Quinte Curce, Ier s. n-è : Epopée d’Alexandre en Transoxiane :

 […]

Bessus, avec une poignée d’amis qui lui étaient restés fidèles, traversa l’Oxus, ayant soin de brûler les barques qui avaient servi à son passage, pour que l’ennemi ne pût en profiter, et alla rassembler de nouvelles troupes en Sogdiane. Cependant Alexandre, comme on l’a dit, avait franchi le Caucase ; mais le manque de blé avait presque mis la famine dans son armée. Avec le suc exprimé du sésame, ils frottaient leurs membres comme avec de l’huile, mais chaque amphore de ce suc se vendait 240 dn ; celle de miel, 390 et celle de vin, 300. On ne trouvait presque point de blé. Les Barbares appelaient siri des greniers souterrains si adroitement pratiqués, que ceux-là seuls qui les ont creusés peuvent les reconnaître; c’est là qu’étaient enfouis leurs grains.

À défaut de cet aliment, les soldats se nourrissaient d’herbages et de poissons de rivière. Cette ressource commençait à leur manquer, lorsque l’ordre leur fut donné de tuer les bêtes de somme qui portaient les bagages: ce fut la chair de ces animaux qui les soutint jusqu’à leur arrivée dans la Bactriane. Le sol de la Bactriane est varié dans sa nature et dans ses productions: en quelques endroits, la vigne et d’autres arbres croissent en foule, et donnent des fruits abondants et savoureux; la terre, naturellement grasse, est arrosée par une multitude de sources; les parties les plus fertiles sont semées de blé; le reste est livré aux troupeaux en pâturages.

Mais il est une vaste étendue de cette même contrée que couvrent des sables stériles : la terre, dans sa désolante sécheresse, est sans habitants et sans productions: lorsque les vents soufflent du Pont-Euxin, ils balayent devant eux tout ce qu’il y a de sable dans les plaines, et, en s’amoncelant, ce sable offre de loin l’aspect de hautes collines, en même temps que toute trace des anciens chemins est effacée. Aussi ceux qui voyagent dans ces plaines, semblables aux navigateurs, observent, pendant la nuit, le cours des astres, d’après lequel ils dirigent leurs pas; et les ombres de la nuit fournissent, en quelque sorte, plus de clarté que le jour même. C’est ce qui fait que de jour ce pays est impraticable aux voyageurs, la terre ne leur offrant aucune trace pour les conduire, et la lumière des astres s’éteignant au milieu des brouillards. Ajoutez que, si par hasard le vent qui souffle de la mer vient à les surprendre, il les ensevelit sous le sable. Mais aux lieux où le sol est plus fertile, les hommes et les chevaux naissent en grand nombre, témoin les trente mille cavaliers qu’avait fournis la Bactriane. Bactres, capitale de la province, est située au pied du mont Parapamise. Le Bactrus baigne ses murs, et c’est cette rivière qui a donné son nom à la ville et au pays. Le roi venait de s’y arrêter, lorsqu’il reçut, de Grèce, la nouvelle de la défection des Lacédémoniens et de tout le Péloponnèse: car la révolte n’était pas encore étouffée au départ des envoyés qui devaient lui en annoncer la naissance. En même temps lui arrive le bruit d’un péril plus menaçant: les Scythes des contrées au-delà du Tanaïs viennent, dit-on, au secours de Bessus; et, pour dernière nouvelle, on lui apportele récit des opérations de Caranus et d’Érigyius au pays des Ariens. Un combat s’était engagé entre les Ariens et l’armée macédonienne.

Bataille de la Bactriane

Le transfuge Satibarzanès commandait les Barbares ; voyant que, par la force égale des deux armées, l’action languissait, il poussa son cheval aux premiers rangs, et, ôtant son casque, en même temps qu’il arrêtait ceux qui lançaient leurs traits, il offrit le combat à qui voudrait se mesurer avec lui corps à corps, déclarant qu’il se battrait tête nue. Cette arrogance du Barbare enflamma le courroux du général macédonien Érigyius, déjà vieux, mais égal aux plus jeunes pour la vigueur de l’âme et du corps. Désarmant sa tête et découvrant ses cheveux blancs: “Le jour est venu, dit-il, où je montrerai, en sachant vaincre ou mourir avec gloire, ce que sont les amis et les soldats d’Alexandre.” Et, sans en dire davantage, il poussa son cheval contre l’ennemi. On eût dit que l’ordre avait été donné aux deux armées de suspendre leurs coups: du moins, reculèrent-elles pour laisser le champ libre aux combattants; uniquement occupées de ce que le sort allait prononcer sur elles, aussi bien que sur leur chef, dont elles ne pouvaient manquer de suivre la destinée. Le Barbare lança le premier son javelot, qu’Érigyius évita par un léger mouvement de tête. Pressant à son tour les flancs de son cheval, celui-ci enfonça sa lance dans la gorge du Barbare avec tant de force, qu’elle sortit par la nuque. Renversé de son cheval, Satibarzanès se défendait encore; mais Érigyius, retirant sa lance de la blessure, la dirige de nouveau contre le visage de son adversaire, qui saisit l’arme de sa main, et, pour hâter sa mort, seconde le bras qui le frappe. Les Barbares, privés de leur chef, qu’ils avaient suivi par nécessité plutôt que par choix, se rappelèrent alors les bienfaits d’Alexandre, et rendirent les armes à Érigyius. Le roi se réjouit de ce succès; mais il n’était pas rassuré sur la révolte des Spartiates, quelque grandeur de courage qu’il eût montrée en l’apprenant: “ils n’avaient pas osé, disait-il, découvrir leurs projets avant de le savoir parvenu aux frontières de l’Inde.” Cependant il fit marcher son armée à la poursuite de Bessus, et rencontra Érigyius qui venait au-devant de lui, portant les dépouilles de Satibarzanès, en trophée de sa victoire.

Passage dans le désert :

Ayant remis à Artabaze le gouvernement de la Bactriane, Alexandre y laissa les bagages et les équipages de l’armée, avec une garnison. Il entra alors, suivi de ses troupes légères, dans les déserts de la Sogdiane, marchant toujours pendant la nuit. L’eau manquait, comme nous le disions tout à l’heure, et la soif s’allumait plutôt par le désespoir que par le besoin de boire. Dans l’espace de 400 stades, on ne rencontre pas la moindre humidité. L’ardeur du soleil embrase les sables, et, une fois enflammés, ils se répandent au loin comme un incendie sans limite qui dévore tout. Un brouillard s’élève ensuite, produit par l’excessive chaleur de la terre, et dérobe la lumière ; ce qui donne aux campagnes l’aspect d’une mer vaste et profonde. La marche de nuit semblait tolérable par le soulagement qu’apportaient aux corps la rosée et la fraîcheur du matin. Mais la chaleur commence avec le jour même; tout ce qu’il y a d’humidité naturelle est absorbé par la sécheresse, qui dessèche la bouche, et brûle jusqu’au fond des entrailles. Aussi ce fut le courage d’abord, puis les forces qui les abandonnèrent ; il leur était également pénible de s’arrêter et de marcher. Un petit nombre, conduits par des guides qui connaissaient le pays, avaient trouvé de l’eau les premiers: pendant quelque temps leur soif en fut apaisée; mais avec la chaleur croissante revenait le besoin de se désaltérer. Il fallut leur verser tout ce qu’il y avait de vin et d’huile; et tel était le plaisir qu’ils trouvaient à boire, qu’ils ne s’inquiétaient plus du retour de la soif. Bientôt cependant, appesantis par l’abus qu’ils avaient fait de ces boissons, ils ne pouvaient plus porter leurs armes, ni faire un pas en avant; et ceux à qui l’eau avait manqué se trouvaient bien plus heureux, en voyant leurs compagnons forcés de rejeter celles qu’ils avaient prise sans mesure.

Tant de calamités affligeaient le roi ; ses amis, qui l’environnaient, le suppliaient de songer à lui: “Sa grande âme, lui disaient-ils, pouvait seule soutenir l’armée défaillante.” À ce moment, deux des éclaireurs qui étaient allés en avant pour choisir l’emplacement du camp, arrivèrent chargés d’outres remplies d’eau. Ils les apportaient à leurs fils, qu’ils savaient faire partie de ce corps d’armée et souffrir cruellement de la soif. Alexandre les rencontra, et l’un d’eux, ouvrant aussitôt son outre, remplit un vase qu’il portait en même temps, et le présenta au roi. Il le prend, et leur demande à qui cette eau était destinée. Ils lui répondent que c’est à leurs fils. Alors, leur rendant la coupe pleine comme il l’avait reçue: “Je ne saurais, dit-il, boire seul, ni partager entre tous si peu de chose. Courez donc donner à vos enfants ce que vous avez apporté pour eux.”Enfin, aux approches de la nuit, il arriva sur les bords de l’Oxus.

De l’Oxus :

Mais une grande partie de l’armée n’avait pu le suivre; il fit donc allumer des feux sur une hauteur, pour que ceux qui avaient peine à suivre reconnussent qu’ils n’étaient pas loin du camp. Quant aux autres, arrivés avec lui les premiers, il les fit boire et manger en toute hâte pour reprendre des forces, et leur commanda de remplir, soit des outres, soit toute autre espèce de vases bons à transporter de l’eau, et d’aller au secours de leurs compagnons. Mais en buvant avec trop d’avidité, il y en eut qui s’étouffèrent et moururent, et le nombre en fut bien plus grand que celui des hommes que perdit Alexandre en aucune de ses batailles. Pour lui, encore revêtu de sa cuirasse, et sans avoir pris de boisson ni de nourriture, il se tenait sur le chemin par où venait l’armée: et il ne se retira pour prendre soin de sa personne, qu’après s’être assuré par ses yeux de l’arrivée de tous les traînards; il passa la nuit même au milieu d’une extrême agitation d’esprit et d’une veille perpétuelle. Le jour suivant ne fut guère plus heureux: on n’avait pas de bateaux, et il était impossible de construire un pont, le terrain qui environnait le fleuve étant entièrement nu et stérile, surtout en bois. Il fallut donc prendre le seul parti que conseillait la nécessité: des outres remplies de paille furent distribuées en aussi grand nombre qu’il était possible de le faire; et les soldats, en y appuyant leurs corps, traversèrent le fleuve à la nage: les premiers arrivés se tenaient sous les armes, pendant que les autres passaient. Ce ne fut, de cette manière, qu’au bout de six jours qu’il transporta son armée sur l’autre rive.

En Transoxiane :

Déjà il se préparait à marcher à la poursuite de Bessus, lorsqu’il apprit ce qui se passait dans la Sogdiane. Spitaménès était, de tous les amis de Bessus, celui qu’il avait le plus comblé de sa faveur ; mais il n’est pas de bienfaits qui puissent désarmer la perfidie, quoiqu’en cette occasion elle eût quelque chose de moins odieux, et que, contre un traître, meurtrier de son roi, comme l’était Bessus, tout moyen semblât permis.

Venger Darius fut le prétexte spécieux qu’il donnait du complot; mais c’était la fortune de Bessus, et non son crime, que l’on haïssait. Aussitôt donc que lui est parvenue la nouvelle qu’Alexandre a passé l’Oxus, Spitaménès fait part de ses projets à Dataphernès et Catanès, les plus intimes confidents de Bessus.

Ils adoptent ses propositions avec plus d’empressement même qu’on ne le leur demandait ; et, après s’être assurés de 8 jeunes gens d’une intrépidité reconnue, ils emploient le stratagème suivant. Spitaménès se rend près de Bessus et, ayant fait éloigner tous les témoins, lui déclare que Dataphernès et Catanès conspirent contre lui: qu’au moment où ils se préparaient à le livrer à Alexandre, il les a arrêtés et les tient dans les fers. Bessus, dans la reconnaissance qu’il croit devoir à un si grand service, se répand en actions de grâces, et, impatient de punir les coupables, ordonne qu’on les lui amène.

Ceux-ci, qui s’étaient fait volontairement attacher les mains, arrivèrent traînés par leurs complices : soudain Bessus, les regardant d’un œil menaçant, se lève, la main prête à les frapper. Mais les conjurés, cessant de feindre, l’entourent, et le chargent de liens, malgré sa résistance: ils lui arrachent en même temps de la tête le diadème royal, et déchirent la robe dont il avait dépouillé le roi, sa victime, pour s’en revêtir. Bessus reconnut que sa perte était l’ouvrage des dieux vengeurs de son crime : il ajouta qu’ils n’avaient pas été contraires à Darius, puisqu’ils lui accordaient cette satisfaction; mais qu’ils étaient bien favorables à Alexandre, puisque ses ennemis même avaient toujours travaillé à sa victoire. Peut-être la multitude allait-elle prendre parti pour Bessus, si ceux qui l’avaient arrêté, en répandant le faux bruit qu’ils avaient agi par ordre d’Alexandre, n’eussent frappé de terreur les esprits encore flottants. Ils le placent sur un cheval, et l’emmènent pour le livrer à Alexandre. Cependant le roi, ayant retiré de son armée neuf cents hommes environ, dont le service était expiré, leur donna deux talents par cavalier, et trois mille deniers par fantassin; puis, après leur avoir recommandé de faire des enfants, il les renvoya dans leurs foyers. Il y en eut d’autres qui lui offrirent de servir jusqu’à la fin de la guerre, et qu’il remercia de leur dévouement.

Massacre des hellènes Branchides

On était arrivé devant une petite ville, habitée par les Branchides. Jadis, à l’époque où Xerxès revint de Grèce, les Branchides, par son ordre, avaient quitté Milet, et étaient venus s’établir en cet endroit, forcés de s’exiler pour avoir profané, par complaisance pour ce monarque, le temple d’Apollon Didyméen. Les mœurs de leur ancienne patrie ne s’étaient point encore perdues; mais déjà ils parlaient un double langage, où s’étaient mêlés peu à peu, en se corrompant, leur idiome naturel et l’idiome barbare. Ils reçurent le roi avec des transports de joie, remettant entre ses mains et leur ville et leurs personnes. Mais Alexandre ordonna de convoquer les Milésiens qui servaient sous ses drapeaux. Les Milésiens nourrissaient une vieille haine contre la famille des Branchides. Le roi abandonna donc ces derniers à leur discrétion, soit qu’ils conservassent le souvenir de leur trahison, soit qu’ils se laissassent fléchir par le souvenir d’une commune origine. Comme les avis étaient partagés, il leur déclara qu’il déciderait lui-même ce qu’il y avait de mieux à faire. Le lendemain, les Milésiens étant venus le trouver, il ordonne aux Branchides de le suivre; et, arrivé aux portes de leur ville, il y entre accompagné d’un détachement. La phalange reçut l’ordre d’investir les murailles, et, à un signal donné, de piller cette ville, asile de la trahison, et d’en égorger les habitants jusqu’au dernier. De tous côtés, ces malheureux sans défense sont massacrés; et ni la communauté de langage, ni les vêtements sacrés des suppliants, ni leurs prières ne peuvent désarmer la cruauté des bourreaux. Enfin, pour anéantir leur ville, et n’en laisser aucune trace, les murailles en furent minées jusqu’en leurs fondements. Dans leur fureur, que rien n’arrêtait, les Macédoniens ne se contentèrent pas d’abattre, ils allèrent jusqu’à déraciner les arbres des bois sacrés, pour que leurs racines même, arrachées, ne laissassent plus qu’un vaste désert et un sol au loin stérile. Si ces rigueurs eussent été imaginées contre les auteurs mêmes de la trahison, on pourrait les regarder comme une juste vengeance, et non comme une barbarie; mais ce furent alors des arrière-neveux qui expièrent la faute de leurs ancêtres, des hommes qui n’avaient jamais vu Milet, loin d’avoir pu livrer cette ville à Xerxès.

De là, Alexandre marcha sur le Tanaïs. En ce moment lui fut amené Bessus, garrotté, et, pour comble d’affront, dépouillé de toute espèce de vêtement. Spitaménès le conduisait par une chaîne qu’il lui avait passée autour du cou: spectacle agréable aux Barbares, non moins qu’aux Macédoniens. “J’ai voulu, dit alors Spitaménès, venger à la fois mes deux maîtres, toi et Darius, et c’est pourquoi je t’ai amené cet assassin de son roi, m’étant saisi de lui, selon l’exemple qu’il en a donné lui-même. Puisse Darius ouvrir les yeux à ce spectacle! puisse-t-il sortir de la tombe, ce monarque si peu digne de son horrible fin, si digne de cette consolation!”Alexandre, après avoir comblé d’éloges Spitaménès, se tourna vers Bessus: “Quelle bête féroce, lui dit-il, a versé sa rage dans ton cœur, pour que tu aies eu l’audace d’enchaîner d’abord et puis d’assassiner un roi, ton bienfaiteur? Mais en usurpant le titre de roi, tu t’es payé de ce parricide.” Bessus n’osait prononcer un seul mot pour justifier son crime: “S’il avait, dit-il, pris le nom de roi, c’était afin de pouvoir remettre ses provinces à Alexandre: en tardant à le faire, il eût laissé la place à un autre usurpateur.”Cependant Alexandre fit approcher Oxathrès, frère de Darius, qu’il comptait parmi les gardes de sa personne, et ordonna qu’on lui livrât Bessus pour être mis en croix, les oreilles et le nez coupés, et être ensuite abandonné aux flèches des Barbares, qui veilleraient aussi sur son corps, et empêcheraient jusqu’aux oiseaux de proie d’y toucher. Oxathrès promit de se charger de tout: “Pour les oiseaux seulement, ajouta-t-il, nul autre que Catanès n’était capable de les écarter.” Il voulait ainsi faire connaître la merveilleuse adresse de cet homme. Catanès, en effet, visait d’une main si sûre, qu’il atteignait même les oiseaux au vol. Et quoique cette habileté à tirer de l’arc puisse paraître moins étonnante chez un peuple où l’usage en était si ordinaire, elle n’en fut pas moins un grand sujet d’admiration, et fit beaucoup d’honneur à Catanès. Des présents furent ensuite distribués à tous ceux qui avaient amené Bessus. Du reste, on différa son supplice, afin qu’il fût mis à mort au lieu même où il avait tué Darius.

Cependant les Macédoniens, s’étant écartés en désordre pour aller aux fourrages, furent surpris par un parti de Barbares descendus des montagnes voisines; il y en eut toutefois plus de pris que de tués: quant aux Barbares, chassant devant eux leurs prisonniers, ils regagnèrent la montagne. Ces brigands étaient au nombre de vingt mille: ils attaquent leur ennemi avec des frondes et des flèches. Tandis que le roi les assiège et qu’il combat aux premiers rangs, il est atteint à la jambe d’une flèche, dont la pointe y reste enfoncée. Les Macédoniens, frappés de tristesse et de stupeur, le reportent au camp. Les Barbares s’aperçurent bien qu’on l’avait enlevé du champ de bataille: car, de leurs hauteurs, ils avaient tout vu. Ils envoyèrent donc, le lendemain, des députés au roi; Alexandre les fit sur-le-champ introduire; et, détachant les bandes qui entouraient sa blessure, pour leur en déguiser la gravité, il leur montra sa jambe. Invités à s’asseoir, ils déclarèrent que les Macédoniens n’avaient pas été plus affligés qu’eux-mêmes en apprenant la blessure du roi; s’ils en eussent connu l’auteur, ils le lui auraient livré: car il n’appartenait qu’à des sacrilèges de combattre contre les dieux; que, du reste, cédant à son courage, ils se remettaient à sa discrétion. Le roi, après leur avoir donné sa foi et recouvré ses prisonniers, reçut ce peuple en son obéissance. L’armée s’étant remise en route, on le plaça sur une litière de campagne que fantassins et cavaliers se disputaient l’honneur de porter. Les cavaliers, au milieu desquels le roi était accoutumé à combattre, prétendaient que c’était une de leurs prérogatives. Les fantassins, au contraire, qui portaient habituellement leurs compagnons blessés, se plaignaient qu’on leur enlevât un privilège qui leur appartenait, alors précisément qu’il s’agissait de porter le roi. Alexandre, au milieu de ces prétentions rivales, trouvant le choix difficile, et craignant de choquer ceux qu’il écarterait, décida que les uns et les autres le porteraient à leur tour.

Prise de Maracanda :

On arriva 4 jours après devant Maracanda : les murs de cette ville couvrent un espace de 70 stades : la citadelle n’est défendue par aucune enceinte.

Après y avoir mis une garnison, Alexandre ravagea et brûla les bourgs du voisinage. Bientôt lui arrivèrent les députés des Scythes Abiens, libres depuis la mort de Cyrus, mais disposés alors à se soumettre. Ils passaient pour le plus juste d’entre les peuples barbares, ne prenant pas les armes, à moins d’être provoqués. L’habitude d’une liberté tranquille et égale pour tous, avait élevé, chez eux, les petits au niveau des grands. Alexandre leur parla avec bonté, et envoya, en même temps, aux Scythes d’Europe un de ses amis, nommé Derdas, pour leur signifier de ne point passer sans son ordre le Tanaïs, qui bornait leur territoire: sa mission était aussi de reconnaître le pays, et de s’avancer jusque chez les Scythes qui habitent sur le Bosphore.

Révolte des Sogdiens :

Le roi avait, en effet, choisi un emplacement sur les bords du Tanaïs, pour y bâtir une ville, barrière destinée à contenir et les peuples déjà soumis, et ceux qu’il comptait visiter dans la suite. Mais ce projet fut différé par la nouvelle de la défection des Sogdiens, qui entraîna aussi celle de la Bactriane.

7000 cavaliers avaient donné le signal, et les autres s’étaient rangés à leur suite. Alexandre fit venir Spitaménès et Catanès, qui lui avaient livré Bessus, ne doutant pas qu’il ne dépendit d’eux de faire rentrer les révoltés dans le devoir, en punissant les chefs de l’insurrection. Mais ils étaient eux-mêmes les auteurs de la rébellion qu’on les appelait à réprimer; c’étaient eux qui avaient répandu le bruit que le roi voulait faire venir toute la cavalerie bactrienne pour la passer au fil de l’épée: que la commission leur en avait été donnée; mais qu’ils n’avaient pu se résoudre à l’exécuter, de peur de se rendre coupables envers leurs compatriotes d’un crime impardonnable: qu’ils n’avaient pas vu avec moins d’horreur la barbarie d’Alexandre que le parricide de Bessus.

Siège de Cyropolis (Kur-Kath/Kur-Kad : Kurosh Kadê/Kurus Katha)

Les esprits, déjà émus par eux-mêmes, se laissèrent aisément entraîner à prendre les armes dans la crainte du châtiment. Alexandre, instruit de la trahison des transfuges, ordonna à Cratère d’aller assiéger Cyropolis : lui-même prit par blocus une ville de la même contrée; et, à un signal qu’il donna, la jeunesse fut massacrée : le reste de la population fut partagé entre les vainqueurs, et la ville rasée, afin de contenir les peuplades voisines par l’exemple de ce désastre. Les Mémacènes, nation puissante, avaient résolu de s’exposer à un siège, comme au parti le plus honorable à la fois et le plus sûr. Le roi, dans l’espoir d’ébranler leur opiniâtreté, leur dépêcha 50 cavaliers, chargés de les informer de sa clémence envers ceux qui se soumettraient, en même temps que de son inflexible rigueur envers les vaincus. Ils répondent qu’ils ne doutent ni de la sincérité ni de la puissance du roi; et donnent ordre à ces cavaliers de camper hors des remparts de la ville. Leur prodiguant ensuite les dons de l’hospitalité, ils attendent le moment où ils les trouvent appesantis par les vapeurs du vin et par le sommeil, pour les attaquer au milieu de la nuit, et les massacrer. Alexandre, indigné comme il devait l’être, investit la ville, et, la trouvant trop bien fortifiée pour être emportée d’un premier assaut, il s’acoint à ce siège Méléagre et Perdiccas, occupés, comme nous l’avons dit, à celui de Cyropolis.

Il avait résolu d’épargner cette dernière cité, fondée par Cyrus: car, de tous les rois de ces contrées, c’était lui qu’il admirait le plus, et avec lui Sémiramis, parce qu’en eux il croyait voir briller au plus haut degré une grande âme et des actions immortelles. Mais l’opiniâtreté des habitants enflamma sa colère; et, quand la ville fut prise, il la livra à la juste fureur d’une troupe choisie de soldats macédoniens : puis, il alla rejoindre Perdiccas et Méléagre. Mais aucune ville ne soutint le siège avec plus de vigueur que celle des Mémacènes: les plus braves soldats de l’armée macédonienne y périrent, et le roi lui-même y courut le dernier danger. En effet, une pierre le frappa si violemment à la tête, qu’un nuage épais se répandit sur ses yeux, et que, privé de sentiment, il s’évanouit. Ce qui est certain, c’est que l’armée le pleura comme si elle l’eût perdu. Mais, invincible à ce qui frappe d’épouvante les autres hommes, il n’attendit pas que sa blessure fût entièrement guérie, et n’en pressa que plus vivement le siège, la colère enflammant encore son ardeur naturelle.

Une mine fut donc pratiquée sous les murailles, et elle ouvrit une large brèche, à travers laquelle il se jeta dans la ville, et, vainqueur, ordonna de la raser. De là, il envoya à Maracanda Ménédème avec 3000 fantassins et 800 chevaux. Le transfuge Spitaménès, après en avoir chassé la garnison macédonienne, s’était renfermé dans cette ville : les habitants n’étaient pas favorables à sa défection; mais ils semblaient la partager, faute de pouvoir s’y opposer.

Alexandrie du Tanaïs (Don):

Cependant Alexandre retourne sur les bords du Tanaïs, et tout l’espace qu’avait occupé son camp, il l’entoure de murailles : l’enceinte de la ville fut de 60 stades, et il voulut que celle-là aussi prît le nom d’Alexandrie. L’ouvrage se poursuivit avec tant de rapidité, que, 17 jours après, les remparts, les maisons même de la ville furent achevés. II y avait, entre les soldats, une émulation extraordinaire ; c’était à qui montrerait le premier sa tâche achevée : car chacun avait la sienne. La nouvelle ville fut peuplée de captifs, qu’il racheta de leurs maîtres à prix d’argent; et aujourd’hui encore, après tant de siècles, le souvenir de ses premiers habitants s’est conservé, avec celui d’Alexandre, dans leur postérité.

Offensive en pays Scythe :

Le roi des Scythes, dont l’empire était alors au-delà du Tanaïs, reconnut que cette ville, bâtie par les Macédoniens sur l’autre rive, était comme un joug placé sur sa tête. Il envoya donc son frère, nommé Carthasis, avec un corps nombreux de cavalerie, pour la détruire et repousser, loin du fleuve, les troupes macédoniennes.

Le Tanaïs sépare les Bactriens des Scythes appelés Européens; il coule aussi entre l’Europe et l’Asie, auxquelles il sert de limite. Voisine de la Thrace, la nation des Scythes s’étend de l’orient au septentrion: et elle ne touche pas simplement, comme on l’a cru, aux Sarmates; elle en fait partie. De là, en droite ligne, elle occupe une autre contrée située au-delà de l’Ister, en même temps qu’elle confine à la Bactriane, c’est-à-dire aux extrémités de l’Asie. Du côté le plus rapproché du septentrion, le pays s’enfonce dans de profondes forêts et de vastes solitudes; mais ce qui s’étend vers le Tanaïs et la Bactriane offre quelques traces de culture humaine.

Alexandre, sans y être préparé, se trouvait forcé de faire le premier de tous la guerre à ce peuple: sous ses yeux manœuvrait la cavalerie ennemie, et cela, pendant qu’il était malade de sa blessure, et que la voix surtout lui manquait, affaiblie par la privation de nourriture et les douleurs qu’il éprouvait à la tête. Il appela donc ses amis en conseil. Ce n’était pas l’ennemi qui l’effrayait, mais l’embarras des circonstances: les Bactriens lui refusaient l’obéissance, les Scythes osaient même l’attaquer; et il ne pouvait se tenir debout, il ne pouvait monter à cheval, diriger ses soldats, les encourager. Au milieu du double péril qui le menaçait, accusant jusqu’aux dieux, il se plaignait d’être enchaîné dans son lit, lui dont personne n’avait pu éviter auparavant la rapidité. À peine ses soldats pouvaient-ils se défendre de croire que sa maladie ne fût pas feinte! Depuis la défaite de Darius, il avait cessé d’interroger les devins et la science de l’avenir; mais, retombant alors dans une superstition dont l’humanité est le jouet, il donna ordre à Aristandre, qu’avait adopté sa crédulité, de sacrifier aux dieux pour les consulter sur le succès de ses affaires. C’était l’usage des haruspices, d’examiner les entrailles des victimes hors de la présence du roi, et de lui rapporter les présages. Pendant qu’ils cherchent à lire dans les fibres des animaux les mystères de l’avenir, Alexandre fait asseoir ses amis, tout près de lui, pour éviter de rouvrir, par quelque effort de voix, sa blessure à peine cicatrisée. Dans sa tente étaient Héphestion, Cratère et Érigyius, avec ses gardes: “Les événements, leur dit-il, sont venus me surprendre dans une conjoncture plus favorable pour mes ennemis que pour moi; mais la nécessité passe avant les conseils de la raison, à la guerre, où rarement on a le choix des circonstances. Les Bactriens, que nous venons de placer sous le joug, se sont révoltés; et, aux dépens d’un autre peuple, ils veulent éprouver jusqu’où va notre courage. Nul doute que, si nous laissons impunie l’agression des Scythes, nous retournerons méprisés vers ceux qui se sont soustraits à notre domination. Mais si nous passons le Tanaïs; si, par la ruine et l’extermination des Scythes, nous montrons que partout nous sommes invincibles, qui doutera alors que l’Europe même soit ouverte à nos conquêtes? Ce serait se tromper, que de mesurer la gloire qui nous attend à l’espace que nous avons à franchir. Ce n’est qu’un fleuve; mais si nous le passons, nous portons nos armes en Europe. Et de quel prix n’est-il pas pour nous, pendant que nous conquérons l’Asie, d’aller élever des trophées en quelque sorte dans un autre univers, et de réunir entre elles, tout d’un coup, par une seule victoire, des contrées que la nature semble avoir séparées par de si lointains espaces? Que nous témoignions, au contraire, la moindre hésitation, et les Scythes paraîtront aussitôt sur nos arrières. Sommes-nous donc les seuls qui sachions passer les fleuves à la nage? mille choses qui, jusqu’ici, nous ont donné la victoire, tourneront contre nous. La fortune apprend aussi aux vaincus l’art de la guerre. Nous avons montré dernièrement l’exemple de traverser un fleuve avec des outres: peut-être les Scythes ne sauraient-ils pas l’imiter; mais les Bactriens le leur enseigneront. Joignez-y qu’une seule armée de cette nation est encore arrivée: d’autres sont attendues. Ainsi, en évitant la guerre, nous ne ferons que l’appeler, et, quand nous pourrions attaquer, nous serons réduits à nous défendre.”Les motifs sur lesquels se fonde mon avis sont assez clairs. Mais je crains que les Macédoniens ne me permettent pas de suivre les inspirations de mon courage; parce que, depuis le jour où j’ai reçu cette blessure, je n’ai pu marcher, ni monter à cheval. Cependant, mes amis, si vous consentez à me suivre, je suis guéri; je me sens assez de forces pour supporter cette fatigue; ou, si je touche au terme de ma vie, en quelle entreprise pourrais-je trouver une mort plus glorieuse?”Il avait prononcé ces mots d’une voix épuisée et qui semblait défaillir: à peine ceux qui se tenaient le plus près de lui avaient-ils pu l’entendre. Ce ne fut parmi eux tous qu’un même avis pour le détourner d’une résolution aussi précipitée : Érigyius insistait surtout, et, trouvant apparemment l’autorité de ses conseils impuissante sur cette âme obstinée, il essaya de l’ébranler par la superstition, à laquelle le roi ne savait pas résister. Les dieux même, lui dit-il, s’opposaient à son dessein, et un grand péril le menaçait, s’il passait le fleuve. Érigyius, en effet, au moment d’entrer dans la tente du roi, avait rencontré Aristandre, qui lui avait fait part de la sinistre réponse que donnaient les victimes; et c’était d’après le témoignage du devin qu’il parlait. Alexandre lui imposa silence, et irrité, autant que confus, de voir mettre au jour une faiblesse qu’il avait cachée, il fit appeler Aristandre. Dès qu’il fut entré, fixant sur lui son regard: “Ce n’est pas comme roi, lui dit-il, c’est comme particulier que je t’ai ordonné un sacrifice pourquoi donc révéler à un autre qu’à moi ce qui m’était présagé? Érigyius, par ton indiscrétion, a connu mes secrets et le fond caché de ma pensée: et c’est, j’en suis sûr, sous l’influence de ses craintes, qu’il nous explique l’état des entrailles des victimes. C’est à moi maintenant qu’il faut répondre; c’est moi qui te somme de me déclarer, aussi clairement qu’il se peut, ce que t’ont fait connaître les victimes, afin que tu ne puisses plus ensuite renier tes paroles.”Aristandre demeurait immobile et interdit: la frayeur lui avait ôté jusqu’à la parole; mais cette frayeur même céda enfin à la crainte plus pressante de faire attendre le roi. “Ce que j’ai annoncé, dit-il, c’est que l’entreprise serait périlleuse, non qu’elle serait sans succès; et c’est moins ma science qui fait ici mes inquiétudes, que mon attachement à ta personne. Je vois ta santé altérée, et je sais qu’en toi seul sont toutes nos ressources; ma crainte est que tu ne puisses suffire à ta situation présente.” Le roi le renvoya, en l’engageant à se fier à sa fortune: les dieux, en effet, avaient encore pour lui de la gloire en réserve. Comme il délibérait ensuite avec les mêmes conseillers sur les moyens de passer le fleuve, Aristandre revint, assurant qu’il n’avait jamais vu d’entrailles plus favorables: cette fois elles étaient bien différentes des premières. Alors s’étaient manifestés des sujets d’alarmes; maintenant le sacrifice n’annonçait rien que de propice. Cependant des nouvelles furent apportées peu après au roi, qui mêlaient quelque ombre à l’éclat de ses continuelles prospérités. Il avait envoyé Ménédème, ainsi qu’on l’a dit plus haut, pour assiéger Spitaménès, auteur de la révolte des Bactriens. Celui-ci, quand il sut que l’ennemi approchait, craignant d’être enfermé dans ses murailles, et se flattant en même temps de le surprendre, alla se poster secrètement sur la route par où il savait qu’il devait passer. Le pays était ombragé de bois et propre à couvrir une embuscade; il y cacha des Dahes. Leurs chevaux portent chacun deux hommes armés, qui, tour à tour, sautent subitement à terre et vont jeter le désordre dans les rangs de la cavalerie ennemie: l’agilité des hommes égale la vitesse des chevaux. Spitaménès, qui leur avait ordonné de se répandre autour du bois, les montra tout à coup à l’ennemi, attaqué à la fois en flanc, en tête et en queue. Ménédème, enveloppé de toutes parts, malgré l’infériorité du nombre, ne laissa pas de faire une longue résistance. Il criait sans cesse à ses soldats que, trompés par un terrain perfide, il ne leur restait plus que de chercher dans le sang ennemi la consolation de mourir avec gloire. Monté sur un coursier vigoureux, il s’était plusieurs fois élancé à bride abattue dans les rangs des Barbares, et en avait fait un carnage épouvantable; mais comme tous les traits étaient dirigés contre lui, épuisé bientôt par ses nombreuses blessures, il engagea un de ses amis, nommé Hypsidès, à monter à sa place et à prendre la fuite. Au milieu de ces paroles, la vie l’abandonna, et son corps roula à bas de son cheval sur la terre. Hypsidès pouvait aisément s’échapper en fuyant; mais, après la perte de son ami, il aima mieux mourir, et n’eut plus qu’une seule pensée, celle de ne pas tomber sans vengeance. Pressant alors les flancs de son cheval, il se précipita au milieu des ennemis, et après des prodiges de valeur périt sous une grêle de traits. À cette vue, ceux qui avaient échappé au carnage se retranchent sur un tertre qui s’élevait à quelque hauteur au-dessus du champ de bataille; mais Spitaménès alla les assiéger, pour les contraindre à se rendre par la famine. Dans cette rencontre périrent deux mille fantassins et trois cents cavaliers. Alexandre, par des raisons de prudence, tint cette défaite cachée, menaçant de la mort ceux qui étaient revenus du combat, s’ils en publiaient les détails.

VIII. Las à la fin de montrer un visage en désaccord avec l’état de son âme, il se retira dans sa tente, placée à dessein sur le bord du fleuve. Là, pesant sans témoin les différentes résolutions qui se succédaient dans son esprit, il veillait la nuit entière: souvent il levait les peaux de sa tente pour contempler les feux des ennemis, et juger par là du nombre de leurs guerriers. Déjà le jour paraissait, lorsque, revêtu de sa cuirasse, il se montra à ses soldats pour la première fois depuis sa dernière blessure. Ils portaient à leur roi une si grande vénération, que sa présence dissipa sans peine l’idée des périls qu’ils redoutaient. Pleins d’allégresse et versant des larmes de joie, ils le saluent de leurs hommages, et demandent à grands cris la guerre, à laquelle, peu auparavant, ils s’étaient refusés. Il leur déclare alors qu’il va transporter la phalange et sa cavalerie sur des radeaux, pendant que les troupes légères passeront à la nage sur des outres. Il n’était pas besoin d’en dire davantage, et sa santé même ne lui permettait pas un plus long discours. Les soldats travaillèrent aux radeaux avec tant d’ardeur, qu’au bout de trois jours on en eut construit jusqu’à 12 000. Déjà tout était prêt pour le passage, lorsque vingt députés des Scythes entrèrent, selon l’usage de leur pays, à cheval dans le camp, et firent annoncer au roi qu’ils avaient une mission à remplir auprès de lui. Admis dans sa tente et invités à s’asseoir, leurs regards étaient fixés sur le visage d’Alexandre; sans doute, pour des hommes accoutumés à juger la grandeur de l’âme par les proportions du corps, sa taille médiocre semblait mal répondre à sa renommée.

Discours du Roi des Scythes :

Les Scythes, au reste, n’ont pas, comme les autres Barbares, l’esprit grossier et sans culture: il en est, dit-on, parmi eux, qui ne sont pas étrangers à la sagesse, autant du moins qu’elle peut se rencontrer chez une nation toujours armée. Voici, d’après ce que l’on rapporte, comment ils parlèrent au roi. On trouvera peut-être leur éloquence bien étrangère à nos mœurs, qui ont l’avantage d’un temps et d’une civilisation plus éclairés; mais le mépris qu’on pourra faire de leur discours ne doit pas s’étendre à la fidélité de l’historien, qui recueille les traditions quelles qu’elles soient, sans les altérer. Il a donc été raconté que l’un d’eux, le plus avancé en âge, s’exprima en ces termes :

“Si les dieux eussent voulu égaler la grandeur de ton corps à l’avidité de ton esprit, l’univers ne te contiendrait pas: d’une main tu toucherais l’Orient, de l’autre l’Occident; et, parvenu à ce terme, tu voudrais savoir où vont se cacher les feux de l’astre puissant qui nous éclaire. Tel que tu es, tu désires ce que tu ne peux embrasser. De l’Europe tu vas en Asie, de l’Asie tu passes en Europe; et, lorsque enfin tu auras mis sous tes lois toute l’espèce humaine, tu iras sans doute faire la guerre aux forêts, aux neiges, aux fleuves et aux bêtes sauvages. Eh quoi! ignores-tu que les grands arbres sont longtemps à croître, et qu’une seule heure les déracine? Il n’y a qu’un fou qui en considère les fruits, sans en mesurer la hauteur. Prends garde, en cherchant à atteindre leur cime, de tomber avec les branches mêmes que tu auras saisies. Le lion lui-même a été quelquefois la pâture des plus chétifs oiseaux ; et le fer a la rouille qui le dévore. Rien de si fort qui n’ait à craindre quelque danger de l’être le plus faible. Qu’y a-t-il entre toi et nous? jamais nous n’avons mis le pied sur ton territoire: dans les vastes forêts où nous vivons, ne nous est-il pas permis d’ignorer qui tu es et d’où tu viens? Nous ne pouvons être esclaves, pas plus que nous désirons être maîtres de personne. Veux-tu connaître la nation des Scythes? ce qu’elle a reçu en partage se borne à un attelage de bœufs, une charrue, une flèche, une lance et une coupe. Nous avons là de quoi répondre à nos amis et à nos ennemis. À nos amis nous donnons les biens que nous procure le travail de nos bœufs; la coupe nous sert à offrir avec eux des libations aux dieux; quant à nos ennemis, nous les combattons de loin avec la flèche, de près avec la lance. Ainsi nous avons vaincu le roi de Syrie, et ensuite ceux des Perses et des Mèdes; ainsi nous nous sommes frayé un chemin jusqu’en Égypte. Mais toi, qui te vantes de venir poursuivre des brigands, pour toutes les nations que tu as visitées, qu’es-tu autre chose qu’un brigand? Tu as enlevé la Lydie, tu t’es emparé de la Syrie, tu occupes la Perse, tu es maître de la Bactriane, tu as pénétré dans les Indes; et voilà que tu étends jusque sur nos troupeaux tes mains avides et inquiètes. Qu’as-tu besoin de richesses, qui ne font que te rendre plus affamé? Tu es le premier chez qui la faim soit née de la satiété; plus tu possèdes, plus tu convoites ardemment ce que tu ne possèdes pas. “As-tu donc oublié depuis combien de temps tu es arrêté à la conquête de la Bactriane? Tandis que tu la soumets, les Sogdiens ont commencé à prendre les armes: la guerre naît pour toi de la victoire: car tu as beau être le plus grand et le plus puissant des hommes, personne ne veut souffrir un étranger pour maître. Passe seulement le Tanaïs, tu sauras jusqu’où s’étendent nos contrées; jamais cependant tu n’atteindras les Scythes: notre pauvreté sera plus agile que ton armée, chargée du butin de tant de nations. Au moment où tu nous croiras le plus éloignés, tu nous verras dans ton camp; nous poursuivons et fuyons avec la même rapidité. J’entends dire que les solitudes de la Scythie ont même passé en proverbe chez les Grecs: pour nous, les lieux déserts et étrangers à la culture humaine ont plus de charmes que les villes et les campagnes.” “Ainsi donc serre bien étroitement entre tes mains ta fortune; elle est glissante, et l’on ne saurait la retenir malgré elle. L’avenir, mieux que le temps présent, te fera connaître la sagesse de ce conseil. Mets un frein à ta prospérité, tu ne l’en gouverneras que mieux. On dit, chez nous, que la fortune est sans pieds, qu’elle n’a que des mains et des ailes: lorsqu’elle présente les mains, elle ne permet pas que ses ailes soient en même temps saisies. Enfin, si tu es un dieu, tu dois répandre des bienfaits sur les mortels, et non leur enlever ce qu’ils possèdent; si tu n’es qu’un homme, songe toujours à ce que tu es, et ne crois pas être autre chose. C’est folie de te nourrir de pensées qui te forcent à t’oublier toi-même. Ceux à qui tu n’auras point porté la guerre pourront être pour toi des amis fidèles: car c’est entre égaux que l’amitié est la plus solide, et il y a égalité tant que l’on n’a pas fait un mutuel essai de ses forces. Ceux que tu auras vaincus, garde-toi de les prendre pour tes amis: entre le maître et l’esclave nulle amitié n’est possible; même au sein de la paix subsistent les droits de la guerre.” “Et ne crois pas que les Scythes sanctionnent par le serment leur alliance: garder leur foi, c’est là pour eux le serment. Ces précautions sont bonnes pour les Grecs, qui apposent un sceau à leurs actes et invoquent le témoignage des dieux: la religion, c’est dans la fidélité même à nos engagements que nous la plaçons. Qui ne respecte pas les hommes, trompe les dieux. Et tu n’as pas besoin d’un ami dont la bienveillance te serait suspecte. Au reste, tu trouveras en nous des sentinelles placées à la porte de l’Asie et de l’Europe: sauf le Tanaïs qui nous en sépare, nous touchons à la Bactriane; au-delà du Tanaïs nous étendons nos demeures jusqu’à la Thrace, et la Thrace, dit-on, confine à la Macédoine. Voisins de tes deux empires, c’est à toi de voir si tu nous veux pour ennemis ou pour amis.” Ainsi parla le Barbare.

IX. Le roi leur répondit qu’il s’en rapporterait à sa fortune et à leurs conseils: à sa fortune, pour prendre confiance en elle; à leurs conseils, pour ne rien faire de téméraire et de hasardeux. Les ayant ensuite congédiés, il embarqua son armée sur les radeaux qu’il avait fait construire. À la proue, il avait placé une troupe armée de boucliers, avec ordre de se tenir à genoux pour se mieux garantir de l’atteinte des flèches. Derrière, étaient ceux qui devaient faire jouer les machines, protégés par devant et sur les côtés par des soldats; le reste, qui avait pris rang en arrière des machines, mettait à couvert les rameurs, revêtus eux-mêmes de cuirasses, sous leurs boucliers réunis en tortue. Le même ordre avait été observé sur les radeaux qui portaient la cavalerie: la plus grande partie tenaient par la bride leurs chevaux, qui nageaient derrière la poupe; quant aux autres, qui se soutenaient sur des outres remplies de paille, les radeaux qui manœuvraient devant eux leur servaient de défense. Le roi, avec la troupe d’élite qui l’accompagnait, mit le premier son radeau en mouvement, et commanda que l’on gouvernât vers l’autre rive; mais en face de lui étaient les Scythes, avec leur cavalerie, dont les rangs s’étaient avancés jusque sur le bord du fleuve, de manière à empêcher les radeaux de toucher même la terre. Troublés à l’aspect de cette armée qui dominait les rives du fleuve, les Macédoniens avaient encore un autre grand sujet de terreur: entraînés par le courant, les hommes placés au gouvernail ne pouvaient assurer leur marche, pendant que de leur côté les soldats chancelants, et craignant d’être renversés, troublaient les manœuvres de l’équipage. Avec tous leurs efforts, ils étaient même incapables de lancer leurs traits, plus occupés du soin de garder leur équilibre que de faire du mal à l’ennemi. Ce furent les machines qui les sauvèrent, les traits qu’elles faisaient pleuvoir allant donner contre des escadrons serrés et qui se jetaient témérairement au-devant des coups, ne restèrent pas sans effet. Les Barbares, de leur côté, envoyèrent une grêle de flèches sur les radeaux; et à peine y eut-il un bouclier qui ne fut percé en plusieurs endroits. Déjà les radeaux touchaient la terre, lorsque la troupe, armée de boucliers, se lève tout ensemble, et, libre alors dans ses mouvements, lance ses javelots d’une main assurée. Les chevaux effrayés reculent; pleins d’ardeur à cette vue, ils s’encouragent mutuellement et s’élancent à terre. Le trouble était dans les rangs des Barbares; ils les chargèrent avec vigueur, tandis que ceux des cavaliers qui avaient leurs chevaux bridés, achevaient de rompre la ligne de l’ennemi. Le reste de l’armée macédonienne, à couvert derrière les troupes engagées, se préparait pendant ce temps au combat. Le roi lui-même suppléait par l’énergie de son âme à ce qui manquait encore de forces à son corps malade. Sa voix, qui les exhortait, ne pouvait se faire entendre, à cause de la cicatrice non encore fermée de sa tête; mais tous le voyaient combattre. Aussi faisaient-ils eux-mêmes les fonctions de chefs; et, s’animant les uns les autres, sans prendre nul soin de leur vie, ils se précipitèrent contre l’ennemi. Il fut alors impossible aux Barbares de soutenir le regard, ni le cri, ni les armes des Macédoniens; il n’y avait parmi eux que de la cavalerie, et tous prirent la fuite à bride abattue. Le roi, quoique incapable de supporter les souffrances de son corps affaibli, s’obstina néanmoins à les poursuivre l’espace de quatre-vingts stades. Se sentant à la fin défaillir, il ordonna aux siens de s’attacher à la poursuite des fuyards, tant qu’il leur resterait un peu de jour. Pour lui, les forces même de son esprit étant épuisées, il rentra dans le camp et y demeura. Déjà avaient été dépassées les bornes de Bacchus, marquées par des pierres placées de distance en distance, et par de grands arbres dont les troncs étaient couverts de lierre; mais la fureur emporta plus loin les Macédoniens, et ils ne revinrent au camp que vers le milieu de la nuit, après avoir tué un grand nombre d’ennemis et en avoir pris davantage. Ils ramenèrent en outre avec eux dix-huit cents chevaux: leur perte se monta à soixante cavaliers et environ cent hommes d’infanterie; les blessés furent au nombre de mille. Cette expédition, par la renommée d’une victoire remportée si à propos, remit sous le joug l’Asie en grande partie révoltée. On regardait les Scythes comme invincibles; en les voyant défaits, on reconnut qu’aucune nation n’était capable de résister aux armes macédoniennes. Aussi les Saces envoyèrent-ils une députation, chargée d’apporter au roi leur soumission. Ce qui les y déterminait, c’était moins peut-être la valeur du prince, que sa clémence envers les Scythes après la victoire. Il leur avait en effet renvoyé tous leurs prisonniers sans rançon, pour montrer qu’avec le peuple le plus belliqueux de l’Asie, il n’avait point combattu par haine, mais avait disputé le prix du courage. Ayant donc reçu avec bonté les députés des Saces, il les fit accompagner par Euxenippos, jeune homme qui avait gagné sa faveur par les grâces de son âge, égal en beauté à Héphestion, quoiqu’il fût loin d’avoir sa mâle prestance. Pour lui, laissant l’ordre à Cratère de le suivre à petites journées avec la plus grande partie de l’armée, il se rendit à Maracande. Spitamènes, à la nouvelle de son arrivée, avait quitté cette ville et s’était réfugié à Bactres. Après avoir parcouru en quatre jours une grande étendue de pays, le roi parvint au lieu où avaient péri les deux mille fantassins et les trois cents chevaux confiés au commandement de Ménédème: il fit mettre leurs ossements dans la tombe et paya à leurs mânes le tribut accoutumé des honneurs funèbres. Déjà Cratère, qui avait l’ordre de marcher derrière avec la phalange, avait rejoint le roi. Pour faire alors peser également les maux de la guerre sur tous ceux qui avaient pris part à la révolte, il divisa ses troupes, et donna l’ordre de brûler les campagnes et de mettre à mort tout ce qui était dans l’âge de l’adolescence.

X. La Sogdiane est une contrée presque partout déserte: de vastes solitudes y occupent en largeur près de huit cents stades. Un espace considérable de pays est traversé en droite ligne par un fleuve, que les habitants ont nommé Polytimétos, et qui coule avec la rapidité d’un torrent. Resserré par ses rives en un lit étroit, il entre ensuite dans une caverne et se précipite sous terre. Là, son invisible cours n’est indiqué que par le bruit de ses eaux; car le sol sous lequel roule un si grand fleuve n’exhale pas la moindre humidité.

Trente prisonniers sogdiens de distinction, tous remarquables par la rare vigueur de leur corps, avaient été amenés devant Alexandre. Ayant appris de la bouche d’un interprète, que, par l’ordre du roi, on les traînait au supplice, ils se mirent à entonner un chant d’allégresse, et à témoigner, par des danses et des gestes extravagants, la joie de leurs cœurs. Le roi, étonné du courage avec lequel ils marchaient à la mort, les fit rappeler, et leur demanda d’où leur venaient ces transports de joie, lorsqu’ils avaient le supplice devant les yeux. Ils répondirent que, si un autre les eût fait périr, ils seraient morts tristes; mais que, rendus à leurs ancêtres par un si grand roi, vainqueur de toutes les nations, ils allaient jouir d’une mort honorable, objet des vœux de tout homme de cœur, et qu’ils la célébraient par des chants à leur manière et par des témoignages d’allégresse. “Eh bien! donc, leur dit Alexandre, me promettez-vous de vivre sans haine pour moi, si vous vivez par un bienfait de ma clémence?” Ils répliquèrent qu’ils n’avaient jamais eu de haine pour lui; mais que, provoqués à la guerre, ils avaient été ses ennemis. Que si on les avait mis à l’épreuve par des bienfaits plutôt que par des outrages, ils eussent essayé de ne pas se laisser vaincre en bons procédés. Et comme il leur demandait quel gage ils comptaient lui donner de leur fidélité: “La vie que nous avons reçue de toi sera ce gage, répondirent-ils; nous serons prêts à te la rendre quand tu nous la redemanderas.” Et ils tinrent leur promesse. Ceux qui s’en retournèrent dans leurs demeures maintinrent leurs concitoyens dans l’obéissance; et les quatre qui restèrent pour prendre leur place parmi les gardes de la personne royale, ne le cédèrent à aucun des Macédoniens en dévouement pour Alexandre.

Après avoir laissé Peucolaus dans la Sogdiane avec trois mille hommes d’infanterie, car une plus forte garnison n’était pas nécessaire, il se rendit à Bactres: de là, il fit conduire Bessus à Ecbatane, pour lui faire payer de sa tête le meurtre de Darius. Ptolémée et Mènidas, vers le même temps, amenèrent au roi trois mille fantassins et mille chevaux de troupes mercenaires. Alexandre arriva de la Lycie avec un nombre égal de fantassins et cinq cents chevaux: il en vint autant de la Syrie, sous la conduite d’Asclépiodore; et Antipater avait envoyé huit mille Grecs, parmi lesquels cinq cents hommes de cavalerie.

Raid sur la Margiane par l’Oxus et l’Occhus :

Avec son armée ainsi recrutée, le roi se mit en marche pour rétablir le calme aux lieux troublés par la révolte; et, après avoir puni de mort les auteurs du soulèvement, il arriva en quatre jours sur les bords de l’Oxus. Ce fleuve roule une grande quantité de limon, ce qui fait qu’il est toujours trouble et que l’eau en est malsaine. Les soldats se mirent donc à creuser des puits; mais, quoique l’on fût entré dans la terre à une grande profondeur, on ne trouvait point d’eau, lorsque soudain dans la tente même du roi on découvrit une source. Comme elle n’avait été que tardivement reconnue, on prétendit qu’elle avait jailli tout à coup; et le roi lui-même voulut faire croire que c’était le bienfait d’un dieu. Ayant ensuite passé l’Ochus et l’Oxus, il arrive devant la ville de Margiana: on choisit dans les environs l’emplacement convenable pour bâtir six forteresses. Deux furent tournées du côté du Midi, et quatre du côté de l’Orient: elles étaient à peu de distance les unes des autres, pour n’avoir pas à chercher trop loin les secours qu’elles devaient se prêter. Toutes furent placées sur des collines élevées: c’était alors comme un frein pour les peuples conquis; aujourd’hui elles ont oublié leur origine et dépendent de ceux à qui elles ont commandé. Tout le pays se trouva ainsi pacifié.

Rocher de Sogdiane :

XI. Un seul rocher restait occupé par le Sogdien Arimaze avec 30 000 soldats et des provisions de vivres suffisantes pour nourrir un si grand nombre d’hommes, même pendant deux ans. Ce rocher a 30 stades de hauteur sur 150 de circuit; taillé à pic et partout également escarpé, il n’est accessible que par un étroit sentier. À mi-côte se trouve une caverne dont l’entrée est étroite et obscure; mais, à mesure qu’on avance, elle s’élargit insensiblement: au fond même elle offre de vastes retraites. Des sources l’arrosent dans presque toute son étendue, et leurs eaux réunies forment un fleuve qui s’écoule le long des flancs de la montagne.

Le roi, après avoir reconnu les difficultés du lieu, avait résolu de passer outre; mais bientôt le désir lui vint de dompter la nature même. Toutefois, avant de courir les hasards d’un siège, il envoya aux Barbares Cophès, fils d’Artabaze, pour leur persuader de rendre la place. Arimaze, se fiant à sa position, lui répondit par une foule de paroles hautaines, et finit en demandant si Alexandre pouvait voler. Ces mots, rapportés au roi, le piquèrent au vif, et appelant auprès de lui ceux qu’il admettait d’ordinaire à ses conseils, il leur fit connaître l’insolence du Barbare, qui osait les railler parce qu’ils n’avaient point d’ailes. Mais, ajoutait-il, il comptait, dès la nuit suivante, le convaincre que les Macédoniens savaient, au besoin, voler. “Amenez-moi, dit-il, trois cents jeunes gens des plus agiles, choisis dans les corps que chacun de vous commande, et qui tous aient été habitués à conduire chez eux les troupeaux à travers des sentiers et des rochers presque impraticables.”Aussitôt lui sont amenés les hommes qu’il demandait, également remarquables par l’agilité de leurs corps et l’ardeur de leur esprit. “C’est avec vous, leur dit-il, en se tournant vers eux, c’est avec vous, jeunes gens, mes compagnons d’âge, que j’ai franchi les remparts d’une foule de villes auparavant inexpugnables; avec vous que j’ai gravi des montagnes chargées de neiges éternelles; que j’ai pénétré dans les gorges de la Cilicie; que j’ai supporté, sans en être abattu, les froids rigoureux de l’Inde. Vous avez appris à me connaître, comme aussi je vous connais moi-même. Ce rocher que vous voyez n’est accessible que d’un seul côté, et c’est là que se sont postés les Barbares: le reste est abandonné; il n’y a d’autres sentinelles que celles qui font face à notre camp. Vous trouverez un passage, si vous savez adroitement reconnaître tous les abords qui mènent au sommet: la nature n’a rien placé si haut que le courage ne puisse y atteindre. C’est pour avoir tenté ce qui a fait le désespoir des autres, que nous sommes devenus les maîtres de l’Asie. Gagnez le sommet; lorsque vous y serez parvenus, des pavillons blancs que vous agiterez m’en donneront le signal. J’approcherai alors avec nos troupes, et j’attirerai sur moi l’effort de l’ennemi tourné contre vous. Celui qui aura le premier touché à la cime aura dix talents de récompense; le second arrivé en aura un de moins, et la même proportion sera observée jusqu’au dixième. Mais, j’en suis convaincu, mes largesses ont moins de prix pour vous que ma bienveillance.”À voir l’enthousiasme qu’ils montrèrent en entendant le roi, on eût cru qu’ils étaient déjà au sommet de la montagne. Il les congédia, et leur occupation fut de se procurer de grosses cordes avec des coins de fer pour enfoncer entre les pierres. Le roi, après avoir fait le tour du rocher, leur désigna l’endroit où le chemin semblait le moins rude et le moins escarpé, et, à la seconde veille, leur ordonna de se mettre en marche, en leur souhaitant un heureux succès. Pourvus de vivres pour deux jours et armés seulement de leurs épées et de leurs piques, ils commencèrent à monter. D’abord ils ne s’aidèrent que leurs pieds; mais, quand ils furent parvenus aux endroits escarpés, les uns se hissèrent en embrassant de leurs mains les pointes saillantes des rochers; les autres grimpèrent à l’aide de leurs cordes attachées en nœud coulant, et de leurs coins qu’ils fichaient entre les pierres pour y appuyer de moment en moment leurs pas. Ils passèrent ainsi le jour entier entre la crainte et la fatigue. Après de si pénibles efforts, le plus rude leur restait encore à faire, et la hauteur du rocher semblait s’accroître. C’était un triste spectacle de voir les malheureux, sous qui se dérobaient leurs pieds chancelants, rouler du haut en bas, et offrir à leurs compagnons l’image du sort cruel qui les attendait eux-mêmes. Cependant, à travers ces difficultés, ils arrivèrent enfin au sommet de la montagne, tous accablés par la fatigue d’un effort aussi continu, quelques-uns privés d’une partie de leurs membres: la nuit et le sommeil vinrent en même temps les surprendre. Étendus çà et là au milieu des précipices et sur les pointes aiguës des rochers, oubliant le danger qui les menaçait, ils reposèrent jusqu’au jour. À la fin, ils sortirent de ce profond sommeil, et, comme ils tâchaient de découvrir, parmi l’enfoncement des vallées qui étaient à leurs pieds, où pouvait être enfermé un nombre d’ennemis aussi considérable, ils remarquèrent de la fumée qui sortait d’une caverne située au-dessous d’eux. Ils comprirent que c’était là la retraite de l’ennemi, et s’empressèrent de placer au bout de leurs piques le signal convenu. C’est alors qu’ils reconnurent que, de leur détachement, trente-deux hommes avaient péri dans la montée. Le roi, qui n’éprouvait pas plus de désir d’être maître de la place, que d’inquiétude sur le sort des hommes qu’il avait envoyés à un danger si manifeste, demeura tout le jour les yeux fixés sur le sommet de la montagne: ce ne fut qu’à la nuit, lorsque l’obscurité fut venue tout dérober à ses regards, qu’il se retira pour prendre quelques repos. Le lendemain, quand la clarté du jour était encore douteuse, il vit flotter le premier les signaux qui annonçaient que le sommet de la montagne était occupé; mais il doutait si ses yeux ne le trompaient pas, à l’aspect changeant du ciel, qui tantôt laissait échapper quelques rayons du jour, tantôt se couvrait de nuages. Mais, lorsqu’une lumière plus transparente vint éclairer l’horizon, il ne lui resta plus aucun doute. Appelant alors Cophès, dont il s’était servi auprès des Barbares afin de sonder leurs dispositions, il le leur envoie de nouveau pour leur conseiller de prendre cette fois du moins une plus sage résolution: que si, toujours confiants en leur position, ils persistaient dans leur refus, il n’avait qu’à leur montrer derrière eux ses soldats, maîtres du sommet de la montagne. Cophès, quand on l’eut introduit, commença à engager Arimaze à livrer sa forteresse, lui promettant les bonnes grâces du roi s’il ne le contraignait pas, dans le cours de ses vastes projets, de s’arrêter au siège d’un seul rocher. Arimaze, plus fier encore et plus superbe qu’auparavant dans son langage, ordonne à Cophès de se retirer. Mais celui-ci, prenant le Barbare par la main, le prie de sortir avec lui de la caverne, et, quand il l’a obtenu, il lui montre les jeunes Macédoniens sur la crête du rocher; puis, par une juste moquerie de son orgueil, il lui dit que les soldats d’Alexandre ont en effet des ailes. Déjà du camp macédonien se faisaient entendre les fanfares et les cris de toute l’armée. Cette circonstance, comme tant d’autres vaines et insignifiantes à la guerre, décida la soumission des Barbares. Préoccupés de leur frayeur, ils ne pouvaient reconnaître le petit nombre de ceux qu’ils avaient derrière eux. Ils se hâtent donc de rappeler Cophès, qui les avait laissés tout émus, et font partir avec lui trente de leurs chefs pour rendre le rocher, à condition qu’ils en sortiront la vie sauve. Alexandre, quoiqu’il craignît que les Barbares ne reconnussent la faiblesse de son détachement et ne le culbutassent, s’assurait cependant en sa fortune, et, indigné qu’il était de l’insolence d’Arimaze, il leur répondit qu’il ne voulait entendre aucune condition. Arimaze, sans espoir, plutôt que sans ressources, descendit au camp avec ses proches et les plus distingués de sa contrée: tous furent, par l’ordre du roi, battus de verges et mis en croix au pied de la montagne. La foule, qui s’était rendue à discrétion, fut donnée en présent aux habitants des nouvelles villes, avec l’argent du butin: Artabaze fut nommé gouverneur du rocher et du pays circonvoisin.

 

  1. Alexandre venait de gagner plus de renom que de gloire à la conquête de ce rocher, lorsque, sentant le besoin, devant un ennemi dispersé, de répandre ses troupes sur plusieurs points, il divisa son armée en trois corps. Il en plaça un sous le commandement d’Héphestion, un autre sous celui de Côènos, et se mit lui-même à la tête du reste. Mais les Barbares ne se conduisirent pas tous de même: quelques-uns cédèrent à la force; un plus grand nombre se soumirent avant de combattre. À ceux-là, Alexandre distribua les villes et les terres de ceux qui avaient persisté dans leur révolte. Cependant les transfuges bactriens, accompagnés de 800 chevaux massagètes, désolaient les bourgs du voisinage pour réprimer leur audace, Attinas, gouverneur de cette contrée, sortit à la tête de 300 cavaliers. Il ignorait le piège qu’on lui tendait. En effet, l’ennemi avait caché dans les bois attenant à la plaine une troupe de soldats armés; quelques hommes seulement se faisaient voir, chassant devant eux des troupeaux, et offrant à l’imprévoyance des Macédoniens l’appât du butin pour les attirer dans l’embuscade. Attinas se mit à leur poursuite, en désordre et les rangs débandés comme un homme qui va faire du butin; mais il n’eut pas plutôt dépassé le bois, que les hommes qui s’y cachaient l’attaquèrent à l’improviste et le massacrèrent avec tous les siens.
    La nouvelle de cet échec parvint bientôt à Cratère, qui accourut avec toute sa cavalerie: les Massagètes avaient déjà pris la fuite; mille Dahes furent écrasés, et leur défaite mit un terme à la révolte de la province.

Alexandre, de son côté, ayant remis les Sogdiens sous le joug, retourna à Maracande. Ce fut là que Derdas, qu’il avait envoyé chez les Scythes établis sur le Bosphore, vint le trouver avec une ambassade de ce peuple. Phrataphernès, gouverneur de la Chorasmie, et voisin du pays des Dahes et des Massagètes, avait en même temps chargé des députés d’apporter sa soumission. Les Scythes lui demandaient qu’il épousât la fille de leur roi, et, s’il dédaignait cette alliance, qu’il permît du moins que les plus marquants d’entre les Macédoniens s’unissent par le mariage aux premières familles de leur nation: ils lui annonçaient aussi que leur roi viendrait en personne le visiter. Après avoir accueilli avec bonté l’une et l’autre députation, il s’arrêta pour attendre Héphestion et Artabaze; et, lorsqu’ils l’eurent rejoint, il entra dans la contrée appelée Bazaira.

Les plus éclatantes marques de l’opulence barbare sont, en ce pays, des troupeaux de bêtes fauves de noble race, enfermés dans des parcs et des bois immenses. On choisit à cet effet de vastes forêts, où d’abondantes sources d’eau vive entretiennent la fraîcheur; les parcs sont entourés de murs, et des tours y servent de retraite aux chasseurs. Il y avait un de ces bois, qui, d’après une tradition constante, était resté intact depuis quatre générations consécutives. Alexandre y étant entré avec toute son armée, ordonna que l’on fit une battue générale. Le hasard voulut qu’un lion d’une taille extraordinaire s’élançât pour se jeter sur le roi lui-même. Déjà Lysimaque, qui fut roi dans la suite, et qui se trouvait alors au plus près d’Alexandre, avait présenté son épieu à l’animal, lorsque le roi le repoussa, et, lui ordonnant de se retirer, ajouta qu’il pouvait, aussi bien que Lysimaque, tuer à lui seul un lion.

Lysimaque, en effet, un jour qu’il chassait en Syrie, avait tué seul un de ces animaux de la plus monstrueuse grosseur; mais ayant eu l’épaule gauche déchirée jusqu’aux os, il avait couru un très grand danger. Alexandre, qui lui reprochait cet accident même, montra plus de courage encore à agir qu’à parler; car, non seulement il ne manqua pas l’animal, mais il le tua du premier coup. Le bruit mensonger qui a couru qu’Alexandre avait exposé Lysimaque à la fureur d’un lion n’a d’autre source, à mon avis, que l’aventure dont nous parlions tout à l’heure.
Quel qu’eût été, du reste, le bonheur d’Alexandre à se tirer de ce péril, les Macédoniens arrêtèrent, en vertu d’une coutume de leur nation, qu’il ne chasserait plus à pied ou sans une escorte choisie parmi les principaux de sa cour et les amis. Quatre mille bêtes avaient été abattues, et toute l’armée mangea avec le roi dans ce même bois. On retourna ensuite à Maracande. Le roi y reçut les excuses d’Artabaze, fondées sur son grand âge, et donna à Clitus la province qu’il commandait. C’était Clitus qui, au passage du Granique, avait couvert de son bouclier la tête nue d’Alexandre, et abattu d’un coup d’épée la main de Rhosacès levée sur le front du roi. Vieux soldat de Philippe, il s’était illustré par de nombreux faits d’armes. Hellanicé, sa sœur, qui avait nourri le roi, en était aimée comme une mère. C’était pour ces motifs qu’il remettait à la garde de sa fidélité la plus importante province de son empire.
Déjà il avait reçu l’ordre de se tenir prêt à partir le lendemain, et le roi l’avait appelé à un festin solennel et commencé de bonne heure. Au milieu de ce repas, Alexandre, échauffé par le vin, se mit, dans une admiration outrée pour lui-même, à louer ses propres exploits: vanité importune à l’oreille même de ceux qui savaient qu’il ne disait que la vérité. Cependant les plus âgés gardèrent le silence jusqu’à ce que, ayant commencé à ravaler les hauts faits de Philippe, il réclama pour lui l’honneur de la célèbre victoire de Chéronée, et accusa l’envieuse malignité de son père de lui avoir ravi la gloire d’un si beau fait d’armes. Philippe, disait-il, lors de la querelle qui s’était élevée entre les soldats macédoniens et les mercenaires grecs, affaibli par une blessure reçue au milieu de l’émeute, s’était couché par terre, ne trouvant de sûreté que dans une feinte mort; et c’était lui qui l’avait couvert de son bouclier, lui qui avait tué de sa main les ennemis s’élançant pour le frapper. Ce fait, son père n’avait jamais aimé à l’avouer, ayant regret de devoir la vie à son fils. Aussi, dans l’expédition que lui-même avait faite seul contre les Illyriens, victorieux il avait écrit à son père que l’ennemi était battu et en fuite; et Philippe n’avait pris à cette action aucune part. S’il y avait de la gloire, ce n’est pas pour ceux qui allaient assister aux initiations des Samothraces, alors qu’il fallait porter le fer et le feu dans l’Asie, c’était pour ceux qui, par la grandeur de leurs exploits, avaient passé toute croyance.
Ces propos et d’autres semblables furent entendus avec plaisir par les jeunes gens: ils déplurent aux vieux soldats, surtout à cause de Philippe, sous lequel s’était passée la plus grande partie de leur vie. Alors Clitus, qui n’avait pas lui-même la tête fort saine, se tournant vers les convives qui étaient à table au-dessous de lui, leur cita un passage d’Euripide, de manière que le son de sa voix plutôt que ses paroles arrivât au roi. Le sens en était que c’était un fâcheux usage chez les Grecs de n’inscrire sur les trophées que les noms des rois: on détournait ainsi à leur profit une gloire que le sang d’autrui avait achetée. Alexandre, soupçonnant que quelque trait de méchanceté venait de sortir de sa bouche, demanda à ses voisins ce qu’avait dit Clitus. Comme ils s’obstinaient à garder le silence, Clitus se mit insensiblement à hausser la voix, à rappeler les actions de Philippe et ses guerres en Grèce, affectant de préférer le passé au présent.
Ce fut le signal d’un vif débat entre les jeunes et les vieux officiers. Le roi, malgré la patience apparente avec laquelle il entendait Clitus rabaisser sa gloire, était entré dans une violente colère. Disposé d’abord à se maîtriser, si Clitus mettait un terme à ses insolents discours, il le voyait continuer, et son courroux s’en allumait davantage. Déjà même Clitus osait justifier Parménion, et élevait la victoire de Philippe sur les Athéniens au-dessus de la destruction de Thèbes: tant l’ivresse l’égarait, et plus encore la fâcheuse opiniâtreté de son caractère! ” S’il faut mourir pour toi, dit-il à la fin, Clitus est le premier; mais quand tu distribues les fruits de la victoire, la plus belle part est pour ceux qui outragent le plus insolemment la mémoire de ton père. Tu me donnes le gouvernement de la Sogdiane, de cette contrée tant de fois rebelle, et non seulement indomptée, mais qui ne saurait même être soumise. On m’envoie parmi des bêtes sauvages que la nature a faites violentes. Mais je laisse là ce qui me regarde. Tu méprises les vétérans de Philippe, tu oublies que sans ce vieil Atharrias, qui ramena au combat tes jeunes soldats découragés, nous serions encore devant Halicarnasse. Comment donc, avec cette jeunesse, as-tu pu conquérir l’Asie? c’est que ton oncle disait vrai, lorsqu’il prétendait en Italie avoir eu des hommes à combattre, et toi des femmes.”
De tous ces propos irréfléchis et téméraires aucun n’avait blessé plus vivement le roi que le nom de Parménion prononcé avec honneur. Il contraignit toutefois son ressentiment, et se contenta de lui ordonner de quitter la table. Une seule parole accompagna cet ordre, c’est que Clitus, s’il eût dit quelques mots de plus, allait sans doute lui reprocher la vie qu’il lui avait sauvée: plus d’une fois, en effet, il s’en était vanté avec orgueil. Comme il tardait encore à se lever, ceux qui étaient près de lui le saisissent, et tour à tour, avec les menaces et les prières, s’efforcent de l’emmener. Se sentant entraîner, la colère vient animer encore sa violence naturelle, et il s’écrie qu’il a couvert de sa poitrine le dos du roi, et qu’aujourd’hui, qu’est passé le temps d’un si grand service, la mémoire même lui en est odieuse. Il lui reprocha aussi le meurtre d’Attale, et finissant par une raillerie contre l’oracle de Jupiter, dont Alexandre prétendait être le fils, il se vanta d’avoir mieux dit au roi la vérité, que le dieu son père.
La colère d’Alexandre était portée à un point que, même à jeun, il n’en eût pas été le maître. Les sens égarés alors par le vin, il s’élança brusquement de son lit. Ses amis, effrayés, ne posent point leurs coupes, mais les jettent, et se lèvent ensemble, attentifs à ce qu’il va faire dans un mouvement si impétueux. Il arrache une javeline de la main d’un de ses gardes, et cherchant à en frapper Clitus, toujours livré à l’intempérance furieuse de sa langue, il en est empêché par Ptolémée et Perdiccas. Ils l’avaient saisi par le milieu du corps, et le retenaient malgré tous ses efforts pour se dégager; Lysimaque et Léonnatus lui avaient même ôté sa javeline. Il invoque alors l’assistance de ses soldats: il s’écrie qu’il est arrêté par les plus chers de ses amis, comme naguère Darius, et commande que la trompette sonne le signal de se rassembler en armes autour du palais. Ptolémée et Perdiccas se jettent à ses genoux, et le supplient de ne point persévérer dans cet aveugle emportement, mais de se donner le temps de la réflexion: le lendemain il fera tout avec plus de justice. Mais il était sourd à leurs paroles: la colère lui fermait les oreilles. Hors de lui, il s’élance dans le vestibule du palais, et, arrachant au soldat de garde sa lance, il se place dans le passage par où les convives devaient nécessairement sortir. Tous étaient partis: Clitus sortait le dernier sans lumière. Le roi lui demande qui il est: jusque dans sa voix se trahissait l’atrocité du crime qu’il méditait. Celui-ci, qui, revenu de sa colère, ne se souvenait plus que de celle du roi, répondit qu’il était Clitus, et qu’il sortait de la salle du festin. Comme il disait ces mots, le roi lui perça le flanc d’un coup de lance, et, tout couvert du sang de l’infortuné qui expirait: “Va, lui dit-il, va rejoindre Philippe, Parménion et Attale.”

II. C’est un malheureux défaut de notre nature, de ne savoir guère réfléchir d’avance sur nos actions, et de ne le faire qu’après qu’elles sont consommées. Dès que fut tombée sa colère et que l’ivresse fut en même temps dissipée, le roi se sentit éclairé, par une tardive lumière, sur l’énormité de son crime. Il se voyait l’assassin d’un homme coupable sans doute de trop de liberté dans le langage, mais du reste officier distingué, et à qui, malgré la honte qu’il avait de l’avouer, il devait la vie. Roi, il avait usurpé l’horrible emploi de bourreau; il s’était vengé d’une licence de propos, dont le vin était peut-être la seule cause, par un meurtre abominable. Le vestibule était inondé du sang de celui qui, l’instant d’auparavant, avait été son convive. Les gardes, stupéfaits et comme pétrifiés, se tenaient à l’écart, et la solitude laissait un plus libre cours à son repentir. Tout à coup, retirant sa lance du corps étendu à ses pieds, il la tourna contre lui-même: déjà même il l’approchait de sa poitrine, lorsque ses gardes accourent, la lui arrachent des mains malgré sa résistance, et, le prenant entre leurs bras, le portent dans son appartement.
Là, couché sur la terre, il faisait retentir tout le palais de ses gémissements et de ses tristes lamentations; il se déchirait le visage avec ses ongles, et suppliait ceux qui l’entouraient de ne pas le laisser survivre à un si cruel déshonneur. La nuit se passa tout entière à répéter cette prière. Recherchant ensuite si ce n’était pas la colère des dieux qui l’avait poussé à un si exécrable forfait, il lui revint à l’esprit qu’il avait manqué l’époque d’un sacrifice annuel qu’il offrait à Bacchus. Ce meurtre, commis au milieu des joies de la table et du vin, était donc un signe manifeste de la colère du dieu. Mais ce qui le touchait le plus, c’était de voir la stupeur dont avaient été frappés tous ses amis: aucun ne se hasarderait plus désormais à parler avec lui; il lui faudrait vivre dans la solitude, comme les bêtes farouches, tour à tour tremblant et inspirant la terreur.
Au lever de l’aube, il demanda qu’on lui apportât dans sa tente le corps tout sanglant, tel qu’il était. Lorsqu’on l’eut placé devant lui, fondant en larmes: “Voilà donc, dit-il, la récompense que je réservais à ma nourrice, dont les deux fils sont morts pour moi sous les murs de Milet! Ce frère, l’unique consolation de sa vieillesse délaissée, je l’ai tué dans un festin! Que deviendra maintenant l’infortunée? De tous les siens, elle n’a plus que moi, et je suis le seul qu’elle ne pourra voir sans horreur. Assassin de ceux qui m’ont sauvé la vie, retournerai-je dans ma patrie, pour n’y pouvoir même offrir la main à ma nourrice sans lui rappeler son malheur?” Et comme ses larmes et ses plaintes n’avaient pas de fin, ses amis firent emporter le corps. Le roi resta trois jours couché sur la terre et enfermé. Ses écuyers et les gardes de sa personne, le voyant obstiné à mourir, se précipitèrent tous ensemble dans sa tente, et, à force de prières, obtinrent de lui à grand-peine qu’il prît quelque nourriture. Voulant même affaiblir en lui la honte de son crime, les Macédoniens déclarèrent que Clitus avait mérité la mort, et ils seraient allés jusqu’à lui interdire la sépulture, si le roi n’eût donné l’ordre de l’inhumer.

Après avoir passé dix jours près de Maracanda, en témoignage éclatant de son repentir, il envoya Héphestion dans la Bactriane avec une partie de l’armée, afin d’y rassembler des provisions pour l’hiver. Le gouvernement qu’il avait destiné à Clitus fut donné à Amyntas. Il se rendit alors dans la Xénippa: c’est une province limitrophe de la Scythie, couverte d’un grand nombre de villages bien peuplés: car telle est la fertilité du sol, que non seulement elle y fixe les naturels, mais elle y attire même les étrangers. Les fugitifs de la Bactriane, qui avaient pris parti contre Alexandre, étaient venus y chercher une retraite. Mais, chassés par les habitants au bruit de l’arrivée du roi, ils se réunirent au nombre d’environ deux mille deux cents.