Ibn Battuta, Ma-wara-an-Nahr-Transoxiane, 1334

  1. De Saray à Khwarizm :

Après être partis de Saray, nous marchâmes pendant 10 j. et arrivâmes à la ville de Sarây-çuq ( petit ), […] située sur le bord d’un fleuve immense, que l’on appelle Olû-Sû (Grande Eau) traversé par un pont de bateaux comme à Baghdâd.

C’est ici que nous cessâmes de voyager avec des chevaux traînant des chariots ; nous les vendîmes moyennant 4 dh/tête à cause de leur état d’épuisement et de leur peu de valeur dans cette ville. Nous louâmes des chameaux pour tirer les chariots.

On voit à S-ç une zâwya appartenant à un pieux personnage turc âgé, que l’on appelle Attâ (Père). Il nous y donna l’hospitalité et fit des voeux en notre faveur. Le Qâdi nous traita aussi ; mais j’ignore son nom.

Après notre départ de Sarây-çûk, nous marchâmes, 30 j, ne nous arrêtant que 2 h /j, vers 10 h et au Mughrub[…]pour faire cuire le Dûghy et le boire […]Ces peuples ont de la viande salée et séchée au soleil, qu’ils étendent par-dessus cette boisson ; enfin, ils versent sur le tout du lait aigri. Chaque homme mange et dort dans son chariot durant la marche. (Ibn Fadhlan dans l’autre sens en 922) ; j’avais dans mon ‘araba 3 jeunes filles, c’est la coutume des voyageurs d’user de vitesse en franchissant ce désert, à cause du peu d’herbage qu’il produit : les chameaux qui le traversent périssent pour la plupart, et ceux qui survivent ne servent de nouveau que l’année suivante, lorsqu’ils ont repris de l’embonpoint. L’eau, dans ce désert, se trouve dans des endroits placés à intervalles déterminés, à 2 ou 3 jours de distance l’un de l’autre ; elle est fournie par la pluie ou par des puits creusés dans le gravier.

Khwârezm (: Jurjânya) est la plus grande et belle ville des Türk ; possède de jolis marchés, vastes rues, nombreux édifices ; ses habitants sont si nombreux qu’elle tremble, sous leur poids, et qu’ils la font ressembler, par leurs ondulations, à une mer agitée, (l’actuelle Qunya Urgenç, conquise par les Mongols en 1221 è rebâtie en 1231  cf al-Umari (v. 1340) : les prix étalons identiques à Saray et que les 2 places utilisaient les mêmes poids et mesuresè détruite par Timur en 1388).

Je m’y promenai à cheval pendant un jour, et j’entrai dans le marché. Lorsquej’arrivai au milieu et que j’atteignis l’endroit où l’on se serrait le plus, et que l’on appelle Shawr (foule en persan)je ne pus dépasser ce lieu, à cause de la foule qui s’y pressait. Je voulus revenir sur mes pas ; cela me fut également impossible, et par le même motif. Je demeurai confondu, et je ne parvins à m’en retourner qu’après de grands efforts. Quelqu’un me dit que ce marché était peu fréquenté le vendredi, parce qu’on ferme ce jour-là le marché de la Qaïçâria. Je montai à cheval le vendredi, et je me dirigeai vers la Jâmi‘ et le collège (madrasa).

Cette ville fait partie des États du sultan Uzbek, qui y a placé un puissant Amîr nommé Kutlû’-Timûr (descendant de Toka Timur fils de Coeçi, fils de Cengis, apanagiste de Crimée et avait aidé Uzbek Khan à conquérir le pouvoir en 1313 ènommé gouverneur du Khwarezm). C’est cet Amîr qui a construit la Madrasa et ses dépendances ; la Mosquée a été bâtie par sa femme, la pieuse Turâbak (Khatûn dans les ruines d’Urgenç). On voit à Khwârizm un hôpital, auquel est attaché un médecin syrien connu sous le nom d’As-Sahiûny (le sionien : (le contemporain, ‘Abd al-Razzaq As-Samarqandi, qualifie Urgenç de « rendez-vous des personnages les plus distingués du monde ». )

Je n’ai pas vu, dans tout l’univers, d’hommes meilleurs que les habitants de Khwârizm ni qui aient des âmes plus généreuses ou qui chérissent davantage les étrangers. Ils observent, dans leurs prières, une coutume louable que je n’ai point remarquée chez d’autres peuples : cette coutume consiste en ce que chaque mu’addhin des mosquées fait le tour des maisons occupées par des voisins de sa mosquée, afind’avertir ceux-ci d’assister à la prière. L’imâm frappe, en présence de toute la communauté, quiconque a manqué à la prière faite en commun ; il y a un nerf de boeuf, suspendu dans chaque mosquée, pour servir à cet usage (encore à Bukhara au début du XIXe) Outre ce châtiment, le délinquant doit payer une amende de 5 dn, qui est appliquée aux dépenses de la mosquée, ou employée à nourrir les fuqarâ’ et les malheureux.

Auprès de Khwârizm coule le fleuve Ceyhûn, un des quatre fleuves du Paradis. Il gèle dans la saison froide, comme le fleuve Itil. On marche alors sur la glace qui le recouvre, et il demeure gelé durant 5 mois (Ibn Fadhlan à Urgenç en 921-2 : « Le Ceihun avait gelé d’un bout à l’autre. L’épaisseur de la glace était de dix-sept empans. Les chevaux, les mulets et les ânes passaient sur la glace, comme sur un chemin. La couche de glace restait telle quelle sans bouger. La glace est ainsi restée pendant 3 mois. » )

Souvent des imprudents ont osé le passer à la débâcle et ont péri. Durant l’été on navigue dans des bateaux, jusqu’à Tirmidh 463, et l’on rapporte de cette ville du froment et de l’orge. Cette navigation prend 10 jours à quiconque descend le fleuve.

Dans le voisinage se trouve un Ribât, auprès du mausolée du Shykh Najm-ad-dîn Alkubra (Najm ad-din Kubra (m.1221), saint personnage de l’ordre soufi des suhrawardi et fondateur de la Kubrawiyya, fut tué par les Mongols lors de la prise d’Urgenç ; son tombeau est toujours) au nombre des plus saints personnages. On y sert de la nourriture aux voyageurs. Le supérieur de cet Ribât est le professeur Sayf ad-dîn bn ‘Açaba, un des principaux habitants de Khwârizm.

Dans cette ville se trouve encore un Ribat dont le supérieur est le pieux et dévot Jalâl ad-dîn As-Samarqandî, un des hommes les plus pieux qui existent ; il nous y traita. Près de Khwârizm, on voit le tombeau de l’imâm très savant Abu Al-Qâçim Mahmûd bn ‘Umar Az-Zamakhsharî (commentaire grammatical du Coran, m.1143), au-dessus duquel s’élève une Qubba. Zamakhshar est une bourgade à 4 M de Khârizm.

Lorsque j’arrivai à Khwârizm, je logeai en dehors de cette ville. Un de mes compagnons alla trouver le Qâdi Sadr Abu Hafs ‘Umar al-Bakrî, celui-ci m’envoya son substitut Nûr Al-Islâm, qui me salua, et retourna ensuite près de son chef. Le Qâdi vint en personne, accompagné de plusieurs de ses adhérents, et me salua. C’était un tout jeune homme, mais déjà vieux par ses oeuvres ; il avait deux substituts dont l’un était le susdit Nûr al-Islâm et l’autre Nûr Ad-dîn Al-Kermâny, un des principaux Faqih. Ce personnage se montre hardi dans ses décisions et ferme dans la dévotion. Lorsque j’eus mon entrevue avec le Qâdi, il me dit :« Cette ville est remplie d’une population extrêmement dense, et vous ne réussirez pas facilement à y entrer de jour. Nûr al-Islâm viendra vous trouver, pour que vous fassiez votre entrée avec lui à la fin de la nuit. » Nous agîmes ainsi, et nous logeâmes dans une Madrasa toute neuf, où il ne se trouvait encore personne.

Après la prière du matin, le Qâdi vint nous visiter, accompagné de plusieurs des principaux de la ville […] et Mawlânâ Shams Ad-Dîn As-Sinjary, chapelain de l’Amîr de Khwârizm, hommes vertueux et de qualités louables. Le principal dogme de leur croyance est ‘tizâl, mais ils ne le laissent pas voir, parce que le sultan Uzbek et son vice-roi en cette ville, Kutlû-Timûr, sont orthodoxes.

Durant le temps de mon séjour, je priais le vendredi avec le Qâdi Abu Hafs ‘Umar, et dans sa mosquée. Lorsque j’avais fini de prier, je me rendais avec lui dans sa maison. J’entrais en sa compagnie dans son salon, qui est un des plus magnifiques que l’on puisse voir. Il était décoré de superbes tapis ; ses murs étaient tendus de drap ; on y avait pratiqué de nombreuses niches, dans chacune desquelles se trouvaient des vases d’argent doré et des vases de verre de ‘Irâq. C’est la coutume des habitants de ce pays d’en user ainsi dans leurs demeures. On apportait ensuite des mets en grande quantité, car le Qâdi est au nombres des hommes aisés et opulents et qui vivent très bien. Il est l’allié de l’Amîr Kutlû-Timûr, ayant épousé la soeur de sa femme, nommée Cîcâ Aghâ.

On trouve à Khwarizm plusieurs prédicateurs dont le principal est Mawlânâ Zayn Ad-dîn Al-Muqaddisî. On y voit aussi le khatîb Mawlânâ Hoçâm Ad-Dîn Al-Mecchâthî, l’éloquent prédicateur, et un des 4 meilleurs orateurs que j’aie entendu dans tout l’univers.

L’Amîr Kutlû Timûr (Fer béni) est fils de la tante maternelle du sultan illustre Muhammad Uzbek ; il est le principal de ses Amîrs et son vice-roi dans le Khurâçân. Son fils, Hârûn Bek, a épousé la fille du Sultan et de la reine Tayt-O(g)ly. Sa femme, la Khâtûn Turâ-bek,s’est signalée par d’illustres actes de générosité.

Lorsque le Qâdi vint me voir pour me saluer, ainsi que je l’ai raconté, il me dit : « L’Amîr a appris ton arrivée, mais il a un reste de maladie qui l’empêche de te visiter » Je montais à cheval avec le Qâdi, pour rendre visite à l’Amîr. Nous arrivâmes à son palais, et nous entrâmes dans un grand mishwar, dont la plupart des appartements étaient en bois. De là nous passâmes dans une petite salle d’audience où se trouvait un dôme de bois doré dont les parois étaient tendues de drap de diverses couleurs et le plafond recouvert d’une étoffe de soie brochée d’or. L’Amîr était assis sur un tapis de soie étendu pour son usage particulier ; il tenait ses pieds couverts, à cause de la goutte dont il souffrait, et qui est une maladie fort répandue parmi les Turcs. Je lui donnai le salut, et il me fit asseoir à son côté.

Le Qâdi et les docteurs s’assirent aussi. L’Amîr m’interrogea touchant son souverain, le roi Muhammad Uzbek, la Khâtûn Bay-alûn, le père de cette princesse et la ville de Constantinople. Je satisfis à toutes ses questions. On apporta ensuite des tables, sur lesquelles se trouvaient des mets, c’est-à-dire des poulets rôtis, des grues, des pigeonneaux, du pain pétri avec du beurre, et que l’on appelle al-Quliça du biscuit et des sucreries. Ensuite on apporta d’autres tables couvertes de fruits, savoir des grenades épluchées, dans des vases d’or ou d’argent, avec des cuillers d’or. Quelques-uns de ces fruits étaient dans des vases de verre de l’Irâk, avec des cuillers de bois. Il y avait aussi des raisins et de melons superbes.

  1. Tribunal Islamo-Mongol :

Parmi les coutumes de cet Amîr est la suivante : le Qâdi vient chaque jour à sa salle d’audience et s’assied, dans un endroit destiné à cet usage, avec les docteurs de la loi et ses secrétaires. Un des principaux Amîrs s’assied en face de lui, avec 8 des grands Amîr ou Shyûkh turcs, qui sont appelés al-Yarguci (yargic (juge) en turc). Les habitants de la ville viennent soumettre leurs procès à la décision de ce tribunal. Les causes qui sont du ressort de la loi religieuse sont jugées par le Qâdi; les autres par ces Amîrs. Leurs jugements sont justes et fermes ; car ils ne sont pas soupçonnés d’avoir de l’inclination pour l’une des parties, et ne se laissent pas gagner par des présents.

Lorsque nous fûmes de retour au collège, après l’entrevue avec l’Amîr, il nous envoya du riz, de la farine, des moutons, du beurre, des épices et plusieurs charges de bois à brûler. On ignore l’usage du charbon dans toute cette contrée, ainsi que dans l’Inde, le Khurâçân et la Perse. Quant à la Chine, on y brûle des pierres, qui s’enflamment comme le charbon. Lorsqu’elles sont converties en cendres, on les pétrit avec de l’eau, puis on les fait sécher au soleil, et on s’en sert une seconde fois pour faire la cuisine, jusqu’à ce qu’elles soient tout à fait consumées. (« Il est vrai que par toute la province du Khita’ il y a une manière de pierres noires qui s’extrait des montagnes et qui brûlent en faisant des flammes comme bûches elles se consument tout entières comme le charbon de bois. El-les tiennent le feu et produisent la cuisson mieux que ne fait le bois » (Marco POLO))

  1.  ACTION GÉNÉREUSE DE CE QÂDI ET DE L’AMÎR

Je faisais ma prière un certain vendredi, selon ma coutume, dans la mosquée du Qâdi Abu Hafs. Il me dit : « L’Amîr a ordonné de te payer une somme de 500 dh et de préparer à ton intention un festin pour 500 dh, et auquel assisteraient les Shykhs, les docteurs et les principaux de la ville. Lorsqu’il eut donné cet ordre, je lui dis : “Ô Amîr, tu feras préparer un repas dans lequel les assistants mangeront seulement une ou deux bouchées ! Si tu assignes à cet étranger toute la somme, ce sera plus utile pour lui.” Il répondit “J’agirai ainsi”, et il a commandé de te payer les 1000 dh entiers. » L’Amîr les envoya, avec son chapelain Shams Ad-Dîn As-Sinjary, dans une bourse portée par son page. Le change de cette somme en or du Maghreb équivaut à trois cents dn.

J’avais acheté ce jour-là un cheval noir, pour 35 dh, et je le montai pour aller à la mosquée. J’en payai le prix sur cette somme de 1000 dh. A la suite de cet événement, je me vis possesseur d’un si grand nombre de chevaux que je n’ose le répéter ici, de peur d’être accusé de mensonge. Ma position ne cessa de s’améliorer, jusqu’à mon entrée dans l’Inde. Je possédais beaucoup de chevaux ; mais je préférais ce cheval noir et je l’attachais devant tous les autres. Il vécut trois années entières à mon service, et après sa mort, ma situation changea.

La Khâtûn Cîcâ Aghâ, femme du Qâdi, m’envoya 100 dh. Sa soeur Turâ-bek, femme de l’Amîr, donna en mon honneur un festin, dans le Ribat fondé par elle, et y réunit les docteurs et les chefs de la ville. Dans cet édifice, on prépare de la nourriture pour les voyageurs. La princesse m’envoya une pelisse de martre-zibeline et un cheval de prix. Elle est au nombre des femmes les plus distinguées, les plus vertueuses et les plus généreuses.

Lorsque je quittai le festin que cette princesse avait donné en mon honneur et que je sortis du Ribâtune femme s’offrit à ma vue, sur la porte de cet édifice. Elle était couverte de vêtements malpropres et avait la tête voilée. Des femmes, dont j’ai oublié le nombre, l’accompagnaient. Elle me salua ; je lui rendis son salut, sans m’arrêter et sans faire autrement attention à elle. Lorsque je fus sorti, un certain individu me rejoignit et me dit : « La femme qui t’a salué est la Khâtûn. » Je fus honteux de ma conduite, et je voulus retourner sur mes pas, afin de rejoindre la princesse, mais je vis qu’elle s’était éloignée. Je lui fis parvenir mes salutations par un de ses serviteurs, et je m’excusai de ma manière d’agir envers elle, sur ce que je ne la connaissais pas.

  1. DESCRIPTION DU MELON DE KHÂRIZM

Le melon de Khârizm n’a pas son pareil dans tout l’univers, tant à l’est qu’à l’ouest, si l’on en excepte celui de Bukhâra. Le melon d’Isfahân vient immédiatement après celui-ci. L’écorce du premier est verte et le dedans est rouge ; son goût est extrêmement doux, mais sa chair est ferme. Ce qu’il y a d’étonnant, c’est qu’on le coupe par tranches, qu’on le fait sécher au soleil, qu’on le place dans des paniers, ainsi qu’on en use chez nous avec les figues sèches; et, dans cet état, on le transporte de Khârizm à l’extrémité de l’Inde et de la Chine. Il n’y a pas, parmi tous les fruits secs, un fruit plus agréable au goût.

  1. ANECDOTE

Un sharîf de Karbalâ, m’avait accompagné de Sarây à Khârizm. Il s’appelait ‘Alî bn Mançûr, marchand. Je le chargeais d’acheter pour moi des vêtements et … il m’achetait un habit pour 10 dn, et me dit : « Je l’ai payé 8 », sa conduite me fût révélée par d’autres. Outre cela, le sharîf m’avait prêté plusieurs dn. Lorsque je reçus le présent de l’Amîr de Khârizm, je lui rendis ce qu’il m’avait prêté, et je voulus ensuite lui faire un cadeau, en retour de ses belles actions. Il le refusa et jura qu’il ne l’accepterait pas. Je voulus donner le présent à un jeune esclave qui lui appartenait et que l’on appelait Kâfûr ; mais il m’acura de n’en rien faire. Ce sharîf était le plus généreux habitant des deux Irâq que j’eusse encore vu. Il résolut de se rendre avec moi dans l’Inde ; mais, dans la suite, plusieurs de ses concitoyens arrivèrent à Khwârizm, afin de faire un voyage en Chine ; et il forma le projet de les accompagner. Je lui fis des représentations à ce sujet ; mais il me répondit : « Ces habitants de ma ville natale retourneront auprès de ma famille et de mes proches, et rapporteront que j’ai fait un voyage dans l’Inde pour mendier. Ce serait un sujet de blâme pour moi d’agir ainsi, et je ne le ferai pas. »

L’esclave tarda à revenir. Sur ces entrefaites, un marchand arriva de la patrie du sharîf à Almâlik (dans la vallée d’Ili, près de l’actuelle frontière sino-soviétique, était la capitale de l’empire mongol de Çaghatai, qui comprenait la Transoxiane (Ma wara’ An-Nahr) et se logea dans le même caravansérail que lui. Le sharîf le pria de lui préter qq argent, en attendant le retour de son esclave. Le marchand refusa ; ensuite il ajouta à la honte de la conduite qu’il avait tenue en manquant de secourir le sharîf, celle de vouloir encore lui faire supporter la location de l’endroit du khân où il logeait lui-même. Le sharîf apprit cela ; il en fut mécontent, entra dans son appartement et se coupa la gorge. On survint dans un instant où il lui restait encore un souffle de vie, et l’on soupçonna de l’avoir tué un esclave qui lui appartenait. Mais il dit aux assistants : « Ne lui faites pas de mal ; c’est moi qui me suis traité ainsi » ; et il mourut le même jour. Puisse Dieu lui faire miséricorde ! J’appris par la suite, durant mon séjour dans l’Inde, que cet homme, lorsqu’il fut arrivé dans la ville d’Almâlik, située à l’extrémité de la principauté de LE MWN et à l’endroit où commence la Chine, s’y arrêta, et envoya à la Chine un jeune esclave, à lui appartenant, avec ce qu’il possédait de marchandises.

Ce sharîf m’a raconté le fait suivant, comme lui étant arrivé. Il reçut un jour un prêt, d’un certain marchand de Damas, 6000 dh. Ce marchand le rencontra dans la ville de Hamâ, en Syrie, et lui réclama son argent. Or il avait vendu à terme les marchandises qu’il avait achetées avec cette somme. Il fut honteux de ne pouvoir payer son créancier, entra dans sa maison, attacha son turban au toit, et voulut s’étrangler. Mais, la mort ayant tardé à l’atteindre, il se rappela un changeur de ses amis, l’alla trouver et lui exposa son embarras. Le changeur lui prêta une somme avec laquelle il paya le marchand.

  1. De Khwârizm à Bukhâra

Lorsque je voulus partir, je louai des chameaux et j’achetai une double litière. J’avais pour contrepoids, dans un des côtés de cette litière, ‘Afîf Ad-Dîn At-Taouziry. Mes serviteurs montèrent quelques-uns de mes chevaux, et nous couvrîmes les autres avec des housses, à cause du froid. Nous entrâmes dans le désert qui s’étend entre Khwârizm et Bukhâra, et qui a 18 j d’étendue. Pendant ce temps, on marche dans des sables entièrement inhabités, si l’on en excepte une seule ville.

Je fis mes adieux à l’Amîr Kutlû Timûr, qui me fit don d’un habit d’honneur, ainsi que le Qâdi. Ce dernier sortit de la ville avec les docteurs pour me dire adieu.

Nous marchâmes pendant 4 jours, et nous arrivâmes à la ville d’Al-Qât. Il n’y a pas sur le chemin de Khârizm à Bukhâra d’autre lieu habité que cette ville ; elle est petite, mais belle. Nous logeâmes en dehors, près d’un étang qui avait été gelé par la rigueur du froid, et sur lequel les enfants jouaient et glissaient. Le Qâdi, appelé Sadr Ash-Shari‘a, (Chef de la loi), apprit mon arrivée. Je l’avais précédemment rencontré dans la maison du Qâdi de Khârizm. Il vint me saluer avec les étudiants et le Shykh de la ville, le vertueux et dévot Mahmûd al-Khayawy (Khiwa)

Le Qâdi me proposa de visiter l’Amîr d’Al-Qât ; mais le Shykh Mahmûd lui dit : « Il convient que l’étranger reçoive la visite, au lieu de la faire ; si nous avons quelque grandeur d’âme, nous irons trouver l’Amîr et nous l’amènerons. » Ils agirent de la sorte. L’Amîr, ses officiers et ses serviteurs arrivèrent au bout d’une heure, et nous saluâmes ce chef. Notre intention était de nous hâter dans notre voyage. Mais il nous pria de nous arrêter, et donna un festin dans lequel il réunit les docteurs de la loi, les chefs de l’armée, etc. Des poètes y récitèrent les louanges de l’Amîr. Ce prince me fit présent d’un vêtement et d’un cheval de prix.

Nous suivîmes la route connue sous le nom de Sibâya

  1. DESERT :

Dans ce désert, on marche l’espace de 6 j. sans rencontrer d’eau. Au bout de ce temps, nous arrivâmes à la ville de Wab-kent, éloignée d’un jour de Bukhâra. C’est une belle ville qui possède des rivières et des jardins. On y conserve des raisins d’une année à l’autre, et ses habitants cultivent un fruit qu’ils appellent al-Allû (prune jaune) Ils le font sécher, et on le transporte dans l’Inde et à la Chine ; on verse de l’eau par-dessus et l’on boit ce breuvage. Le goût de ce fruit est doux lorsqu’il est encore vert ; mais, quand il est séché, il contracte une saveur légèrement acide ; sa partie pulpeuse est abondante.

Nous marchâmes ensuite, pendant toute une journée, au milieu de jardins contigus les uns aux autres, de rivières, d’arbres et de champs cultivés, et nous arrivâmes à la ville de Bukhâra, qui a donné naissance au Muhadith Abou ‘Abd Allah Muhammad bn Isma’ïl Al-Bukhâry (m.870)

  1. Bukhara :

Cette ville a été la capitale du MWN (détruite deux fois de suite par les Ilkhans de Perse en 1279 et 1316)

Le maudit Tengîz le Tatar (Temucin avait pris le nom turc Tengiz (Deniz : Océan)), l’aïeul des rois de ‘Irâq (Ilkhans de la Perse, descendants de Hulagu, petit-fils de Gengis) l’a dévastée. Actuellement ses mosquées, ses collèges et ses marchés sont ruinés, à l’exception d’un petit nombre. Ses habitants sont méprisés ; leur témoignage n’est pas reçu à Khwârizm, ni ailleurs, à cause de leur réputation de partialité, de fausseté et d’impudence. Il n’y a plus aujourd’hui à Bukhâra d’homme qui possède quelques connaissances, ou qui se soucie d’en acquérir.

  1. RÉCIT DES COMMENCEMENTS DES TATARS ET DE LA DESTRUCTION DE BUKHÂRA ET D’AUTRES VILLES PAR CE PEUPLE

Tenkîz Qân était forgeron ( !! cf la légende turque mentionnée par Rubruick du forgeron qui fait fondre une montagne prison, et nom de Timur : Fer) 487, dans le pays de Khithâ (état de Chine du nord sous les Khitân (907-1122)èCathay)488. Il avait une âme généreuse, un corps vigoureux, une stature élevée. Il réunissait ses compagnons et leur donnait à manger. Une bande d’individus se rassemblèrent auprès de lui, et le mirent à leur tête. Il s’empara de son pays natal, il devint puissant, ses forces augmentèrent, et son pouvoir fut immense. Il fit la conquête du royaume de Khithâ’, puis de la Chine, et ses troupes prirent un accroissement considérable. Il conquit les pays de Khoten, de Qâshgar et d’Almâlik. Jalâl Ad-Dîn Sincâr, fils de Khârizm Shâh, roi du Khârizm, du Khorâçân et du LE MWN possédait une puissance considérable. En conséquence, Tenkîz le craignait et s’abstint de l’attaquer et n’exerça aucun acte d’hostilité contre lui. Or il arriva que Tenkîz envoya des marchands avec des productions de la Chine et du Khithâ, telles qu’étoffes de soie et autres, dans la ville d’Othrâr, la dernière place des États de Jalâl Ad-Dîn. Le lieutenant de ce prince à Othrâr lui annonça l’arrivée de ces marchands et lui fit demander quelle conduite il devait tenir envers eux.

Jalal al-din, est devenu légendaire en combattant les Mongols, de l’Inde jusqu’en Anatolie, pendant dix ans (1221-1231) Otrar, sur le Sir Darya (: Iaxar-Tes, Seihun), conquise en 1219, Bukhara et Samarqand en 1220, enfin Urgenç en 1221. C’est par la suite que Calal al-din infligea).

Le roi lui écrivit de s’emparer de leurs richesses, de leur infliger un châtiment exemplaire, de les mutiler et de les renvoyer ensuite dans leur pays ; car Dieu avait décidé d’affliger et d’éprouver les habitants des contrées de l’Orient, en leur inspirant une résolution imprudente, un dessein méchant et de mauvais augure.

Lorsque le gouverneur d’Othrâr se fut conduit de la sorte, Tenkîz se mit en marche, à la tête d’une armée innombrable, pour envahir les pays musulmans. Quand ledit gouverneur reçut l’avis de son approche, il envoya des espions, afin qu’ils lui apportassent des nouvelles de l’ennemi. On raconte que l’un d’eux entra dans le camp d’un des Amîrs de Tenkîz, sous le déguisement d’un mendiant, et ne trouva personne qui lui donnât à manger. Il s’arrêta près d’un Tatar ; mais il ne vit chez cet homme aucune provision, et n’en reçut pas le moindre aliment. Lorsque le soir fut arrivé, le Tatar prit des tripes, ou intestins desséchés qu’il conservait, les humecta avec de l’eau, fit une saignée à son cheval, remplit ces boyaux du sang qui coulait de cette saignée, les lia et les fit rôtir ; ce mets fut toute sa nourriture. L’espion, étant retourné à Othrâr, informa le gouverneur de cetteville de ce qui regardait les ennemis, et lui déclara que personne n’était assez puissant pour les combattre« Quand l’armée part pour la guerre ou pour toute autre nécessité, plus volon-tiers et bravement que le reste du monde, ils se soumettent aux labeurs, et maintes fois, s’il le faut, l’homme ira ou demeurera tout un mois sans autre nourriture que le lait d’une jument et la chair des bêtes qu’il tuera avec son arc. Et son cheval paîtra n’importe quelle herbe il trouvera au bord des pistes en marchant, tant qu’il n’a nul besoin de porter avoine, foin ou paille […] Ce sont les gens au monde qui plus durement travaillent et supportent fatigue, font la plus faible dépense et se contentent d’un petit manger ; et voilà pour-quoi mieux sont que d’autres pour conquérir cités, terres et royaumes » (Marco POLO).

Le gouverneur demanda du secours à son souverain Jalâl Ad-Dîn. Ce prince le secourut par une armée de soixante et dix mille hommes, sans compter les troupes qu’il avait précédemment. Lorsque l’on en vint aux mains, Tenkîz les mit en déroute ; il entra de vive force dans la ville d’Othrâr, tua les hommes et fit prisonniers les enfants. Jalâl Ad-Dîn marcha en personne contre lui ; et ils se livrèrent des combats si sanglants qu’on n’en avait pas encore vus de pareils sous l’islamisme. Enfin Tenkîz s’empara du (cf révolte chez Ibn al-Athir ) LE MWN, détruisit Bukhâra, Samarqand et Tirmidh, et passa le fleuve, c’est-à-dire le Ceyhûn, se dirigeant vers Balkh, dont il fit la conquête.

Puis il marcha sur Bârniân, qu’il prit également ; enfin, il s’avança au loin dans le Khorâçân et dans ‘Irâq ‘Ajam (sic).

Les musulmans se soulevèrent contre lui à Balkh et dans le LE MWN. Il revint sur eux, entra de vive force dans Balkh, et ne la quitta qu’après en avoir fait un monceau de ruines, il fitensuite de même à Tirmidh. Cette ville fut dévastée, et elle n’est jamais redevenue florissante depuis lors mais on a bâti, à deux milles de là, un autre ville. Tenkîz massacra les habitants de Bâmiân, et la ruina de fond en comble, excepté le minaret de sa mosquée Jârni‘. Il pardonna aux habitants de Bukhâra et de Samarqand ; puis il retourna dans l’Irâk (sic). La puissance des Tatars ne cessa de faire des progrès au point qu’ils entrèrent de vive force dans la capitale de l’islam et dans le séjour du khilafa, c’est-à-dire à Baghdâd, et qu’ils égorgèrent le khalifa Mosta‘kim Bi-llah.

Voici ce que dit Ibn Juzay : « Notre Shykh, le Qâdi des Qâdis, Abou’l Barakât bn al-hâjj, m’a fait le récit suivant “J’ai entendu dire ce qui suit au prédicateur Abou ‘Abd Allah, fils de Rashîd : Je rencontrai à Makka Nûr Ad-Dîn bn Az-zejjâj, un des savants de ‘Irâq accompagné du fils de son frère. Nous conversâmes ensemble et il me dit : Il a péri dans la catastrophe causée par les Tatars, dans l’Irâk, 24 mille savants. Il ne reste plus de toute cette classe que moi et cet homme, désignant du geste le fils de son frère.” »

  1. FATHABAD :

Nous logeâmes dans le faubourg de Bukhâra, nommé Fath-Abâd (à l’est), , où se trouve le tombeau du Shykh, du savant, du pieux et dévot Sayf Ad-Dîn al-Bâkharzy (Ce disciple de Najm ad-din Kubra, m. 1261, aurait converti Berke, le souverain de la Horde d’Or. Son tombeau, toujours existant, et les bâtiments qui l’accompagnent furent édifiés par Sorgaqtani, épouse de Tului, laquelle était néanmoins chrétienne); cet homme était au nombre des principaux saints. Le Ribât qui porte son nom, et où nous descendîmes, est considérable. Il jouit de legs importants, à l’aide desquels on donne à manger à tout-venant. Le supérieur de ce Ribât est un descendant de Bâkharzy ; c’est le Hajj Yahya al-Bâkharzy. Ce Shykh me traita dans sa maison, et y réunit les principaux habitants de la ville. Les lecteurs du Coran firent une lecture avec de belles voix ; le prédicateur fit un sermon, et on chanta des chansons turques et persanes, d’après une méthode excellente Nous passâmes en cet endroit une nuit admirable, et qui peut compter parmi les plus merveilleuses. J’y rencontrai le Faqih, ‘Alim et vertueux Sadr Ash-Shari’a arrivé de Herât; homme pieux et excellent.

Tombeau de Bukhari :

Je visitai à Bukhâra le tombeau du savant imâm Abou ’Abd Allah al-Bukhâry (Son tombeau serait dans le village de Khartank à deux farsakhs de Samarqand, d’après ses premiers biographes) , professeur des musulmans et auteur du recueil Al Jâmi‘ Aç-çahîh. Sur ce tombeau se trouve cette inscription :  « Ceci est la tombe de Muhammad bn Ismâ’ïl al-Bukhâry, qui a composé tels et tels ouvrages. » C’est ainsi qu’on lit, sur les tombes des savants de Bukhâra, leurs noms et les titres de leurs écrits. J’avais copié un grand nombre de ces épitaphes ; mais je les ai perdues avec d’autres objets, lorsque les Kuffâr de l’Inde me dépouillèrent sur mer.

  1. Nakhshab

Nous partîmes de Bukhâra, afin de nous rendre au camp du sultan pieux et honoré ‘Alâ Ad-Dîn Thermachîrîn, dont il sera question ci-après. Nous passâmes par Nakhshab (4 j après Bukhara et 8 avant Balkh, à 4 jours de la première et à huit de la seconde était choisie par Ten(g)iz, en 1220, pour les campements d’été. Les souverains Caghatay Kebek (1318-1326) et Kazgan (1343-1346) y ont construit des palais et c’est ainsi que la ville acquit son nom actuel Karshi (Palais en mongol)) ville dont le Shykh Abou TorâbAn-Nakhshaby (Ancêtre Khurâçanien du soufisme (m. 859 en route pour son 40è hajj) a emprunté sa Nisba.

C’est une petite cité, entourée de jardins et de canaux. Nous logeâmes hors de ses murs, dans une maison appartenant à son gouverneur.

J’avais avec moi une jeune esclave qui était enceinte et près de son terme ; j’avais résolu de la conduire à Samarqand, pour qu’elle y fit ses couches. Or il se trouva qu’elle était dans une litière qui fut chargée sur un chameau. Nos camarades partirent de nuit et cette esclave les accompagna, avec les provisions et d’autres objets à moi appartenant. Pour moi, je restai près de Nakhsheb, afin de me mettre en route de jour, avec quelques autres de mes compagnons.

Les premiers suivirent un chemin différent de celui que nous prîmes. Nous arrivâmes le soir du même jour au camp du sultan. Nous étions affamés, et nous descendîmes dans un endroit éloigné du marché ; un de nos camarades acheta de quoi apaiser notre faim. Un marchand nous prêta une tente où nous passâmes la nuit. Nos compagnons partirent le lendemain à la recherche des chameaux et du reste de la troupe ; ils les trouvèrent dans la soirée, et les amenèrent avec eux. Le sultan était alors absent du camp pour une partie de chasse. Je visitai son lieutenant, l’Amîr Taq-bu(g)a ; il me logea dans le voisinage de sa mosquée et me donna une Khar(g)â ; c’est une espèce de tente, que nous avons décrite ci-dessus.

J’établis la jeune esclave dans cette Khar(g)â ; et elle y accoucha dans la même nuit. On m’informa que l’enfant était du sexe masculin, mais il n’en était pas ainsi : ce ne fut qu’après l’aqîqa qu’un de mes compagnons m’apprit que l’enfant était une fille. Je fis venir les esclaves femelles, et je les interrogeai ; elles me confirmèrent la vérité du fait. Cette fille était née sous une heureuse étoile ; depuis sa naissance, j’éprouvai toutes sortes de joies et de satisfactions. Elle mourut deux mois après mon arrivée dans l’Inde.

Je visitai dans ce camp le Shykh, le faqih, le dévot Mewlâ-nâ Hoçâm Ad-Dîn alyâghi (le sens de ce dernier mot, en turc, est le re-belle), qui est un habitant d’Othrâr, et le Shykh Haçan, beau-frère du sultan.

  1. HISTOIRE DU SULTAN de TRANSOXIANE

C’est le sultan honoré ‘Alâ Ad-Dîn Tarma-Shîrîn ((1326-1334) 6è fils de Duwa (m. 1306) qui avait plus ou moins réussi à stabiliser l’empire Caghatay, entre les Ilkhan et les Yuan, il se convertit mais son nom : Darma Shri est bouddhiste) qui est un prince très puissant. Il possède des armées nombreuses, un royaume considérable et un pouvoir étendu ; il exerce l’autorité avec justice. Ses provinces sont situées entre celles de IV des plus puissants souverains de l’univers : le roi de la Chine, le roi de l’Inde, le roi de ‘Irâq et le roi Uzbek. Ces quatre princes lui font des présents, et lui témoignent de la considération et du respect. Il est parvenu à la royauté après son frère Ilçigiday (m.1326) sous son règne, les dominicains se diffusèrent en Asie), un Kâfir, monté sur le trône après son frère aîné Kebek (choisit Nakhshab comme capitale). Kebek était aussi Kâfir ; mais il était juste dans l’exercice de son autorité, rendait justice aux opprimés, et traitait les musulmans avec égard et considération.

  1. ANECDOTE

On raconte que ce Shah Kebek, s’entretenant un jour avec le faqih et prédicateur Badr Ad-Dîn al-Maldâny, lui dit : « Tu prétends que Dieu a mentionné toutes choses dans son livre respectable ? » Le docteur répondit : « Oui, certes. — Où donc se trouve mon nom dans ce livre ? » Le faqîh repartit : « Dans ce verset : “ qui t’a façonné d’après la forme qu’il a voulue ” » Cela plut à Kebek ; il s’écria : Yakhshy, ce qui, en turc, veut dire « excellent » ; il témoigna à cet homme une grande considération, et accrut celle qu’il montrait aux musulmans.

  1. AUTRE ANECDOTE

Parmi les jugements rendus par Kebek, on raconte le suivant. Une femme vint se plaindre à lui d’un des Amîrs ; elle exposa qu’elle était pauvre et chargée d’enfants, qu’elle possédait du lait, avec le prix duquel elle comptait les nourrir ; mais que cet Amîr le lui avait enlevé de force et l’avait bu. Kebek lui dit : « Je le ferai fendre en deux ; si le lait sort de son ventre, il sera mort justement ; sinon je te ferai fendre en deux après lui. » La femme dit : « Je lui abandonne mes droits sur ce lait, et je ne lui réclame plus rien. » Kebek fit couper en deux cet Amîr, et le lait coula de son ventre.

Lorsque j’eus passé quelques jours dans le camp, queles Turcs appellent Urdu, je m’en allai un jour, pour faire la prière de l’aurore dans la mosquée, selon ma coutume. Quand j’eus fini ma prière, un des assistants me dit que le sultan se trouvait dans la mosquée. Après que ce prince se fut levé de son tapis à prier, je m’avançai pour le saluer. Le Shykh Hasan et le légiste Huçâm Ad-Dîn Al-Yâghy se levèrent, et instruisirent le sultan de ma situation et de mon arrivée depuis quelques jours.

Il me dit en turc : Khosh Mîsen, yakhshi mîsen, Qotlû Eyûsen. « Es-tu bien portant ? Tu es un homme excellent, ton arrivée est bénie». Le sultan était couvert en ce moment d’une tunique de Qudsy, ou étoffe de Jérusalem, de couleur verte ; il portait sur sa tête une calotte de pareille étoffe. Il retourna à pied à sa salle d’audience ; ses sujets se présentaient devant lui sur la route, pour lui exposer leurs griefs. Il s’arrêtait pour chaque plaignant, grand ou petit, homme ou femme ; ensuite il m’envoya chercher. J’arrivai près de lui et je le trouvai dans une tente, en dehors de laquelle les hommes se tenaient, à droite et à gauche. Tous les Amîrs étaient assis sur des sièges ; leurs serviteurs se tenaient debout derrière et devant eux. Tous les soldats étaient assis sur plusieurs rangs ; devant chacun d’eux se trouvaient ses armes ; ils étaient alors de garde, et devaient rester en cet endroit jusqu’à quatre heures de l’après-midi ; d’autres devaient venir les relever et rester jusqu’à la fin de la nuit. On avait placé en ce lieu des tentures d’étoffe de coton, sous lesquelles ces hommes étaient abrités.

Lorsque je fus introduit près du Shah, dans la tente, je le trouvai assis sur un siège semblable à une chaire à prêcher, et recouvert de soie brochée d’or. Le dedans de la tente était doublé d’étoffe de soie dorée ; une couronne incrustée de perles et de pierres précieuses était suspendue, à la hauteur d’une coudée, au-dessus de la tête du sultan. Les principaux Amîr étaient assis sur des sièges, à la droite et à la gauche du prince. Des fils de rois, portant dans leurs mains des émouchoirs, se tenaient devant lui. Près de la porte de la tente étaient postés le lieutenant du souverain, le vizir, le chambellan et le secrétaire de l’alâmah, que les Turcs appellent Al-Tham(g)a (parafe rouge). Tous les 4 se levèrent devant moi, lorsque j’entrai, et m’accompagnèrent à l’intérieur. Je saluai le sultan, et il m’interrogea touchant Makka, Madina, Quds, Hibrun, Dimashq, l’Égypte, Al-Malik An-Nâçir, les deux ‘Irâq, leur souverain et la Perse. Le secrétaire de l’alâmah nous servait de truchement. Ensuite le mu’adhin appela les fidèles à la prière de midi, et nous nous en retournâmes.

Nous assistions aux prières, en compagnie du Sultan, et cela pendant des journées d’un froid excessif et mortel. Le sultan ne négligeait pas de faire la prière de l’aurore ni celle du soir avec les fidèles. Il s’asseyait pour réciter les louanges de Dieu, en langue turque, après la prière de l’aurore jusqu’au lever du soleil. Tous ceux qui se trouvaient dans la mosquée s’approchaient de lui ; il leur prenait la main et la leur pressait. Ils agissent de même à la prière de l’après-midi. Lorsqu’on apportait au sultan un présent de raisins secs ou de dattes (or les dattes sont rares chez eux et ils les recherchent fort), il en donnait de sa propre main à tous ceux qui se trouvaient dans la mosquée.

  1. ANECDOTE

Parmi les actions généreuses de ce roi, je citerai la suivante : j’assistai un jour à la prière de l’après-midi, et le sultan ne s’y trouva pas. Un de ses pages vint avec un tapis, qu’il étendit en face du mihrâb, où le prince avait coutume de prier. Il dit à l’imâm Hoçâm Ad-Dîn Alyâghi : « Notre maître veut que tu l’attendes un instant pour faire la prière, jusqu’à ce qu’il ait achevé ses ablutions. » L’imâm se leva et dit en persan : « Le namâz est-il pour Dieu ou pour Tarma-Shîrîn ? » Puis il ordonna au mu’adhin de réciter le second appel à la prière 513. Le sultan arriva lorsqu’on avait déjà terminé deux ruka‘a. Il fit les deux dernières derrière tout le monde, et cela dans l’endroit où les fidèles déposent leurs sandales, près de la porte de la mosquée ; après quoi, la prière publique fut achevée, et il accomplit seul les deux qu’il avait passées. Puis il se leva, s’avança en riant vers l’imâm, afin de lui prendre la main, et s’assit en face du mihrâb. Le Shykh et imâm était à son côté, et moi j’étais à côté de l’imâm. Le prince me dit : « Quand tu seras retourné dans ton pays, racontes-y qu’un faqîr persan agit de la sorte avec le sultan des Turcs. »

Ce Shykh prêchait les fidèles tous les vendredis ; il ordonnait au sultan d’agir conformément à la loi, et lui défendait de commettre des actes illégaux ou tyranniques. Il lui parlait avec dureté ; le sultan se taisait et pleurait. Le Shykh n’acceptait aucun présent du prince, ne mangeait même pas à sa table, et ne revêtait pas d’habits donnés par lui ; en un mot, c’était un des plus vertueux serviteurs de Dieu. Je voyais souvent sur lui une tunique d’étoffe de coton, doublée et piquée de coton, toute usée et toute déchirée. Sur sa tête il portait un haut bonnet de feutre, dont le pareil pouvait valoir un qîrât (1/24 du mithqâl d’or),  et il n’avait pas d’imâma (turban de mousseline)

Je lui dis un jour : « Ô mon seigneur, qu’est-ce que cette tunique dont tu es vêtu ? Elle n’est pas bien belle. » Il me répondit : « Mon fils, cette tunique ne m’appartient pas, mais elle appartient à ma fille. » Je le priai d’accepter quelques-uns de mes vêtements. Il me dit : « J’ai fait voeu à Dieu, il y a 50 ans, de ne rien recevoir de personne ; si j’acceptais un don de quelqu’un, ce serait de toi. »

Lorsque j’eus résolu de partir, après avoir séjourné près de ce sultan durant 54 jours, il me donna 700 dn, et une pelisse de zibeline qui valait 100 dn, et que je lui demandai, à cause du froid. Lorsque je la lui eus demandée, il prit mes manches et se mit à me la passer de sa propre main, marquant ainsi son humilité, sa vertu et la bonté de son caractère. Il me donna deux chevaux et deux chameaux. Quand je voulus lui faire mes adieux, je le rencontrai au milieu du chemin, se dirigeant vers une réserve de chasse. La journée était excessivement froide ; en vérité, je ne pus proférer une seule parole, à cause de la violence du froid. Il comprit cela, sourit et me tendit la main ; après quoi, je m’en retournai.

Deux ans après mon arrivée dans l’Inde, nous apprîmes que les principaux de ses sujets et de ses Amîrs s’étaient réunis dans la plus éloignée de ses provinces qui avoisinent la Chine. C’est là que se trouvait la plus grande partie de ses troupes. Ils prêtèrent serment à un de ses cousins nommé Bûzan O(g)ly; or tous les fils de rois sont appelés par les Turcs O(g)ly.

Bûzan était musulman ; mais c’était un homme impie et méchant. Les Tartar le reconnurent pour roi et déposèrent Tarma, parce que ce dernier avait agi contrairement aux préceptes de leur aïeul Tengîz le Maudit, celui-là même qui a dévasté les contrées musulmanes, et dont il a été question ci-dessus. Tengîz avait composé un livre contenant ses lois, et qui est appelé, chez ces peuples, Al-Yasâq. Il est d’obligation pour les Tartar de déposer tout prince qui désobéit aux prescriptions de ce livre. Parmi ses préceptes, il y en a un qui leur commande de se réunir une fois l’an. On appelle ce jour (Kurul-)Toy, (Festin). Les descendants de Tengîz et les Amîr viennent à cette réunion de tous les points de l’empire. Les khâtûn et les principaux officiers de l’armée y assistent aussi. Si le sultan a changé quelque chose aux prescriptions de Tengîz, les chefs Tartar s’approchent de lui et lui disent : « Tu as fait tel et tel changement et tu t’es conduit ainsi. Il est donc devenu nécessaire de te déposer. » Ils le prennent par la main, le font descendre de dessus son trône et y placent un autre descendant de Tengîz. Si un des principaux Amîr a commis une faute dans son gouvernement, ils prononcent contre lui la peine qu’il a méritée.

Le sultan avait mis fin aux jugements prononcés ce jour-là, et abrogé la coutume de cette réunion. Les Tartar supportèrent avec beaucoup de peine cette conduite du sultan. Ils lui reprochaient aussi d’avoir séjourné 4 ans de suite dans la portion des États contigu au Khurâçân, et de n’être pas venu dansla portion qui touche à la Chine. Il est d’usage que le roi se rende chaque année dans ces régions, qu’il y examine leur situation et l’état des troupes qui s’y trouvent ; car c’est de là que leurs rois sont originaires. Leur capitale est la ville d’Almâlik.

Lorsque les Tartar eurent prêté serment à Bûzan, il se mit en marche avec une armée considérable. Tarma-Shîrîn craignit quelque complot de la part de ses Amîr, ne se fia point à eux, et monta à cheval, accompagné de 15 cavaliers seulement, afin de gagner Ghazna. Le vice-roi de cette province était le principal de ses Amîr et son confident, Boronthaïh. Cet Amîr aime l’islam et les musulmans ; il a construit dans son gouvernement environ 40 Ribât, où l’on distribue des aliments aux voyageurs. Il commande à une armée nombreuse. Je n’ai pas rencontré parmi tous les mortels que j’ai vus dans toute l’étendue de l’univers, un homme d’une stature plus élevée que la sienne.

Lorsque T-Sh eut traversé le fleuve Ceyhûn, et qu’il eut pris le chemin de Balkh, il fut vu d’un Turc, au service de Yanqi, fils de son frère Kebek. Or le sultan avait tué son frère Kebek. Le fils de ce prince, Ianqi, restait à Balkh. Lorsque le Turc l’informa de la rencontre de son oncle, il dit : « Il ne s’est enfui qu’à cause de quelque affaire grave qui lui sera survenue. » il montai cheval avec ses officiers, se saisit de T-Sh et l’emprisonna.

Cependant Bûzan arriva à Samarqand et Bukhâra dont les habitants le reconnurent pour souverain. Yanqi lui amena T-Shîrîn. On raconte que quand ce prince fut arrivé à Nakhshab, près de Samarqand, il y fut mis à mort et y fut enseveli, et que le Shykh Shams Ad-Dîn Gerden Burîdâ est le gardien de son mausolée. On dit aussi que T-Shîrîn ne fut pas tué, ainsi que nous le raconterons ci-dessous. Gerden (en persan) signifie cou et burîdâ coupé. Ce Shykh fut appelé de ce nom à cause d’une blessure qu’il avait reçue au cou.

Mais revenons à B, lorsque ce prince se fut emparé de la royauté, il tourmenta les musulmans, traita injustement ses sujets, et permit aux chrétiens et aux juifs de réparer leurs temples. Les musulmans se plaignirent de cela, et attendirent impatiemment que quelque revers vînt atteindre B. La conduite tyranni.que de ce prince arriva à la connaissance de Khâlîl, fils du sultan Yaçaûn, (père spirituel du soufi Baha al-din Naqshabandi (1318.1389) celui-là même qui avait été vaincu dans sa tentative pour s’emparer du Khorâçân. Il se rendit près du roi de Hérât, qui était le sultan Hosaïn, fils du sultan Ghiyâth Ad-Dîn alghûry 527, lui révéla ses projets et le pria de l’aider d’hommes et d’argent, à condition qu’il partagerait avec lui son royaume, lorsqu’il en aurait fait la conquête. Le roi Husayn fit partir avec lui une armée considérable. Entre Herât et Tirmidh, il y a 9 jours de distance. Lorsque les Amîrs musulmans apprirent l’arrivée de Khalîl, ils lui firent leur soumission et lui témoignèrent leur désir de combattre les infidèles 528. Le premier qui vint le trouver fut le prince de Tirmidh 529, Amîr puissant, un Sharîf Husayni (apparemment descendant de l’anti-calife des khwarizmshah). Il joignit Khalîl avec 4000 musulmans. Khalîl fut joyeux de son arrivée, l’investit du vizirat et lui confia l’exercice de l’autorité. D’autres Amîrs vinrent de toutes parts se réunir à Khalîl, qui engagea le combat contre B. Les troupes de celui-ci passèrent du côté de Khalîl, et lui livrèrent Bouzoun chargé de chaînes. Khalîl le fit étrangler avec des cordes d’arc ; car c’est la cou-tume de ces peuples de ne faire périr les fils des rois que par strangulation. Le royaume tout entier fut soumis à Khalîl.

  1. Samarqand

Lorsque j’eus fait mes adieux au sultan Tarma-Sh, je me dirigeai vers la ville de Samarqand, une des plus grandes, des plus belles et des plus magnifiques

cités du monde. Elle est bâtie sur le bord d’une rivière nommée rivière des Foulons Samarqand est située sur la rive ouest de Zarafshan, Ibn Battûta confond avec Nakhshab, détruite par les Mongols en 1219, repris de l’importance une fois capitale de Timur, et couverte de machines hydrauliques, qui arrosent des jardins. C’est près decette rivière que se rassemblent les habitants de la ville, après la prière de quatre heures du soir, pour se divertir et se promener. Ils y ont des estrades et des sièges pour s’asseoir, et des boutiques où l’on vend des fruits et d’autres aliments. Il y avait aussi sur le bord du fleuve des palais considérables et des monuments qui annonçaient l’élévation de l’esprit des habitants de Samarqand. La plupart sont ruinés, et une grande partie de la ville a été aussi dévastée. Elle n’a ni muraille ni portes. Des jardins se trouvent compris dans l’intérieur de la ville. Les habitants de Samarqand possèdent des qualités généreuses, et ont de l’amitié pour les étrangers ; ils valent mieux que ceux de Bukhâra.

  1. Qusam b. ‘Abbas :

Près de Samarqand est le tombeau de Qutham bn ‘Abbâs bn ‘Abd al-Mutthalib, tué lors du Fath de cette ville (m.676, culte promu par les abbassides, tombeau, Mazarshah / Shah Zindeh). Les habitants de Samarqand sortent chaque nuit du dimanche au lundi et du jeudi au vendredi, pour visiter ce tombeau. Les Tartar y viennent aussi en pèlerinage, lui vouent des offrandes considérables, et y apportent boeufs, moutons, dh et dn. Tout cela est dépensé pour traiter les voyageurs et pour l’entretien des serviteurs de le Ribât et du tombeau béni. Au-dessus de ce monument est une Qubba élevé sur 4 pilastres à chaque pilastre sont jointes deux colonnes de marbre il y en a de vertes, de noires, de blanches et de rouges. Les murailles du dôme sont de marbre nuancé de diverses couleurs, peint et doré ; et son toit est en plomb. Le tombeau est recouvert de planches d’ébène incrustées d’or et de pierreries, et revêtues d’argent aux angles. Au-dessus de lui sont suspendues 3 lampes d’argent. Les tapis du dôme sont de laine et de coton.

En dehors coule un grand fleuve, qui traverse le Ribât voisin, et sur les bords duquel il y a des arbres, des ceps de vigne et des jasmins. Dans le Ribât se trouvent des habitations où logent les voyageurs. Les Tartar, durant le temps du shirk, n’ont rien changé à l’état de cet endroit béni ; au contraire, ils regardaient sa possession comme d’heureux augure, à cause des miracles dont ils y étaient témoins.

L’inspecteur général de ce sépulcre béni et de ce qui lui est contigu, lorsque nous y logeâmes, était l’Amîr Ghiyâth Ad-Dîn Muhammad bn ‘Abd al-Qâdir, bn ‘Abd al-‘azîz bn Yûsuf bn al-khalifa Al-Mustançir Bi-llah. Le sultan Tarma-Shîrîn l’éleva à cette dignité, lorsqu’il arriva du ‘Irâq à sa cour.

Je vis à Samarqand le Qâdi de cette ville, appelé, chez les Tartar, Sadr-e-Cihân, le Chef du monde. C’était un homme vertueux et doué de belles qualités.