Niketas Khoniates, Récit du Sac de Byzance par les Francs, 1204

Les ennemis ne trouvant plus de résistance, firent tout passer au fil de l’épée, sans distinction d’âge, ni de sexe. Ne gardant plus de rang, et courant de tous côtés en désordre, ils remplirent la ville de terreur, et de désespoir. […] Lorsque les ennemis virent que personne ne se présentait pour les combattre, que les chemins s’aplanissaient sous leurs pieds, que les rues s’élargissaient pour leur donner passage, que la guerre était sans danger, et les Romains [Byzantins] sans résistance, que par un bonheur extraordinaire, on venait au-devant d’eux, avec la croix et les images du Sauveur, pour les recevoir comme en triomphe, la vue de cette troupe suppliante n’amollit point leur dureté, ni n’apaisa point leur fureur. Au contraire, tenant leurs chevaux qui étaient accoutumés au tumulte de la guerre, et au son de la trompette, et ayant leurs épées nues, ils se mirent à piller les maisons et les églises.

Je ne sais quel ordre je dois tenir dans mon discours, ni par où je dois commencer, continuer et achever le récit de impiétés que ces scélérats commirent.

Ils brisèrent les saintes images, qui méritent les adorations des fidèles. Ils jetèrent les sacrées reliques des martyrs en des lieux que j’ai honte de nommer. Ils répandirent le Corps et le Sang du Sauveur. Ces précurseurs de l’Antéchrist, ces auteurs des profanations, qui doivent précéder son arrivée, prirent les calices et les ciboires, et après en avoir arraché les pierreries et les autres ornements, ils en firent des coupes à boire. Ils dépouillèrent Jésus-Christ, et jetèrent ses vêtements au fort comme les Juifs les y avaient jetés autrefois. Il ne manqua rien à leur cruauté, que de lui percer le côté pour en tirer du Sang. On ne saurait songer sans horreur à la profanation qu’ils firent de la grande Église Sainte-Sophie. Ils rompirent l’autel, qui était composé de diverses matières très précieuses, et qui était le sujet de l’admiration de toutes les nations, et en partagèrent entre eux les pièces, comme le reste des ornements dont mon discours ne peut égaler la beauté ni le prix. Ils firent entrer dans l’Église des mulets et des chevaux, pour emporter les vases sacrés, l’argent ciselé et doré qu’ils avaient arraché de la chaire, du pupitre, et des portes, et une infinité d’autres meubles, et quelques-unes de ces bêtes étant tombées sur le pavé qui était fort glissant, ils les percèrent à coups d’épée, et souillèrent l’église de leur sang et de leurs ordures.

Une femme chargée de péchés, une servante des démons, une prêtresse des furies, un repaire d’enchantement et de sortilèges, s’assit dans la chaire patriarcale, pour insulter insolemment à Jésus-Christ; elle y entonna une chanson impudique, et dansa dans l’église. On commettait toutes ces impiétés avec le dernier emportement, sans que personne fît paraître la moindre  modération.

Après avoir exercé une rage si détestable contre Dieu, ils n’avaient garde d’épargner les dames vertueuses, les filles innocentes, et les vierges qui lui étaient consacrées. Il n’y avait rien de si difficile que d’adoucir l’humeur farouche de ces barbares, que d’apaiser leur colère, que de gagner leur affection. Leur bile était si échauffée, qu’il ne fallait qu’un mot pour la mettre en feu. C’était une entreprise ridicule, que de vouloir les rendre traitables, et une folie que de leur parler avec raison. Ils tiraient quelquefois le poignard contre ceux qui résistaient à leurs volontés. On n’entendait que cris, que pleurs, que gémissements, dans les rues, dans les maisons, et dans les églises. Les personnes illustres par leur naissance, paraissaient dans l’infamie; les vieillards vénérables par leur âge, dans le mépris; les riches dans la pauvreté. Il n’y avait point de lieu qui ne fût sujet à une rigoureuse recherche, qui ne pût servir d’asile.

O Dieu! que d’affliction, que de misère! Nous avons vu l’abomination de la désolation dans le lieu saint, nous y avons entendu des paroles artificieuses de la prostituée, et nous y avons été témoins des autres profanations si contraires à la sainteté de notre religion. Voilà une partie des crimes que les nations d’Occident ont commis contre peuple de Jésus-Christ. Ces barbares n’ont usé d’humanité envers personne. Ils n’ont rien épargné. Ils ont tout pris, et tout enlevé. Voilà donc ce que nous promettaient ce hausse-cou doré, cette humeur fière, ces sourcils élevés, cette barbe rasée, cette main prête à répandre le sang, ces narines qui ne respirent que la colère, cet oeil superbe, cet esprit cruel, cette prononciation prompte et précipitée. Ou plutôt, c’est ce que vous nous promettiez, vous qui voulez passer pour savants, pour sages, pour fidèles, pour véritables, pour sincères, pour justes, pour vertueux, et pour plus pieux, et plus religieux observateurs des commandements de Dieu, que nous autres Grecs. Je parle sérieusement, et sans railler; car quel commerce y a-t-il entre la lumière et les ténèbres? Ce que j’ai à ajouter est encore plus important. Vous vous étiez chargés de la Croix, et vous nous aviez juré et sur elle, et sur les Saints Évangiles, que vous passeriez sur les terres des chrétiens sans y répandre de sang, et sans vous détourner ni à droite, ni à gauche. Vous nous aviez dit que vous n’aviez pris les armes que contre les Saracènes, et que vous ne les vouliez tremper que dans leur sang. Vous aviez promis de vous abstenir de la fréquentation de vos femmes, dans le temps que vous porteriez la Croix comme des soldats enrôlés sous les enseignes du Sauveur. Il est évident, cependant, que bien loin de défendre son tombeau, vous outragez les fidèles qui sont ses membres. Bien loin de porter la Croix, vous la profanez, et vous la foulez aux pieds. Pendant que vous faites profession d’aller chercher une perle précieuse, vous jetez dans la boue la perle précieuse du corps adorable de notre Dieu. Les Saracènes en ont usé avec moins d’impiété. Quand ils étaient maîtres de Jérusalem, ils traitaient les Latins avec quelque sorte de douceur. Ils ne violaient point la pudicité de leurs femmes. Ils n’emplissaient point de corps morts le sépulcre du Sauveur.

Le jour de la prise de la ville, ces brigands ayant pillé les maisons où ils étaient logés, demandèrent aux maîtres où ils avaient caché leur argent, usant de violences envers les uns, de caresses envers les autres, et de menaces envers tous, pour les obliger à le découvrir. Ceux qui étaient si simples que d’apporter ce qu’ils avaient caché, n’en étaient pas traités avec plus de douceur que les autres. Ils ressentaient les mêmes effets de l’orgueil et de la cruauté de leurs hôtes. Ceux qui commandaient parmi nous ayant laissé la liberté de sortir à ceux qui le désiraient, on voyait des troupes d’habitants qui s’en allaient enveloppés de méchants manteaux, avec des visages pâles et défigurés, avec des yeux rouges, et qui répandaient plutôt du sang que des larmes. Les uns regrettaient leur argent, les autres ne croyant pas que leur argent méritât d’être regretté, pleuraient l’enlèvement de leurs filles, la mort de leurs femmes, ou quelque autre perte semblable.

Pour dire quelque chose de ce qui m’arriva en cette triste journée, plusieurs de mes amis se retirèrent en ma maison, parce qu’elle était bâtie sous une galerie qui la rendait fort sombre. Elle avait une entrée secrète dans la grande église; mais il n’y avait point de secret qui pût échapper à la curiosité de nos ennemis, et la sainteté du lieu ne nous servit de rien pour nous garantir de leur fureur. En quelque endroit qu’on se pût cacher, on était pris, et emmené. J’avais retiré un Vénitien avec sa femme et ses enfants, qui me servit fort utilement. Bien qu’il ne fût que marchand, il prit les armes comme un soldat, et feignant d’être des ennemis, et parlant avec eux en leur langue, il défendit longtemps ma porte.

Mais, enfin, ne pouvant plus résister à la multitude, qui entrait en foule, et principalement aux Français, qui se vantaient de ne rien craindre que la chute du ciel sur leurs têtes, il nous conseilla de nous sauver, de peur d’être chargés de chaînes, et d’avoir le déplaisir de voir nos filles violées en notre présence. Marchant donc sous la conduite de ce fidèle défenseur, comme si nous eussions été ses prisonniers, nous allâmes vers les maisons des Vénitiens qui étaient de nos amis. Lorsque nous fûmes arrivés au quartier qui était échu aux Français, nous fûmes abandonnés par nos valets, qui s’écartèrent lâchement de côté et d’autre, et obligés de porter nous-mêmes nos enfants qui ne pouvaient encore marcher. Nous partîmes un samedi, cinquième jour de la prise. L’hiver approchait et ma femme était grosse, de sorte qu’il me semblait que c’était un accomplissement de la parole par laquelle le Sauveur nous avertit de prier Dieu que notre fuite n’arrive point en hiver, ni au jour du sabbat, et de la prédiction par laquelle il prononce malheur sur les femmes qui seront ou enceintes ou nourrices.

Plusieurs de nos parents et de nos amis, s’étant joints à nous aussitôt qu’ils nous eurent aperçus, nous marchâmes tous ensemble, et nous rencontrâmes des gens de guerre assez mal armés. Les uns avaient de longues épées pendues à leurs chevaux. Les autres des poignards attachés à leur ceinture. Les uns étaient chargés de butin. Les autres fouillaient leurs prisonniers, pour voir s’ils ne cachaient point un bon habit sous un méchant, où s’ils n’avaient point d’argent. D’autres regardaient de belles femmes avec les mêmes yeux que s’ils eussent dû en jouir à l’heure même. Nous mîmes celles que nous avions au milieu de nous, comme au milieu d’une bergerie, et nous les avertîmes de salir avec de la boue, ces visages qu’elles embellissaient autrefois avec du fard, de peur que l’éclat de leur teint n’attirât les yeux des spectateurs curieux, n’allumât les désirs, et n’excitât la fureur des ravisseurs cruels, qui crussent avoir droit de faire tout ce que permet la licence de la guerre. Ayant le coeur serré de douleur, nous levions les mains au ciel, nous frappions nos poitrines, et nous priions Dieux qu’il lui plût de nous préserver de la violence de ces bêtes cruelles. Comme nous étions près de passer par la Porte dorée, un barbare impie et violent, enleva près de l’église de saint Mocius martyr, la fille d’un magistrat, comme un loup enlève une brebis. Le père accablé de vieillesse et de maladie, fit en même temps un faux pas, et tomba dans la boue, d’où se tournant vers moi, qui ne lui pouvais servir que d’un appui aussi faible que celui du figuier, et m’appelant par mon nom, il me conjura de l’assister. Je suivis donc le ravisseur, m’écriant contre sa violence, et joignant à mes cris des gémissements lamentables, et des gestes propres à exciter la pitié. J’implorai le secours des soldats qui passaient, et qui pouvaient entendre quelques mots de notre langue. Je leur pris les mains, et leur fis des caresses. Enfin, j’en ai touché si fort quelques-uns, qu’ils me promirent de venger ce rapt. Je les menai donc à la maison où le ravisseur avait enfermé la fille, et où il se tenait à la porte, pour repousser ceux qui auraient envie d’y entrer. Je leur dis en le leur montrant du doigt: “Voilà le coupable qui a violé en plein jour l’ordonnance par laquelle vous avez défendu de toucher aux femmes mariées, aux jeunes filles, aux vierges consacrées à Dieu, et laquelle vous avez fait serment d’observer. Défendez-nous contre cette violence, par l’autorité de vos lois, et par la force de vos armes. Soyez sensibles aux larmes qui coulent de mes yeux, puisque Dieu même s’y laisse toucher et que la nature nous les a données pour exciter de la compassion, et pour obtenir de l’assistance. Que si vous avez des enfants, je vous conjure, par ces précieux gages de vos mariages, par le tombeau du Sauveur, et par le respect que vous avez pour ses commandements, qui défendent aux chrétiens de faire aux autres ce qu’ils ne voudraient pas qu’on leur fît, de ne pas mépriser ma prière.” J’animai de telle sorte ces gens de guerre par ces paroles, qui m’étaient venues sur-le-champ à la bouche, qu’ils me promirent de me rendre la fille qui avait été enlevée. Le ravisseur transporté d’amour, et de colère, se moquait d’abord de leurs demandes; mais quand il vit qu’ils agissaient sérieusement, et qu’ils le menaçaient de le faire pendre, il rendit la fille, que le père fut ravi de revoir. S’étant donc levé, il continua, avec nous le voyage. Dès que nous fûmes hors de la ville, chacun commença à remercier Dieu de sa protection, ou à déplorer son malheur, comme il le trouva à propos. Pour moi, je me prosternai à terre, et je me plaignis aux murailles de qu’elles demeuraient seules insensibles aux calamités publiques, et de ce qu’elles se tenaient debout, au lieu de se fondre en larmes.