Charles Texier, Description détaillée de la Cappadoce : “Grecs”, Turcs, Turkmens, Arméniens, v. 1835

Ürgüp :

Les habitants sont divisés en trois classes comme dans toute la Cappadoce. Les Musulmans sont peu nombreux et occupent les environs de la place élevée qu’on appelle Kalé ([…] Les Arméniens habitent le quartier nord de la ville; ils sont plus nombreux que les Turcs et vivent en assez bonne intelligence avec ces derniers. Leur église a peu d’apparence. Pendant mon passage à Urgub, ils se préparaient à en faire construire une dans le genre de celle des Grecs. Tous les habitants d’Urgub sont cultivateurs ; ils récoltent du blé, des fruits, et cultivent un peu de tabac. Les troupeaux fournissent la laine, qui est travaillée dans le pays même par les femmes. On fait aussi quelques étoffes de coton.

Les Grecs forment la majeure partie de la population. Le caractère de cette race diffère essentiellement des Grecs de Smyrne et de la côte occidentale ; il n’y en a pas un qui connaisse la langue grecque, et leurs prêtres même n’en font guère usage que dans la liturgie. Je considère cette population comme très-mélangée avec la race arménienne, ou même comme des Arméniens d’origine, qui sont restés tidèles à la religion grecque et ne se sont point réunis au schisme d’Eutychès. L’église, bâtie par les soins dès chrétiens de la communion grecque, a la forme d’un rectangle, entouré d’un portique de colonnes soutenant des arcades. Il est impossible de s’éloigner davantage de toutes les traditions de l’école byzantine ; mais dans ces contrées l’art de bâtir est tombé, chez les Turcs comme chez les chrétiens, à un degré inouï d’abaissement ; il ne reste plus le moindre vestige d’un art national.

La vallée de Keurémé, par le grand nombre d’églises taillées dans le roc, la hauteur et le desordre des cônes qui la remplissent, passe aux yeux des habitants pour un des endroits les plus célèbres de ces mille et une églises sur lesquelles roulent la plupart des légendes qui se content sous la tente des nomades ; et vraiment on est en droit de défendre le voyageur Paul Lucas, qui, à une époque où la science géologique était si peu avancée, prit ces nombreuses pyramides pour des ouvrages faits de main d’homme, et toute cette vallée pour l’emplacement d une grande ville détruite ; il soupçonna cependant, à son second voyage, que ce pourrait bien être une nécropole, et revient sur ce sujet pour convaincre les incrédules qui avaient accueilli sa première découverte avec toutes les marques de la plus grande défiance, sans s’inquiéter combien ces doutes étaient injurieux pour le caractère du voyageur. […]

« Nous partîmes de Haci-Bek-tash a 11 heures du soir, et cette même nuit nous fûmes attaqués trois fois par des voleurs. Au lever du soleil, nous entrames dans Avaness, Dans les montagnes, on voit partout quantité de grottes. Nous nous reposâmes là une heure ; ensuite nous passâmes la rivière a gué. La beauté de ces grottes m’avoit surpris; mais j’entrai dans un étonnement incroyable à la vue des monuments antiques que j’aperçus… de l’autre côté en sortant de l’eau. Je ne puis même y penser à présent sans en avoir l’esprit frappé. J’avois fait déjà beaucoup de voyages, mais je n’avois jamais vu ni même entendu parler de rien de semblable. Ce sont une quantité prodigieuse de pyramides qui s’élèvent les unes plus, les autres moins, mais toutes faites d’une seule roche et creusées en dedans de manière qu’il y a plusieurs appartements les uns sur les autres, une belle porte pour y entrer, un bel escalier pour y monter, et de grandes fenêtres qui en rendent toutes les chambres très-éclairées. Enfin, je remarquai que la pointe de chaque pyramide étoit terminée par quelque figure.

« Je rêvai longtemps fur la structure et principalement sur l’usage que l’on pouvoit avoir fait de tant de pyramides, car il n’v en avoit pas pour deux ou trois cents, mais plus de deux mille de suite à quelque distance les unes des autres. Je crus d’abord que ce pouvoit être la demeure de quelques anciens ermites, et ce qui m’en donnoit la pensée , c’est qu’au haut je voiois ou des capuchons, ou des bonnets à la mode des papas grecs, ou même des femmes qui portoient un enfant entre les bras, et que je pris tout d’un coup pour des images de la Vierge A travers les murailles, je vis comme des restes d’anciens portraits, de sorte qu’il sembloit qu’il y eût eu des peintures, mais cela étoit trop effacé pour y rien connottre. •

Dès que l’on est remonté sur le plateau qui entoure la vallée d’Urgub, toute la contrée se présente sous un aspect moins sauvage. Il semble que cette nature si extraordinaire ne s’est offerte aux regards que comme un effet de mirage. Le nivellement des terrains indique parfaitement la marche qu’a suivie la génération des cônes. La composition particulière de la roche a contribué à former ces vallées auxquelles les Grecs donnent le nom de Pharangx (2), qui exprime assez bien leur origine. Au delà de Touzesar, les terrains volcaniques ne cessent pas de couvrir la surface du sol, mais les ponces ont tout à fait disparu. Ou voit des collines à peine ondulées et tout à fait incultes se prolonger vers l’ouest, elles indiquent le cours du Kizil-Irmak, qui atteint le point le plus méridional de son parcours au village d’Avaness, renommé par ses carrières de pierres à bâtir, qui sont toutes formées de ponces dures. Poursuivant ma route vers Nemcheher, la ville la plus importante de ce canton, j’y arrivai après cinq heures de marche.

La population de cette petite ville est composée presque entièrement de familles grecques sous la juridiction d’un évéque ; c est un des sièges les plus importants de la Cappadoce. L’église est grande et d’une architecture moderne qui ne manque pas d’élégance, mais elle ne saurait être comparée à la nouvelle église d’Urgub.

Vers 1763, Ibrahim Damât, pacha, fit bâtir à Nemcheher une mosquée assez importante, afin d’y réunir un noyau de population musulmane. Ce fut toujours le souci des beys ou gouverneurs musulmans, d’inspirer ani populations nomades le goût de la vie sédentaire; car il n’y a que ce moyen de pouvoir compter sur la rentrée régulière de l’impôt. Les plus habiles sont parvenus à leurs fins, et l’on cite plusieurs petites villes qui doivent leur existence à la politique bien entendue de quelques beys.

Le nom de Nemcheher lui a été donné par les Turcs; mais les Grecs lui conservent celui de Nyssa , qu’elle avait dans l’antiquité ; et l’évêque, avec qui j’eus de longues conférences touchant la géographie ancienne de la Cappadoce, me confirma dans l’opinion que la Nyssa de l’Itinéraire d’Antonin était en cet endroit.

Plus on avance vers le sud, plus le pays paraît inculte et désert. Le relief du terrain présente des ondulations mal coordonnées pour la formation des cours d’eau ; les eaux s’épanchent et se perdent en mille petits ruisseaux, qui sont presque aussitôt desséchés que formés. La terre fortement imprégnée de nitre, n’est fertile qu’en plantes grasses ou épineuses, qui plaisent au bétail; mais les arbres ne viennent que dans les endroits arrosés.

Une des industries du pays est la récolte du nitre, que l’on ex’trait du sol au moyen du lessivage. Ij terre est mise dans de grandes trémies percées de petits trous. I,es eaux-mères sont versées plusieurs fois sur des terres nouvelles, et l’on évapore ensuite, en chauffant dans des chaudières avec de la fiente de chameau. L’exploitation du salpêtre est mise en régie; la totalité des produits doit être remise au pacha, qui l’envoie au gouvernement. Les habitants sont obligés de laisser prendre dans leurs propriétés les terres qui sont estimées les plus propres à être lessivées.

Lorsque l’automne arrive, les nomades quittent les plaines, où les pâturages sont depuis longtemps brilles, et se retirent vers le Taurus; de sorte que pendant le jour la solitude est complète. Le soir, les gardiens des troupeaux de chameaux paraissent à l’horizon , et de rares caravanes d’Arméniens ou de Grecs, se rendant à Césarée ou à Kara hissar, viennent tant soit peu ainiiier le paysage. Les tufs grisâtres commencent à reparaître, et sont presque toujours recouverts par des agglomérats de trachytes, de laves de. fusion et d’obsidienne. Les dépressions de terrain servent de lit pendant l’hiver a des torrents formés par la fonte des neiges. Leur cours parait se diriger à l’est, mais ils sont à sec pendant l’été.

J’arrivai pendant la nuit à In-Eughi, et je campai au milieu des meules de blé, car nous étions à l’époque de la moisson. Jusqu’ici je n’avais trouvé chez les habitants de la Cappadoce que peu de variété dans les costumes, quelques détails d’ornements communs aux chrétiens et aux Turcs. Mais quelle fut ma surprise, en m’éveillant à In-Eughi, de voir une troupe d’êtres cornus et armés de fourches, se rendant à l’ouvraue en chantant une hymme sur un ton mélancolique! J’eus peine au premier abord à discerner si j’avais devant les yeux des hommes ou des femmes, si je n’assistais pas à quelque cérémonie particulière d’une peuplade païenne; mais j’appris bientôt du papas, que les habitants d’In-Eughi étaient tous chrétiens et appartenaient à la communion grecque.

Nul ne put me dire l’origine de cette coiffure singulière et de ce costume excentrique qui peut lutter avec ce que l’imagination des sauvages de la mer du Sud a inventé de plus bizarre.

La coiffure des femmes d’In-Eughi consiste en un bonnet en forme de casque, armé de deux grandes cornes, formant un croissant complet-, ce bonnet est en outre orné d’oripeaux et de verroteries suspendues aux cornes et autour de la coiffe. Un rabat de soie noire est accroché derrière le bonnet et pend jusqu’aux jarrets; il est orné de bordures gauffrées et d’une multitude de petits émaux, comme les chemises des momies égyptiennes ; un rabat semblable est noué sous le menton, et va passer dans la ceinture, qui est ordinairement composée de deux grosses plaques d’argent; le tablier est en drap brodé de différentes couleurs; la tunique ou robe de dessus est rouge avec de grands parements en soie bleue ; un charvar, pantalon blanc et brodé et des babouches jaunes complètent le costume (1). Je décris là l’habillement des femmes que je voyais travailler aux champs, lier les gerbes et les charger sur de lourds chariots traînés par des buffles. Ceux des femmes riches sont encore plus somptueux, dit-on, et leurs cornes sont d’une grandeur démesurée, tandis que celles des pauvres sont trèspetites et sans verroterie. Les femmes vieilles, qui devraient être plus sensées, s’affublent également de cette coiffure isiaque. Les jeunes filles portent le turban jusqu’à leur mariage, et laissent pendre en tresses leurs beaux cheveux ornés de pièces de monnaies, et allongés quelquefois par des ganses de soie, artistement mélangées. Le costume des hommes est semblable à celui de tous les paysans d’Asie et d’une grande simplicité.

Pendant les trois quarts de l’année, les habitants demeurent campés dans leurs jardins; ils ne rentrent en ville que lorsque l’hiver devient trop rigoureux; l’instinct nomade dominera toujours dans ces contrées. Pour nous. Européens, c’est une chose si insolite de voir toute une population, riches, pauvres ou artisans, abandonner complètement une ville pour aller vivre sous la tente, que je regrettais de n’avoir eu peu de temps à consacrer à l’étude de cette vie demi-nomade, soumise ainsi a des conditions qui nous paraissent contraires à toute administration régulière. La ville désertée ne touche plus d’oc troi, ou du moins tant de moyens faciles se présentent à l’habitant pour s’y soustraire, que le trésor du gouverneur se trouverait fort amoindri, s’il n’inventait des moyens, la plupart du temps illégaux, pour rétablir l’équilibre. Le gouverneur, soit mutzellim, soit pacha, n’est payé que sur les rentrées qu’il se procure, et sur lesquelles il remet au gouvernement la redevance des impôts publics dont la quotité est fixée chaque année au baïram. L’impôt se perçoit, dans les villes à demi nomades, sur toutes les marchandises importées par caravane, sur les fruits des cultures : toute terre qui n’est pas mise en produit ne paye rien; enfin sur les troupeaux, qui sont enregistrés par le kyahiii, chaque tête de bétail payant une somme déterminée qui ne dépasse pes une demi-piastre. La vente des laines, des peaux de chèvres et de boeufs, ?st aussi soumise à un tarif. Le nitre, qui s’exploite dans toute la province, est une régie du gouvernement ; mais le sel gemme, ou le sel tiré des eaux du lac salé, ne doit au gouvernement que la dîme en nature, comme les salines qui sont situées sur le bord de la mer. Le tabac, dont l’usage est général, ne paye qu’un droit modéré, qui ne dépasse pas une demi-piastre par kilogramme.

Le culte, dans les provinces, s’entretient par lui-même comme dans les grandes villes. Les mosquées possèdent des wakouf’s, des biens inaliénables, dont les revenus servent à payer les desservants imans, muezzin et softas. Souvent la portion de revenu du wakouf d’un territoire a été affectée en piastres par le fondateur : tel établissement religieux était dans l’origine doté de quelques milliers de piastres , qui, à cette époque, valaient plus de six francs de notre monnaie, et les softas, entretenus par la mosquée, touchaient, au maximum, une demi-pastre, d’autres dix paras et quelques aspres par jour. Mais depuis que la piastre, par suite de la dépréciation de la monnaie…