L’idée d’une solution à un seul État fait son chemin discrètement chez les Palestiniens comme chez les Israéliens, sous l’écume des postures officielles et des déclarations de principe. Il s’agit de la conséquence de l’installation d’un statu quo dans la durée. De fait, dans l’imaginaire israélien s’est renforcé l’idée que l’ensemble du territoire de la Palestine mandataire correspondait à Israël. L’espace occupé par les quartiers d’habitations juifs en Cisjordanie s’étend inexorablement à l’intérieur de la ligne verte, non pas comme des colonies, mais souvent plus simplement comme des banlieues « modernes » des métropoles de Jérusalem et de Tel Aviv, au détriment des campagnes palestiniennes environnantes. Ces banlieues sont administrées sans aucune différence avec « l’intérieur ». En revanche, les autochtones arabes des collines de la Cisjordanie, eux, y vivent dépourvus de tous droits civiques, de tout recours administratifs devant un tribunal qui les considère comme des étrangers. Ils sont à la merci d’une autorité militaire d’occupation qui, seule, décide de leur droit à construire une maison ou délivre le droit de travailler du côté israélien du mur ou dans une colonie juive, voire de leur droit à vivre ou mourir. De l’autre côté de ce qui n’est une frontière que pour eux, les résidents de Jérusalem et les Palestiniens arabes de nationalité israéliennes, qui sont près de deux millions, jouissent de droits socio-économiques, et dans le second cas de droits civiques et politiques qui en font les employeurs naturels, en plus des implantations juives, des travailleurs « immigrés » cisjordaniens.
Parallèlement, le statu quo a favorisé la formation de petits groupements de territoires autonomes laissés à l’administration de ce qu’on appelle encore « autorité palestinienne ». Cette dernière s’accroche désespérément au semblant de pouvoir de coercition que l’armée israélienne lui délaisse pour tenir en respect la population des territoires de la zone A et des villages de la zone B. Ce faisant, elle valide en grande partie le processus factuel d’annexion israélien. L’archipel palestinien est délimité par de très visibles panneaux en hébreu, anglais et arabe, qui soulignent explicitement qu’en entrant dans ces enclaves vous mettez en « danger votre vie ». Plus pragmatiquement, par exemple, en quittant ainsi le lieu d’exercice de l’autorité politique israélienne, vous quittez les zones sous assurance automobile israélienne. Ces panneaux sont destinés à effrayer les touristes et à éviter que des israéliens juifs ne viennent provoquer les Palestiniens. Cependant, pour les israéliens arabes ou les résidents permanents de Jérusalem, ils n’existent pas : ils peuvent entrer et sortir des enclaves dont leurs cousins pas cisjordaniens sont prisonniers. Lorsqu’on discute avec les habitants de la zone B, leur principale frustration est double : (1) « on » ne leur a pas appris à lire l’hébreu, la seule langue de travail de l’administration réelle de l’ensemble de la Palestine mandataire, et (2) ils n’ont que rarement de permis de travail, alors il leur faut frauder le mur, une frontière qui a été instaurée pour eux seul. Pourtant, souvent ils constituent une main d’œuvre essentielle du côté israélien de la frontière, notamment pour les PME arabes israéliennes ou jérusalémites. Ils y sont alors naturellement embauchés sans respect du minimum salarial ni des cotisations sociales. Ainsi, les Cisjordaniens sont, sur la Palestine historique, d’éternels mineurs.
Cette réalité favorise la construction d’un Grand État à majorité juive, et la formation parallèle de petites entités « indépendantes » ethniques intérieures. Ce système inégal a déjà été expérimenté dans l’histoire : il s’agit du régime sud-africain. Pendant les années 1970 et 1980, une dizaine de territoires autonomes furent progressivement détachés de l’Union et reconnus indépendants : ils étaient appelés « bantoustans ». En effet, les habitants des ethnies bantoues y étaient enregistrées de force et ne pouvaient quitter leur territoire qu’en ayant obtenu un laisser-passer intérieur. En officialisant l’indépendance des bantoustans, Pretoria pouvait de ce fait dénier tout droit social, économique et politiques aux ressortissants des enclaves. À l’époque la communauté internationale ne s’y était pas trompée, et personne n’a jamais accepté de reconnaître l’indépendance de ces prisons à ciel ouvert : au contraire, ils soutenaient l’impératif d’un seul État pour deux peuples, un seul État où les Afrikaners devraient accepter leur condition de minorité.
Pourtant, dans le cas israélien, c’est tout le contraire qui est affirmé par la communauté internationale. L’éternelle profession de foi des deux États ne fait que favoriser la création d’un (ou de plusieurs) bantoustans. Les politiciens israéliens qui étaient confrontés au désir d’intégration de la Cisjordanie, mais à la crainte de devoir naturaliser les deux millions et demi d’Arabes qui y vivent ne s’y sont pas trompés. Il est loin le temps ou la droite sioniste affirmait qu’il ne fallait pas craindre de donner des droits égaux aux Palestiniens et qui professaient la réunification de tout le territoire de la Palestine mandataire. Le plan d’annexion qui est depuis toujours dans les cartons, agité brièvement par Benyamin Netanyahu, a été remisé au tiroir au prétexte de sa réconciliation avec Mohamed Ben Zayed. En réalité, personne ne veut annexer car nul ne veut prendre la responsabilité d’un apartheid officiel dont la seule solution serait… la construction de bantoustans indépendants. Le statu quo se charge de brûler, avec la bienveillance de la communauté internationale, les étapes de la formation de telles entités ethniquement homogènes.
Si l’on se place dans la perspective d’un Palestinien de Cisjordanie, l’évidente meilleure solution, n’est pas la formation d’un État indépendant, qui, même dans les frontières de 1967, ne serait qu’une petite réserve en proie à la même mal-gouvernance que les autres pays arabe, sans accès à la mer et économiquement conçu comme un arrière-cour d’Israël. Cependant, quelles que fussent les frontières de cette entité, la possibilité de circuler et de travailler dans les zones prospères de la Palestine historique (Israël) seraient interdites aux Cisjordaniens. Ce modèle est exactement celui que promut le gouvernement sud-africain jusqu’en 1990, et, étrangement, à l’époque il ne gagnait l’adhésion de personne. À juste titre, l’opposition de l’ANC a toujours rejeté, avec l’appui des Nations Unis, la division du pays. Cet espace qui avait été conçu, développé et exploité comme un seul État unitaire ne pouvait pas être disloqué sans chercher à marginaliser les ressortissants des bantoustans. Les actuels Lesotho et Swaziland illustrent parfaitement le sort de tels enclaves.
Pour éviter qu’il n’arrive à la judéité israélienne ce qui est arrivé à l’afrikaanité sud-africaine, le parti représentant les intérêts de la communauté post-soviétique, Israël Beitenu, avait proposé un plan parfaitement raciste, où l’ensemble des Arabes israéliens et des résidents permanents étaient jetés de l’autre côté de la frontière, perdant ainsi tous leurs droits socio-économiques et, pour les premiers, leurs droits civiques, démocratiques et politiques. Autant dire que le plan Liebermann n’a pas rencontré de succès auprès des premiers intéressés. Avoir un bout de papier inscrit de leur nom avec, en guise d’entête « République de Palestine », ne compense pas la diminution par deux de leur niveau de vie, la perte de tout sécurité judiciaire et de la liberté de mouvement à l’intérieur comme à l’extérieure de la Palestine historique. Le plan Trump qui était un patchwork de Lieberman et de la feuille de route arabe aura bien entendu le même destin : la corbeille de la Maison Blanche.
Certes, les Arabes israéliens ne sont pas heureux d’habiter un pays qui n’a pas été pensé pour eux et où on le leur fait constamment sentir. Mais ils savent en revanche que résister n’impose pas d’avoir un État faible et corrompu sans sécurité sociale ni justice équitable. Il existe une métaphore qui colle bien à la conception de l’histoire et de l’identité des gens de Akka, Jaffa ou Haifa, les principales villes arabes de la côte palestinienne, aujourd’hui métropoles de l’Israël contemporain : celle de la moule sur son rocher. Les occupations étrangères se sont succédées au Proche-Orient depuis l’âge du bronze, comme les vagues d’une méditerranée impétueuse, et les Arabes de la Palestine, eux, sont toujours là. Les Juifs européens ne sont conçus que comme la dernière vague, ni plus ni moins brutale que les précédentes. Dans l’histoire du Proche-Orient syro-palestinien, parmi les vagues d’occupations, certaines ont entraîné l’installation de communauté. Le nom même de Palestine découle de l’immigration d’un peuple de la fin de l’âge du bronze qui s’était installé précisément là où au XXe siècle les Juifs d’Europe centrale et orientale avaient inventé leur foyer : la côte « philistine », entre Haifa et Gaza.
Lorsque un Arabe israélien est victime d’une violence administrative, il a des recours. Ils sont certes plus complexes que pour un Juif, mais ils existent : il a des députés à la Knesset, il a le droit de se pourvoir devant les tribunaux, de présenter comme témoin sa propre police municipale, d’arguer éventuellement de ses états de services, etc… Pourquoi la position, logique, des Arabes israéliens devraient-elle être interdite aux Cisjordaniens et aux habitants de Gaza ? Quel intérêt satisfait-on à part celui des petits apparatchiks du Fatah et du Hamas, et, surtout, l’intérêt conservateur du sionisme religieux dominant en Israël ? Pourquoi l’idéologie du nationalisme arabe et palestinien doit-il être brandi contre l’intérêt évident des Palestiniens ? Pourquoi la priorité ne serait-elle pas de devenir citoyen du seul État viable qui, de toute façon, occupe déjà l’ensemble du territoire de la Palestine historique ? Pourquoi faciliter la tâche de l’occupant en s’excluant soi-même des droits élémentaires de citoyens que l’on devrait réclamer dans n’importe quel territoire au monde ?
Il y a une chose sur laquelle les extrémistes supposés des deux bords s’accordent : il n’y a qu’un seul pays. Après tout, il semble que la seule proposition réaliste qui tienne compte des droits des deux peuples soit en fait la position la plus radicale chez chacun d’eux : « un seul pays, de la mer au fleuve ». Par ailleurs, qui aurait l’intention de contraindre l’armée israélienne à quitter la vallée du Jourdain ? La géographie humaine et l’histoire des infrastructures du territoire ne le rend pas sécable. Et personne ne souhaite s’y résoudre. Il est insupportable que certains, les Israéliens, aient le droit d’y circuler à l’envie, et que d’autres, les Palestiniens, supplient pour qu’on leur laisse de petits confettis, peu importe la taille du confetti. Et on ne peut leur donner tort car, avant tout, de fait, il n’y a qu’une seule économie. Nier cette réalité revient à se satisfaire du statu quo, et à aggraver la situation d’infantilisation, de déni des droits humains dans laquelle les Palestiniens non-résidents et non-naturalisés sont placés. En tant que puissance juridiquement en charge de la Palestine, Israël a déjà annexé depuis longtemps en termes sécuritaires la totalité du territoire. Pourtant, elle profite de l’assistance régulière d’une « autorité », qui, à l’époque des Bantoustans, et avant la Première Intifada, aurait été qualifiée de « collaboratrice ». « L’autorité (sulṭa) » est là pour administrer les indigènes, et elle jouit même d’une reconnaissance internationale et d’interlocuteurs officiels. L’élite afrikaner n’aurait même pas pu en rêver ! On comprend mieux pourquoi la seule crainte d’Israël soit sa dissolution…
Seul un entrelacs inextricable d’hypocrisies, de désintérêts, de fantasmes, et d’idéologies nationalistes permet de justifier une telle situation embrouillée. Celle-ci s’ajoute aux justifications et rationalisations sous-tendant le maintien des Palestiniens réfugiés hors de Palestine historique dans des situations de sujétions et de déni des droits politiques et sociaux élémentaires, encore plus insupportables au Liban, en Syrie ou en Jordanie, et même à Gaza et en Cisjordanie, ce qui est moins connu. Car le statu quo a aussi comme corollaire le fait que les Palestiniens en exil n’ont jamais été naturalisés par les autres États prétendument arabe, ni même par l’autorité palestinienne ! Tout ceci se fondant sur un syllogisme qui voudrait que si les Palestiniens avaient des droits, ils ne souhaiteraient plus rentrer chez eux : idée qui n’est pas simplement parfaitement inhumaine, mais aussi complètement invalide ainsi que le démontre l’exemple de la volonté de nombreux Juifs pleinement citoyens et intégrés des pays occidentaux de « faire leur Alya ».
La sortie de la crise permanente passera plutôt par l’abandon de l’idéologie des États nations et la construction d’une sécurité collective fondée sur la société. Le proche Orient compte aujourd’hui des dizaines de communautés ethno-confessionnelles. Lorsque les Circassiens ou les Tchétchènes ont été installés par l’empire ottoman à la fin du XIXe siècle, ils sont devenus naturellement des communautés des nouveaux États issus des mandats de Syrie et de Jordanie. Ils ont souvent réussi à obtenir un passeport russe, mais ils sont tout autant des Jordaniens ou des Syriens. En soi, les Juifs israéliens pourraient tout à fait en devenir une (ou plusieurs) communauté(s) de plus. Il est évident que la construction d’une Palestine fédérale ou les deux peuples Juifs et Arabes vivraient en harmonie n’est pas une perspective aisée, ni praticable en l’état. Les structures sociales, idéologiques, institutionnelles qui se sont développées depuis un siècle ne peuvent se briser et s’inverser en quelques coups de crayon sur une carte. Pourtant, l’analyse d’un certain nombre de fondamentaux suggère que cette possibilité, si elle était soutenue par un mouvement politique cohérent, pourrait finalement s’avérer être la meilleure solution pour (presque) tout le monde.
Certains penseurs israéliens admettent aujourd’hui cette évidence : un « foyer juif » ne signifie pas exclusivement un « État-nation juif ». Les Yiddish avaient fui les pogroms russes et polonais qui se tramaient dans l’indifférence des Européens de l’Ouest. Ils avaient alors ressenti le besoin d’avoir un État pour que leur souveraineté soit respectée par les Occidentaux. Mais désormais, l’importance et l’influence des communautés juives ashkénazes en Angleterre et aux États-Unis rend impossible qu’ils puissent redevenir victimes de pogroms, y compris de la part de population légitimement furieuses d’avoir été si longtemps opprimée, retour de bâton qui est toujours la plus grande crainte des communautés dominantes. Il est temps de changer, car sinon tout le monde court à la catastrophe.
En outre, la crainte de la submersion ethnique arabe qui troublait les sionistes de gauche et la frange réaliste du Likoud lorsqu’il était question de la gestion Territoires Occupés n’a plus vraiment lieu d’être. Le rapport démographique n’est plus celui d’antan. Aujourd’hui, les deux populations sont équivalentes : il y a environ 6.7 millions d’Arabes et 6.7 millions de Juifs sur le territoire de la Palestine historique. En outre, le taux de fécondité des Juifs, autour de 3.2 a dépassé celui de tous les types de Palestiniens ; le taux de fécondité des Cisjordaniens et des Israéliens arabes est aujourd’hui comparable à celui des populations sécularisées du reste du bassin méditerranéen. En revanche, celui des Israéliens est le seul au monde à croître depuis des décennies. À cette bizarrerie statistique une explication simple s’impose : l’essentiel de la fécondité juive est le fait des ultra-orthodoxes, ils sont encore moins de 20% de tous les habitants de l’ex-Palestine mandataire, mais leur croissance démographique est inexorable, du fait d’un interdit de la contraception intangible. Ainsi, d’ici quelques décennies, non seulement les Juifs seront manifestement plus nombreux que les Arabes « entre le fleuve et la mer », mais ils constitueront le fondement d’une majorité politique intégriste qui aura achevé de transformer les modérés en une foule de religieux conservateurs.
Autant les Palestiniens voudraient bien continuer de se séculariser et de s’occidentaliser dans un monde ouvert, autant l’Israël ethno-nationaliste et laïc des sionistes n’existe déjà plus. Il est bien entendu qu’en désignant la Terre Promise comme lieu de réalisation du projet national juif, les sionistes ont semé les germe de la destruction de leur idéal. En admettant qu’il faudrait à la majorité des juifs que leurs rabbins acceptent l’émigration, ils accordèrent des concessions en terme de droit de la famille qui ne peuvent que favoriser cette évolution. Depuis 1967, ce qui a changé, c’est que les immigrants juifs d’origine méditerranéenne qu’on a fait venir comme chair à canon et main d’œuvre à bon marché ont eu le droit de voter. Ces gens n’étaient pas des intégristes, mais ils n’étaient pas non plus laïcs. Car pour eux, la judéité n’était pas le produit des conceptions raciales et nationalistes européennes, pour eux le judaïsme n’était ni plus ni moins qu’une religion. Dès lors, il leur a fallu choisir un camps : la gauche athée ou la droite religieuse. Le choix était assez facile lorsqu’il était évident que la gauche athée les discriminait en leur réservant les plus mauvaises écoles et les métiers les moins qualifiés en raison de leur supposée arriération. Comme, en outre, ces juifs arabophones venaient de trahir, parfois sous la contrainte et les pressions des agences sionistes, leurs concitoyens chrétiens et musulmans : ils perdaient automatiquement tout lien avec leur pays d’origine. Ils attrapèrent du même coup la peur panique qu’inspiraient les Arabes à la mentalité collective israélienne. En revanche, contrairement aux israéliens européennes, ces israéliens du Tiers-Monde n’avaient dès lors plus rien que leur passeport israélien. Ce pays dont l’élite européenne de gauche les opprimait, laquelle avait souvent deux ou trois passeports, était devenu leur seul refuge. Dans ce système où l’Arabe représentait l’ennemi de l’État juif laïc, le judéo-arabe représentait une forme d’entre deux à résoudre… ou à dissoudre. Il leur a fallu se montrer encore plus nationalistes et arabophones que les autres tout en continuant de fuir une violence culturelle et institutionnelle exacerbée de la part de l’élite européenne laïque. Ce mécanisme implacable est très bien expliqué dans le documentaire Hatsarfokaim. La colère de classe que ce petit peuple ressent nourrit le populisme religieux et identitaire du Likoud et de Bibi Netanyahu.
À ce titre, l’histoire des juifs maghrébins et autres « mezrahis » en Israel nous apprend une chose fondamental : le prolétariat est une construction sociale, car dans les mêmes familles, une large part de ceux qui immigrèrent en France intégrèrent facilement l’élite française, tandis que ceux qui furent importés en Palestine y ont majoritairement végété dans la classe ouvrière et le chômage, avec le corollaire de clichés et de catégories essentialisées qui, en France, sont l’apanage des maghrébins musulmans. Il y a ici un cas d’école pour quiconque assume de regarder les faits : les classes opprimées, et les catégories ethniques marginalisées ne le sont pas en raison d’un déficit civique, comportemental ou intellectuel, mais en raison des structures mises en place par l’élite pour préserver sa domination. Pourtant, comme souvent, l’oppression finit par engendrer une autre réalité, une vengeance de l’opprimée. De le même manière que le Liban a échappé à la bourgeoisie maronite qui en vient à regretter le mandat ; et à l’instar de l’irruption politique des Anatoliens désislamisés, acculturés et méprisés en Turquie avec Erdogan ; de même la bourgeoisie « ashkénaze » a fini par se faire supplanter par le prolétariat judéo-arabe qu’elle a toujours diminué.
En réalité, l’État d’Israël inventé par les sionistes n’existe plus. Il ne subsiste que comme fantasme des juifs d’Occident : il ne sert pas ses véritables intérêts séculiers. Le Grand Israël est en train de se transformer en une théocratie juive car les religieux sont en passe de devenir la première communauté, devant les laïcs et, à terme, même devant les Arabes. Les Israéliens moyens que produisirent les institutions de l’État, et notamment ceux issus de mariages mixtes ou de la classe moyenne ashkénaze, s’y ressentent de plus en plus comme des étrangers, pris entre les intérêts des lobbys militaires eux-mêmes noyautés par le courant religieux, la logique passive, anticivique voire apocalyptique des ultra-orthodoxes et la construction d’un parti hégémonique religieux-conservateur. Inexorablement, les ashkénazes bobos seront conduits à recourir à leur deuxième passeport, et à quitter le pays que leurs ancêtres avaient inventé pour eux au profit de ceux qu’ils y avaient amené pour les servir…
Le seul lobby à parvenir à préserver un peu d’espace laïc est aussi un des plus xénophobes, tout en étant un groupement communautaire : le parti des ex-soviétiques de Liebermann. Contrairement au fantasme de ces derniers, les Palestiniens ne forment pas un bloc unique en mesure de dissoudre Israël. Les intérêts, les histoires et les cultures sont elles aussi variées et entremêlées. Les bédouins, les citadins et les paysans, les musulmans, les chrétiens et les druzes, les naturalisés de 1952, les Jérusalémites résidents permanents et les Palestiniens, les réfugiés de 1948, ceux de 1967, les Cisjordaniens et les Gazaouis « autochtones » sont autant de catégories qui ne pourraient fusionner en un groupe d’intérêt unique, et ce sans parler des communautés du Liban, de Jordanie d’Égypte et de Syrie qui, malgré tout, ont fini par s’assimiler partiellement à leurs pays « d’accueil ». Si la « liste arabe unie » fédère des conservateurs, des progressistes et des marxistes léninistes en un seul front, c’est uniquement parce que la réforme électorale avait tenté d’exclure les petites listes de la Knesset. Ce faisant, les Arabes israéliens, jusqu’alors parfaitement divisés, votant souvent eux-mêmes pour le Likoud pour les même raisons que les Juifs d’origine arabe ont commencé à prendre conscience de leur force. Néanmoins, même avec une majorité relative des sièges à la Knesset, les divisions des Juifs comme des Arabes imposeraient d’importants compromis. Les Suisses ne cohabitent pas parce qu’ils s’aiment, ils cohabitent tout en se haïssant, parce que leurs institutions leur imposent de collaborer tout en leur garantissant l’autonomie nécessaire au niveau de la commune, du canton ou de la région linguistique. À ce titre, la Suisse continue de porter le nom des guerriers germanophones de Schwytz, alors que les Français l’avait rebaptisé en fonction d’une terminologie géographique et gauloise : l’Helvétie.
La crainte paranoïaque (et explicable) de disparaître n’a donc plus vraiment lieu d’être, en tout cas elle ne viendra pas des Arabes. En fait, le vrai risque d’extinction, pour Israël, est en train de se produire sous nos yeux : une coalition d’anti-étatistes intégristes et de militaristes judéo-conservateur s’est emparé du pays et les Israéliens lambdas fuient ce régime qui, en outre, n’a jamais été aussi peu social et aussi injuste économiquement. Dès lors, Netanyahu a sans doute tenté de jouer son va-tout sur lame du rasoir. Si jamais il était possible d’annexer les zones à majorité juive de Cisjordanie et de créer de fait des bantoustans : c’était maintenant ou jamais : et donc, ce sera jamais !
Les sionistes craindront à l’avenir beaucoup plus les ultra-orthodoxes et les religieux conservateurs que les Palestiniens, a fortiori si tout ce monde jouit des mêmes droits politiques. Naturaliser TOUS les Arabes palestiniens, ce sera injecter du sang neuf dans un pays qui se meurt. Un « peuple sans État » pour un « État dont le peuple s’éteint ». Tout ceci ne nous apparaît peut-être pas encore clairement, mais il est possible que ces enjeux aboutissent, durant les décennies à venir, à une véritable redistribution des cartes. Il n’est en tout cas pas inutile de l’envisager, et de s’y préparer… pour ne pas échouer à la dénationalisation du XXIe siècle comme nous avons raté le nationalisme du XXe.