Meyendorf, Voyage en Boukharie, v. 1830

Le coup d’œil que nous allons jeter sur les relations qui ont existé entre la Bukharie et la Russie, prouvera l’ancienneté, la continuité, ainsi que l’accroissement de ces relations depuis la dernière moitié du dix-huitième siècle.
Divers orientalistes pensent que vers le milieu du huitième siècle de notre ère, le commerce s’était frayé une route des Indes à la mer Baltique, à travers la Bukharie et la Russie. Des auteurs arabes font mention de la ville de Bukhara comme étant le principal entrepôt du commerce des Khazars avec les Arabes, qui y achetaient surtout des fourrures, de l’ambre jaune et des femmes.

Lehrberg, dans son savant ouvrage, parle des marchands bukhares qui, avant le dix-huitième siècle, venaient à Tara , à Tomsk et à Tobolsk, échanger des étoffes contre des pelleteries et du fer. Le baron de Herberstein trouva des marchands bukhares a Moscou, et Yermak en rencontra à Tobolsk, qui commerçaient depuis longtemps avec la Sibérie.

Baducci Pegoletti, qui vivait vers 1335, est le premier qui fasse mention de la route du commerce d’Aso avec Peking, qui se dirigeait parAstrakhan, Sara, Saray-çik et Urghenc. Sans doute les caravanes passaient par Otrar, ainsi que par Bukhara et par Samarqand lorsque ces contrées étaient en paix.Le grand duc Vassili-Ivanoviç ouvrit des négociations avec le fameux Babour, le dernier des sultans Timourides du Mawarennahar qui ait donné de l’extension au commerce de ses états. Le tzar Ivan-Vassilievitch II , entretenait des relations avec les khans du Çaghataï ; il approuva le voyage de Jenkinson, envoyé , en 1558, par la compagnie anglaise de Moscou, àl’est de la mer Caspienne. Jenkinson trouva que le commerce de la Bukharie avec la E.ussie était assez important. Si Ton excepte le voyageur, ou peut-être les voyageurs connus sous le nom de Benjamin de Tudela, Jenkinson est le premier Européen qui ait donné des renseignemens sur la Bukharie ; il parle du grand nombre de commerçans hindous, persans et moscovites qui arrivaient dans ce pays, apportant des productions étrangères.Sous Boris Godounov, plusieurs envoyés bukhares et khiviens arrivèrent à Moscou ; leur mission n’avait pour objet que des intérêts commerciaux. Dès ce temps, des marchands bukhares obtinrent des priviléges eu Russie, et Alexis Mikaïloviç en accorda aussi aux Hindous qui commerçaient à Astrakhan.

Un ouvrage russe publié à Saint-Petersbourg, en 1792, sous le titre de Livre pour la grande carte, décrit une vieille carte de Russie refaite en 1627 , et qui date probablement du XIIIè s.. Cet ouvrage contient des détails géographiques sur le MWN et sur la steppe des Kirghiz. Ces renseignements sont curieux, parce qu’ils prouvent que le gouvernement moscovite possédait des notions assez justes sur ces pays, et entretenait des relations avec l’Asie centrale.

Pierre-le-Grand prenait un intérêt trop vif à toutes les parties de l’administration de son empire , pour ne pas s’occuper du commerce de la Russie avec la Bukharie. Je ne parlerai pas de la malheureuse expédition du prince Békeviç Çerkaski, combinée avec celle du général Liharev qui longea l’Irtich, poussa ses courses jusqu’à 3 journées de marche au-delà du N Saïsan, et qui, ne sachant plus s’orienter dans ces vastes déserts, prit le parti de rebrousser chemin  il fut plus heureux que Bekeviç, dont la fin tragique a donné lieu au proverbe russe : est perdu comme Békeviç. A cette époque, Pierre I voulait s’emparer de la fameuse mine d’or de Vasilkara, près d’Urghenc, et faire élever quelques forteresses sur l’Amû, afin de procurer au commerce russe des communications faciles et sûres avec l’Asie centrale et avec l’Inde. On dit que Pierre-le-Grand fit même proposer au khan de Bukharie de se soumettre a la Russie, pour l’affranchir ainsi des peines que lui donnait l’insubordination de ses peuples.

On sait que Pierre ler projeta d’établir une communication directe entre ses états et l’Hindustan, et qu’il voulut pour y parvenir soumettre les Kirghiz ; la mort de ce prince empêcha l’accomplissement de ce projet.

Depuis Pierre-le-Grand, le gouvernement russe ne discontinua pas de s’intéresser au commerce avec l’Asie, dont celui de Bukhara a toujours formé la principale branche. En 1734, la soumission à la Russie, des moyennes ct petites hordes khirghizes, sous les khans Chemiaka et Aboul khaïr, futtrès-importante pour ce commerce, ainsi que la construction de la forteresse d’Orenbourg en 1740, commencée sur un autre emplacement dès 1735. Des marchands russes allaient avec leurs caravanes a Bukhara et à Khiva ; mais les attaques trop fréquentes qui avaient lieu dans la steppe des Kirghiz , ainsi que le pillage d’une grande caravane russe à Khiva même en 1753, les détournèrent de ce commerce dangereux.

Cependant les Khiviens continuèrent à trafiquer avec les Russes; ceux-ci formèrent en i762 une compagnie de marchands a Astrakhan pour le commerce avec Khiva. Ce fut dans cette même année qu’un envoyé Khivien vint en Russie ; il en arriva un autre en 1793. L’année suivante, l’impératrice Catherine II envoya au khan de Khiva le médecin Blankennagel, qui a publié une description abrégée de ce khanat. Nos relations commerciales avec Khiva continuent depuis sans autre interruption que celles que causent les pillages des caravanes par les Kirghiz. En 1820, M. de Mourawiev , aujourd’hui colonel, fut envoyé a Khiva par le général Yermolow ; il en revint, sain et sauf, après avoir couru de grands dangers.

Une caravane bukhare ayant été pillée par la troupe de Pougaçew, en 1762 , sur les frontières du gouvernement d’Orenbourg, le khan de Bukharie envoya une ambassade en Russie (1775). Depuis cette époque, jusqu’en 1819, 11 envoyés Bukhares arrivèrent successivement en Russie ; chacun d’eux y resta prs années, et obtint des avantages pour le commerce de son pays avec cet Empire. On leur accorda de nouveaux privilèges ; ils recueillirent des notions nouvelles sur les besoins de la consommation de l’Empire. Dès ce moment, le commerce des Bukhares augmenta considérablement en Russie, surtout à cause du débit très-rapide du coton et des châles de Cachemire.

Passons à la situation actuelle du commerce entre ces deux états.

On devait croire que le changement du lieu où se tenait la foire de Makariev, transportée depuis 1818 à Nijni-Nov-Gorod, influerait sur la marche des caravanes bukhares qui viennent en Russie, parce que les neuf dixièmes au moins des marchandises que ces caravanes amènent, se vendent à cette foire, et que d’ailleurs les Bukhares y font tous leurs achats. Cependant les caravanes bukhares se dirigent toujours vers les differentes douanes situées le long de notre frontière, entre la mer Caspienne et Pétropavlovsk.

Pour se rendre par le chemin le plus court de Bukhara à Nijni-Novigorod, il faudrait passer par Khiva, Saraïçik, Astrakhan, et remonter le Volga jusqu’au lieu où la foire se tient. Mais cette route, assez incommode a cause du manque d’eau pour de grandes caravanes, suppose d’ailleurs, entre les Khiviens et les Bukhares, des relations amicales qui malheureusement sont rares.

Les Bukhares, arrivés à nos douanes avec leurs marchandises, en vendent une petite partie a des marchands qui les débitent en détail, principalement aux Tatars et aux Bachkirs , habitant dans le voisinage. Les Bukhares vont, avec le reste de leurs marchandises, a Nijni-Novgorod, où ils les vendent en gros aux fabricans et aux marchands.

Ils ont le privilége de faire leur négoce en Russie, dans nos villes frontières de l’Asie, et, depuis 1807, aux 3 foires de Nijni – Novgorod, d’Ibitzk et de Korennaja.

Parmi les effets désavantageux qui résultent de cette permission, on remarque qu’elle a réduit le négoce de nos villes frontières a la vente en détail ; qu’elle a mis les Bukhares au fait du véritable prix des marchandises qu’ils tirent de Russie, et qu’elle a empêché ainsi les marchands russes de faire, comme autrefois, de grands bénéfices dans leurs transactions commerciales avec les Bukhares.

Ces avantages ne pourraient plus être regagnés, quand même on ôterait aux Bukhares le droit de commercer dans l’intérieur de la Russie, mais la Bukharie , n’ayant d’autre débouché pour ses productions que la Russie , pourrait être forcée de laisser aux Russes des profits plus considérables que ceux qu’ils font maintenant.

Le commerce avec ce pays n’est nullement comparable à celui que fait la Russie avec le reste de l’Furope ; car si cet empire , par exemple , mettait des entraves à l’exportation de ses denrées dans cette partie du monde, celle-ci en tirerait de pareilles de Prusse, de Suède , du Canada. D’ailleurs, le système continental et prohibitif de Bonaparte , tout gigantesque qu’il était, a contribué, sous mille rapports, à augmenter en Europe le nombre et l’activité des fabriques, tandis que les Bukhares ne peuvent tirer une foule de marchandises que de la Russie, et que leur manque de lumières les empêche de donner plus de développement a leur industrie manufacturière.

Tout Bukhare qui prête serment de fidélité à la Russie, et qui se constitue sujet russe, peut commercer librement dans cet empire ; cette faculté qu’on leur a laissée, a donné lieu à bien des abus. Des Bukhares ont employé plusieurs de leurs compatriotes, devenus ainsi sujets russes, à vendre leurs marchandises, non-seulement dans les lieux déterminés pour ce trafic, mais aussi dans toute la Russie. Un autre abus non moins funeste en est résulté : ces marchands bukhares, connaissant bien les localités, se sont souvent livrés à la contrebande.

Tandis que le gouvernement russe accordait libéralement une protection spéciale aux marchands de la Bukharie, le khan de ce pays imposait un droit de 10% sur les marchandises apportées par des marchands Russes, les Juifs et les Arméniens ne payant que 5%, et les Musulmans 2,5% seulement. Il est clair que cette loi tend à ruiner entièrement le commerce des Russes avec la Bukharie. Cette mesure injuste devra porter tôt ou tard le gouvernement russe à user de représailles. Le khan de Bukharie considère ce droit sur l’importation comme une compensation des dommages qu’il prétend que lui cause le tarif russe de 1817, en vertu duquel les marchandises bukhares sont imposées à 25%. Mais, en examinant et en répartissant les droits fixés par ce tarif, sur chaque espèce de marchandise que les Bukhares apportent en Russie, on trouve pour résultat qu’elles ne sont assujetties au plus qu’à un droit de 5%, droit qui pèse sur toutes celles des divers pays de l’Asie, qui viennent par la Bukharie.

Les Bukhares n’exportent ordinairement des marchandises russes que pour une somme égale à la moitié de la valeur des importations ; pour l’autre moitié, ils prennent des ducats et des écus de Hollande, des piastres d’Espagne, ainsi que des roubles en argent, malgré la défense d’exporter cette dernière espèce de monnaie. Les marchandises qu’ils tirent de Russie, sont, de la cochenille, des clous de girofle, du sucre , de l’étain , du bois de sandal rouge et bleu, du drap , des cuirs rouges de Kongour, de Cazan etd’Arzamasse, de la cire, quelquefois du miel, du fer, du cuivre, de l’acier, du fil d’or, de petits miroirs, des peaux de loutres, des perles, du nankin russe, des vases en fer de fonte, des aiguilles, du corail, de la peluche, des mouchoirs de coton, des étoffes de soie brochées en or, de la verroterie, une petite quantité de toile russe et de mousseline des Indes.

Le gain que les Bukhares font dans ce commerce est très-considérable ; ils l’évaluent à environ 30% de leur capital, après avoir déduit tous les frais, y compris le Thuluth du bénéfice, qu’ils donnent ordinairement au commissionnaire qui se charge de la vente des marchandises. Un petit nombre seulement de riches marchands bukhares vient en Russie, et s’expose aux dangers et aux fatigues du voyage. Généralement, ils gagnent moins sur la vente des marchandises russes en Bukharie, que sur celle des leurs en Russie ; ce qui doit faire conclure que l’importation de celles de Russie en Bukharie , a presque atteint son maximum.

Il faut que les bénéfices des marchands bukhares soient aussi considérables, pour les dédommager des pillages fréquents auxquels leurs caravanes sont exposées , bien qu’ils soient habitués à ce genre de danger qui les menace sur toutes les routes que suit le commerce de leur pays.

Les marchands bukhares , comme Forster le dit des marchands indiens, ne comptent leur temps pour rien. Ils ne prescrivent pas a leurs commissionnaires de revenir l’année même du départ; ils ne tiennent pas tant a recevoir anuuellement une somme quelconque de leur capital, qu’a vendre leurs marchandises a peu près au prix qu’ils fixent. Les commissionnaires attendent le moment favorable, et leur patience, ainsi que leur activité, sont presque toujours couronnées du succès. La valeur des marchandises importées par les Bukhares en Russie, sur environ 3000 chameaux, peut se monter, dans une bonne année , à près de 8M fr, somme très-forte pour un pays dont la population n’est guère que de 2,5M d’habitans, et qui prouve combien ce commerce est important pour eux. Il sera aussi considérable jusqu’à ce que la culture du coton et l’éducation des vers à soie fasse plus de progrès dans les provinces méridionales de la Russie, et tant que, l’industrie des Bukhares restant stationnaire, ceux-ci ne sauront ni fabriquer des étoffes fines, ni tanner du cuir, ni enfin exploiter le ferquise trouve vraisemblablement dans les montagnes du Turkcstan.

Ce commerce prendrait de nouveaux accroissements, sans les dangers auxquels on est exposé sur la route […] si le khanat de Khiva était soumis a la Russie.[…] l’acquisition de ce khanat aurait celui de diminuer de beaucoup l’affreux commerce d’hommes et de sujets russes que font les Türkmens et les Kirghiz ; elle augmenterait aussi l’influence salutaire de la Russie sur l’Asie occidentale ; enfin , elle procurerait peu a peu à la Russie le moyen de faire germer et d’étendre, dans cette partie de l’Asie, les bienfaits de la civilisation européenne.

Le commerce des Bukhares avec Kash-Ghar, est, après celui qu’ils font avec la Russie , le plus important pour leur pays. ll consiste en 700-800 chameaux, qu’on ne fait partir de Bukhara que fin mai, ou déb. juin, après la fonte des neiges sur le mont Terek. Le transport des marchandises entre Kachghar et Kôkhan, se fait habituellement sur des chevaux, parce que les montagnes rendent la route trop fatigante pour les chameaux.

Les Bukhares portent a Kash-Ghar les marchandises russes qu’ils n’ont pu vendre a Bukhara, ainsi que celles que les Russes envoient quelquefois à Koulca , à Aksou et a Kachghar ; ce sont des draps, de beau corail, des perles fines, de la cochenille , du drap d’or, du velours, du fil d’or et d’argent, des peaux de loutres d’Allemagne , des martres, des cuirs , du sucre , de grands miroirs , du cuivre , des ferremens pour les charrues, du laiton , des aiguilles , de la verroterie , du nankin russe , etc. Ils apportent de Kachghar une grande quantité de mauvais thé , des jattes de porcelaine , quelques étoffes chinoises en soie , un peu de soie écrue,’de la rhubarbe, et des camba, monnaie chinoise en argent du poids de plusieurs livres, qui est de la forme d’un fer à cheval, avec une petite empreinte circulaire. Quelquefois, après avoir envoyé ces marchandises dans leur pays, les Bukhares vont, avec de l’argent, acheter, au grand et au petit Tibet, de la laine de chèvre qu’ils transportent a Cachemire, où ils en font faire des châles.

La route qu’ils prennent communément pour aller à Cachemire, est celle qui passe par Caboul et Peïchawer ; beaucoup de Tatars, sujets russes, partent de Semipalatinsk, et vont à Cachemire par Koulca, Kachghar et les villes du Tibet.

On porte du coton de Bukhara à Caboul , parce qu’il réussit mal dans l’Afghanistan ; la quantité qu’on expédie dans ce pays est bien moindre que celle qui va en Russie.

Ce sont’principalement les marchands de Caboul qui fout le commerce de Bukhara avecCachemire. Ils tirent de ce dernier pays des châles et de belles housses en drap brodé en or. Un Cachemirien m’a assuré qu’il y a dans sa ville natale trente mille métiers a châles, qui en fabriquent annuellement cent mille. Il en reste vingt mille dans le pays ; soixante mille vont aux Indes, et vingt mille à Caboul. De ceux-ci, cinq mille sont pour l’usage des habitans de l’Afghanistan ; douze mille se répandent en Perse , en Turquie, en Arabie et en Afrique ; trois mille sont enfin dirigés sur Boukhura , d’où l’on en envoie environ deux mille en Russie. On conçoit que ces quantités varient annuellement ; cependant ces données donnent une idée de la consommation des châles dans les tJiflerens pays où ils sont de mode. Parmi les peuples qui ont des relations avec la Bukharie, les Hindous et les Afghans sont ceux qui font le commerce le plus considérable. La plupart des Hindous viennent de Caboul, de Chikarpour, de Moultan, et, en général, du nord de l’Hindoustan. Ils apportent des châles de Cachemire, des étoffes en soie brochées en or, des toiles de coton fines, blanches ou imprimées (les premières s’emploient pour les turbans , les autres pour la doublure des habits); quelques perles fines et pierreries, et enfin une grande quantité d’indigo qu’ils nomment nil, le bleu étant la couleur nationale des Bukhares.

Le prix de transport des bords du Sind par Caboul à Bukhara , est de six à sept roubles en assignats par poud ; les droits se montent à environ six pour cent de la valeur des marchandises; cependant certaines productions des Indes, comme les épiceries , l’opium et la mousseline , pourraient être introduites en Russie par terre avec avantage.

On a dit plus haut que les Bukhares tiraient de Russie de la mousseline des Indes. Il est à propos de remarquer ici que durant l’existence du système continental, les Bukhares trouvaient de l’avantage a amener à Orenbourg des marchandises anglaises qu’ils tiraient des Indes. Voila comment les besoins des peuples forment des débouchés, et ouvrent au commerce de nouvelles routes, que les administrateurs les plus éclairés ne sauraient jamais deviner. Les Hindous ne tirent de Bukhara que des ducats de Hollande ; ils y font aussi le commerce de l’argent, c’est-a-dire l’usure , métier ordinaire des Banians.

Les marchands de Caboul amènent a Bukhara de l’indigo , des châles fabriqués à Cachemire , à Caboul et à Hérat. Ces deux dernières sortes sont de médiocre qualité. Ils prennent en échange des mousselines russes, du papier, du fer, du cuivre, de la verroterie , de la cochenille et des étoffes brochées en or, qui sont à meilleur marché que les étoiFes indiennes et persanes.

Les Bukhares transportent ces mêmes marchandises russes en Perse, et principalement a Mechehed et a Hérat, ainsi que du coton, des étoffes de soie de leur pays, du drap , des clous de girofle et de la rhubarbe. La Bukharie reçoit du sucre en poudre par la Perse , l’Afghanistan , et principalement par Peichawer. Ils rapportent de ces pays des châles grossiers, dont le peuple se sert pour des turbans, des ceintures de couleur jaune, des peignes en bois, quelques .tapis et des turquoises. Ce commerce, qui emploie annuellement à peu près six cents chameaux, est le plus important pour les Bukhares, après celui qu’ils ont avec la Russie et Kachghar.

Les marchands de Kôkhan apportent à Bukhara des toiles de coton blanches, pour les faire teindre ; des étoffes en soie plus durables que les étoffes bukhares, et environ cinq cents pouds de soie écrue d’une qualité inférieure a celle de Bukharie : le prix de la soie bukhare était, en i82i , de 352 roubles assig. le poud; tandis que de la soie de Rôkhan ne valait que 3o4 roubles. Tash-Kend envoie à Bukhara les mêmes mar chandises, mais en moindre quantité. Les dangers que courent les caravanes doivent naturellement influer beaucoup sur le prix des marchandises à Bukhara; c’est pourquoi il éprouve des variations plus considérables et plus subites que partout ailleurs. Sur la route de Bukhara en Russie, ce sont les Khiviens et les Kirghiz qui pillent les caravanes; du côté de l’Afghanistan , ce sont les Hézaréh ; du côté de Hérat, les Ombert ; près de Meimana , les Eleuths ou les Hézaréh; enfin, du côté de Mechehed, les Türkmens. Les marchands ne peuvent supporter des pertes aussi fréquentes , qu’en faisant de gros bénéfices ; les Bukhares en obtiennent par conséquent de très – considérables ; cependant on ne cite pas un négociant dont la fortune s’élève à un million de francs. On prétend qu’il y en a un , vivant hors du pays , qui doit ses grandes richesses à de faux assignats russes fabriqués a Bukhara. On a dit plus haut que le commerce des Bukhares avec la Russie emploie trois mille chameaux ; leur négoce avec les autres pays occupe à peu près le même nombre de ces animaux. Le capital de tout leur commerce extérieur est de 12-15 millions de roubles en assignations de banque.

GOUVERNEMENT :

Le gouvernement de la Bukharie est despotique ; mais la rigueur de l’arbitraire y est adoucie par l’influence de la religion et par les habitudes nomades d’un grand nombre de ses habitants.

Le chef de ce gouvernement a le titre de Khan ; il y joint celui d’AlM et réunit tous les pouvoirs ; il dispose de la vie et des biens de ses sujets. Mais les ulémas de Bukhara exercent presque toujours une grande influence sur les décisions des khans. Plus ceux-ci sont dévots, plus le pouvoir de ceux-là augmente, et plus le despotisme s’adoucit. Ces docteurs, sachant interpréter à volonté les lois religieuses, civiles et politiques, sont interrogés par le khan actuel sur tous les points importans et douteux ; ils tiennent lieu de conseillers à ce despote superstitieux, et le dirigent très-souvent.

i Feth-AH , shah actuel de la Perse , auquel un Européen, disait que les actes de son souverain étaient en quelque sorte soumis à l’approbation de l’opinion publique , répondit : « Quel plaisir y a-t-il donc à régner, quand on ne peut pas faire tout ce qu’on veut ? »

Dans les états mahométans, la religion est intimement liée avec les lois civiles, dont elle accroît ainsi la force. Un Bukhare m’a assuré que s’il avait le khan pour débiteur, et que celui-ci refusât d’acquitter sa dette, il irait se plaindre chez le Qadi, qui dirait au khan que la Loiordonne de payer ses créanciers. Si le souverain persistait à ne pas se soumettre à la loi, le Bukhare se consolerait en disant : « II est khan , il ne paie pas ; c’est son bon plaisir. »

Les nomades peuvent quitter si facilement les pays où ils errent, que leurs chefs sont forcés de les traiter avec équité, et souvent même de les flatter. Le khan de Bukharie n’ayant pas su observer ce principe, a perdu un grand nombre de Türkmen, qui, s’étant soumis au khan de Khiva, prouvent à celui-ci leur fidélité en ravageant les terres des Bukhares.

D’ailleurs, le peu d’étendue du pays contribue aussi a rendre le gouvernement arbitraire de Bukharie assez doux Les Hakim des districts ou des villes, ne peuvent pas devenir de puissans satrapes, des despotes, comme jadis eu Perse, ni commettre des vexations à l’insu du Khan. Le peu de distance qui sépare chaque endroit de la capitale, facilite à tous les particuliers les moyens d’aller se plaindre directement au Khan. Celui qui règne aujourd’hui a pris la louable coutume de recevoir lui-même la supplique qu’on lui présente ; chacun a la permission de lui parler. Cette bonne institution perd cependant beaucoup de son effet par la vénalité des officiers auxquels le khan se confie ; toutefois, elle empêche les Hakim de commettre des injustices trop criantes.

Malgré ces adoucissemens du despotisme, qui dans lapratique n’est pas toujours aussi cruel qu’il le paraît en théorie, l’esprit du gouvernement porte l’empreinte de l’arbitraire le plus révoltant. En effet, comment ne pas être indigné d’entendre les plus grands seigneurs dire sans honte, et même avec orgueil, qu’ils sont les esclaves du khan ; de voir de véritables esclaves, achetés pour le khan, jouir d’une grande considération parce qu’ils possèdent sa confiance ; ceux même du Kûsh-Beghi être employés par le gouvernement , et remplir des charges fort importantes ; enfin, toute l’administration entre les mains d’esclaves, de favoris, et particulièrement sous l’influence d’une seule famille, celle du Kûsh-Beghi ?

Le beau-père de ce ministre, et un de ses neveux, sont gouverneurs de Samarqand ; un de ses frères est gouverneur de la forteresse d’Iisagh , un autre a le titre d’Iuak, et est fort lie avec le khan ; ses fils reçoivent des pensions sans servir : l’un d’eux, enfant de 15 ans, a le titre de trésorier de la caisse particulière du khan. Nous retrouvons donc à Bukhara ce qu’on rencontre dans tous les états despotiques ; un premier ministre, investi d’un très grand pouvoir qu’il exerce soit par lui-même soit par ses esclaves, et des agents subalternes, indifférents au bien de l’état, ou plutôt entièrement étrangers à ce sentiment généreux que nous désignons sous le nom d’amour de la patrie.

La masse des employés du gouvernement en Bukharie doit être considérée comme le rebut de la nation ; le pauvre et l’ambitieux vont seuls s’enrôler dans leurs rangs. La bassesse d’une part, et la protection d’une autre, leur sont indispensables pour arriver à des places éminentes. Aussi un Bukhare, qui n’avait certainement pas lu Montesquieu, me disait un jour : « Les honnêtes gens et ceux qui ont de quoi vivre, évitent les charges publiques et le voisinage du khan. » La vénalité des employés va si loin , que les deux premiers favoris du khan, le Kûsh-Beghi et le Desterewançi ( chambellan ) , acceptent de l’argent pour faire au Khan l’éloge de certaines personnes, qui se placent de manière à ce qu’il les aperçoive lorsqu’il va à la mosquée. Or, si les personnages les plus éminents, déja très riches, se dégradent à ce point, on peut se figurer jusqu’où va la vénalité. Le despotisme est d’autant plus sensible en Bukharie, qu’il s’allie toujours à l’avarice. Le khan s’empara, pendant notre séjour à Bukhara, de tous les cadeaux faits a ses premiers officiers par l’empereur de Russie. On dit qu’il y a plusieurs années, de riches changeurs de monnaies ont été assassinés et leurs boutiques pillées par ordre du fils aîné du khan. C’est pourquoi, bien loin de faire parade de leur fortune, les hommes les plus riches la cachent soigneusement. Ce danger de montrer ses richesses est à Bûkhara l’un des grands obstacles aux progrès du luxe. Le khan donne à des fonctionnaires publics, au lieu de gratifications, des commissions avantageuses, c’est-à-dire qu’il leur fournit les moyens de ruiner le peuple impunément. Toute cette classe de vampires se soutient par un intérêt mutuel ; le chef protège son subordonné parce que celui-ci lui facilite les pillages. Tous sont de petits despotes qui multiplient a l’infini les vexations, auxquelles le simple particulier et le propriétaire sans protecteur sont sans cesse exposés.

Le khan, qui affecte les dehors de la piété, n’ayant jamais besoin de se maîtriser, se livre aux plus déplorables excès du libertinage, et ce scandaleux exemple n’est que trop bien suivi par les seigneurs de sa cour.

Je ne rappellerai pas ici les cruautés qu’il a commises en montant sur le trône ; ces scènes tiennent trop à l’essence des gouvernemens orientaux, pour nous étonner; aussi les suites en sont-elles partout les mêmes. La crainte, ce terrible tourment des despotes, qui ne leur laisse de tranquillité que dans l’enivrement des sens ou dans l’oubli d’eux-mêmes, poursuit aussi le khan de Bukharic.

Il ne se fie qu’au Kûsh-Beghi, qui fait préparer dans sa propre cuisine les mets pour la table du khan, tandis que celui-ci a une cuisine pour sa cour. Le Kûsh-Beghi fait goûter en sa présence, par son cuisinier, les plats destinés au khan ; il les goûte ensuite lui-même, les enveloppe d’un couvercle qu’il ferme à clé, et y applique son cachet. Après ces formalités, on sert ces mets au khan, qui ne les porte sans crainte à sa bouche que par un effet de l’habitude, dont l’empire est si puissant sur tous les hommes.

Toutes les fois que le khan couche hors de Bukhara, il oblige son fils à quitter la ville, tant est grande la méfiance qu’il éprouve.

Nous pourrions offrir encore quelques traits qui compléteraient le tableau du despotisme bukhare ; mais détournons nos regards d’une plaie aussi affligeante pour l’humanité.

L’ordre de succession au trône en Bukharie exige seulement que le Khan soit de la famille des Çinghis. Quiconque remplit cette condition peut monter sur le trône. Or, qui sait mieux que les Orientaux faire remonter les généalogies jusque dans la nuit des temps. D ailleurs, la descendance en ligne féminine étant suffisante, combien d’ambitieux peuvent rivaliser de force, et causer des troubles ! De là l’usage qui autorise le nouveau khan à mettre à mort ou exiler ses parents et leurs amis.

La Boukbarie semble ne pas être assez civilisée pour que le service de la personne du khan y soit complétement séparé de celui de l’état, et pour que les emplois à la cour soient entièrement distincts de ceux de l’administration.

-Aucun ministre ne remplit des fonctions analogues à celles du grand-visir de Turquie, bien que par le fait le conch-beghi soit en possession d’une grande partie de l’autorité. Toutes les affaires sont soumises directement au khan. Cependant la charge Yatallik, dont le khan a honoré son beau – père, khan indépendant a Hissar doit être regardée comme celle de premier dignitaire du khanat.

– chef des troupes, qui a le titre de Dad-Khâh ou Perwanaçi ; il assiste aux grandes cérémonies.

– Shaykhu-l-Islam n’est pas compris parmi les personnes de la cour.

Inak, dont les fonctions sont celles de conseiller intime

-Destar-Hançi remplit celles de Dad-khâh, de maître de cérémonies et de chambellan.

-Kûsh-Beghi, en même temps dignitaire de la cour et fonctionnaire public

-Mîr-Akhor-Bashi = chef des écuyers

-Mir-Akhor = écuyer

-2 aumôniers ;

-Qadi-Asker ou Qadi-Ordu, que le khan voit souvent, et qui demeure dans le palais

-astrologue

-trésorier de la cassette du khan

-Yasawl-Bashi et 200 Yasawl, policiers, courriers et exécuteurs de la volonté du khan

– garde de 220 officiers = Mahram (pages)

-garde de 500 soldats = Jassabardar.

Le Khan a, dans son harem, environ 200 femmes, qu’il ne fait pas garder par des eunuques. Ceux-ci n’ont pas la moindre importance en Bukharie, et le khan n’en a que deux, qu’il a même cru devoir éloigner de son harem par bienséance ou par jalousie. Le Khân en bon mahométan, n’a que 4 femmes : il y en a 2 qu’il préfere; l’une est fille du Khan de Hissar, et l’autre fille d’un Khoca de Samarqand. Une troisième est fille de Zéman, shah de l’Afghanistan, qui a été détrôné par son frère. Cette princesse, ayant déplu à son mari, végète abandonnée dans quelque coin du harem.

La cour de Bukhara ne déploie pas une grande magnificence. On y observe le cérémonial usité chez les princes orientaux , comme le prouve noire audience solennelle. Des bonnets cylindriques en zibeline et des turbans de différentes espèces , connus sous le nom de moucewez , urf et khorassani, se retrouvent à la cour de Bukhara comme à celle de Constantinople. Le khan, si scrupuleux sur le cérémonial dans une audience solennelle, n’y tient pas lorsqu’il est en particulier. Quand il nous rencontrait dans les rues . il nous adressait la parole ; il causa familièrement avec M. de Négri dans plusieurs audiences qu’il lu iaccorda. Une fois par semaine, il va faire sa prière au couvent de Baghowoudin. Il s’y rend à cheval accompagné d’un petit nombre de gardes, et précédé de iassaouls, qui lui font faire place avec leurs bâtons blancs. Tous ceux qui rencontrent le khan s’arrêtent et s’inclinent, en disant le Salam ‘Alaykum, auquel un officier qui précède le khan répond pour lui.

Le vendredi, le khan va faire la prière à une mosquée située à 50 pas de son sérail. Il est seul a cheval, les dignitaires le suivent a pied. Lorsqu’il sort de la porte du palais les gardes, rangés en ligne , se prosternent, en faisant leur salut, auquel un officier de la suite du khan répond. Cette cérémonie a quelque chose d’imposant. Le khan, en sortant de la mosquée, monte de nouveau a cheval aidé par le Mirakhor-Bashi, qui le soulève en le tenant sous le bras.

On s’étonne beaucoup à Bukhara de voir un Tacik jouer un rôle à la cour. C’est le Destar-Han-çi qui a su gagner la faveur du khan, par l’attachement qu’il lui a inspiré, dit-on, dès sa première jeunesse, et qui jouit d’un crédit presqu’égal a celui du Kûsh-Beghi : ces deux rivaux se ménagent réciproquement avec autant d’adresse que pourraient le faire des courtisans plus civilisés. La cour de Bukhara est,comme beaucoup d’autres, un foyer permanent d’intrigues et de corruption.

Il existe à Bukhara, sous le titre de divan une espèce de conseil d’état. Il ne se rassemble que par ordre du khan, qui le préside toujours. Aucun emploi ne donne le droit de siéger à ce conseil ; le Khan nomme seul les personnes qui doivent y assister ; leur nombre varie de 5 à 20. Il délibère sur les affaires les plus importantes. Les grands dignitaires y sont ordinairement appelés ; l’opinion des membres du clergé y est d’un très grand poids, parce qu’elle se fonde généralement sur le texte de quelque loi religieuse.

Le clergé bukhare forme une hiérarchie dont le Shaykhu-l-Islam est le chef ; seul il confère les dignités ecclésiastiques. C’est à lui qu’on s’adresse dans les procès graves pour solliciter un arrêt conforme à la loi.

Le second emploi est celui d’A‘lam ; le troisième celui des Mufti ; viennent ensuite les Dana-Mollah ou prêtres savants ; enfin, les Akhûn ou simples prêtres. Le titre de Mollah, ou de membre du clergé, se donne à quiconque sait lire.

Les sultans de Constantinople, ayant été redevables aux ulémas du titre de calife, ont été obligés de leur accorder comme équivalent un très grand pouvoir. La même chose n’ayant pas eu lieu en Bukharie, le clergé n’y a pas atteint le même degré de puissance. Il y a à peine un quart de siècle, que le clergé de Bukharie , comme nous l’avons déjà dit, fut pour ainsi dire proscrit par le Khan, qui protégeait surtout les militaires. Le Khan actuel, qui est Irès-pieux, suit un système tout opposé ; il a multiplié le nombre des prêtres , et les a traités avec munificence, en sorte que l’on en compte plus de 2000 à Boukbara seulement.

Il les protége en toute occasion. La nation dominante, celle des Ouzbeks, étant plus guerrière que religieuse, l’état militaire est plus considéré que l’ecclésiastique : mais l’opinion pourra changer à cet égard, si plusieurs khans sont aussi pieux et aussi pacifiques qu’Emir-Haïder qui règne aujourd’hui; le gouvernement perdrait alors de sa puissance, car il serait obligé d’en accorder une trop grande au clergé, qui exerce toujours une grande influence sur l’opinion d’un peuple fanatique et ignorant. Il faut d’ailleurs observer que les hommes de loi et le clergé forment en Bukharie une classe qui ne tient en rien à celle des autres fonctionnaires publics. Les principaux ecclésiastiques sont puissants, et cependant jamais de grands personnages ne deviennent membres du clergé.

Toutes les villes un peu considérables ont un Qadi ; les petites villes n’ont qu’un Rays. La manière de rendre la justice est très-expéditive ; les parties plaident elles-mêmes ; la déposition de 2 témoins suffit pour constater le fait, et pour guider la conscience du Qadi ou du Râ’is.

Le juge de Bukhara porte le titre de Qadi-i-Kalan, ce qui ne lui donne pourtant aucune autorité sur les autres magistrats. Il jouit d’une plus grande considération, parce qu’habitant la ville la plus considérable, et résidant auprès du Khan, il décide souvent des procès importants. Il a dans ses bureaux 2 Mufti qui reçoivent une rétribution eu argent pour l’apposition de leur sceau ; cette apposition tient lieu de signature, et suffit pour légaliser le jugement. Les Qadi des autres grandes villes n’ont dans leurs bureaux respectifs qu’1 seul Mufti, qui leur est subordonné, et dont l’influence est presque nulle. Le Qadi-i-Kalan envoie quelquefois les parties à l’A‘lam, tant pour faire sanctionner son arrêt, que pour procurer des émoluments à ce dignitaire du clergé.

On ne peut appeler du jugement d’un Qadi qu’au Khan ; mais, en Bukharie comme ailleurs, on trouve  le moyen d’éluder la décision la plus claire du Qadi, qui, sous prétexte que l’empreinte du sceau du Mufti est contrefaite, prononce sur une affaire déjà jugée, et augmente ainsi ses revenus.

On n’est pas dans l’usage de changer les cazis au bout de dix-huit mois d’exercice, ainsi que les lois le prescrivent dans d’autres pays musulmans , où l’on redoute une influence qui pourrait devenir dangereuse au gouvernement. On conçoit aisement que dans un pays où la vénalité 1est aussi commune qu’en Bukharie, les reïs, qui ont le droit de condamner à une amende, profitent de ce droit pour en imposer arbitrairement, et pour rendre leurs places très-lucratives par ce moyen.

Un Juif, qui pendant notre séjour à Bukhara avait vendu de l’eau-de-vie à l’un de nos cosaques, fut mis en prison par ordre du Rays, qui se fit donner 150 Tella par la famille de l’Israélite, bien que celui-ci eût été puni de 60 coups de bâtons.

La peine était très-rigoureuse , car les bâtons avec lesquels on inflige le châtiment sont très gros, et les coups sont appliqués sur l’estomac et sur le dos. 75 coups équivalent à la peine de mort. Un autre supplice bien plus cruel, est celui qui consiste a enfermer le coupable, avec les mains et les pieds liés, dans une chambre remplie d’une espèce de mouches dont la piqûre est très sensible. Cette punition tient lieu de torture. Au bout de 3 jours, un homme est mort.

L’organisation de la force armée, l’administration des finances, et les sources des revenus du Khan, sont, en Bukharie, étroitement liés entre elles. Le pays est considéré comme la propriété du conquérant, qui cherche a en retirer le plus gros revenu possible , en se soumettant aux lois religieuses, et en faisant les sacrifices nécessaires pour avoir une force armée.

Le khan de Bukharie tire la majeure partie de ses revenus de ses domaines. L’entretien de l’armée est le principal objet de sa dépense; car , ainsi qu’en Turquie, il a des troupes soldées , et ceux qui tiennent les fiefs ne servent, comme formant la milice, que lorsque le Khan fait un appel général.

Le besoin de subdiviser les domaines et les fiefs, et d’introduire de l’ordre dans l’administration, a motivé le partage de la Bukharie en quarante districts ou Tumen, dont les plus grands sont ceux de Bukhara, Samarqand, Sia-ud-Din et Kara-Kul […]. Le chef ou gouverneur d’un Tumen a le titre de Hakim, et n’a pour appointement que le produit de sa ferme. Le Tumen de Samarqand est affermé pour 33 ooo Tde froment et 5oo,ooo Tonga […] Nous croyons pouvoir évaluer les revenus de ces domaines a envicon 10M fr ; le trésor n’eu reçoit pas la moitié, parce que les Hakim en déduisent les appointements des employés de leurs districts, et la solde des troupes qui y sont cantonnées. Il y a des districts où le Hakim dépense plus qu’il ne retire des domaines ; par exemple, celui d’Uratupa et d’autres villes frontières, qui entretiennent une forte garnison.

Les revenus des domaines sont perçus par les Hakim ; ceux-ci afferment les terres à l’encan, ou bien prélèvent 40% de la récolte. Cette dernière manière de faire valoir les terres suppose une grande surveillance de la part des Hakim. Ils envoient, chez les fermiers qui battent le grain, des employés chargés de mesurer la récolte, et d’en prélever ce qui leur revient […], les Yasawl, attachés à la police, les Dîwan-Beghi, ou Murza (secrétaires). Les Mihter ne sont employés que pour percevoir les impôts. […] Les fonctions des Hakim sont très-honorées ; ils sont en rapport direct avec le Khan, et cherchent a se concilier son amitié ou sa protection par des cadeaux qu’ils lui envoient, notamment en riz, en chevaux, et même en argent.

[…] Le gouvernement perçoit pour les droits [… du commerce], qui doivent être appliqués à l’entretien des écoles et du clergé.

[…]

Le Kûsh-Beghi est directeur général des droits d’entrée et de l’octroi. Comme il a sous lui un grand nombre d’employés, cette place lui offre des occasions nombreuses de s’enrichir, et lui donne une grande influence sur le commerce et sur les relations extérieures de la Bukharie.

Les Bukhares doivent payer la Zakat ‘Ushr,  une aumône pour les pauvres, […] chaque Bukhare qui a plus de 300 tongas de rente, doit donner la dixième partie de ses revenus en argent ou en grains. Sur 40 moutons, on en doit 1 ; sur 100, 2 ; sur 300, 4 ; sur 400 , 6 , et ainsi de suite. Les Türkmens nomades qui reconnaissent l’autorité du khan de Bukharie, lui doivent cet impôt en bestiaux.

Quatre terrains couverts de bois et situés à loïchi, cinq à Çarcou, autant à Hirki, et quatre a Ukarzoum, au passage de l’Amou, sont affermés par le gouvernement, et lui rapportent quelques milliers de roubles. En comparant la totalité de ces revenus avec la somme que le khan est obligé de ‘payer pour les dépenses de sa cour et de son armée, on en conclut que sa liste civile ne peut guère s’élever au-delà d’un million de roubles, et même, en réfléchissant au peu de luxe qui l’entoure, je suis porté a croire que sa dépense ne se monte pas aussi haut.

L’administration des finances est toute entre les mains du Kûsh-Beghi et du khan lui-même , et elle est aussi simple que les autres parties de l’administration.

La force armée ne consiste qu’en cavalerie, qui est composée ou de feudataires ou d’hommes soldés. Ceux-ci forment l’armée permanente, forte d’environ 25,ooo hommes ; ceux-là sont au moins 60,000 hommes, qui ne se rangent sous leurs drapeaux qu’à un appel général. Ainsi qu’on l’a déjà dit, le khan peut envoyer au – dehors environ 12-13 000 h de son armée permanente

Le reste défend les places frontières, et surtout Uratupa, Jizang, Samarqand, Karakûl et Qarshi, qui exigent les garnisons les plus fortes. Pendant notre séjour à Bukhara , le khan tenait 12 000 h en campagne contre un chef ouzbek qui s’était emparé de Balkh, ville que le khan avait prise sous sa protection. Peu de temps après notre départ, les Khiviens firent une incursion, et pillèrent Carcou. Enfin la Bukharie, quoique beaucoup plus puissante que les états qui l’environnent, ne sait pas s’en faire respecter , soit à cause de la pusillanimité du khan, soit à cause de l’humeur belliqueuse de ses voisins.

Les soldats bukhares sont appelés Sipahi ou Kara-Alaman : ils ont 6 Tella de paie ; 1 tella pour le foin , 5 batman de Jugara et 5 de froment. Les Kasabardar ont une paie double.

Les officiers sont, le Dah-Bashi (décurion), le çûr-Aga-si, le Yûz-Bashi (centurion), le çûran-Bashi, le Pansad-Bashi (500…), le Min-Bashi, le Tuksa-Bay, le Kûrghan-Beghi ou général de brigade, le DadKhân, chef de plusieurs régimens ou général de division, le Perwanaçi, chef de l’armée ou maréchal.

Tous les officiers ou chefs militaires ont le titre de Serkerdê, et reçoivent leurs appointemens partie en argent et partie en grains. La troupe du Pansad-Bashi, a pour signe distinctif un petit drapeau (Bayrak). Le Min-Bashi a près de lui le grand drapeau appelé Tûgh ; il n’y en a qu’un pour mille hommes, qui forment un régiment. Ces Min-Bashi sont très-considérés ; ils entrent a cheval par la porte du Saray où leurs inférieurs ne passent qu’à pied. Leur habit est en soie et orné de larges fleurs en or ; leur housse est ordinairement en drap rouge, avec de grandes palmes en or, brodées à Cachemire ; leurs chevaux sont très-beaux.

Le Sipahi a pour armes un fusil à mèche, une pique très-longue et un sabre recourbé comme celui des Persans. Quelques-uns portent une courte cotte de maille, un casque en fer, et un bouclier rond en peau de buffle.

L’artillerie consiste en une 10aine de canons persans, dont 3 ou 4 seulement ont des affûts. Ceux-ci n’ont pas un clou en fer ; quoique montés sur trois roues, ils ne peuvent être mus qu’avec de grandes difficultés;  en un mot, ils ne font pas honneur aux talents du Topçi-Bashi, ou chef de l’artillerie, qui est un vieux soldat russe.

Le khan fait tous les ans, ordinairement auprès de Baghi-ud-Din, la revue d’une partie de ses troupes. Elle dure environ 15 jours; c’est un simple appel. La force militaire réside essentiellement dans les Ouzbeks, peuple guerrier, toujours prêt à combattre. Ils font la guerre sans discipline, en partisans, montés sur de très-beaux chevaux. Les cavaliers les plus courageux s’avancent isolement comme les flanqueurs de nos armées. Des combats partiels s’engagent, et sont suivis d’attaques générales et de grandes charges de cavalerie. Ces combats se terminent rapidement, car les chevaux sont si rapides, qu’ils facilitent singulièrement la fuite de celui des deux parus qui est vaincu. Les campagnes ayant lieu sans magasin, dans des contrées pauvres; quand elles durent trois semaines, elles paraissent bien longues à ces hordes, dont les guerres ne sont réellement que des excursions.

RELATIONS EXTÉRIEURES.

La Bukharie ne recherche pas l’alliance des khanats voisins qu’elle ne craint pas, et dont elle n’a aucun besoin. L’état politique actuel des états de l’Asie centrale peut se comparer à celui de l’Europe avant le seizième siècle , lorsque l’usage d’entretenir des envoyés en résidence auprès des cours étrangères était inconnu, et que la civilisation naissante n’avait pas encore multiplié les besoins et les rapports des peuples entr’eux.

Parmi les états qui entourent la Bukharie, le khanat de Khiva est celui qui l’inquiète le plus, car les hordes nomades qui en dépendent commettent de fréquens pillages, et son chef est tout à la fois avide de richesses, entreprenant et guerrier. Depuis des siècles, une inimitié presque constante subsiste entre ces deux pays. Khiva a été conquise plusieurs fois, et a toujours su recouvrer sa liberté. Amîr-Haydar s’en empara il y a 10 ans. Ce prince superstitieux lui rendit son indépendance, pour se conformer au précepte du Qur’ân, qui défend aux musulmans de retenir injustement les propriétés de leurs frères. Récemment encore le pillage de plusieurs caravanes par des Khiviens a causé de la mésintelligence entre les deux khanats. Les Ouzbeks brûlent de venger cet affront dans le sang de leurs ennemis ; l’AlM répond que détruire Khiva, serait arracher un membre d’un corps dont lui-même fait partie, et, aussi étranger à la gloire militaire qu’à la prospérité de ses sujets, il reste inactif par indolence et par superstition.

Le khan de Kôkhan, uni par les liens de la parenté à celui de Khiva, suit en partie l’impulsion que celui-ci lui donne, et reste dans les termes d’une harmonie parfaite avec la Bukharie ; mais les avantages réciproques que le commerce procure a ces khanats et la prépondérance de la Bukharie engagent le khan de Kôkhan à la ménager.

Lorsque le khan de Bukharie a quelque chose à communiquer à l’un des khans ses voisins, c’est ordinairement un marchand qui est porteur de ses dépêches.

Le khan de Hissar est le plus fidèle allié de son gendre le khan de Shahr-i-Sabz. Le pays de Hissar est enclavé dans la Bukharie, et situé de maniere à pouvoir être facilement inondé ; moyen de défense suffisant pour arrêter les efforts d’une armée d’Ouzbeks, et pour prévenir les dangers d’une invasion. Au surplus, toutes ces petites principautés conservent leur indépendance.

Quoique la Bukharie entretienne des relations commerciales avec la Perse, l’Afghanistan, l’Inde, le Cachemire, le Kachghar et le petit Tibet, ses rapports politiques avec ces pays sont presque nuls sous le règne du khan actuel. Depuis vingt ans qu’il est sur le trône, il a borné ses relations avec Kachghar, a envoyer au commandant de cette ville une lettre accompagnée de quelques présens. Il n’a formé aucune liaison avec le shah de Perse, qu’il doit haïr, soit à cause de la différence des deux sectes, soit parce que ses sujets mécontents trouvent un refuge dans la Perse, soit enfin parce que les Persans détestent les Bukhares, qui tiennent, comme on l’a déjà dit, plus de 30 000 de leurs compatriotes dans le plus dur esclavage.

Tous les ans, le khan de Bukharie, mahométan sunnite et très dévot, envoie au Padishah des Ottomans, à Constantinople, comme représentant et successeur des califes, une somme très-considérable en argent, et des assurances de respect, d’amitié et de dévouement.

Le grand Sultan y a répondu en 1818 par l’envoi d’un ambassadeur porteur de quelques livres de piété ; il a été reçu avec une grande distinction par AlM.

Depuis un demi-siècle, il ne s’est guère passé d’année sans que le gouvernement russe n’ait eu quelque réponse à donner à des diplomates bukhares. Ce sont ordinairement des marchands que leur intérêt, joint à celui de leur premier ministre, portent a demander des lettres de créance et le titre d’envoyé. Sous cette égide , ils introduisent des marchandises sans payer de droits d’entrées, et apprennent ainsi à connaître un pays devenu pour eux une source importante de richesses.

Les relations politiques de la Bukharie sont en général peu.nombreuses par suite de l’indifférence de son chef. Aussi longtemps que ses revenus sont intacts, il laisse aller au hasard les affaires de l’état. Nous dirons, en terminant ce chapitre, que les traits caractéristiques du gouvernement demi-barbare de la Bukharie sont la superstition, un certain esprit belliqueux, et l’avidité qui naît de l’influence que ce pays exerce sur les petits ??? qui l’entourent.

La population de la Bukharie étant composée de nomades et d’habitants sédentaires, dont les uns sont cultivateurs et les autres citadins, il en résulte une certaine diversité dans les mœurs. Les usages des nomades étant presque les mêmes chez tous les peuples pasteurs mahometans, j’entretiendrai principalement le lecteur des coutumes des Bukhares sédentaires, les seules que j’aie eu l’occasion d’observer.

Je dois cependant excuser les nomades ouzbeks bukhares d’un reproche qu’on leur adresse trop souvent en Europe, où on les considère comme des voleurs d’hommes. La protection que le gouvernement bukhare accorde au commerce, un certain ordre établi dans l’administration, enfin la loi du coran qui défend à tout mahométan sunnite de posséder un esclave de sa religion, ont mis fin en Bukharie à l’usage d’enlever des hommes. Des Hindous, des Persans, des Russes, des Arméniens, arrivent avec sécurité à Bukhara, lorsque le gouvernement est persuadé qu’ils sont véritablement marchands. On ne fait de prisonniers qu’en temps de guerre ; ce sont surtout les Ouzbeks et les Türkmens du canton de Mawri, qui font des expéditions contre les Persans du Khorassan.

L’islamisme exerçant une très-grande influence sur la vie domestique des peuples qui le professent , ceux-ci suivent à peu près partout les mêmes usages. Les Ouzbeks sont de véritables Turcs, dont les mœurs ont beaucoup de rapports avec celles des Osmanlis de Constantinople, et tout ce que fait le calife, tout ce qui se passe à Stamboul, est admiré par les musulmans de Bukhara.

Un musulman se croit irréprochable lorsqu’il a rempli les préceptes contenus dans le coran et dans ses commentaires, qui tiennent lieu de code de loisn ; il reste étranger aux lois plus intimes que la conscience et l’honneur nous dictent». Les Bukhares sont très superstitieux ; le gouvernement ne néglige aucun moyen d’entretenir chez eux ce sentiment.

La loi qui défend aux kafir de porter un costume pareil a celui des vrais croyants est en vigueur en Bukharie ; d’un autre côté, les kafir ne doivent pas se vêtir d’une manière qui diffère trop de l’habillement usité. Ils doivent avoir la tête rasée, porter un habit long, afin de ne pas être reconnus trop facilement comme des infidèles , dont l’aspect excite chez les vrais croyans un sentiment de haine et de mépris. Le gouvernement protége le prosélytisme ; presque tous les esclaves sont forcés de se dire musulmans ; ils doivent porter le turban; on les circoncit de gré ou de force, afin qu’ils aient du moins un signe extérieur de l’islam, et l’on s’imagine que l’on a fait une œuvre très-méritoire. Un Bukhare religieux croit se souiller en touchant un objet présenté par un Kafir.

Toutes les fois que des enfants me disaient Salâm ‘Alaykum […] j’entendais d’autres musulmans proférer des paroles injurieuses, et dire grossièrement a ces enfants qu’il n’est point permis d’adresser le Selam aux infidèles.

L’intolérance et la superstition sont si générales en Bukharie, que l’on ne doit pas s’étonner «le voir les non-croyans payer plus d’impôts que les autres habitans, être plus vexés et plus exposés aux injustices. L’esprit du gouvernement est tel qu’aucune religion autre que l’islamisme ne pourrait sans doute être professée publiquement en Bukharie. Voilà pourquoi on ne doit plus chercher dans ce pays ni Guèbres, ni Nestoriens; les Juifs seuls sont parvenus, a force de souplesse, à s’y maintenir.

Le gouvernement considère la prière comme une obligation privée, et comme un devoir public. Il ne borne donc pas son action à. faire régner la justice, et à veiller à ce qu’un particulier n’empiète pas sur les droits d’un autre […] Tout propriétaire de maison est obligé d’aller dès le point du jour à sa mosquée ; les employés de la police s’informent aux portiers des masjids des noms des propriétaires qui manquent à la prière; ils vont ensuite chez ceux-ci, et les chassent de leurs maisons à coups de bâtons.

Une ordonnance, dont on peut voir l’exécution tous les soirs vers 4 heures sur le Rejistan, charge deux employés de la police de chasser tous ceux qui vendent ou achètent à cette heure consacrée à la prière, et de les envoyer a la mosquée. Or […] c’est en ce moment que le marché est le plus fréquenté. Les employés de la police ou les inspecteurs du marché, se jettent sur le peuple avec de grands fouets larges de trois doigts, et frappent tout ce qu’ils rencontrent. La foule alors devient bruyante ; les uns crient, les autres rient et s’enfuient ; les boutiques, les tables, les tentes sont enlevées en un clin-d’œil, et la Masjid se remplit de pieux musulmans amenés au service divin à coups de fouets !

[…] Le khan a son astrologue, qui est allé faire ses études a Ispahan. L’usage d’immoler un bouc en mémoire de quelque ami, de quelque personne que l’on honore, ou de quelque saint, est répandu parmi les Kirghiz ainsi qu’en Bukharie. Le faîte de l’un des portiques de la mosquée de Baghi-ud-Din est orné d’une immense quantité de cornes des boucs qui ont été sacrifiés à de saints personnages.

Si tant d’Européens ajoutent encore foi à l’art mensonger de lire dans l’avenir, comment ce préjugé absurde serait-il étranger aux Bukhares ?

L’usage des cartes ne s’étant pas encore introduit parmi eux, quoiqu’ils en voyent en Russie et chez les Hindous, ils les remplacent par les dés ; ils en réunissent quatre sur un axe de fer qui les traverse ; ils font tourner cette machine ; et le résultat, d’après de certaines combinaisons fort compliquées que présentent les dés, fait présager le bon ou le mauvais succès d’une affaire. On rencontre a Bukhara […] des pélérins ridiculement drapés d’un long mouchoir, portant un vase de calebasse et une canne ; on voit aussi des fous qui vont en sautillant dans les rues, et qu’on regarde comme des demi-saints.

La plupart des Bukhares ne fument pas, parce que le coran défend de prendre dans la bouche tout objet qui enivre. Ce scrupule excita le mécontentement d’un envoyé du grand-sultan, qui, faisant son entrée a Bukhara, se fit donner sa pipe par dérision.

Les esclaves persans fument beaucoup, et se servent du Kalian (narguilé). J’en ai même vu qui creusaient en terre deux trous convergents , et qui, mettant du tabac dans l’un, fumaient par l’autre, et remplaçaient leur pipe par cet expédient.

On sait que dans tous les pays musulmans l’usage des liqueurs fortes est défendu ; il n’en a que plus d’attraits, pour les jeunes gens surtout et pour les personnes les plus riches. Un assez grand nombre de Boukares âgés se livrent s.ecrétcment à l’ivrognerie ; c’est toujours en cachette, et jamais on ne rencontre dans la rue un homme ivre ; il risquerait d’être puni de mort. J’ai vu des enfans des premiers dignitaires Bukhares boire avec avidité un verre de vin, et perdre la tête en un instant. Le Kûsh-Beghi lui-même nous avoua ingénuement que, dans sa jeunesse, il s’était souvent enivré avec le Khan actuel.

Tûra-khan, héritier présomptif du trône, dégoûté du mauvais vin de la Bukharie, s’enivre tous les soirs avec de l’opium. Ce prince, qui, dit-on, se faisait distinguer par son intelligence et son esprit, n’a déjà plus, par l’effet de cette drogue funeste, qu’un souffle de vie.

L’un des fils du khan ayant annoncé à M- de Négri qu’il aurait une audience du khan, lui indiqua l’heure où il pourrait arriver ; et, sachant que nous faisions usage du vin, il ajouta qu’il le suppliait de ne pas arriver ivre.

Les courtisanes ne sont pas souffertes en Bukharie ; elles furent chassées de Bukhara par le père du khan actuel il y a une trentaine d’années. Elles étaient presque toutes bohémiennes (çinghansh) ; l’adultère y est puni de mort.

Un jeune Bukhare de bonne famille, auquel je demandais quels étaient ses amusements, me dit qu’il donnait des dîners pendant lesquels les esclaves faisaient de la musique ; qu’il allait à la chasse, et enfin qu’il avait ses Jwani ou favoris. Je fus bien surpris du calme avec lequel il prononça ce dernier mot, qui me prouva combien on est familiarisé avec le vice le plus honteux. Il est inutile de citer d’autres exemples de ce genre.

Les khanats de l’Asie entretiennent avec les Khirghiz et avec les Türkmens un commerce d’esclaves, alimenté surtout par les brigandages de ces deux peuples nomades, et par les guerres avec les Persans. On a déjà vu que la prise de Mawri augmenta de 25 000 le nombre des esclaves persans en Bukharie, que nous évaluons à 40 000. 5-600 Russes y gémissent dans l’esclavage ; ils ont été vendus par des Khirghiz ou par des Türkmens, qui s’emparent des pécheurs naufragés sur la côte orientale de la mer Caspienne, ou enfin par les Khiviens.

Des Çetrar, des Siapouch, des Hezarch, et même des Géorgiens, se trouvent aussi parmi les esclaves en Bukharie. Le nombre n’en diminue guère, parce qu’on leur donne des persanes pour épouses, et que leur existence est liée à l’intérêt de leurs maîtres. Le prix d’un homme robuste est à peu près de 40 à 5o tellas (de 640 à 800 f). S’il est artisan, par exemple, menuisier , maréchal ferrant ou cordonnier, on le paie jusqu’à 100 tellas (1,6oo fr.). Les femmes sont en général à meilleur marché que les hommes, à moins qu’elles ne soient jeunes et jolies ; elles valent alors de 100 a 15o tellas (de 1,600 a 2,4oo fr.). Le sort des esclaves en Bukharie fait horreur ; les Russes se plaignent presque tous d’être très-mal nourris et accablés de coups. J’en ai vu un auquel son maître avait coupé les oreilles, percé les mains avec un clou, coupé la peau sur le dos, et arrosé les bras avec de l’huile bouillante, afin de lui faire avouer par quelle route son camarade s’était enfui.

Le Kûsh-Beghi, trouvant un jour un de ses esclaves russes dans l’ivresse, le fit conduire le lendemain sur le Rejistan pour y être pendu. Ce malheureux, arrivé à la potence, fut sollicité d’abjurer sa religion, et de se faire mahométan pour obtenir sa grâce : il préféra mourir martyr de sa foi.

La plupart des esclaves russes qui étaient dans les environs de Bukhara furent enfermés, et travaillèrent avec les fers aux pieds pendant les dernières semaines de notre séjour dans cette ville. Un seul esclave russe parvint à nous rejoindre à 100 verstes de Bukhara, après avoir erré pendant 18 jours dans le désert : durant ce temps il n’avait subsisté que d’eau et de farine. Il nous exprima de la manière la plus simple et la plus touchante les alarmes qu’il avait éprouvées en nous voyant (car il craignait que nous ne fussions des Kirghiz, des Khiviens ou des Ouzbeks) et l’extrême joie qu’il éprouva lorsqu’il reconnut nos cosaques. Je ne saurais décrire l’ivresse du bonheur d’une dizaine d’esclaves russes que nous rachetâmes en Bukharie, et pendant le voyage. Ils répandaient des larmes de joie. Croirait-on que le gouvernement bukhare a été assez cruel pour empêcher ces russes, qui s’étaient rachetés, de retourner dans leur patrie. Ce gouvernement fanatique défendit même à ses sujets de nous vendre des Russes, sous prétexte que par là il diminuerait le nombre des prosélytes qu’il pouvait faire.

Est-il nécessaire d’avoir vu ces malheureux esclaves russes de Bukhara et de Khiva, pour être animé du désir le plus ardent de les délivrer. L’achat de ces hommes, enlevés de leur patrie en pleine paix, peut-il former un titre de possession légale ? Les représailles que le gouvernement russe exercerait, en arrêtant, dans tout l’empire, les Bukhares et les Khiviens avec leurs marchandises, pour forcer ces peuples à rendre à la Russie ses sujets, ces représailles seraient-elle injustes ou sans succès ? Des milliers d’hommes arrachés des frontières de la Russie ou du sein de leurs familles, ne seraient-ils pas ainsi, par cette mesure sévère, mais juste, rendus à leurs pays, à leurs parents et a leur religion ?

Les Bukhares riches ont ordinairement une quarantaine d’esclaves ; quelques grands personnages, comme le Kûsh-Beghi, en ont peut-être jusqu’à cent; car ils doivent avoir une suite nombreuse, et ils possèdent beaucoup de jardins, et d’autres biens fonds. Il n’y a presque pas de Bukhare aisé qui n’ait un jardin hors de la ville, et une petite maison de campagne, où il va pendant les chaleurs de l’été pour respirer un air pur.

Les propriétaires afferment leurs terres ou bien les font cultiver par des esclaves. Les agréments de la vie, les jouissances domestiques, les plaisirs de la société, sont encore très-peu connus en Bukharie. Les maisons sont froides et humides en hiver, et elles ne renferment d’autres meubles que des tapis, des couvertures et des coussins. Les seuls plaisirs qu’on goûte sont ceux qu’on peut sa procurer dans l’intérieur des harem. Aucune grande réunion, aucune fête n’égaient l’uniforme et silencieuse existence d’un Bukhare.

Je n’ai jamais vu danser qu’autour d’un imbécille, et alors on chantait, en frappant avec les mains en mesure, bà-là-ki-bla, comme les Çerkesses qui chantent les syllabes â-pou-pà-pû-pâ. La civilisation persane introduite en Bukharie par Timour, se reconnaît à quelques usages de politesse. A la mort de la première épouse du Kûsh-Beghi, femme très-respectée chez les Muhométans, les gens les plus distingués de Bukhara vinrent faire à ce ministre une visite de condoléance. Le Kûsh-Beghi, ce même jour, fit de grands cadeaux aux parents de la défunte, et a des pauvres qui furent nourris pendant plusieurs jours.

Un Bukhare qui rend visite à un autre, ne s’en va qu’après en avoir demandé la permission a son hôte, qui offre à l’étranger du thé , des fruits et des sucreries. Une grande politesse de sa part est de lui en faire emporter. Toutes les fois que nous allâmes chez le Kûsh-Beghi, il nous offrit des confitures ou des pains de sucre qu’il envoya après l’audience a notre demeure. Le khan lui-même fait aussi des présents en sucre ; souvent il y ajoute un habillement complet, sorte de cadeau connu à Bukhara sous le nom de sarpay. Avant d’entrer chez un Bukhare marié, on attend ordinairement pendant quelques minutes a la porte, pour donner aux femmes le temps de se retirer. La manière la plas respectueuse de s’asseoir consiste a se mettre à genoux, en s’accroupissant sur les talons et sur le gras de la jambe. Lorsqu’on veut se mettre à son aise, on s’assied comme nos garçons tailleurs, les jambes croisées devant soi.

Pour saluer, les Bukhares s’inclinent uu peu, mettent la main droite sur le cœur, et prononcent le mot Khosh.Cette politesse est souvent exagérée de la manière la plus ridicule, surtout par les esclaves : ils font le geste qui accompagne le salut, en tournant plusieurs fois la tête, la penchant vers l’épaule gauche, soulevant les coudes, teannt les deux mains sur le cœur, souriant d’une manière presque niaise, et prononçant avec emphase le mot khoch, comme s’ils se pâmaient de plaisir.

En général, les habitants de Bukhara et surtout les Tacik, sont polis, obséquieux et rampants; la politesse des Bukhares nous frappa d’autant plus que nous venions de passer quelques semaines avec les Kirghiz, qui sont extrêmement grossiers.

La nourriture des Bukhares est très-simple : après la prière du matin, ils prennent du thé, qu’ils cuisent avec du lait et du sel, ce qui fait une espèce de soupe. Ils ne dînent guère avant 4-5 heures ; leurs repas consistent ordinairement en pilau composé de riz, de carottes ou de navets, et de viande de mouton. Immédiatement après lediner, ils prennent du thé, préparé comme en Europe. Le café n’est pas en usage en Bukharie. Ils mangent avec .les doigts, et ne connaissent ni les cuillers ni les fourchettes.

L’habillement du peuple bukhare se compose d’1 ou 2 robes longues, en toile de coton bleue et rayée ; l’une , plus courte et plus étroite que l’autre, tient souvent lieu de chemise. Ils portent presque tous un turban blanc en toile de coton, d’environ 15-20m. […] beaucoup d’Ouzbeks n’ont sur la tête qu’un bonnet en drap rouge, pointu, borde en peau de martre.

En Bukharie comme a Constantiuople, certaines formes de turbans indiquent des distinctions de rang ou d’état. Tous les habitants de ce pays portent, sous de larges pantalons blancs, des caleçons courts et étroits, qu’ils ne quittent presque jamais, soit par paresse, soit par décence. Les personnes aisées se servent de khalaat en mi-soie ou en drap ; les fonctionnaires publics  riches sont vêtus de châles de Kashmir et de drap d’or, ce qui varie d’après le rang. Ces habits brillants d’or, ces turbans d’une blancheur éclatante, ces barbes épaisses, formaient un coup-d’œil curieux dans la cour du palais, où nous passâmes en nous rendant à notre première audience.

Dans les rues, les femmes portent une longue mantille, dont les manches se joignent par derrière, et un voile noir qui cache complétement leur visage ; elles voient mal à travers de ce voile, mais la plupart en relevaient furtivemeut un coin,lorsqu’elles rencontraient l’un de nous : les femmes taciks trouvaient aussi du plaisir à nous laisser apercevoir leurs beaux yeux.

1l devint a la mode parmi les dames de Bukhara d’aller regarder les Francs ; l’extrémité du toit de notre demeure était pour elles un lieu de réunion, et la limite que la décence imposait à leur curiosité. La, moins aperçues des Bukhares, quelques jolies femmes s’offraient à nos regards , et nous admirâmes souvent des yeux noirs pleins de feu, des dents superbes et un très-beau teint. La sévérité bukhare mit bientôt fin a cette mode trop mondaine ; la police prit des mesures pour empêcher les femmes de monter sur notre toit, et nous perdîmes ainsi le plaisir d’un spectacle qui égayait nos repas.

Comment ces femmes si jolies ont-elles pu se défigurer au moyen d’un anneau qu’elles passent entre les narines, et du fard qu’elles emploient, tandis que la nature les a douées de tant de charmes ? Les femmes et quelques hommes se teignent les ongles en rouge avec le suc du henné, herbe que l’on pile. Les Persans se servent de cette plante pour teindre leur barbe, d’abord en rouge, afin qu’elle prenne ensuite plus facilement la couleur noire. J’ai vu à Bukhara des chevaux blancs dont la queue était teinte en rouge avec le même végétal. Les femmes bukhares teignent leurs sourcils en noir, et les joignent par un trait de la même couleur, fait avec une espèce de collyre ; enfin, elles peignent leurs cils et le bord de leurs paupières en noir avec du Surmê, qu’on apporte de Kabul; c’est de la plombagine. Quelques Bukhares et les Hindous emploient le même procédé.

Les Bukhares élégants se font arracher les poils de leur barbe le long de la partie supérieure des joues, et on voit souvent ce travail occuper les barbiers dans leurs chambres ouvertes le long des rues. L’influence des habitudes nomades se reconnaît à Bukhara dans le manque d’équipages : on n’y possède point de voitures autres que les grandes charrettes dont nous avons parlé plus haut, et qu’on n’emploie jamais pour se transporter d’un lieu vers un autre. Les chameaux, les chevaux, les mulets et les ânes servent à cet usage. Un cheval porte quelquefois toute une famille; et les enfants apprennent ainsi, dès l’âge le plus tendre, à devenir bons cavaliers. Les épouses du khan sont les seules que j’aie vues monter des mulets ; elles étaient assises 2 à 2 sur le même animal. Elles jouissent, ainsi que les autres femmes bukhares, de la faculté de faire des visites.

Un cavalier au-dessus de la classe commune se fait suivre par un homme à pied, pour tenir son cheval ; le riche emploie à cet usage un de ses esclaves, et il est triste de voir des begs aller à cheval, presque toujours au grand pas, en faisant courir derrière eux des esclaves baletans ; le pauvre se fait suivre par son fils, et va communément d’une allure plus modeste. Cet aperçu sur les mœurs de Bukharie peut faire juger que le luxe y est, jusqu’à présent, circonscrit dans d’étroites limites. Les chevaux et les vêtemens sont les seuls objets pour lesquels les Bukhares fassent quelque dépense. Leurs tapis persans sont de qualité médiocre ; ils n’ont presqu’aucun meuble; jamais de pendule , rarement une montre ; aucun ustensile en argent, point de vitres, des maisons mal bâties ; enfin ils sont tout étrangers à l’art de se créer ces jouissances de luxe que nous savons apprécier, et dont -nous avons l’habitude. S’ils n’en sentent pas encore le prix, il faut l’attribuer au défaut de civilisation, à l’influence des anciens usages, à la crainte de faire parade de ses richesses dans un état despotique, et à l’avarice, vice dominant dans ce pays. Cependant, je suis convaincu que leurs liaisons de commerce avec la Russie et l’Indoustan ameneront chez eux le goût du luxe ; car il flatte trop la vanité et il a trop de charmes pour ne pas triompher de tous les obstacles.

L’antique réputation de Bukhara, comme ville savante, prouve qu’à une époque très-reculée, cette ville était un foyer de lumières. Elle dut sans doute cet avantage au commerce et aux richesses, qui exercent toujours une grande influence sur les progrès de la civilisation. Si, comme on le prétend avec vraisemblance, les communications maritimes, facilitées par la configuration des côtes de l’Europe, ont puissamment contribué à répandra les lumières dans cette partie du monde, ne doit-on pas tirer une conséquence pareille de faits analogues ? Les caravanes sont les flottes de la terre-ferme ; la nation bukhare, qui les a vues affluer chez elle depuis des siècles, a ressenti les heureux effets de ces 1 relations. Nous connaissons la splendeur de Bukhara, sous la dynastie des Samanides (896-998 après J.-C.), et l’illustration que lui valurent les sciences au siècle d’Avicenne. Samarqand alors était plus brillante encore, et son éclat ne diminua qu’à la chute des Ghaznévides ( ii84)Une civilisation indigène s’était aussi développée dans le Kharezm ; Çinghiz y mit tout a feu et à sang ; et bientôt les barbares Tjaghataïs appesantirent leur sceptre de fer sur cette malheureuse contrée. Timour, qui avait, dit-on, le goût des sciences , des arts et du luxe, appela dans le Mawarennahar les savans de son vaste empire, et une nouvelle civilisation prit naissance dans la patrie de ce conquérant. C’est à cette époque qu’il faut rapporter la conservation du petit nombre de connaissances qui ont survécu aux ravages des Ouzbeks.

Aujourd’hui la théologie scolastique est mise au premier rang des sciences en Bukharie, et c’est d’elle qu’on s’occupe exclusivement. Les Madrasa renferment un grand nombre d’écoliers, qui, pendant 10-20, et même 30 années, étudient les nombreux commentaires du Coran, et qui perdent ainsi la plus belle portion de la vie, sans développer leurs facultés : quand leur mémoire est enfin assez chargée de futilités, ils deviennent Mudarris ou Mollah ; vains de leur stérile savoir, ils regardent en pitié quiconque ne le possède pas. Des discussions oiseuses sur le sens des versets du Coran, des thèses que personne n’ose controverser, la lecture des traductions plus ou moins exactes de quelques ouvrages d’Aristote ; voilà quelles sont les occupations des philosophes bukhares.

Le khan propose lui-même, de temps en temps. des questions de théologie, que des Mudarris, assemblés en conseil, discutent souvent en sa présence. Un Mudarris, d’un esprit très-délié et hardi, osa un jour s’opposer à des idées reçues, et prouver la justesse de ses opinions avec une logique très-claire. Les Ulama, au lieu de lui répondre, lui signifièrent l’ordre de se taire, s’il ne voulait pas être précipité du haut du minaret de la grande mosquée. On conçoit que cette menace mit fin à la discussion.

De même que d’autres peuples musulmans, les Bukhares ont beaucoup d’estime pour la médecine ; mais ils y mêlent de la chimie, des secrets ; et cette science reste stationnaire, à cause de l’opinion où l’on est que tout ce qui se trouve dans les anciens ouvrages de médecine est vrai, et ne saurait être contredit.

Un bon médecin bukhare doit, en tâtant le pouls du malade, être au fait de sa maladie, sans faire aucune question. Partageant les constitutions physiques en froides, ou chaudes , humides ou sèches, il divise les médicamens en fortifians, échauflans, dcbilitans ou rafraîchissans : ces docteurs ne connaissent que les artères, et n’ont pas de notions précises sur la nature des veines ; ils distinguent trois artères principales , dont l’une aboutit à la tête , l’autre à la poitrine, la troisième à l’estomac.

Ces idées étaient, je crois, en vogue en Europe, il y a quelques siècles.

L’astronomie est a Bukhara, comme on l’a déjà dit, étroitement liée à l’astrologie. L’astrologue du khan doit lui prédire toutes les éclipses, au moins deux jours d’avance, afin de prévenir l’impression désagréable et même effrayante qui résulterait de l’apparition de ce phénomène. L’astrologue actuel de Bukhara (car il n’y en a qu’un) sait calculer la marche de la lune ; il croit que le soleil tourne autour de la terre ; qu’une comète provient du choc de deux planètes, que la queue des comètes provient de ce choc, et qu’il n’y a que 5 planètes. Enfin, il est en admiration devant le système de Ptolomée, et regarde Ulug-Beg comme infaillible.

Les plus savants Bukhares n’ont que de faibles notions en géographie : les cartes leur seraient encore inconnues, si un marchand n’en avait apporté deux ou trois de Russie ; elles n’intéressent presque personne. Le premier ministre lui-même n’en a pas la moindre idée.

L’étude de l’histoire n’est guères plus avancée dans la Boukarie. Les austères mollas la considèrent comme une occupation profane ou au moins inutile , et les gens du monde ne s’y livrent que par délassement. Cependant il faut excepter de cette espèce de proscription des ouvrages historiques, les annales d’IskanderZoulkarneïn ( Alexandre-le-Grand ), qui intéressent généralement. Un molla lit cette histoire, a haute voix , par ordre du khan, sur la place publique , où il est entouré d’un assez grand nombre d’auditeurs ; après la lecture, ceux-ci donnent au molla une légère rétribution.

ÎSe se croirait-on pas transporté du fond de la Bukharie aux jeux olympiques, parmi le peupJe le plus civilisé de la terre!…. Ayant fait connaissance avec le lecteur de ces annales , je lui demandai des renseignemens sur la route qu’avait suivie Alexandre dans la Sogdiane et sur remplacement des forteresses qu’il y avait conquises. Ce molla ne sut ou ne voulut pas me répoudre de mémoire ; il me promit de chercher dans ses livres; il fit de sa réponse une affaire d’état, et manqua au rendez-vous convenu , sous prétexte que s’il me donnait les notions que je lui demandais, cela pourrait déplaire au khan. Cette circonspection me fit d’abord beaucoup de peine, parce que je croyais recueillir quelques lumières; cependant, je me consolai eu pensant au peu de véracité des historiens persans , les seuls que les Bukhares puissent consulter, et en me rappelant que, pour ménager l’honneur de leurs ancêtres, ils donnent à Alexandre – le -Grand une origine persane.

Malgré le grand nombre de madrasas qui se trouvent en Bukharie, la majeure partie du peuple ne sait ni lire ni écrire. La nécessité d’acquérir ces notions pour réussir dans le négoce , force la plupart des Taciks commerçants à envoyer leurs fils aux écoles ; beaucoup de ceux-ci vont aussi aux Madrasa, bien que les Taciks, qui sont très-méprisés, ne deviennent que très-rarement membres du haut-clergé. Les enfants des personnages distingués n’apprennent qu’à lire, à écrire et à réciter le Coran par cœur. Les fils du khan ont des maîtres qui viennent leur donner des leçons; le khan lui-même leur explique le Coran, dans des séances auxquelles assistent plus de 300 auditeurs.

Les langues les plus usitées en Bukharie, sont le persan et le turc. La première est la langue des Taciks, des citadins et de tous les Bukhares un peu civilises ; on s’en sert aussi pour les affaires et pour la correspondance. L’idiome persan usité en Bukharie ne differe que trèspeu de celui qui se parle en Perse. Le langage turc, remarquable par sa rudesse, n’est employé que par les nomades ouzbeks et les Türkmens ; il ressemble beaucoup à celui que portent les Kirghiz et les Tartares de Russie.

Si un khan de Bukhara voulait un jour répandre des lumières dans l’Asie centrale, il trouverait de grandes ressources dans les Madrasa de cette ville, en donnant de plus amples développemens au cours d’ctudes qu’on y suit. Il parviendrait sans doute, en peu d’années, à d’heureux résultats; car en Bukharie on a l’amour de l’étude et on respecte le savoir. Fonder des écoles est une œuvre de piété ; entretenir de pauvres écoliers, un devoir; et tout le revenu que le khan tire des douanes doit être distribué aux mollas, aux muderris, aux écoliers et aux pauvres. Cette loi est scrupuleusement observée par le khan actuel, qui donne à des Mudarris 100-200 tellas d’appointements, à des écoliers jusqu’à 300 tongas, et qui enfin répand plusieurs fois par an d’abondantes aumônes. Le khan accorde lui-même souvent aux écoliers des récompenses en argent et des Sarpay, d’après la recommandation des Mudarris : la somme augmente à mesure que l’élève avance dans ses classes et qu’il mérite d’être nommé ishâni ??? Il est même d’usage que des gens riches ne refusent pas de donner à dîner et un petit cadeau en argent à des écoliers ou Talib, qui se présentent chez eux sans être invités, et même sans être connus. Ce don est nommé sadaqat ou khayrat.

Timour fit à diverses medressés de grandes donations en terre, dont la décime doit être partagé entre les élèves.

D’après ce que nous venons de dire, le lecteur concevra comment Bukhara peut contenir plus de dix mille écoliers ou étudians, qui demeurent dans les medressés des mosquées et chez des particuliers. Or, si, de ce grand nombre d’individus qui aspirent à acquérir des lumières, aucun ne prend la véritable route pour y parvenir, on ne peut l’attribuer qu’à l’influence des préjugés, et à celle du fanatisme qu’inspire la religion musulmane. Croirait-on que Bukhara n’a pas de bibliothèque qui renferme plus de trois cents volumes? Le khan en a une d’environ deux cents volumes; et peu de medressés eu possèdent. Je regretterai toujours de n’avoir pu les voir, bien qu’on m’ait assuré qu’elles ne contenaient que des ouvrages de théologie et de médecine. Il est digne de remarque que Shah-IS’oura-beg, ne protégeant que l’état militaire , ait supprimé les appointcmens de quatre cents muderris , et diminué de beaucoup le nombre des mollas. Ce fait est curieux , parce qu’il prouve que l’influence des uléma à Bukhara n’est pas puissante , et qu’il serait facile d’y faire de grandes réformes.

Un prince bukhare, qui serait éclairé, pourrait donc exercer sur l’Asie centrale une heureuse influence, « et les lumières que l’Europe emprunta de l’Asie pourraient lui être rendues, enrichies par les recherches et la raison des siècles. »

La marche progressive des lumières en Russie appelle ce vaste empire à réaliser une idée aussi généreuse. C’est à la Russie qu’il appartient de donner aux khanats de l’Asie centrale une impulsion salutaire, et de répandre sur ces contrées tous les bienfaits de la civilisation européenne.