Nidzâm al-Mulk : Siassat-Namê, v. 1075 n-è : Ambassadeur Qarakhanide à la cour Seljoukide

C’est ainsi qu’il m’arriva une aventure sous le règne du sultan qui jouit maintenant du bonheur éternel, Alp Arslan (que son âme soit sanctifiée !). Il y a, dans le monde, deux sectes également bonnes, celle d’Abou Hanifa et celle de Chafiy. Or feu le sultan (que la miséricorde d’Allah soit sur lui!) était tellement ferme et sincère dans sa croyance qu’à plusieurs reprises il laissa échapper ces mots : « Quel malheur! si mon vizir n’appartenait pas à la secte de Chafiy, combien plus grands seraient son autorité et son prestige! » Aussi, comme il était très fanatique et abhorrait les chafiys je l’avais en grande crainte et ne lui obéissais qu’en tremblant. Or, il arriva que le sultan, mort en confessant la foi, attaqua le Mâ-vera-oun-nehr dont le souverain Chems oul-Moulk lui avait désobéi et avait refusé de lui rendre hommage.[51] Il mit son armée sur pied et envoya à Chems oul-Moulk, Naçr ben Ibrahim en qualité d’ambassadeur.[52] Je dépêchai, de ma part, avec ce dernier, le légiste Echter, qui devait se tenir au courant de tout ce qui se passerait. L’envoyé du sultan, à son arrivée, présenta ses lettres de créance et fit part du message dont il était chargé. Le khan le renvoya ici, accompagné d’un ambassadeur. Les ambassadeurs ont l’habitude de venir, à tout propos, chez le vizir pour lui faire part de leurs demandes, afin qu’il en confère avec le souverain, et ils conservent cette coutume jusqu’au moment où ils s’en retournent dans leur pays. Un jour, j’étais assis dans ma chambre, en compagnie de quelques-uns de mes amis ; je jouais aux échecs: j’avais gagné une partie et j’avais pris comme gage, à mon partenaire, un anneau que je passai au doigt de ma main droite, car il était trop large pour celui de ma main gauche. On m’annonça que l’ambassadeur du khan de Samarqand se trouvait à la porte ; je donnai l’ordre de le faire entrer et d’enlever le jeu d’échecs qui se trouvait devant moi. L’envoyé se présenta, s’assit, et, taudis qu’il exposait ce qu’il avait à dire, je faisais tourner la bague autour de mon doigt. Les yeux de l’ambassadeur se fixèrent sur mes mains. Quand il eut achevé sa communication, il se relira. Le sultan donna ensuite l’ordre de le congédier et désigna un nouvel envoyé pour porter sa réponse. Je fis partir de nouveau avec lui le légiste Echter, qui était un homme ferme et sincère. Quand les ambassadeurs arrivèrent à Samarqand, ils se présentèrent devant Chems oul-Moulk. Celui-ci interrogea son envoyé : Comment as-tu trouvé le jugement, le gouvernement et l’aspect du sultan? lui demanda-t-il, quelle est la force de son armée? comment est-elle équipée? comment la cour et l’administration sont-elles organisées? quelles sont les règles qui régissent son royaume? — Seigneur, répondit-il, rien ne manque à l’aspect, à la mine, au courage, à l’administration, à la majesté, a l’autorité du sultan. Dieu seul connaît le nombre de ses soldats, et nul ne peut fixer le chiffre de leurs armes, de leurs effets d’équipement, ni décrire leur luxe. L’organisation du divan, de la justice, du conseil et de la cour est de tout point parfaite et, dans tout le gouvernement, on ne pourrait citer une chose défectueuse : il y a cependant un défaut. Si ce dernier n’existait pas, aucun rebelle ne pourrait s’élever contre lui. — Quel est cet unique défaut? demanda Chems oul-Moulk. — Le vizir du sultan est hérétique. — Comment le sais-tu? dit l’émir. — Un jour, au moment de la prière du matin, je me rendis à la porte de sa chambre pour lui parler d’une, affaire. Il avait à la main droite un anneau qu’il ne cessa de faire tourner pendant qu’il me parlait. » Le savant Echter m’écrivit aussitôt, en m’avertissant des propos que l’on tenait sur moi à la cour de Chems oul-Moulk. Je fus saisi d’effroi, en songeant à la colère du sultan. Il déteste la secte de Chafiy, me dis-je, et il me reproche sans cesse ma croyance. Si, par quelque hasard, il apprend que les Djeulky du Mâ-vera-oun-nehr[53] me tiennent pour hérétique et me représentent comme tel au khan de Samarqand, il ne me fera pas grâce. Je dépensai, de mon propre mouvement, trente mille dinars d’or, j’accueillis toutes les demandes, j’accordai des grâces et je fis des largesses de toutes sortes pour que ce propos ne parvint pas aux oreilles du prince.
Je rappelle ces faits parce que la plupart des ambassadeurs cherchent à voir ce qui est défectueux, font attention à tout, observent ce qui dans le gouvernement et le royaume est imparfait ou bien organisé, et ensuite, ils déversent le blâme sur les souverains. Aussi ceux-ci, quand ils sont intelligents et avisés, amendent leur caractère, adoptent une conduite sage, choisissent des hommes éprouvés et loyaux pour leur confier la conduite des affaires, et mettent tous leurs soins à ce que personne ne puisse leur adresser de critiques.
On confiera la charge d’ambassadeur à un homme ayant l’habitude de servir les princes, hardi, sachant retenir sa langue, ayant parcouru le monde, possédant des connaissances dans toutes les sciences, sachant le Coran par cœur, prévoyant et ayant une bonne tournure et une heureuse physionomie. Il sera préférable qu’il soit âgé et instruit. Si le prince confie une mission à un de ses familiers, cela ne pourra qu’augmenter la confiance que l’on accordera à celui-ci, et s’il envoie un homme brave, courageux, bon cavalier et guerrier renommé, cela sera parfait. Le roi semblera montrer par là que tous ses sujets ressemblent à ce hardi champion. Il vaut encore mieux qu’il soit d’une noble race, car sa noblesse lui fera attribuer un rang plus élevé et augmentera sa considération. De tout temps, les souverains ont envoyé des ambassadeurs, chargés de présents, d’objets curieux, d’armes et de choses précieuses. Ils ont affecté de paraître faibles et animés d’un esprit de soumission. Après avoir donné cette illusion, ils ont, à la suite d’une mission confiée à un ambassadeur, levé des troupes et, à la tête d’hommes éprouvés, ils ont fait des incursions sur le territoire de leur ennemi et l’ont mis en fuite. On se rend compte, d’après l’envoyé, de la manière de se conduire et de l’intelligence du souverain par qui il est accrédité.