de gens aient écrit quantité de vers sur ce sujet,
dont la banalité ne peut être évitée qu’à force de subtilité,
de talent naturel et de jugement :

[Basif] Entre les jardins et la voûte céleste s’opère un échange
pressé de blancs éclairs et de fauves rameaux épineux. [P. 218] Si

— 259 —

le ciel tend son arc, c’est pour faire pénétrer ses flèches liquides
dans les mailles serrées (qui forment la surface) des étangs. Aussi
la rivière sait-elle, dès l’apparition des éclaireurs, revêtir sa cuirasse,
tandis que de leur côté s’agitent les hampes des arbres.

Admire (ô lecteur) la forme élégante qu’il a donnée à
cette pensée et comment, complètement maître de sa
comparaison, il a su pour Texprimer employer les termes
les mieux appropriés et les plus doux à l’audition et à
l’expression I — Je demandai à le voir un jour qu’il était
chez lui en réunion intime, mais il ne souffrit pas que
sa porte me restât fermée : il commença par faire des-
servir, puis je fus introduit; il me fit l’accueil le plus
aimable et se mit à causer avec moi, mais je compris
qu’il était tout confus parce qu’il voyait que j’avais
deviné quelque chose. Désireux de dissiper sa gène, je
lui citai ces vers d’un certain poète :

[T’awil] Passe-le à la ronde, car s’il est prohibé il ne Test pas en
soi, mais pour des raisons parmi lesquelles figure l’ivresse qu’il
produit. Pourvu de n’en pas venir à Fivresse qui fait tituber le jeune
homme, qu’importe que le flacon renferme de l’eau ou du vin !

Alors son visage s’éclaircit et sa bonne humeur lui
revint. Après un moment de silence, il demanda son
écritoire et rédigea cet impromptu sur un sujet analo-
gue à celui de ma citation :

[Basît’l Le vin n’est pas nuisible, et, sans la défense de la Loi, il
serait la boisson de gens dont la conversation consiste à marmolter
des prières. Mais ne tremblent-ils pas, eux aussi, quand ils passent
la nuit en exercices religieux, n’oscillent-ils pas comme des cha-
meaux à la démarche incertaine? Ma demeure est comme une
cellule de religieux : mais c’est une belle aux yeux de gazelle qui
lui sert de gardien, et c’est le choc des coupes pleines qui y allume
les lampes.

Puis il me cita un fragment en sîn qu’il avait autre-
fois composé et dont la beauté dépasse celle de tout ce
que j’ai entendu. Je ne m’en rappelle que le dernier vers,
que voici :

— 260 —

[T’awil] Pour eux la nuit n’est qu’un mot, car quand le soleil se
couche à rborizon, ils le remplacent par le soleil (de leurs coupes).

Il fit en Egypte un voyage où il vit Ibn Senâ ‘1-Moulk
(1), de qui il apprît (P. 219] des poésies; il fut le pre-
mier que j’entendis chez nous parler de ce poète et citer
ses vers. Ibn *Abd Rabbihi est Fauteur de très nom-
breuses poésies ; mais il en donna beaucoup au noble
seigneur Aboû Y-Rebî’ Soleymân b. *Abd Allah b. *Abd
el-Mou’min pendant qu’il le servait en qualité de kâteb,
et plus tard il ne revendiqua aucune de ces poésies
non plus qu’il ne s’en déclara l’auteur. Or la plupart
furent débitées par Aboù ‘r-Rebî’, à qui les narrateurs
(rawât) les attribuent. Je me suis aperçu de ce fait
après leur séparation : en recherchant les poésies du
Seyyid Aboû ‘r-Rebî*, j’eus des doutes sur leur véritable
auteur; or je vis écrits de sa main des vers qui n’avaient
de poétique que la forme, et je reconnus ainsi que ce
n’était pas lui qui avait composé les autres. « J’entrai un
jour, m’a raconté Ibn *Abd Rabbihi, chez Aboû ‘r-Rebi%
sur qui, par des lucarnes placées à la partie supérieure
du pavillon où il se trouvait, tombaient des rayons
solaires. Le spectacle me plut et m’inspira cet im-
promptu :

[KAmil] Le soleil l’ayant vu en train de faire ce qui constitue sa
propre besogne, c’est-à-dire partager et distribuer aux humains, a
craint qu’une générosité ininterrompue ne ruine ce noble seigneur,
et il a scm6 sur lui et dinars et dirhems.

Le yâ du mot denânir n’est pas écrit dans ce dernier
vers, ce qui constitue une licence permise et justifiée
par (le mot el-açâjlr de) ce vers ancien :

[T’awil] Elle s’égare en toute sécurité dans cet endroit que fré-
quentent les passereaux.

Parmi les anecdotes relatives à l’émîr Aboû Yoûsof, en

(1) Ibn Khallikan (III, p. 589) a consacré une notice à Hibet AUâh
b. Dja’ far b. Senà’ 1-Mouik, f 608 hég.

— 261 -^

voici une que me raconta mon cheykh et maître feu
Aboû Dja’ far Ah’med b. Moh’ammed ))• Yah’ya H’imyarî
pendant que j’étudiais sous sa direction à Cordoue en
606. Nous en étions arrivés dans la ITamâsaj qu’il nous
expliquait, au fragment d’Ibn Zeyyâbâ Teymi commen-
çant par :

[Redjez] Combien Zeyyâba regrette H’&rith, qui vient au matin
se livrer à la rapine, puis qui se retire !

[P. 220] Quand nous lûmes le vers :

J’en atteste le ciel, si je le rencontrais sa besogne faite, celui de
nous deux qui resterait vainqueur emporterait les deux glaives. »

« Voici, nous dit-il, ce qui m’est arrivé de très curieux
à propos de ce vers. Un jour ou deux après que le Prince
des croyants Aboû Yoûsof eut quitté Cordoue pour mar-
cher contre Alphonse, mon fils ‘Içâm me dit ; « Mon
père, j’ai hier vu le Prince des croyants rentrant à Cor-
doue de retour de son expédition et ceint de deux épées.
— « Mon fils, » lui dis-je, « si ton songe dit vrai, c’est
l’annonce de la défaite d’Alphonse. » Et ce vers me
revint à la mémoire : J’en atteste le ciel^ etc. Le songe
disait vrai et l’interprétation était exacte. »

Aboû Dja’far [H’imyari] fût le dernier de ceux qui, en
Espagne, connurent les belles-lettres. Je l’ai fréquenté
pendant près de deux ans, et je n’ai vu personne sachant
mieux que lui la poésie ancienne, ou les traditions, ou
plus au courant des anecdotes se rapportant à quelque
branche de la littérature, à des proverbes courants, à
des vers rares ou à de beaux morceaux de prose rimée,
Dieu soit satisfait de lui et le récompense! Il avait fré-
quenté les cours de nombreux maîtres en Espagne et y
avait appris les Traditions, le Koran et les belles-lettres,
ce qui lui avait été facilité par la longueur de sa vie, par
son sincère et excessif amour de la science. Je vis un jour
dans les mains de son fils ^Içâm un exemplaire des œu-
vres poétiques d’Aboû’ t-T’ayyib [Motenebbi], dont j’avais

— 262 —

entendu, au moins pour la plus grande partie, l’interpré-
tation, et dont ]a correction était remarquable. < Tu l’as,
dis-je à Mçâm, transcrit avec soin d’après un exemplaire
correct. — Il ne peut y avoir au monde, dit-il, d’exem-
plaire plus correct que celui d’après lequel j’ai transcrit
le mien. — Et où l’as-tu trouvé ? — Il est en ce moment
sous nos yeux et proche de nous. » Comme à ce moment
nous étions dans un coin de la mosquée, je répondis :
« Et où donc? — [P. 221] A ta droite, » me dit-il, ce qui
me fit comprendre qu’il voulait parler du cheykh. « Il n’y
a à ma droite que le Maître, » repris-je. — « C’est bien
d’après lui et sous la dictée qu’il me faisait de mémoire
que j’ai fait ma transcription. » Je restai tout surpris,
mais le Maître, qui nous avait entendus causer et qui
avait demandé à son fils le sujet de notre conversation,
dit alors : « Pourquoi donc s’étonner qu’on sache par
cœur le dîwân de Motenebbi? J’ai vu des gens qui ne
comptaient pas comme h’âflz’ ceux qui savaient Sîba-
wayhi par cœur et qui ne regardaient pas cela comme
un grand effort. »

Aboû Dja’far mourut en çafar 610, à l’âge de 96 ans
accomplis, ne laissant personne en Espagne qui lui fût
supérieur dans les connaissances qu’on peut acquérir
par voie d’enseignement. Ni avant, ni après lui, je n’ai
vu personne qui eût comme lui, malgré sa vaste science,
sa force de critique, la pureté de son goût, sa connais-
sance des règles de cette science, davantage le sentiment
de la justice et qui fût plus empressé à reconnaître la
vérité. Je lui récitais parfois des vers auxquels je n’atta-
chais moi-même aucune importance, et si je le faisais,
bien qu’ils fussent sans valeur, trop travaillés et loin
d’être bons, c’était pour répondreàses instances, car il
les réclamait avec ardeur, ne leur ménageait pas son
approbation et alla maintes fois jusqu’à les apprendre par
cœur. Un jour entre autres, je me rendis à ses instances
habituelles et je lui récitai deux vers que j’avais impro-
visés sur un de nos condisciples du nom de Fath’, mort

— 263 —

depuis, et qui, malgré sa beauté remarquable et son irré-
prochable élégance, menait la vie la plus chaste :

[Monsarih’l toi qui as pour refuge ceux dont le cœur est subju-
gué» tu ne ressembles pas à ton nom de Fatb’ (victoire), car tu n’es
pas autre chose que ce nom retourné (c’est-à-dire tCaif, mort).

Il tressaillit d’aise et s’adressent à son fils : • Voilà,
s’écria-t-il, ce qui s’appelle de la poésie; ce n’est pas
comme ce dont tu me romps la tête toute la journée I Écris
de la sorte, ou bien tiens-toi tranquille. » Puis, le lende-
main, il me dit : t Sais-tu ce qu’Içâm a fait hier? — Non,
répondis-je. — Eh bien! il s’est, comme dit le proverbe,
tu mille fois (pour mal parler ensuite) (1); hier il n’a fait
autre chose que réfléchir, et à force d’y penser il a fini
par saisir le sens de tes deux vers; il en a alors enlevé
tout le sel, [P. 222] fait disparaître toute l’élégance et
les a transformés en la masse informe que voici :

[Monsarlh*] Un mot a enchaîné mon cœur, et ma force n’est
aujourd’hui que faiblesse. C’est par métaphore qu’on Ta appelé
Victoire {faih’)) son nom réel est Mort (h’alf),

« Il n’y a vu que le sens métaphorique et le sens propre.

— Par Dieu 1 dis-je, ces vers valent mieux que les miens.

— Mon enfant, reprit-il d’un air mécontent, débarrasse-
toi de cette habitude; le pire défaut que puisse acquérir
l’homme est de se livrer à la flatterie et de couvrir de
fleurs ce qui n’existe pas, quand surtout il ajoute à cela
un faux serment. Je prends Dieu à témoin que tu sais
que ces vers ne valent rien, car autrement, et je sais que
cela n’est pas, tu aurais perdu tout discernement et
tu aurais bien mauvais goût. »

Son esprit de justice était tel que je l’ai ouï approuver
deux vers dans lesquels il était pris à partie par notre
feu camarade *Ali b. Kharroùf. Voici dans quelles circons-
tances. Ce savant, qui était surnommé Wazaghi, avait

(1) On trouve dans Mejdâni (I, 603) ce proverbe sous sa forme
complète UJLi. jjkS^ U3\ C

— 264 —

parmi ses disciples un jeune homme surnommé Ghor-
noûk’, nom que Ton donne dans ce pays-là à la grue, au
lieu de prononcer correctement Gharnik\ Or, quelques
étudiants soupçonnaient le maître d’avoir un secret atta-
chement pour ce jeune homme, ce qui était inexact, car
la grâce de Dieu l’a toujours préservé de pareil vice.
Ibn Kharroûf, veuille Dieu lui pardonner! dit à ce pro-
pos :

[Wàfir] Est-il vrai, ô gecko, que, comme on nous le dit, tu te sois
amouraché d’un canard ? Comment cela est-il possible, puisque ta
marches sur les murs et qu’il vole dans les airs ?

H’imyari lança contre lui ses malédictions et informa de
cet incident le k’àd’i Aboû ‘1-Welîd b. Rochd, qui infligea
au coupable un châtiment corporel; en outre, le maître
lui refusa ses leçons, si bien que, grâce à ce distique,
Dieu lui enleva le bénéfice de la science de ce savant et
le priva de la grasse moisson qu’il aurait faite auprès de
lui. H’imyari, en effet, abandonna Ibn Kharroûf à son
Ignorance et lui jeta la bride sur le cou : aussi cet
homme ne réussit-il pas et n’acquit-il aucune science,
de sorte qu’au cours de sa carrière il n’a pu compter
que sur son talent naturel. Mais voilà déjà longtemps
que, [P. 223] pour égayer le lecteur et agrémenter notre
récit, nous parlons de chosespour la plupart inutiles;
reprenons ce que nous avons interrompu.

Vers la fin de son règne, Aboû Yoûsof ordonna aux
juifs habitant le Maghreb de se différencier du reste de
la population par une mise particulière, consistant en
vêtements bleu foncé pourvus de manches si larges /
qu’elles tombaient jusqu’aux pieds, et, au lieu de turban,
en une calotte de la plus vilaine forme qu’on aurait prise
pour un bât et qui descendait jusqu’au-dessous des
oreilles. Ce costume devint celui de tous les juifs du
Maghreb, et le resta jusqu’à la fin du règne de ce prince ;
et au commencement de celui de son fils Aboû ‘Abd \
Allah. Celui-ci le modifia à la suite des démarches de ^

r

/

/

\

— 265 —

ioute sorte faites par les Juifs, qui recoururent à Tinter-
/ cession de tous ceux qu’ils croyaient pouvoir leur être
j utiles. Aboù ‘Abd AUâh leur fit porter des vêtements et
\des turbans jaunes, et tel est le costume qu’ils portent
Wcore en la présente année 621. —

Ce qui avait engagé Aboû Yoûsof à prendre cette
mesure de leur imposer un vêtement particulier et
distinctif, c’était son doute touchant la sincérité de leur
slamisme : « Si, disait-il, j’étais sûr qu’ils ftissent réelle- \
ment musulmans, je les laisserais se confondre avec les
musulmans par mariage et de toute autre manière; mais
si j’étais sûr qu’ils fussent infidèles, je ferais tuer les
hommes, je réduirais leurs enfants en esclavage et je
confisquerais leurs biens au profit des fidèles. Mais je
balance à leur égard. »

On n’accorde point chez nous de sauvegarde ni aux
juifsTnrstnrcîirétiens dTgpûis^l’établissëmênrau’pQÙyoir
Maçmo u^g, e^ pi synagogue^n i églis e^dans

tous les pays muaulmans du Ma ghreb ^ Seulement les
juifs, chëznous, professent extérieurement l’islamisme;
Ils prient dans les mosquées et enseignent le Koran à
leurs enfants, en se conformant à notre religion et
à notre loi. Dieu seul connaît ce que cachent leurs cœurs
et ce que renferment leurs maisons (1). ‘\
/^ Sous ce règne également, Aboû’ 1-Welîd Moh’ammed
b. Ah’med b. Moh’ammed b. Rochd, déjà cité, [P.224] fut
soumis à une bien rude épreuve, résultat de deux
causes l’une apparente, l’autre cachée. Cette dernière,
qui est la plus sérieuse, consiste en ceci. Le savant
Aboû’l-Welîd avait entrepris de commenter le livre des
Animaux d’Aristote^ l’auteur du traité de Logique; il
l’avait critiqué, en avait développé les points de vue et
y avait fait les additions qu’il jugea convenables. Or, au
cours de ce travail, ayant à parler de la girafe, de son

(\) Ce passage concernant les juifa a été traduit et commenté par
Munk, Journal asiatique, 1842, t. II, p. 40. Cf. Zerkechi, p. il.

19

v

— 266 —

mode de reproduction et de son habitat, il avait dit :
« Je Ta! vue chez le roi des Berbères, etc., » en s’expri-
manl comme font les savants quand ils parlent des
princes ou qu’ils citent des noms de pays, et sans
s’inquiéter des formules de louange, de glorification et
autres que cherchent les courtisans et les secrétaires
adroits. Telle fut la raison qui lui attira de leur part une
haine sourde, mais en somme il n’y avait là de la part
d’Aboù ‘1-Weltd qu’une simple négligence. Or, Ton a dit:
« Heureux qui connaît son temps, car il s’en préoccupe;
heureux qui sait apprécier le lieu où il doit demeurer ! »
Un poète ancien a dit excellemment :

[Pawfl] Un long voyage m’a amené dans un pays étranger où je
rencontre à mon gré des gens à qui je ne ressemble pas : j’ai pu
lutter de sottise avec eux au point de faire croire qu’elle m’est natu-
relle, mais, sMls étaient intelligents, je lutterais avec eux sur le
même terrain (1).

Cet état de choses dura assez longtemps pour se fixer
dans les esprits, puis quelques-uns des Cordouans qui
lui en voulaient, et qui prétendaient être d’une maison
[ égale à la sienne et avoir des ancêtres aussi nobles, le
dénoncèrent à Aboù Yoûsof. Ils se servirent pour cela
d’une de ces analyses qu’il écrivait et où ils trouvèrent
écrit de sa main un endroit où, parlant d’un philosophe
ancien, il finissait par dire : « Or il est clair que Vénus
est une divinité. » Ce passage ayant été signalé à Aboû
Yoûsof fut cause que ce prince, après avoir réuni autour
de lui, à Cordoue, des chefs et des notables de toute
catégorie, fit appeler Aboû *1-Welîd, [P. 225] et lui pré-
sentant les feuillets incriminés : « Est-ce là ton écriture?
lui dit-il. — Non, répondit le savant. — Puisse Dieu,
reprit le Prince des croyants, maudire celui qui a tracé
ces lignes I » et, par son ordre, les assistants répétèrent
la même malédiction. Il le chassa ensuite ignominieuse-

^1) Une pensée analogue se retrouve dans un vers cité par Beyd’awî
dan$ son commentaire du Koran, t. I, p. 29.

— 267 —

ment et l’exila, lui et tous ceux qui discouraient de quel
qu’une de ces sciences; des ordres (Urent expédiés dans
les provinces pour enjoindre aux habitants de ne plus
Audier du tout ces matières et pour faire brûler tous les
livres de philosophie, à l’exception de ceux traitant de
médecine, d’arithmétique et de la partie de l’astronomie
nécessaire pour calculer les moments diurnes et noc-
turnes et la direction de la Mekke (k’ibla) (1). Ces
instructions furent expédiées partout et mises à exécu-
tion. Mais, après son retour à Merrâkech, ce prince revint
sur les ordres donnés, et, désireux d’étudier lui-même
la philosophie, il appela Aboû ‘1-Welîd de l’Espagne à
Merrâkech h l’effet de lui pardonner et de lui faire du
bien. Le savant obéit à cet appel et se renditidans cette
ville, où il contracta la maladie qui l’emporta vers la fin
de 594, à tout près de 80 ans. Aboû Yoûsofle*suivIt bien-
tôt dans la tombe ; ce fut, comme nous l’avons dit, à
la nouvelle lune de çafar 595.

^?.

Règne d’Aboû ^Abd Allah Moh’ammed b. Aboû Yoûsof

Aboù ‘Abd Allah [en-Nâçir li-dîn AUâh] Moh’ammed
b. Ya’k’oûb b. Yoûsof b. ‘Abd el-Mou’min b. ‘Ali avait
pour mère une esclave chrétienne du nom de Zahar.
Conformément aux volontés de son père il fut, après la
mort de celui-ci, reconnu comme souverain en 595; dès
586, alors qu’il avait dix ans moins quelques mois, puis-
qu’il naquit vers la fin de 576, il avait été déclaré héritier
présomptif. A partir de là son éducation avait été dirigée
dans ce sens, et nul n’ignorait qu’il était appelé à régner;
mais ce ne fut qu’à la mort [P. 226] de son père qu’il
exerça le pouvoir et qu’il fut définitivement reconnu, à
l’âge de dix-sept ans et quelques mois. Comme il mourut
le 10 cha*bân 610, son règne dura seize ans moins

(1) £q d’autres termes, les connaissances indispensables pour
établir la Talidité des actes religieux.

-^- 268 —

quelques mois. Il avait le teint clair, la barbe rousse, les
yeux bleu foncé, les joues pleines, une belle stature; il
tenait souvent les yeux baissés et était très silencieux,
ce qui était dû surtout à un vice de prononciation dont il
était atteint; il était impénétrable, mais avec cela doux,
brave, peu enclin à verser le sang et médiocrement porté
à réaliser autre chose que ce qu’il avait bien étudié ;
mais on l’accusait d’avarice.

Ses enfants furent très peu nombreux; je ne lui connais
d’autres fils que Yoûsof, son héritier présomptif, Yah’ya
et Ish’âk’. Je tiens de plusieurs personnes de son entou-
rage qu’il destinait à lui succéder Yah’ya, mort à Séville
en 606, du vivant de son père. Il eut également des filles.

Il prit d’abord comme vizir Aboû Zeyd * Abd er-Rah’mân
b. Mousà b. Youwouddjân, qui avait servi son père en
cette qualité. Mais il le remplaça (1) au bout de peu de
temps par son propre frère Ibrâhîm, fils du Prince des
croyants Aboù Yoûsof, lequel était le plus distingué des
enfants de ce prince et celui qui aurait eu le plus de
droit à commander, si tout se passait conformément
aux exigences de la justice et aux vœux inspirés par
l’amour; je ne sache pas, en effet, qu’aucun d’entre eux
lui soit comparable au point de vue de la noblesse des
sentiments. Il me témoignait de l’amitié et de la bien-
veillance (Dieu veuille avoir pitié de lui !); maintes fois,
j’ai été l’objet de ses générosités et j’ai reçu de lui des
robes d’honneur. Ce n’est pas pendant son vizirat que je
l’ai connu, car j’étais alors trop jeune et ne faisais que
d’approcher de la puberté; je fis sa connaissance pendant
qu’il était gouverneur de Séville en 605 par l’intermé-
diaire d’un secrétaire de nos camarades, Moh’ammed b.
Fad’l (puisse Dieu le récompenser 1). Le jour même où je
lui fus présenté, je lui récitai une k’açida que j’avais
coniposée à sa louange et qui débute ainsi :

.[Kâmil] A vous de commander à ce peuple, à lui de se confier
(1) Comparez Berbères, II, 217; Kartâs, texte, p. 453, i. 4.

— 269-

et de se livrer. Dieu vous a exalté, et, par vous, son autorité même ;
aussi le nez des envieux en témoigne- t-il. [P. 227] Vous avez fait
revivre (le règne d’) ËUMançoûr, et il semble que collèges, sciences,
écoles, chaires, autels, territoire bien protégé, veuves et orphelins
n’ont pas à le regretter.

Parlant de son administration à Séville, j’y disais :

Émesse (i) ressemble pour la beauté à Sara, et Ibrahim en est
TAbraham ; dans Tolède je vois Téclat d*Agar, mais c’est ce mépri-
sable Alphonse qui Taccueille comme son épousée!

Ailleurs, je m’exprimais ainsi :

Il n’y laisse de croix, grandes ou petites, qu’àTétat de fragments,
d’infidèles que la poitrine contre terre; Tincendie attisé par Tcnnemi
lui sert à les brûler^ le feu de la guerre qu^il leur fait est un feu
d’enfer.

Le temps écoulé depuis lors et le peu de soin que j’ai
eu de cette pièce ne me permettent pas de me rappeler
autre chose. Ce prince l’approuva fort et ne lui ménagea
pas les éloges, malgré sa médiocrité, son manque d’inspi-
ration et sa pénible venue : c’était de sa part pure bien-
veillance, manière princière et conforme à la tradition
des gens généreux. A partir de là, je jouis auprès de lui
d’une haute considération, si bien qu’il me disait très
souvent : « A peine es-tu absent que j’ai, je te l’assure,
le plus vif et le plus sincère désir de te revoir. » Je restai
dans les mêmes termes avec lui jusqu’au jour où je le
quittai, pendant qu’il était pour la seconde fois gou-
verneur de Séville : je lui fis mes adieux le dernier jour
de dhoû’ 1-h’iddja 613, et la nouvelle de sa mort me
parvint en 617, alors que je me trouvais dans le Ça’îd en
Egypte. Parmi les savants qui s’adonnent exclusivement
à l’étude des traditions, je n’en ai rencontré aucun qui
en connût plus que lui; il avait les mêmes opinions que
son père au sujet du Z’âhirisme.

Le Prince des croyants lui retira ensuite ses fone-

(1) Émesse est le nom qu’on donnait ausai à Séville (cf.. p.. 31 7).

— 270 —

lions (de vizir) pour en charger Aboû ‘Abd Allah
Moh’ammed b. *Ali b. Aboû ‘Amrân ed-iyerîr, ce dernier
grand-père maternel de Yoùsof b. *Abd el-Mou’min. Cet
Aboû *Abd Allah, qui reçut du prince le surnom d’Aboû
Yah’ya, compte parmi les vizirs les plus sages [P. 228) et
les plus consciencieux : il poussait de tous ses efforts
son maître à pratiquer le bien, à faire, autant qu’il le
pouvait, régner la justice et à répandre des bienfaits sur
les civils et les militaires. Tant qu’il fut vizir, le peuple
vit, autant ou presque autant que sous le règne d’Aboù
Ya’k’oûb Yoûsof b. ‘Abd el-Mou’min, régner l’abondance,
la profusion des vivres, la fréquence des distributions.
Il fut destitué et remplacé par Aboû Sa’îd *Othmân b.
*Abd AUâh b. Ibrèhîm b. Djâmi’. Ibrâhîm b. Djâmi’ avait
été de ceux qui accompagnèrent Ibn Toûmert à son
départ de Merràkech; il était d’origine espagnole, car
ses parents habitaient Tolède et lui-même fut élevé sur
le littoral de Xérès, sur l’Océan Atlantique, dans le
village de Roût’a (1), où se trouve une mosquée célèbre
par ses mérites particuliers et où chaque année tous les
habitants de l’Espagne vont en pèlerinage. Ibrahim passa
ensuite sur le littoral du Maroc, où il exerçait la profes-
sion d’ouvrier en cuivre. Il fit la connaissance d’Ibn
Toûmert, dont il devint un compagnon important, et ses
fils eurent dans le gouvernement une influence et un
rang considérable : l’un d’eux, Aboû ‘PAlâ Idrîs, fut
vizir d’Aboû Ya’k’oûb Yoûsof b. ‘Abd el-Mou’min, et
nous avons parlé de lui. *Abd Allah, père du vizir dont
nous nous occupons ici, avait, sous Aboû Ya*k’oûb, été
gouverneur de Ceuta et de ses dépendances^ et de plus
commandant général de la flotte Almohade; il exerçait
encore ces deux fonctions quand il mourut. Il fut, à ce
que je crois, mis à mort par ordre de l’émir Aboû
Ya’k’oûb. 11 laissa entre autres enfants Yoûsof, H’oseyn,

(1) Cet endroit jBgure sous le nom de Ràbîta Rota dans Édrisi,
p. 214 de là trad., 177 du texte.

— 271 —

*Othmàn, le vizir dont nous parlons, Yah’ya, et plusieurs
fllles. ‘Othmân resta en place jusqu’à la mort de l’émir
Aboû ‘Abd Allah, et continua d’y rester sous le règne du
fils de celui-cî, Aboû Ya*k’oùb, jusqu’à mon départ de ce
pays en 614. J’appris, au cours de l’année 617, qu’Aboû
Ya’k’oûb l’avait révoqué et remplacé par celui dont je
dirai le nom plus loin.

Rîh’ûn l’eunuque, qui était appelé Rîh’ân Bianka,
occupa jusqu’à sa mort le poste de chambellan [P. 229]
auprès de ce prince ; l’eunuque Mobachchir, connu sous
le nom de Mobachchir Waladi, lui succéda dans ses
fonctions et les remplit jusqu’à la mort de l’émir Aboû
‘Abd AUâh.

Les secrétaires d’état furent Aboû *Abd AUâh Moh’am-
med b. *Abd er-Rah’mân b. ‘Ayyâch, déjà cité parmi les
secrétaires du père de ce prince, — Aboû *^1-H’asan *Ali
b. *Ayyâch b. ‘Abd el-Melik b. *Ayyâch, dont le père a
été cité parmi les secrétaires d’*Abd el-Mou’min et
d’Aboû Ya’k’oûb, — Aboû ‘Abd Allah Moh’ammed b.
Yakhlaften b. Ah’medFâzâzi; puisse Dieu le faire figurer
parmi les siens, me faciliter la connaissance (des œuvres)
de ce fortuné météore, l’audition de ses douces paroles,
me procurer le plaisir de profiter de ses nobles qualités!
Quel vif désir j’éprouve de lui baiser les mains!

A côté de ces secrétaires de chancellerie, il y eut
comme secrétaires militaires Aboû ‘1-H’addjâdj Yoûsof
Mour&ni, originaire delà ville espagnole de Xérès; et,
après lui, Aboû Dja*far Ah’med b. Menî’, qui est encore
titulaire de cette charge en la présente année 621.

Comme k’âd’i, il y eut d’abord Aboû ‘1-K’ôsim Ah’med
b. Bak’i, déjà en place sous le règne précédent. 11 fut
destitué et remplacé par Aboû *Abd AUâh Moh’ammed
b. Merwân, qui avait lui-même été destitué par le père
du prince régnant, mais qui mourut étant encore en
charge. Le prince lui donna pour sucesseur un homme
de Fez, Moh’ammed b. ‘Abd AUâh b. T’âhir, qui disait
descendre de H’oseyn b. ‘AU b. Aboû T’âleb; avant son

— 272 —

adhésion aux Almohades, il s’adonnait à la parénèse et
au çoûflsme, connaissances que, de notoriété publique,
il ne cessa de cultiver; indépendamment de cela, il
était versé dans la science des principes du droit et de
la religion et n’était pas étranger à celle de la contro-
verse. En 587, il fit acte d’adhésion à rémirAboûYoùsof,
auprès de qui il jouit bientôt d’estime et de considéra-
lion. Cet Aboû (sic) *Abd Allah el-H’oseyni me dit un
jour que j’étais chez lui qu’il avait reçu d’Aboû Yoûsof,
entre le jour où il avait fait sa connaissance et la mort
de ce prince, dix-neuf mille dinars en numéraire, non
compris [P. 230] les robes d’honneur, les montures et
les flefs. Il garda ses fonctions de k’ûd’i depuis 601
jusqu’à sa mort, survenue en Espagne en 608.

Il fut remplacé par Aboû ‘Amrân Moùsa b. ‘Isa b.
‘ Amrân, dont le père avait été k’âdi sous Aboû Ya’ k’oùb,
et qui est encore en place en la présente année 621, car
je n’ai appris ni sa destitution ni sa mort. Il est mon
ami et le seul dont la haute situation n’ait pas changé
le caractère; après comme avant, il a toujours eu avec
moi les mêmes cordiales relations, et jamais je ne l’ai
rencontré sur sa monture sans qu’il me saluât le pre-
mier et me renouvelât ses témoignages d’affection ;
veuille Dieu lui accorder ses plus hautes récompenses
et donner le (môme caractère) à tous mes amis î

L’intronisation définitive (1) d’Aboû *Abd Allah eut lieu
sous la direction d’un de ses proches, Aboû Zeyd ‘Abd
er-Rah’mân b. *Omar b. *Abd el-Mou’min, qui avait rem-
pli le même office lors de l’intronisation du père du
nouveau prince, et de deux Almohades, Aboû Zeyd *Abd
er-Rah’mân b. Moûsa, vizir du prince défunt, et Aboû
Moh’ammed ‘Abd el-Wâh’id, fils du cheykh Aboû H’afç.

(1) Sous certaines dynasties, notamment chez les Almohades et k’s
Hafçides, il est procédé à deux intronisations ou prestations de

serment, la privée L^Lar^l 2ju.JI et la publique ^jSJ\ l»^\ ou
lÀji\ ÎjlmJI, la première précédant la seconde d’une période de
temps plus ou moins longue.

— 273 —

Ce fut ce dernier qui fut plus tard nommé gouverneur de
rifrîk’iyya. En efifet, le premier soin d’Aboû ‘Abd Allah
Moh’ammed fut d’équiper des troupes à destination de
cette province, dont la plus grande partie était tombée
entre les mains de Yah’ya b. Ish’âk’ b. Ghâniya, dont il
a déjà été question, pendant que l’attention des Almo-
hades était toute à combattre les chrétiens. La première
armée Almohade qui fut envoyée contre lui était com-
mandée par Aboû’ 1-H’asan ‘Ali b. *Omar b. ‘Abd el-
Mou’min, et était, à ma connaissance, la plus nombreuse
et la mieux armée et équipée que ces princes eussent
réunie; on y comptait beaucoup de notables et de
cheykhs Almohades. Aboù’ 1-H’asan se heurta aux trou-
pes des Mayorcains entre Bougie et Constantine (l),,non
loin de cette dernière ville ; il fut complètement battu et
regagna Bougie dans un piteux état. [P. 231] Il équipa de
nouvelles troupes dans les mêmes conditions que les
premières et en confia le commandement à FAlmohade
Aboû Zeyd ‘Abd er-Rah’màn b. Moùsa le vizir, qui poussa
jusqu’à Constantine.

Mais alors l’émir Aboù *Abd Allah nomma comme
gouverneur de l’Ifrîk’iyya et dépendances, Aboû Zeyd
‘Abd er-Rah’mân b. *Abd el-Mou’min. Lui-même se ren-
dit en 597 à Tînmelel pour visiter le tombeau de son
père ainsi que ceux de ses ancêtres et d’ibn Toûmert,
puis il rentra à Merrâkech, où il séjourna jusqu’au com-
mencement de 609 (2). Il se rendit alors, avec une armée
considérable, dans la ville de Fez; après qu’il y eut
séjourné trois mois et quelques jours, la nouvelle que le

(i) Cf. HisL des Berbères, II, 217 et 286.

(2) Cette date des deux éditions du texte arabe imprimé ne peut
ôtre qu’une faute typographique, et il faut lire 601 : 1″ l’éditeur a,
comme partout, donné cette date en chiffres, alors que le ms doit,
selon Tusage constant, Ta voir exprimée en toutes lettres; 2* la date
de 601 est donnée par Ibn Kbaldoûn (Berbères, II, 99, 221, 286), par
Zerkechi (p. 12), etc., et la suite du récit de Merràkechi ne comporte
que celle-là, qu’on retrouve plus loin (p. 277).

— 274 —

Mayorcaîn s’était rendu maître de Tunis et en avait fait
prisonnier le gouverneur *Abd er-Rah’màn, lui fit annon-
cer qu’il allait marcher sur Tffrîk’iyya.

(Antérieurement] il avait cru devoir envoyer une
armée dans Tlle de’Mayorque à l’effet de radicalement
anéantir les Benoû Ghôniya : il fit donc équiper une
flotte et des bâtiments légers destinés à recevoir des
cavaliers et des fantassins. Comme commandant de la
flotte il désigna son oncle Aboû’ l-*Alâ Idrîs b. Yoûsof
b. ‘Abd el-Mou’min, et comme commandant de l’armée,
Aboû Sa*îd *Othmân b. Aboû H’afç, Tun des cheykhs
Almohades. Grâce à l’action combinée de ces deux chefs,
l’île fut conquise de vive force, et le prince qui y com-
mandait, ‘Abd AUâh b. Ish’âk’ b. Ghâniya, fut tué d’un
coup de sabre que lui porta un Kurde nommé *Omar el-
Mok’addem au moment de l’attaque, alors que, sortant
ivre par l’une des portes de la ville, son cheval s’était
abattu; on dit môme que ce Kurde se servit du propre
sabre de sa victime. Cet événement ainsi que l’entrée
des deux généraux à Mayorque eurent lieu en dhoû
‘1-h’lddja 599 (1). Les vainqueurs confisquèrent les biens
du vaincu, et sa famille réduite en captivité fut emmenée
par eux à Merrâkech, montée sur des chameaux, ainsi
qu’on fait pour les prisonniers; les femmes pourtant
ne furent introduites que de nuit, et on les installa dans
une hôtellerie {khân) jusqu’au moment où furent prises
à leur égard des mesures de clémence : on donna l’ordre
de les rendre à la liberté et de marier en les dotant celles
qui le voudraient. [P. 2321 Les hommes restèrent prison-
niers jusqu’au jour où l’émîr étendit sa grâce sur eux,
car les principaux d’entre les (Almohades) se portèrent
caution en leur faveur; ils furent alors organisés eu
corps de troupes, comme ils le sont encore maintenant.
Quant à ceux à qui avait incombé la charge de soumettre

(1) Le Kartds (p. 153) place cette conquête en rebf’I 600; Ibn
Khaldoùn (trad. II, 217) n’en fixe pas la date.

— 275 —

rile, j’ai ouï dire que le pillage mit entre leurs mains de
grandes richesses et des trésors précieux. Ce fut à
Merrâkech, où il était rentré en dhoû ‘Ik’a’da de cette
même année, que l’émir Aboù ^Abd Allah fut informé de
rheureux résultat de cette expédition.

Antérieurement, en 597, s’était révolté à Soùs un hom*
me des Djf zoûla nommé ^Abd er-Rah’màn et connu sous ^
un nom qui, dans la langue de ces peuples, signifie
« fils de la bouchère » (ibn el-djezzôra) ; de nombreux
partisans s’étaient groupés autour de ce prétendant. Les
Almohades, à qui il inspira de vives craintes, avaient ex-
pédié contre lui des corps de troupes à la suite les uns des
autres et qui avaient successivement été battus ; ils en«
voyèrent enfin une armée composée d’Almohades, de
Ghozz et d’hommes des diverses catégories du djond,
après avoir fait représenter aux Maçmoûda et aux habi-
tants des régions voisines de Soûs que l’usurpateur ne
tirait de force que de leur laisser-aller et de la coudes*
cendance qu’ils lui témoignaient ; qu’il leur suivrait de
vouloir pour ne pas le laisser un jour de plus. Ces
paroles soulevèrent ceux à qui elles étaient adressées,
qui, pleins d’ardeur, se jetèrent sur les partisans d”Abd
er-Rah’mân aussi appelé Aboù K’açba (1); ce prétendant
fut livré par les siens, et sa tète coupée fut envoyée à
Merrôkech.

Un de mes bons amis, alors tout jeune garçon, se
trouvait à cette époque ^Soùs avec son père, percepteur â *<-
dans la province de Valence en Espagne. Avant même
que cette nouvelle me parvint par le canal des secré-
taires Almohades à qui il était confié, je reçus de lui
une lettre annonçant cette victoire et débutant comme
suit : « Ceci est écrit d/6 Soûs, après l’apparition et le \a^
plein éclat de l’aurore de la victoire, après que l’armée

(1) L’insurrection d’Aboù K’afça, comme l’appelle Ibn Khaldoûn,
fut réprimée en 598, d’après VHisi, des Berbères, II, 217 ; cf. aussi
p. 226.

— 276 —

de l’erreur s’est affaiblie, qu’elle s’est dispersée et mise
en lieux sûrs, alors que l’aide divine s’est flxée, que
Dieu a fortifié et secouru son armée et ses auxiliaires.
Disons les choses de la façon la plus concise, à cause
de notre empressement et de notre hâte à faire savoir
ces heureuses nouvelles. Les rebelles qui avaient rejeté
« l’anse solide » (1) [P. 233] pour se saisir d’une corde
réprouvée, les Almohades (daigne Dieu les secourir I) les
ont serrés de la façon la plus vigoureuse, leur ont coupé
les vivres, ont empêché l’arrivée de leurs auxiliaires. Soir
et matin la voix de la faveur divine nous redit : « Qu’atten-
dent-ils donct est-ce un seul cri qui partira du ciel et
qui les saisira sans leur donner de répit?» (Koran,
XXXVIII, 14). Quand les Almohades (daigne Dieu les
secourir !) songèrent à extirper ce grave ulcère et que
contre leurs ennemis ils manifestèrent leurs justes des-
seins plus acérés que des pointes d’acier, ces rebelles
percés tombèrent sur le sol et couvrirent de leurs cada-
vres la vaste plaine; Dieu déçut leurs imaginations
mensongères et leurs espoirs, et les confia à de plus ten-
dres soinfs, à ceux de leur mère [la terre) à qui man-
quaient ses enfants, « c’est pour prix de ce qu’ils ont
suivi ce qui indigne Dieu et dédaigné ce qui lui plaît au
point qu’il a anéanti le ft’uit de leurs œuvres » (Koran,
XLVII, 30). Dieu nous a rendus maîtres de celui qui diri-
geait cet égarement, le nommé Aboû K’açba, l’armée
victorieuse et fidèle l’a dompté et vaincu, et du haut
jusqu’en bas le glaive lui a fendu la tète. » Le seul motif
qui m’a fait rapporter ici cette lettre est le fait remar-
quable que celui de qui je la reçus n’avait pas encore,
lorsqu’il l’écrivit, atteint l’âge de puberté.

En même temps que la nouvelle de cette victoire arriva
celle de la soumisssion de l’île de Minorque, où Zobeyr
b. Nedjâh’, partisan d’Ibn Ghâniya, avait été attaqué et

(1) Expression tirée du Koran, II, 257 ; XXXI, 21.

— 277 —

tué et dont !a tète, envoyée à Merrâkecb, fut exposée à
côté de celle d’Aboû K’açba.

|P. 234] La province d’Ifrtk’iyya, moins Constantine et
Bougie, avait été conquise par le Mayorcain Yah’ya b.
Gbâniya, qu’avaient favorisé dans ses projets la négli-
gence des Almobades à son égard et l’attention appor-
tée par rémîr Aboû Yoûsof à la guerre contre les chré-
tiens en Espagne, ainsi que nous l’avons dit. En 601,
l’émîr Aboû ‘Abd AUâh leva et équipa des troupes nom-
breuses à la tète desquelles il marcha contre cette pro-
vince, dont aucune ville ne lui fit d’opposition, sauf
Mehdiyya des Benoû *Obeyd, qui, grâce à sa forte posi-
tion dont nous avons parlé déjà, le retint quatre mois.
Le gouverneur de cette ville, cousin germain de Yah’ya
b. Ghâniya et nommé par lui, Aboû ‘1-H’asan *Ali b. *Abd
Allâh b. Moh’ammed b. Ghâniya (1), fatigué de ce long
siège, finit par livrer la ville et chercha d’abord à
rejoindre son cousin; mais ensuite il crut préférable de
députer aux Almohades pour faire sa soumission; il
reçut le meilleur accueil et fut gratifié de cadeaux pré-
cieux et d’une valeur inestimable, tels que seuls les
khalifes en reçoivent.

Ce fut ensuite sfr b. Ish’âk b. Moh’ammed, le frère de
Yah’ya b. Ghâniya, qui fit sa soumission; on lui fit un
accueil honorable, et, après l’avoir comblé de richesses,
on lui assigna de vastes fiefs. L’émîr Aboû ‘Abd Allâh
ne quitta l’Ifrîk’iyya qu’après y avoir rétabli, au gré de
ses désirs, l’ordre qu’avait troublé Ibn Ghâniya; j’ai ouï
dire qu’au cours de cette expédition il dépensa cent vingt
charges d’or. Il regagna sa capitale Merrâkech, après
avoir laissé dans cette province des Almohades et des
troupes diverses du djond en nombre suffisant pour la
protéger et repousser ceux qui voudraient tenter quel-

(1) Ibn Kbaldoun nomme ce personnage ‘Ali KAfi b. Gbàzi b.
‘Abd Aiiâh b. Moh’ammed b. ‘Ali {Berbères, II, 98. iOO, 221);
Zerkecht (p. 12) le nomme aussi ^Âli b. Ghâzi ; cf. Kartâs^ p. 153 et
154.

1

— 278 —

que coup de main, et y avoir nommé gouverneur un
cheykh almohade, Aboû Moh’ammed *Abd eUWâh’id,
âl8 du cheykh Aboû H’afç ‘Omar Inti.

Son séjour à Merrâkech, où il était rentré en 604, se
prolongea Jusqu’en 607, où, par suite de la rupture de la
trêve conclue avec Alphonse, il crut devoir attaquer le
pays chrétien. II traversa la mer avec ses troupes [P. 235]
en dhoû’ l-k’a*da de la dite année et s’avança Jusqu’à
Sévillfi,où, à l’exemple de ses prédécesseurs, il s’installa.
Après y avoir séjourné jusqu’à la fin de l’année, il péné-
tra, au commencement de 608, sur le territoire chrétien
et mit le siège devant une forteresse importante et
presque inexpugnable nommée Chalba Tirra (1), ce qui
veut dire en arabe « terre nue, » mais avec interversion
des deux mots, selon l’usage de la langue de ces étran-
gers. Il s’en rendit maître après un siège où il la réduisit
à la dernière extrémité, alors que son père, qui en avait
autrefois commencé le siège, s’était retiré au bout de
peu de jours, par commisération pour les siens et par
crainte de ce qui pouvait leur arriver. La prise de cette
place terrifia et déconcerta les chrétiens, de sorte
qu’Alphonse se mit à convoquer, jusqu’aux régions les
plus éloignées de la chrétienté, tous les chefs, chevaliers
et braves qui voudraient bien répondre à son appel.
Aussi de nombreuses troupes vinrent-elles le joindre
tant de la Péninsule et de l’Allemagne que de Constan-
tinople même, jusqu’où sa voix se fit entendre. Le prince
d’Aragon, nommé Barchnoùni (le Barcelonnais), en fit
autant. En effet, les quatre parties de l’Espagne chré-
tienne obéissent à autant de princes : TAragon, que nous
venons de nommer, est au Nord-Est (2); la Castille

{{) C’est-à-dire Salva Tierra; le texte ûuKartâsip. 156) lit i^^j^
corrigé en Hji^y^, p. 207 de la trad. latine; cf. Berbères, II, 224.
Od trouve dans le Kariâs des renseignements détaillés sur toute
cette expédition.

(2) Le texte porte K^j,yJi^ (ci-dessus, note 2, p. 61).

— 279 —

(K’achtâl), qui est le royaume le plus important, obéit
à Alphonse et s’étend du Nord au Sud, mais un peu plus
vers le Sud ; le royaume de Léon (Loyoùn), qui forme la
limite Nord-Ouest [de la Péninsule], a pour chef el-
Baboûdj, ce qui veut dire en arabe baveux (i); lequa^
trième royaume est au Nord, là où la Grande-Mer (2)
touche à la mer d’Ok’nâbos (Océan), et obéit à Ibn er->
Rîk’, personnage que nous avons cité plusieurs fois
dans le présent ouvrage. Quant à la Péninsule hispa-
nique dans son ensemble, les chrétiens l’appellent,
depuis des temps reculés, presqu’île d’Echbdniya.

Après la conquête de Salva Tierra [P. 236], l’émir
Aboû ‘Abd AUâh regagna Séville, d’où il lança dans les
provinces les plus reculées des appels ô la guerre aux-
quels répondirent une foule de combattants. Au com-
mencement de 609, il passa de Séville à Jaën, où il resta
dans l’expectative, occupée organiser ses troupes. De son
côté, Alphonse quitta Tolède à la tète d’une armée nom-
breuse et mit le siège devant Calatrava (K’al’at Rebâh’),
qui était devenue musulmane depuis la conquête qu’en
avait faite Aboû Yoûsof Mançoûr, lors de la grande
bataille [d’Alarcos]; les défenseurs de cette place,
moyennant la promesse d’avoir la vie sauve, la livrèrent
à l’assiégeant. Mais cela fut cause qu’Alphonse se vit
abandonné par beaucoup des siens, parce qu’il ne voulut
pas permettre de massacrer ceux qui se trouvaient dans
cette ville: «Tu ne nous as, lui dirent-ils, amenés que
pour t’aider à faire des conquêtes, et tu nous empêches
de razzier et de massacrer les musulmans I A quoi bon,
s’il en est ainsi, rester plus longtemps avec toi? >. Une
rencontre eut lieu entre Alphonse et le Prince des cro-
yants qui était sorti de Jaën, au lieu dit el-Ik’âb (3),

(1) Ibn Khaldoùn connaît aussi ce sobriquet [Berbères, II, 213).

(?) La Grande-Mer, qui désigne ordinairement TAtlantique (par
exemple, p. 247, 248 et 265 du texte), ne peut ici s’appliquer qu’à la
Méditerranée,

(3) On dit ordinairement H’içn el-‘Ok’ftb. Les chrétiens donnent à

— 280 —

proche de la forteresse dite H’içn Sàlim. Alphonse, qui
avait bien discipliné et organisé ses troupes, tomba à
l’improviste sur les musulmans mal armés, qui furent
mis en fuite et chez qui beaucoup d’Âlmohades fUrent
tués. La principale cause de cette défaite fut la désaffec-
tion des Almohades, qui du temps d*Aboù Yoûsof
Ya*k’oûb touchaient régulièrement leur solde tous les
quatre mois, tandis que sous Aboû ^Abd Allah elle était
[souvent] en retard, notamment au cours de cette expé-
dition, et comme ils en rendaient les vizirs responsables,
ils ne marchèrent qu’à contre-cœur. J’ai oui dire par
plusieurs d’entre eux qu’ils ne tirèrent pas leurs sabres,
ni ne frappèrent de leurs lances, ni ne firent aucun acte
quelconque d’hostilité, et que, par ce motif, ils s’enfuirent
dès la première charge que firent les Francs. Ce jour-là,
lundi 15 çafar 609, Aboù ‘Abd Allah montra une fermeté
plus grande que jamais prince avant lui, et sans laquelle
son armée tout entière aurait été ou tuée |P. 237| ou
réduite en captivité. Il regagna ensuite Séville, où il
séjourna jusqu’en ramad’ûn de cette année, puis il fran-
chit la mer poui’ retourner à Merrâkech. Quant à
Alphonse, il s’éloigna les mains pleines des richesses
et des biens des musulmans, ainsi d’ailleurs que tous
les siens, et se dirigea vers les deux villes de Baêza et
d’Ubeda (1). De la première, qui était vide au moins pour
la plus grande partie, il brûla les habitations et ruina la
grande mosquée; il alla ensuite assiéger la seconde, où
se trouvaient réunis de nombreux fuyards, les habitants
de Baêza et ceux de la ville même, et l’emporta de vive
force au bout de treize jours; la ville fut livrée au

cette rencontre le nom de bataille de las Navas de Tolosa, actuelle-
ment Puerto Real. Les divers récits musulmans relatifs à cette
bataille, qui eut lieu le 16 ou le 17 juillet 1212, sont résumés par
M. de Slane (Berbères, II, 225).

(1) Notre texte écrit ijo\ et Ëdrisi, ii^\ ; il ne peut être ici ques-
tion d’Évora iyA selon la leçon fautive du Kartâs, n. 159, 1. 17 et 22
du texte.

— 281 —

meurtre et au pillage, et Ton y fît prisonniers assez de
femmes et d*enfants pour en inonder le pays chrétien.
La déroute même avait moins éprouvé les musulmans.
L’émîr Aboù ‘Abd Allah continua de séjourner à
Merrâkech pendant le reste de l’année 609 et jusqu’en
cha’bân 610, où il mourut. On n’est pas d’accord sur la
cause de sa mort (l); la version la plus exacte que j’ai
entendue est qu’il fut, le vendredi 5 cha’bân, frappé d’une
attaque d’apoplexie produite par une tumeur au cerveau ;
il resta privé de l’usage de la parole le samedi, le
dimanche, le lundi et le mardi sans vouloir consentir à
la saignée que les médecins lui conseillaient; il expira
le mercredi 10 de ce mois et fut enterré le jeudi, après
que les plus intimes de son entourage eurent dit sur son
corps les dernières prières.

Règne d’Aboû TaVoûb Yoûsof b. Moh’ammed

Ce prince, qui s’appelle Yoûsof b. Moh’ammed b.
Ya^k’oûb b. Yoûsof b. *Abd el-Mou’min b. ‘Ali (2) et qui
eut pour mère une esclave chrétienne nommée K’amar
et surnommée H’okeyma, [P. 238] naquit au commence-
ment de chavvwal 594, quatre mois avant la mort de son
grand-père, Aboû Yoûsof, et fut proclamé roi alors qu’il
avait seize ans. Je ne sache pas qu’il ait eu d’enfants :
en effet, il mourut jeune, puisque dans le cours de
l’année 621 j’ai appris qu’il était mort ou en chawwal
ou en dhoù’ l-k’a*da 620; son règne, commencé le 11 cha’-

(1) Le Kartâs (texte, p. 460) donne une version reproduite dans
une note de ÏHist. des Berb. (II, 226) ; Zerkechi (p. 13) fait mourir
ce prince des suites d’une morsure au pied qui lui fit un chien; Ibn
Khallikan (IV, 346) dit qu’il fut tué la nuit par suite d’une méprise.

(2) Il porte le surnom d’El-Montaçir d’après le Kartâs (p. 160),
Kayrawàni, (texte, p. H9) et Zerkechi (p. 14), ou d*El-Mostançir
d’après Ibn Khaldoùn {Berbères, II, 227) et Ibn Khallikan (IV, 346).
Le Kartâs {ibid.) lui donjne pour mère une femme issue de la race
d”Abd el-Mou’min.

20

— 282 —

bûnClO, fut donc de dix ans et deux mois. Il avait le teint
brun-clair, le visage arrondi, les paupières très brunes;
on le comparaît volontiers à son aïeul Aboû Yoùsof, tant
pour sa conformation extérieure que pour son caractère.

Comme vizirs, il eut d’abord, jusqu’à la fin de 615,
Aboû Sa’îd prénommé, qui avait servi son père en la
même qualité. Il le remplaça ensuite par Zakariyyâ b.
Yah’ya b. Aboû Ibrahim Ismâ’îl Hazradji; Ismâ^îl était
l’un des compagnons d’Ibn Toûmert, nous l’avons dit
déjà, et fut tué du temps d’*Abd el-Mou’min. La mère de
ce vizir, qui garda sa place jusqu’à la mort de son
maître, était fille d’ ‘Aboû Yoûsof Mançoûr.

Ses chambellans furent d’abord celui de son père,
Mobachchir l’eunuque, puis Aboû’ s-Soroûr Fârih’
l’eunuque, qui conserva ce poste jusqu’à la fin du règne.

Jusqu’à la fin du règne aussi., la charge de k’àd’i
continua de rester entre les mains d’Aboû *Amrân Moûsa
b. 4sa b. ‘Amrân, comme sous le prince précédent.

Ses secrétaires furent d’abord celui de son père et
de son aïeul, Aboû ‘Abd Allah b. *Ayyâch et Aboû
1-H’asan b. *Ayyâch. Mais, en 619 étant en Egypte, j*ai
appris que tous deux étaient morts, et qu’il avait rappelé
Aboû ‘Abd Allah Moh’ammed b. Yakhlaften Fâzâzi,
ancien secrétaire de l’émîr Aboû *Abd Allah, lequel,
quand je le quittai, était k’âd’i à Murcie dans l’est de
l’Espagne. On le réintégra dans son ancien poste de
secrétaire en lui adjoignant Aboû Dja’far Ah’med b.
Moh’ammed [P. 239] b. ‘Abd er-Rah’mân b. *Ayyâch,
dont le père, bien connu dans la môme carrière, a été
cité par nous comme ayant été secrétaire sous trois des
princes de cette dynastie. Ah’med b. Menî* était secré-
taire militaire et ne fut pas changé.

Aboû Ya*k’oûb fut intronisé le jour de l’enterrement
de son père, mais j’ignore s’il avait été désigné par
celui-ci, qui, je le sais, éprouvait pour lui, vers la fin de
ses jours, une vive répulsion provoquée par ce qu’il avait
appris de la mauvaise conduite de son fils. Ceux d’entre

— 283 —

ses proches qui organisèrent la cérémonie étaient son
grand-oncle paternel, le dernier des enfants mêmes
d’^Abd el-Mou’min, qui était à Bougie lors de la prise
de cette ville par les Mayorcains, et dont je n’ai pas
jusqu’à ce jour appris la mort, à savoir Aboû Moûsa
‘Isa b. ‘Abd el-Mou’min, — et Aboû Zakariyyâ Yah*ya b.
Aboû H’afç ‘Omar b. ‘Abd el-Mou’min, qui, debout auprès
du prince, introduisaient ceux qui se présentaient. Des
Almohades, il y avait Aboû Moh’ammed *Abd el-*Azîz
b. ‘Omar b. Aboû Zeyd Hintâti, dont nous avons dit que
le père avait été le premier vizir d’Aboù Yoûsof ; Aboû
‘Ali ‘Omar b. Moûsa b. ‘Abd el-Wâh’id Chark’i (l’oriental)
et Aboû Merwân ‘Abd el-Melikb. Yoûsof b. Soleymân,
de Tînmelel. Le jeudi eut lieu inauguration privée; le
vendredi fut consacré à la prestation du serment des
cheykhs almohades et des proches, et l’inauguration
publique se fit le samedi. J’y assistai et j’entendis le
secrétaire Aboû ‘Abd Allah b. ‘Ayyâch, qui, debout, énon-
çait cette formule : « Vous jurez au Prince des croyants,
fils de Princes des croyants, delà même manière que ses
Compagnons l’ont fait au Prophète de Dieu, de lui obéir
en tout état de cause, dans le bonheur comme dans le
malheur, et d’agir loyalement envers lui, envers ses
gouverneurs et envers tous les musulmans. Telles sont
vos obligations envers lui; de son côté, il s’engage
envers vous à ne pas retenir vos contingents en terri-
toire ennemi trop longtemps, à ne garder pour lui rien
de ce qui vous appartient en commun, à ne pas retarder
le paiement de votre solde, à ne pas se dérober à votre
vue. Daigne Dieu vous aider à tenir vos promesses et
l’aider dans sa charge de vous gouverner! » A chaque
groupe successivement la même formule fut répétée;
puis arrivèrent les députa tions des principaux [P. 240] et
des chefs des diverses villes, ainsi que les chefs des
tribus, et tous vinrent successivement prêter serment.
Quatre mois après son avènement, le nouveau prince
fit saisir un révolté du nom d”Abd er-Rah’mûn, qui pré-

— 284 –

tendait être des Benoù *Obeyd (Fatimides) et se disait le
propre fils d’El-^Ad’id (1). Cet homme était arrivé dans le
pays du vivant d’Aboù Yoûsof, alors que ce prince était
à Séville; mais comme il n*avait pas reçu Tautorisation
qu’il désirait d’aller le trouver, il avait continué de vaga-
bonder dans cette région jusqu’en 596, où Témîr Aboû
*Abd Allah le fit mettre en prison. Il y resta jusqu’en
601, où rémîr, partant pour l’Ifrîk’iyya, consentit à le
mettre en liberté sur la demande que lui en fit Aboû
Zakariyyâ Yah’ya b. Aboû Ibrahim Hazradji, qui se
portait fort que son protégé s’abstiendrait de toute oppo-
sition à la dynastie régnante. Peu de jours après le départ
d’Aboû *Abd Allah, TObeydite quitta Merrâkech et gagna
le pays des Çanhâdja, où des partisans se groupèrent
autour de lui et où il acquit une grande considération,
grâce à son bel extérieur et à ce que, les yeux baissés,
il gardait presque toujours le silence. Deux fois je l’ai
rencontré : or, chez presque aucun de ceux qui veulent
se faire passer pour des gens de bien, je n’ai vu autant
que chez lui de dons apparents de placidité, d’immobi-
lité des membres, de mesure dans la parole, de recherche
dans l’arrangement des mots, de soin à tout mettre à sa
place, le tout joint à une dévotion exagérée. Du vivant
même d’Aboû *Abd Allah, il marcha sur Sidjilmôsa avec
une armée considérable. Aboû’ r-Rebî^ Soleymân b. Aboû
H’afç *Omar b. ‘Abd el-Mou’min, gouverneur de cette
ville, marcha contre lui, mais fut battu et refoulé, après
avoir subi de grandes pertes, vers Sidjilmâsa. Le vain-
queur néanmoins se transportait d’une tribu berbère
chez Tautre sans pouvoir s’installer, ni avoir de troupe
sur laquelle il pût compter, car il était, par sa langue et
ses origines, étranger au pays et n’y avait ni tribu, ni
parenté à laquelle il pût se rattacher. Cela dura jusqu’à
ce qu’il fut pris, dans des circonstances dont j’ignore le

(4) Ibn Khaldoûn {Berbères, II, 228) mentionne aussi cette révolte,
dopt le Kartâs ne dit rien.

— 285 —

détail, dans la banlieue de Fez. Uémîr, Informé par
le gouverneur de cette ville, Aboû Ibréhîm Ish’âk’,
fils [P. 241] de l’émîr Aboû Ya’k’oûb Yoûsof b. *Abd el-
Mou’min, de Temprisonnement du rebelle, envoya Tordre
de le tuer et de le crucifier. On lui coupa donc la tête et
on crucifia son cadavre; sa tête fut envoyée à Merrâ-
kech, où elle fut exposée avec nombre d’autres prove-
nant de rebelles vaincus.

Abotribus almora vides, etc. Les Almohades, tels ‘ ‘.

que nous les avons énumérés, sont divisés en deux
catégories : la première est appelée Djomoû/’ et est for-
mée par des soldats payés et résidant à Merrâkech, d’où
ils ne sortent pas; la seconde, dite ^Omoûm, réside dans
les lieux d’où elle est originaire, et ne se rend à Merrâ-
kech qu’en cas de levée en masse. Le nombre tant des
Almohades soldés et habitant Merrâkech que des autres
corps énumérés est de dix mille, autant du moins que
j’en ai pu avoir le compte exact; cela s’entend de ceux
seulement qui sont à Merrâkech et sans y comprendre
les Almohades et les autres catégories de troupes du
djond.

Lors des revues générales, ceux qui étaient d’abord
passés en revue étaient les descendants d’AboùH’afç
*Omar Çanhâdji, rangés en catégories par rang d’âge;
puis la famille khalifale, formée par les enfants d’^Abd el-
Mou’min; puis la djemâ^a rangée par ordre de préé-
minence; ensuite les Cinquantey que suivaient les tribus
dont la première était celle d’ibn Toûmert, c’est-à-dire
les Hergha; les gens de Tînmelel venaient ensuite; puis
les Koùmiya, et enfin les Almohades par catégories et
selon leur ancienneté de service.

[P. 2491 C’est chez eux une coutume ancienne d’écrire
dans les diverses provinces pour faire envoyer dans la
capitale les savants de tous les genres, notamment ceux
qui s’occupent de sciences spéculatives; on les appelle
« T’olba de la capitale, » et ils sont tantôt plus, tantôt
moins nombreux; les « T’olba des Almohades » sont une
autre catégorie formée par ceux des Maçmoûda qui
s’occupent de la science théologique. Nul khalife {sic)
de cette dynastie ne tient d’audience publique ou privée
sans que les principaux de ces T’olba y assistent: le kha-
life ouvre l’audience par une question de science (théo-

— 294 –

logique) qu’il pose lui-même ou qu’il fait poser; ^Abd
el-Mou*min, Yoùsof et Ya’koûb la posaient eux-mêmes.
De même, chaque audience se clôturait par une prière
prononcée par le khalife, à laquelle le vizir répondait
amen à haute voix et qui s’entendait au loin. Quand le
prince était en voyage, on lisait le Koran devant lui le
matin et le soir, alors qu’il était sur sa monture; quand
on était arrivé à une station, la première chose qu’il fai-
sait faire dès le matin, sitôt après la prière de Taurore,
était la proclamation d’une formule où était réclamée
Taide de Dieu et affirmant la confiance qu’il inspire.
C’était pour la masse le signal de se mettre en selle;
puis le khalife à cheval sortait de sa tente, précédé de
ses principaux parents et des cheykhs almohades mar-
chant à grands pas et à qui il donnait alors Tordre de
monter à cheval. Cela fait, il s’arrêtait, étendait les mains
et prononçait une prière à la suite de laquelle les T’olba
des Almohades, placés derrière lui et marchant lente-
ment, psalmodiaient soigneusement une portion (h’isb)
du Koran, puis lisaient des Traditions, et enfin, tant en
berbère qu’en arabe, (quelque chose) des œuvres d’ibn
Toûmert, relatives aux articles de foi. Cela terminé, le
khalife s’arrêtait de nouveau, étendait les mains et pro-
nonçait une prière. Enfin, quand on arrivait au lieu du
campement, les (T’olba?) précédaient à pied le khalife
jusqu’à sa tente, et quand lui-même y arrivait, il éten-
dait les mains et recommençait une prière. On ne man-
que jamais quand on est en route de suivre le même
cérémonial.

Quant au vendredi, voici quelles en sont les céré-
monies et comment se dit le prône. [P. 250] Quand le
soleil commence à décliner, le khalife, accompagné de
son entourage intime, sort par un couloir du côté de la
k’ibla et fait une prière de deux refera; puis il s’accroupit,
et un lecteur habile et doué d’une belle voix lit une
dizaine de versets; ensuite le principal mou’eddhin tenant
le bâton sur lequel s’appuie le khaVib (prédicateur) se

— 295 —

lève pour dire : « Midi est revenu, ô Seigneur Prince des
croyants ! louange à Dieu maître des mondes! » C’est
une manière de demander la permission pour le khat’ib
de monter dans la chaire; alors ce dernier se lève, monte
en chaire, et le mou’eddhin lui tend le bâton. Quand le
khat’ib est accroupi, l’appel à la prière est crié par trois
mou’eddhin doués de très belles voix de timbres diffé-
rents, et choisis après de longues recherches. Alors le
khat’ib se lève et commence ainsi son prône : « Gloire à
Dieu que nous louons et à qui nous demandons secours!
Nous recourons à Dieu pour nous garder de nos vices
et de nos mauvaises œuvres I Celui que Dieu dirige, nul
ne peut Finduire en erreur; celui qui s’est trompées!
sans guide. Nous témoignons qu’il n’y a de Dieu qu’AUâh
seul ; il n’a pas d’associé ! Nous témoignons que
Moh’ammed est son serviteur et son député, qu’il l’a
envoyé comme porteur de la vérité et comme moniteur
avant l’heure suprême. Celui qui obéit à Dieu et à son
Envoyé est dans le droit chemin; celui qui se révolte •
contre Dieu et son Envoyé ne fait tort qu’à soi-même, et
nullement à Dieu. Je prie notre Seigneur Dieu de nous
mettre parmi ceux qui lui obéissent, à lui et ô son
Envoyé, qui cherchent à lui plaire et à éviter son cour-
roux. Nous ne sommes que par lui et à lui! » Puis il dit , #
la formule: « Nous nous réfugions en Dieu, »Jrt^la ‘)/^.i
sourate k^qf (sour. L) tout entière et se raccroupit de
nouveau. Quant il se relève pour prononcer la seconde
partie du prône (1), il s’exprime ainsi : « Gloire à Dieu,
que nous louons, à qui nous demandons secours et à
qui nous nous fions. Quand nous sommes auprès de
lui, la force et la puissance ne peuvent rien contre nous.
Nous témoignons qu’il n’y a de Dieu qu’Allah seul ; il
n’a pas d’associé; nous témoignons que Moh’ammed est

son serviteur et son Envoyé ; veuille Dieu lui accorder ses

■ I II I ■ Il I I — ^i*-i I I ■ — ^»— ^

(1) La khofba ou prône se divise, en effet, en deux parties (voir
par exemple le Mokhtaçer de Sidi Ehalîl, p. 33, 1. 7, et les commen-
taires ad h. L. ; trad. Perron, I, p. 543).

— 296 —

grâces, à lui, à sa famille, à ses compagnons qui Pont
suivi, qui ont devancé tous les hommes en zèle et en
décision, qui ont employé toutes leurs forces à Taider
et à le soutenir de leur confiance en lui, de leur sincérité
et de leur fermeté de résolution 1 Puisse Dieu en faire
autant pour Timâm impeccable, le guide bien connu
Aboû *Abd Allah Moh’ammed b. *Abd Allah l’Arabe,
K’oreychi, Hâchemi, H’asani, Fôt’imi, Moh’ammedi,
qui, [P. 2511 fort de son infaillibilité, a donné des ordres
qui sont des arrêts irrévocables, lui qu^enveloppe une
lumière éclatante et une justice manifeste grâce aux-
quelles rien sur la terre ne reste livré à Tobscurité ni à
Tinjusticel Puisse Dieu aussi soutenir le légitime héritier
de sa noblesse, son copartageant dans une illustre des-
cendance, choisi pour devenir héritier de sa haute
situation, le khalife, Timam Aboû Moh’ammed *Abd
el-Mou’min b. ‘Ali, et aussi Aboû Ya*k’oûb, qui reven-
dique les mêmes titres et a des droits forcés a Thonneur
d’être choisi et investi ! Daigne aussi, grand Dieu !
agréer celui qui combat dans ta voie et fait revivre la
tradition de ton Envoyé, Je khalife et imam Aboû Yoùsof,
Prince des croyants, fils et petit-fils de Princes des
croyants; soutiens le khalife et imûm Aboû *Abd AUûh,
fils des khalifes légitimes. Daigne, ô grand Dieu! secou-
rir leur héritier présomptif, qui s’élève à leur horizon
fortuné, qui doit gouverner après eux, le khalife, imâm
et Prince des croyants Aboû Ya*k’oûb, descendant à
la quatrième génération de Princes des croyants. O
grand Dieu I de même que par lui tu as fixé Tautorité
de rislam, que tu as réuni dans Tobéissance qui lui
est due les cœurs des hommes, que tu as par lui
porté aide à la religion de ton Prophète Moh’ammed,
daigne ainsi décréter pour lui, comple K’ayrawân, capitale de rifrî-
k’iyya depuis la conquête musulmane. Il y eut toujours
des ofHciers nommés pour la gouverner sous les dynas-
ties Omeyyade etAbbaside; mais quand celle-ci com-
mença à chanceler et que quelque indépendance fut
acquise par les Aghlabides, c’est-à-dire les Temîmiens
descendants d’Aghlab b. Moh’ammed b. Ibrahim b.
Aghlab, K’ayrawân devint la capitale de ces princes et
le resta jusqu’à leur expulsion opérée par les *Obeydites
pendant leur séjour en Ifrîk’iyya. Quand ils se rendirent

(1) On trouve dans V Introduction de la traduction de la géographie
d’Aboulféda, par Reinaud, Texposé des doctrines géographiques des
Arabes.

— 305 –

de là en Egypte, ils nommèrent gouverneur de cette
région Zîri b. Menâd Çanhâdij, dont la descendance
continua d’y régner jusqu’à l’expulsion par les Arabes
du dernier de ces princes, Temîm b. Mo’izz b. Bâdîs b.
Mançoûr b. Boloddjîn b. Zîri b. Menâd. Livrée alors au
pillage et à la dévastation, K’ayrawân ne s’est plus rele-
vée de ses ruines; il y subsiste encore quelques habi-
tations où s’abritent les cultivateurs et les paysans.
Autrefois, depuis la conquête jusqu’à la mise à sac qu’en
firent les Arabes, cette ville était la capitale scientifique
du Maghreb; les savants les plus distingués du pays en
provenaient et c’était là que les indigènes de la région
allaient puiser la science. Sur cette ville, son pané-
gyrique, ses savants, ses hommes pieux et distingués,
ses ascètes, il existe plusieurs ouvrages bien connus,
entre autres ceux d’Aboù Moh’ammed b. ‘Afîf et d’ibn
Ziyâdat Allah T’obni. Lors de la ruine qui la frappa, les
habitants se dispersèrent de tous côtés, les uns en
Egypte, d’autres en Sicile et en Espagne; un groupe
important gagna l’extrême Maghreb et s’installa à Fez,
où leurs descendants se trouvent encore.

Voilà un aperçu de ce qui concerne l’Ifrîk’iyya, où se
trouvent encore beaucoup d’autres villes ruinées dont
j’ignore les noms : je suis^ en effet, peu au courant des
détails de son histoire, car Tunis est la seule ville de ce
pays [P. 260] que j’aie vue d’une manière spéciale,
lorsque, venant d’Espagne, je m’y rendis par mer en
614. Les informations transcrites ci-dessus proviennent
des renseignements oraux que j’ai recueillis.

Voici, au sujet de la ruine de K’ayrawân, les vers qu’a
faits Aboù *Abd Allah Moh’ammed b. Aboù Sa’îd b.
Cheref Djodhâmi:

[T’awîl] A tes yeux les fautes de K’ayrawân sont si grandes
qu’elles ont lassô jusqu’à rcxtréme indulgence de Dieu; tu crois
qu’elle n’a été punie que pour ses crimes! Mais autrefois nulle ville
n’en a-t-elle commis?

Au delà de Constantine, dernière ville de l’Ifrîk’iyya et

— 306 —

qui n’est proche ni de la mer, ni du Sahara, commence
le Maghreb proprement dit par la petite ville de Mila,
qtii est au sud de Bougie, à trois étapes vers Tintérieur.
K’dl’a des Benoû H’ammâd est également au sud de
BoQgie, dont elle est éloignée de quatre étapes. Voici la
route que suivent les voyageurs pour se rendre de Bougie
à Merrakech : d’abord de Bougie à Tlemcen, il y a vingt
étapes, en passant par de petites villes, telles que Milyâna,
Mâzoùna, Oran, cette dernière sur le littoral. Tlemcen
est à quarante milles de la mer, trajet qu’on peut faire
en une forte journée de marche. De Tlemcen à Fez, il y
a dix étapes, dont sept jusqu’à la ville de Ribât’ Tâzâ, et
trois de Tâzâ à Fez. A dix étapes au sud de Tlemcen se
trouve dans le Sahara la ville de Sidjilmâsa (Sedjel-
messe), qui est à égale distance, c’est-à-dire à dix étapes
de chacune des villes de Tlemcen, Fez et Merrakech.
Fez est la capitale actuelle et le centre intellectuel du
Maghreb, l’endroit où se sont concentrées la science de
K’ayrawân et celle de Cordoue, ville qui était le centre
de l’Espagne comme K’ayrawân l’était du Maghreb.
Après la ruine de cette dernière ville par les Arabes et
la déchéance [P. 261] que subit Cordoue par suite de la
dispersion des Omeyyades après la mort d’Aboû *Amir
Moh’ammed b. Aboû ‘Amir et celle de son fils, les
savants et les hommes distingués de toute catégorie de
Tunô et de l’autre de ces villes s’enfuirent loin des lieux
où le trouble régnait, et la plupart s’installèrent à Fez.
Aujourd’hui cette ville est dans l’état le plus prospère;
les habitants sont des plus habiles et des plus Ans, leur
dialecte est le plus élégant qu’on parle dans cette partie
du monde, et j’ai toujours entendu les vieillards la traiter
de « Baghdâd du Maghreb. » Mais cette qualiQcation n’est
pas juste, car il n’y a dans cette région ni finesse, ni
élégance de quelque genre que ce soit qui ne proviennent
de Baghdâd ^t ne soient copiées sur ce qu’on y trouve;
mon allégation ne sera réfutée par nul Maghrébin.
Si les Lsmtoùna et tes Maçmoûda se sont flxéa à

— 307 —

Merrâkech et en ont fait leur capitale, ce n*est pas qu’elle
remporte en quoi que ce soit sur Fez, c’est parce qu’elle
est plus proche des montagnes des Maçmoùda et des
plaines des Lemtoûna. Sans ce motif, Merrâkech ne
serait pas devenue capitale, car Fez y a plus de titres.
Je ne crois pas qu’il y ait au monde une ville offrant
plus d’avantages, mieux pourvue de vivres et aux envi-
rons plus fertiles; elle est, en effet, entourée d’une cein-
ture ininterrompue d’eau et d’arbres, tandis qu’au-dedans
des portes et renfermées dans les murailles plus d’une
quarantaine de sources forment des ruisseaux qui
serpentent autour de la plupart des habitations. Dans
la ville même et sous les murs, il existe environ trois
cents moulins hydrauliques. C’est, à ma connaissance,
la seule ville du Maghreb qui n’ait pas besoin de recourir
à l’importation, sauf pour les épices; non seulement elle
se suffît à elle-même pour les choses indispensables,
mais elle écoule ses produits au dehors et y sème l’abon-
dance.

De Fez à Miknâsat ez-Zeytoûn (Mequinez), il y a une
pleine et forte journée de marche; il y a quatre étapes
de Miknâsat à Salé, qui est située sur la Grande-Mer
[P. 262] ou Océan, vers le Sud, comme nous l’avons dit,
et à l’embouchure du Wàdi er-Rommân, qui s’y jette
dans l’Océan.

Les Maçmoùda avaient fondé sur le littoral de cette
mer et du côté de Merrâkech une grande ville à laquelle
ils donnèrent le nom de Ribât’ el-Fath’; commencée par
Aboù Ya’k’oûb Yoûsof b. *Abd el-Mou’min, elle fut ache-
vée par son fils Ya’k’oûb, qui y édifia une grande mos-
quée déjà citée. On raconte qu’ils la bâtirent d’après
Tordre d’Ibn Toûmert, qui leur avait dit : « Vous bâtirez
une grande ville sur le littoral de cette mer (c’est-à-dire
l’Océan) ; ensuite vos affaires marcheront mal, et à la suite
de divers soulèvements vous serez réduits à la posses-
sion de cette seule ville; puis Dieu vous donnera la
victoire, vos affaires se rétabliront et vous recouvrerez

X^’.>

.^.n^fii^

— 308 —

votre situation antérieure. » C’est pourquoi ils la dénom-
mèrent Ribât’ el-Fath\ Entre cette ville et Tancienne^SHTS Xy.

se trouve la rivière dont il a été question, sur laquelle v^ .
^ •••••.;, ..f • on bâtit un pont de bois et de pierre qu’on employait
, ,’ . . -^ir*^ lors des basses eaux, tandis que, quand elles étaient

‘, . ^ hautes, on passait la rivière en barque (1). lïK^?4>toîwHA^u5’3

” Il y a neuf étapes de Salé à la capitale Merrâkech, qui

R<.(. r, ^^ ^ ^” est la dernière ville du Maghreb. Les fondements de cette

^vvit.- • V. /..C. ville furent jetés par le prince almoravideTâchefînb. Ali,

‘..’.. …pt elle reçut ensuite des accroissements successifs des

^. mains de son flls Yoûsof b. Tâchefîn et de son petit-fils ‘Ali

*””*.’.'”‘ b. Yoùsof b. Tâchefîn. Les Maçmoùda, qui en devinrent

/. . i< •/* •./*.. r ensuite maîtres, y firent des additions qui l’agrandirent

énormément, si bien qu’aujourd’hui elle forme un carré

(1) L’Esmîr ou Wâdi Boù-redjrâdj, qui sépare les deux villes de

Salé et de Rabat, est aussi nommé Wâdi er-Rommân, à en juger

par ce que dit notre auteur quelques lignes plus haut, mais nous

JL ^ ‘ I ,- n’avons pas retrouvé ce nom ailleurs. Salé est au bord de la mer, à

^ ^(‘\ir.\\,\’ jy

laquelle est seule mentionnée par Bekri (trad. fr., p. 202; cf. Édrisi,
trad., p. 83; Ibg Haukal, p. 57). Salé, dont le nom revient souvent
dans rhistoire des Almohades, doit être assez ancienne, car en outre
de ce qu’en dit Ibn Ilaukal, on sait qu’ *Abd el-Mou’min fît la con-
quête de cette ville en 541 llbn el-Alhîr, X, 411 ; Zerkechi, p. 5; Ibn
Khallîkan, II, 183) ou en 528 [Kartâs, p. 172). Ibn el-Athîr ne parle
, pas de Rabat ni de sa fondation, dont il a été question suprà, p. 230.

^^^^ il/ sL/wa».* Reinaud (trad. d’Aboulféda, II, 174 et 183) affirme , sans en donner

^2^ K *^!7*^Y”*^ ^é^JMUxÀ^Î i\^ • àiiux siècles à ‘Abdel-Mou’mîn, et confond, à la suite du géographe
t f • . • qu’il traduit, Rabat et Mehddiyya (de même que V Afrique de Marmol,

Paris, 1667, II, 141 ; cf. Léon TAfricain, Lyon, 1556, 1. 1, p. 116, 119
et 232, et Ramusio, p. 61 a). Ibn el-Athîr (XII, 95) paraît également
avoir confondu ces deux villes et attribue à Ya*k’oùb la fondation
de la seconde. C’est Mehdiyya (la Mamora de certaines de nos cartes,
Hœst, Nachrichien, p. 87), qui, située sur la mer et au nord de Salé,
doit son origine à ‘Abd el-Mou’min, ainsi que l’indique son nom et
conformément au témoignage du Mochtarik (p. 410) et du Merâçid
(III, 178; cf. Dozy. Recherches, Z* éd.. t. II, p. 452 et 453). Il est bien
question de Rabat à l’époque d”Abd el-Mou*min dans un passage
du Kartâs (p. 125, 1. 10; cf. trad. Tornberg, p. 405), mais il doit s’y
agir de l’emplacement qu’occupa plus tard cette ville.

— 309 —

de quatre parasanges de côté si Ton y comprend les
palais des enfants d’^Abd el-Mou’min. Les Maçmoûdites
y amenèrent des eaux abondantes, qui y manquaient
auparavant et y élevèrent des châteaux tels que n’en
avait eu aucun de leurs prédécesseurs, si bien qu’elle
devint parfaitement belle. Comme Ta dit un ancien :

[Ramai] Si on la dit parfaite, ce n’est pas à cause de la perfection
d’une de ses parties, mais de toutes.

[P. 263] Cette ville est le lieu où, sortant du sein de
ma mère, j’entrai en contact avec la terre, le 7 rebi’ II
581, au commencement du règne d’Aboû Yoûsof Ya’k’oûb
b. Yoûsofb. ‘Abd el-Mou’min b. ‘Alî. A l’âge de neuf ans
j’en sortis pour aller à Fez, que je ne quittai pas avant
d’avoir soigneusement appris le Koran et ses diverses
leçons auprès de plusieurs maîtres éminents dans cette
science et celle de la grammaire. Je retournai ensuite à
Merrâkech, et je ne cessai d’aller et venir de Tune à
l’autre de ces deux villes jusqu’au commencement de
603, où je me rendis en Espagne. Dans ce pays, je ren-
contrai maintes et maintes personnes distinguées de
toute sorte, mais je n’en retirai rien autre chose que
d’apprendre leurs noms, leurs dates de naissance et de
décès et [les noms de] leurs sciences, tandis qu’ils gar-
daient pour eux-mêmes toute leur supériorité. Nul ne
peut empêcher les dons de Dieu, ni donner ce qu’il refuse ;
« il couvre de sa miséricorde qui il veut, il est maître de
faveurs immenses » (Korân, III, 67).

Après Merrâkech, qui est la dernière des villes grandes
et connues du Maghreb, il n’y en a plus qui aient de la
réputation et de la prospérité, sauf quelques petites
villes du Soûs el-Ak’ça, entre autres Târoùdânt, capitale
et centre de réunion du Soûs, etZodjondar, qui est habi-
tée par les mineurs occupés à extraire l’argent d’une
mine voisine. Dans le pays des Djozoùla, il y a la capi-
tale nommée El-Kosta; dans le pays des Lamt’a, il y a
également la capitale nommée Noûl des Lamt’a. Telles

— 310 —

sont les villes situées par delà Merrâkech et dont je
connais, pour y être allé, Târoûdânt et Zodjondar; je
sais que ces deux dernières, et notamment Zodjondar
à cause de ses mines, sont fréquentées par des mar-
chands et d’autres personnes; mais la ville des Djozoùla
et celle des Lamt’a ne reçoivent d’autres visiteurs que
leurs propres habitants.

[P. 264] Noms et emplacements des mines d’argent, de
fer, de soufre, de plomb et de mercure existant au

Maghreb .

La mine de soufre entre Bark’a et Tripoli, proche du
château de Tolmeytha, a été précédemment citée. Entre
Ceuta et Oran, près du littoral, on trouve à Timsâmôn
une mine de fer. Entre Salé et Merrâkech, à environ une
journée ou un peu plus du littoral, on trouve encore à
Isantâr une mine de fer; ce lieu n’est pas situé sur la
route que suivent les voyageurs, et Ton n’y va que pour
en emporter du fer. Il existe une mine d’argent non loin
de Miknâsa, à la distance de trois étapes, au fort de
Warkennâs. Dans le Soûs, nous avons cité la mine de
Zodjondar, mais ce n’est pas dans cette localité même
qu’on extrait l’argent; il y a encore dans la même con-
trée deux mines de cuivre et une mine de tutie, minéral
dont on se sert pour étamer le cuivre rouge et le rendre
jaune.

En outre de ces mines, les seules qu’on trouve dans
le littoral marocain Cadtoa), il s’en rencontre en Espagne.
En pays chrétien, il y a à l’Ouest une mine d’argent dans
le lieu dit Chantera; à quatre étapes de Cordoue, à Chel-
wen (ou Cheloùn), existe une mine de mercure dont les
produits s’exportent dans tout le Maghreb; à une jour-
née et demie d’Almeria, et faisant partie de cette pro-
vince, se trouve la mine de plomb de Delâya (Dallas) et
une autre de fer à Bekkârich, à la même distance d’Al-
meria et dans la même province ; entre Xativa et Dénia,

— 311 —

à une demi-journée de celle-ci, il y a une mine de fer à
Awriba. Telles sont toutes les mines de l’Espagne. Quant
à Tor, on le fait venir du Soudan.

[P. 265] Grands fleuves du Ifoghreb

On trouve d’abord en Ifrîk’iyya, à une demi-étape de
Tunis, le fleuve nommé Badjarda [Bagrada ou Medjerda],
qui prend sa source dans une montagne de la région et
se jette dans la Méditerranée. Il y a ensuite le fleuve de
Bougie ou le Wâdi Kebîr, qui fait l’agrément de cette
ville et le long duquel sont situés les jardins et les châ-
teaux. Entre Tlemcen et Ribât’ Tâzâ, on trouve la
Molwiya (Molouya), qui se jette aussi dans la Méditer-
ranée. Le Seboû contourne Fez à TEst et à l’Ouest et
est peu éloigné d’une autre grande rivière, la Wargha;
tous deux ont leur embouchure dans la Grande-Mer ou
Océan, après que leurs eaux se sont mêlées à l’endroit
dit Ma’moûra. Entre Salé et Mîknâsa, on rencontre le
ytthi (1), qui se jette aussi dans l’Océan; ensuite la “^cJa^
rivière de Salé déjà citée. Entre Salé et Merrâkech, à trois
étapes de celle-ci, coule l’Oumm Rebî*, qui prend sa
source à Wônsifan, dans les montagnes des Çanhâdja,
et se jette aussi dans l’Océan. A quatre milles de Merrâ-
kech, on trouve le Tânesîft, que l’on franchit sur un
très grand pont. Viennent ensuite la rivière de Soûs el-
Ak’ça et celle de Chefchâv^a, dans le pays des H’âh’a.
Elles se jettent toutes dans l’Océan. Telles sont dans le
Maghreb les rivières qui roulent un volume d’eau assez
considérable et qui ne tarissent ni en été, ni en hiver;
nous passons sous silence les petits oued et les rivières
qui restent à sec pendant l’été.

(i) Il s’agit probablement de l’oued Beh t de nos cartes, qui se
perd dans le marais de Ma*moûra, entre Salé et Mefidiyya (voir
Cerbères, table géographique: Bekri,^. 305).

— 312 —

L’Espagne, ses villes et ses fleuves

Connue dès longtemps chez les Roûm sous le nom
d’Echbâniya, cette péninsule a des limites que nous avons
données au commencement de ce livre, ce qui nous
dispense de les redire ici. Autrefois les habitants en
étaient [P. 266] Çabéens, c’est-à-dire qu’ils adoraient les
astres dont ils s’efforçaient de se concilier Tinfluence
et qu’ils tâchaient de se rendre favorables par des sacri-
fices de divers genres : c’est ce qu’attestent des talis-
mans qu’on y trouve et qui proviennent des anciens. Ils
se convertirent ensuite au christianisme, lors de la
prédication de cette religion par les adeptes du Messie.
Devenue partie de l’empire romain, cette contrée rece-
vait comme gouverneurs ceux que lui envoyait l’em-
pereur et qui avaient pour capitale T’âlik’a, grande ville
située à deux parasanges de Séville et dont les traces
sont encore visibles de nos jours. Les Goths, qui étaient
une tribu franque, en firent ensuite la conquête et en
expulsèrent les anciens maîtres, qu’ils refoulèrent dans
Rome, leur ville principale; eux-mêmes firent de cette
contrée un très grand royaume, qui dura près de trois
cents ans et qui avait pour capitale Tolède, située pres-
qu’au centre de la Péninsule. Leur autorité s’y maintint
jusqu’à la conquête musulmane, qui eut lieu en ramad’àn
92, comme nous l’avons dit au début de cet ouvrage. Les
nouveaux maîtres choisirent Cordoue comme capitale
et centre de l’administration de toutes les affaires gou-
vernementales. Cette ville conserva le même caractère
jusqu’aux troubles amenés par la chute des Omeyyades
d’Espagne, à la mort de H’akem Mostançer, lorsque le
pouvoir tomba entre les mains d’Aboû ‘Amir Moh’ammed
b. Aboû *Amir et de son fils au détriment de Hichâm
Mo’ayyed b. H’akem Mostancer, faits narrés plus haut.

Après cet exposé sommaire des vicissitudes histori-
ques de la Péninsule, j’en viens à ce qui frappe au pre-

— 313 —

mier abord les regards de quiconque porte son attention
sur les limites et les villes de ce pays. Les deux mers
Méditerranée et Océane, cela a été dit, se réunissent vis-à-
vis Ceuta ; le détroit se resserre progressivement jusqu’au
point où les deux côtes sont le plus rapprochées, entre
K’açr Maçmoùda en Afrique et Tarifa en Espagne, pour
ensuite s’élargir; [P. 267) il commence du côté de Tan-
ger à la montagne dite T’araf Echbertâl (cap Spartel) en
saillie sur l’Océan, et finit à la montagne qui est à Test
de Ceuta. En faisant la traversée de Ceuta en Espagne,
on aborde à la ville d’Algéziras, et à Tarifa si l’on part de
K’açr Maçmoùda. A proprement parler, Algéziras est
sur le littoral de la Méditerranée et Tarifa sur le littoral
de l’Océan ; une distance de dix-huit milles sépare ces
deux endroits. A Pest d’Algéziras se trouve la montagne
nommée Djebel el-Fath’ ou Djebel T’ârîk’, qui a une
pointe, le T’araf el-Fath’, en saillie sur la mer; c’est là
que se trouve, pour l’Espagne, le confluent des deux
mers.

Après avoir parlé du détroit, venons-en aux villes, qui
sont en grand nombre, mais dont la plupart sont aux
mains des chrétiens. Je vais énumérer celles qu’ils pos-
sèdent actuellement tant à l’Est qu’à l’Ouest, mais sans
m’arrêler aux distances qui les séparent entre elles, la
présence des chrétiens ne permettant pas de les savoir.
La première à la frontière nord-est sur la Méditerranée
est Barcelone, ensuite Tarragone, puis Tortose; ces trois
villes sont situées sur la Méditerranée (Dieu les veuille
rendre aux musulmans!). Dans cette même direction,
mais dans l’intérieur des terres, on trouve Saragosse,
Lérida, Fraga et K’aPat Ayyoùb (Calatayud) : toutes
appartiennent au prince qui règne à Barcelone et forment
le pays appelé Aragon. Dans la région nord-ouest on
trouve Tolède, Cuenca, Ouk’lîdj (Ucles JiJS\ d’Édrisi),
T’alabeyra (Talavera), Makkèda (Moquedat), Machrît*
(Madrid), Wabdh (Huete îSjj d’Édrisi), Avila et Cho-
k’oûbiya (Ségovie), [P. 268] qui toutes appartiennent à

22

— 314 –

Alphonse et forment le pays de Castille. Le royaume
voisin de ce dernier, un peu vers le Nord, est celui de
Loyoûn (Léon), où règne El-Baboûdj et où il y a aussi
beaucoup de villes : Zamora^ Salamanque, Es-Sibt’ât
(Ciudad Rodrigo), Coïmbre. Le royaume de POuest,
situé sur POcéan et gouverné par Ibn er-Rîk’, renferme
les villes de Lisbonne, de Santarem, de Béja, de Cintra,
de Saint-Jacques, d’Évora et beaucoup d’autres dont je
ne me rappelle pas les noms. Telles sont les villes appar-
tenant aux chrétiens et voisines des possessions musul-
manes; mais par delà, du côté du pays des Roûm, 11 y a
beaucoup d’autres villes peu connues chez nous à cause
de leur éloignement et de leur situation en plein pays
chrétien : jamais les musulmans n’en ont été maîtres,
car lors de la conquête ils ne soumirent que la plus
grande partie, mais non la totalité de la Péninsule.

Je vais énumérer maintenant les villes appartenant en-
core aux musulmans, en disant clairement le nombre d’é-
tapes qui les séparent les unes des autres et leur plus ou
moins de proximité de la mer. De nos jours, la première
possession musulmane en Espagne est le petit fort de
Peniscola sur le bord de la Méditerranée, à trois étapes
de Valence; voisin du territoire chrétien, il est à deux
étapes ou un peu plus de Tortose. Vient ensuite Valence,
quijouit d’une grande fertilité et d’un climat très tem-
péré, et que les Espagnols appelaient autrefois Mot’ayyeb
el-Andalos (bouquet de l’Espagne); Mot’ayyeb veut dire
chez eux un bouquet formé de fleurs odorantes où
figurent le narcisse, le myrthe, etc., et Valence fut ainsi
appelée à cause de ses nombreux arbres et du parfum
qu’ils exhalent. De Valence à la Méditerranée, 11 y a près
[P. 269] de quarante milles. On trouve ensuite, à deux
étapes de là, la ville de Chât’iba (Xativa) et, entre les
deuxja petite villede Djezîrat ech-Chok’r (Alcocer ?) appe-
lée île (djezîra) parce qu’elle est au milieu d’une grande
rivière qui l’entoure de tous côtés et qu’on n’y a accès
que par le pont. De Xativa à Dénia, qui est sur la Môdi-

— 3i5 —

terranée, il y a une pleine Journée de marche, et de
Xativa à Murcié, qui est à dix parasanges de là Médi*
terranée, il y a trois jours. De Murcie à Grenade, on
compte sept étapes. La même région renferme, en outre,
d’autres petites villes intermédiaires : près de Murcie le
fort de Lorca, celui de Bellis (Vêlez?), celui de K’olya (t),
puis la petite ville de Bast’a (Baza) et celle, à un jour de
Grenade, de Wâdi-âch ou aussi Wâdi’ 1-achi (Guadix),
comme j’ai entendu les poètes le prononcer dans leurs
vers. Tous ces lieux se trouvent entre Grenade et Murcie.
Vis-à-vis Wâdi-âch, et à deux fortes étapes, se trouve
la ville bien connue d’Alméria, qui est sur la Méditer-
ranée et dont les remparts sont battus par les vagues.
Après Alméria, et toujours sur la Méditerranée, qui
baigne aussi les remparts de cette petite ville, on trouve
le fort d’Almunecar, séparé par quatre étapes d’Alméria
et par trois de Malaga. De cette dernière à Algéziras, il y
a trois fortes étapes. C’est à Algéziras ou à Djebel el-
Fath’, nous Pavons dit, que se trouve le confluent des
deux mers. Les villes musulmanes de TEspagne sur le
littoral méditerranéen sont donc Algéziras, Malaga,
Almunecar, Alméria et Dénia, ces deux dernières étant
à environ huit étapes Pune de l’autre; au delà de Dénia,
on trouve le fort déjà cité de Peniscola. Toutes ces villes
sont en contact immédiat avec la mer, [P. 270] tandis que,
comme nous l’avons dit, Valence en esta près de quatre
milles.

Parlons maintenant de celles de l’intérieur. Grenade
est à quarante milles de la mer, soit à une forte journée
0u à deux petites. Deux étapes séparent Grenade de
Jaën, qui est à trois étapes de la Méditerranée et à deux
de Cordoue. 11 a été dit que celle-ci resta la capitale et
le centre gouvernemental de l’Espagne musulmane jus-
qu’à la chute des Omeyyades ; elle arriva à un degré de
force et à un nombre d’habitations et d’habitants tels
que nulle ville n’y arriva jamais. D’après Ibn Feyyâd’
dans sa chronique de Cordoue, il y avait, rien que dans

— 316 —

le faubourg oriental de cette ville, cent soixante-dix
femmes occupées à transcrire le Koran en caractères
koùfiques. Par ce qui se faisait dans un seul quartier,
qu’on juge de l’ensemble de la ville ! Elle renfermait trois
mille porteurs du bonnet dit k’alansowa, que pouvaient
alors porter ceux-là seuls qui étaient capables de donner
des consultations juridiques. J’ai ouï dire en Espagne
par plus d’un cheykh du pays qu’à trois parasanges de
Cordoue les piétons étaient encore éclairés par les
lumières de la ville. C’est là que se trouve la grande
mosquée cathédrale bâtie par Aboû’ 1-Mot’arref *Abd er-
Rah’mân b. Moh’ammed surnommé En-Nâçir li-Dîn
Allah, et à laquelle son flls H’akam Mostançir fit des
additions encore reconnaissables aujourd’hui. D’après
Aboû Mervvân b. H’ayyân dans sa chronique de Cordoue,
le peuple, après les additions faites à la mosquée par
H’akam, s’abstint pendant plusieurs jours d’y aller prier.
Le prince, qui l’apprit, en demanda le motif, et il lui fut
répondu qu’on disait dans le peuple ne pas savoir quelle
était la provenance des sommes dépensées dans ces
constructions. Alors il fit venir le k’âd’i Aboû ‘1-H’akam
Mondh’ir b. Sa’îd Balloùt’i, [P. 271] assisté de ses témoins
instrumentaires (1), et se tournant dans la direction de
la Mekke, il jura dans les formes légales habituelles
qu’il n’y avait pas dépensé un dirhem qui ne provînt du
quint du butin. Quand le serment prêté par le prince fut
connu, on retourna prier dans la mosquée. C’était aussi
avec le produit du quint que son père en avait payé la
construction, et ce fut de l’argent de même provenance
qui solda les agrandissements qu’y fit postérieurement
Aboû ‘Amir Moh’ammed b. Aboû *Amir. Cette mosquée
tout entière bâtie avec le produit du quint, est très véné-

(1) Diaprés Ibn el-Faradhi (éd. Godera, II, p. 17), qui fait un
grand éloge de ce juge et savant, Balloûfi, qui était d’origine ber-
bère, mourut en 355. — On sait que la présence de deux témoins
Si il*”. .-. hommes de bien (v^tgftti^Sfi^^Bt^aef^/) est indispensable pour certifier

l’authenticité des actes ou des jugements du k’âd’i.

— 317 —

rée en Espagne et regardée comme sainte; nulle invo-
cation relative à cette vie ou à l’autre ne s’y fait qui ne
soit exaucée, c’est un fait bien connu partout. Maintes
personnes racontent que quand Alphonse entra en 503
dans la ville, les Chrétiens pénétrèrent dans le temple
avec leurs chevaux et y passèrent deux jours, mais que
ces animaux attendirent, pour satisfaire leurs besoins
naturels, d’en être sortis. Cette anecdote repose sur une
suite de témoignages sérieux et a cours à Cordoue. Il
existe plusieurs ouvrages composés par des Espagnols
et traitant des mérites de cette ville, de son histoire, de
ceux des gens de bien, des hommes distingués et des
savants qui y sont nés ou qui s’y sont établis.

Trois étapes séparent Cordoue de Séville, capitale
actuelle de l’Espagne musulmane, autrefois appelée
H’imç (Emesse) parce que, lors de la conquête, les corps
de troupes (djond) d’Emesse de Syrie s’y fixèrent. Cette
ville dépasse toute description et est au-dessus de tout
qualificatif. Elle est située au bord d’un grand fleuve
qui prend sa source dans la montagne de Segura et qui,
grossi par de nombreux affluents, n’y arrive que sous
la forme d’une véritable mer ; les vaisseaux venant de
l’Océan le remontent et viennent jeter l’ancre à la porte
même de la ville, qui est distante de l’Océan de soixante-
dix milles ou deux étapes. Autrefois capitale des Benoù
‘Abbâd, elle devint le séjour des Maçmoùda lorsque
ceux-ci passaient en Espagne; c’était delà que partaient
leurs ordres, là que résidait le pouvoir. Ils y élevèrent
de grands palais, y amenèrent de l’eau, [P. 272] y firent
des plantations, et la ville n’en devint que plus belle.

Il y a cinq étapes de Séville à Silves, sur le littoral de
l’Océan, et dans l’intervalle, dans l’ouest de l’Espagne,
se trouvent plusieurs petites villes, Niebla, le fort de
Mertola, Tavira, El-*01yâ (Loule î), Chantamariya (Sainte-
Marie d’Algarve).

De Cordoue à la Méditerranée il y a cinq étapes. Cette
ville est arrosée par le même cours d’eau que Séville, ‘

— 318 –

mais celle-ci est plus ]L)as, et le développement considé-
rable qu’a pris le fleuve permet aux navires d’y arriver;
on peut, comme sur le Nil, se rendre en barque de Tune
à l’autre de ces villes. Deux étapes séparent Séville de
Xérès, qui est à trois étapes de la mer. — V.oilà tout ce
qui concerne les villes du Maghreb et de l’Espagne et les
distances approximatives qui les séparent; je connais
les unes pour en avoir fait le voyage par moi-même, j’ai
recueilli les autres d’après des renseignements prove-
nant de voyageurs.

Je crois qu’il est bon d’énumérer ici les grands fleuves
dont il est le plus parlé en Espagne. Le premier, vers
l’Est, est le fleuve de Tortose, gros cours d’eau qui
prend sa source dans des montagnes de cette région,
arrose Tortose et se jette dans la Méditerranée, à douze
milles de là. Le fleuve de Murcie, aussi tributaire de la
Méditerranée, a également sa source dans la montagne
de Segura, comme le fleuve de Séville; mais les deux
rivières se séparent bientôt, l’une coulant vers Murcie
et l’autre vers Séville. Le grand fleuve de Séville, après
avoir pris sa source au lieu indiqué, reçoit de nombreux
cours d’eau, de sorte qu’à son arrivée à Séville, il a
l’aspect d’une mer; il se jette dans l’Océan. [P. 273] Le
Tage est un cours d’eau considérable dans la région
chrétienne; il arrose Tolède et Santarem, qui sont à près
de dix étapes l’une de l’autre; Lisbonne, à trois étapes
de Santarem, est sur le même fleuve, qui se jette dans
l’Océan. Tels sont les fleuves bien connus de l’Espagne.

Ici finit, gloire à Dieu I l’ouvrage que j’ai écrit sur la
demande de notre Maître ; partout j’y suis resté fidèle à
mon habitude de résumer, et j’ai omis les noms des
bourgades, hameaux, petites rivières, etc., quand ils
n’étaient pas nécessaires et que leur omission ne trou-
blait pas l’exposé des faits. Si mon travail répond à
ce que voulait notre Maître, qu’il lui convienne et satis-
fasse à ce qu’il demandait^ ce sera pour moi la plus

— 319 —

extrême satisfaction, le suprême désir à la réalisation
duquel j’ai toujours consacré mes efforts et mes soins,
le but auquel j’ai tâché d’atteindre. Si j’ai échoué, je ne
suis pas le premier de qui le résultat aura trahi les
efforts, le premier qui ji’aura pu réaliser ses intentions
et accomplir ce qu’il s’était promis. C’est auprès de Dieu
que je cherche la protection, à lui que je demande de
me diriger, sur lui que je m’appuie.
Achevé d’écrire le samedi 23 cyom&da II 621.